Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

APOCALYPSE DE JEAN

Chapitre 12-13

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1 Alors un grand signe apparut au ciel: une femme revêtue du soleil et ayant la lune sous ses pieds et sur sa tête une couronne de douze étoiles; elle était enceinte et poussait des cris de douleur dans les tourments de l'enfantement. Et il apparut au ciel un autre signe; c'était un grand serpent rouge, ayant sept têtes et dix cornes, et sur ses têtes sept diadèmes; et sa queue entraînait le tiers des étoiles du ciel et les jetait sur la terre. Et ce serpent se plaça en face de la femme qui allait enfanter, afin de dévorer son enfant quand elle l’aurait mis au monde. Et elle mit au monde un fils, un mâle, qui doit paître toutes les nations avec une verge de fer, et son enfant fut enlevé vers Dieu et son trône. Et la femme s'enfuit au désert où elle a un lieu qui lui est préparé de la part de Dieu, pour y être nourrie pendant douze cent soixante jours.

7 Et il y eut un combat au ciel, Michel et ses anges combattant le serpent. Et le serpent combattit, ainsi que ses anges, mais ils ne purent prévaloir et il n'y eut plus pour eux de place au ciel. Et il fut précipité, le grand serpent, l'antique dragon, qui est nommé le diable et Satan, qui séduisait le monde entier, il fut précipité sur la terre, et ses anges y furent précipités avec lui. Et j'entendis dans le ciel une voix forte, qui disait: «Maintenant la victoire et la puissance et la royauté appartiennent à notre Dieu, et le pouvoir à son Christ; car il est jeté à bas, l'accusateur de nos frères, qui les accusait devant notre Dieu jour et nuit; et eux-mêmes ils l'ont vaincu à cause du sang de l'agneau et à cause de la parole de leur témoignage, et parce qu'ils n'ont point aimé leur vie en face de la mort. Réjouissez-vous donc, ô cieux, et vous qui y demeurez! Malheur à la terre et à la mer! car le diable est descendu vers vous avec une grande fureur parce qu'il sait qu'il n'a plus qu'un bref délai!»

12 Et quand le serpent se vit précipité sur la terre, il se mit à poursuivre la femme qui avait mis au monde l'enfant mâle. Mais à la femme furent données les deux ailes du grand aigle, afin qu'elle s'envolât dans le désert, vers la place où elle est nourrie, loin du serpent, pendant une période et deux périodes et la moitié d'une période. Et le serpent vomit de sa gueule, après la femme, de l'eau comme un fleuve, afin de la faire emporter par ce fleuve. Mais la terre vint en aide à la femme, et la terre ouvrit sa bouche et engloutit le fleuve que le serpent avait vomi de sa gueule. Et ce serpent, furieux contre la femme, s'en alla combattre les autres de sa race, qui gardaient les commandements de Dieu et qui tenaient au témoignage de Jésus.

XII, 1-17. D'après ce qui a été dit plus haut, nous avons ici le premier des tableaux destinés à nous faire connaître les ennemis du royaume de Dieu, qu'il s'agit de vaincre pour établir ce dernier. Nous y remarquons trois figures auxquelles se rattachent tous les autres détails. Il importe avant tout de bien nous rendre compte de la signification de ces figures prises individuellement, et puis du sens des faits ou actes qui leur sont attribués.

Il ne peut y avoir de doute sur la première et principale de ces figures. Le serpent, c'est le diable en personne. L'auteur nous le dit très explicitement, en le nommant à la fois de son nom grec et de son nom hébreu, et en signalant en passant (le serpent antique) l'origine du symbole sous lequel il le représente. C'est évidemment la Genèse (chap. III) et l'explication donnée de son texte, déjà dans les écoles juives (Sap. II, 24), qui lui a suggéré ce trait. Le rôle d'accusateur des hommes auprès de Dieu lui est attribué d'après le récit du livre de Job (chap. I, II) et le prophète Zacharie (chap. III). La couleur rouge, si elle n'est pas choisie arbitrairement, peut rappeler le feu ou le sang, la destruction ou le meurtre (1 Jean III, 12). Sa queue qui éteint les lumières du ciel même, est encore sans doute une forme symbolique pour exprimer la notion du prince des ténèbres. Quant aux têtes et aux cornes, on n'a pas besoin d'avoir recours aux conceptions fantastiques des Talmudistes; l'auteur nous apprendra bientôt que ces symboles représentent proprement une monarchie terrestre et historique dans laquelle la puissance de l'enfer s'est pour ainsi dire incarnée. Il donne donc les mêmes attributs aux deux puissances pour en faire ressortir l'étroite union ou parenté. Nous aurons à y revenir (chap. XIII et XVII).

La seconde figure s'expliquera tout aussi facilement; c'est celle de l’enfant, qui ne joue point de rôle actif dans la présente scène. Cet enfant, c'est Christ. Cela est indiqué d'une manière très directe par cette phrase qui dit qu'il paîtra les nations avec une verge de fer. Nous connaissons cette phrase par un passage précédent (chap. II, 27).

Il s'agit donc seulement d'examiner ce que l'auteur a voulu représenter sous la figure de la femme, mère de l'enfant. Nous n'aurons pas de peine à convaincre nos lecteurs que ce n'est pas la vierge Marie, dont la personne n'avait aucune importance théologique au siècle des apôtres, et qu'en tout cas le prophète ne pouvait pas mettre au ciel avant la naissance de son fils, puis faire vivre au désert d'une manière miraculeuse. Nous n'avons point affaire ici à un personnage historique, mais à un symbole destiné à représenter une notion abstraite. Il s'agissait tout aussi peu de Jésus, tel qu'il a vécu sur la terre, puisqu'on le représente comme enlevé vers le trône de Dieu aussitôt après sa naissance. La femme n'est pas seulement la mère du Christ, elle est aussi la mère des croyants, de ceux qui gardent les commandements de Dieu et tiennent au témoignage (c'est-à-dire à l'enseignement, chap. I, 2) de Jésus. Elle est préservée et retirée au désert pendant trois ans et demi, c'est-à-dire tout juste aussi longtemps que les païens fouleront aux pieds la ville sainte (chap. XI, 2), et pendant cette même période aussi le serpent fait la guerre aux enfants de la femme, c'est-à-dire aux fidèles. D'après tout cela, la femme ne saurait représenter que la communauté d'lsraël, non pas l'Israël selon la chair, les Juifs descendants d'Abraham, mais le vrai Israël, le peuple de saints, dont parlent les prophètes, l'église idéale de l'ancienne alliance. La couronne de douze étoiles rappelle la totalité idéale de la nation (chap. VII, 4 ss.); l'éclat du soleil, qui lui sert de vêtement, indique sa sainteté pure et céleste; la lune qui lui sert de marchepied marque sa haute destinée; enfin, il convient de répéter ici ce que nous avons été dans le cas de faire observer déjà plusieurs fois, c'est que pour le théologien de notre Apocalypse il n'y a point de différence spécifique et radicale entre le judaïsme, d'après sa conception idéale, et le christianisme; l'évolution chronologique, représentée par le symbole de la mère et des enfants, y fait distinguer des phases sans modifier la conception elle-même.

Mais il ne suffit pas de déterminer la valeur propre de chacune des trois figures; il faut encore comprendre ce que l'auteur a voulu indiquer par les actes qu'il raconte. La mère met au monde un enfant; le serpent veut dédorer cet enfant au moment même de sa naissance; l'enfant est enlevé à ses atteintes; la femme fuit dans le désert; un combat s'engage entre le serpent et l'archange Michel, à la suite duquel le premier est précipité sur la terre; il va poursuivre la femme qui est miraculeusement sauvée; ne pouvant l'atteindre et la tuer, il se jette sur ses autres enfants et leur fait la guerre. Voilà bien une longue série d'événements. Est-ce à dire que nous avons à nous les représenter comme devant avoir lieu à l'avenir et successivement, comme annoncés par la septième trompette? Mais ce serait le comble de l'absurdité que de supposer la naissance de Christ postérieure à tout ce qui a été raconté jusqu'ici! Il est impossible que nous nous arrêtions à un système d'interprétation qui conduit nécessairement à de pareilles incongruités. Tous ces traits du tableau sont, non point des événements futurs, mais des symboles pour des idées abstraites ou, si l'on veut, pour des faits généraux. Voici ce que l'auteur a voulu dire: Le diable est l'ennemi-né de Christ; son existence à lui est la guerre permanente contre ce dernier; mais vainement il lutte contre le fils de Dieu; lui-même, dans cette lutte, voit sa puissance (d'origine céleste) anéantie, il est précipité du ciel sur la terre; vainement il lutte contre l'Église; aussi longtemps qu'il s'obstine à la persécuter de ses fureurs, aussi longtemps la Providence trouve des moyens efficaces pour l'en préserver; il est vrai que les individus, pris isolément, peuvent être les victimes temporaires de leur cruel ennemi, mais eux aussi ont pour consolation, dès à présent, la certitude que la durée des excès de l'Ennemi est limitée et que sa rage même est une preuve de plus que le délai accordé va expirer. Nous nous résumons en disant: Tout le morceau, réduit à l'expression de la simple prose, n'est qu'une caractéristique de Satan peint dans ses rapports avec le royaume de Dieu; ce n'est pas un récit, c'est un portrait, un daguerréotype, et comme tel un exemple on ne peut plus instructif des inépuisables ressources de la rhétorique figurée ou symbolique de l’Orient et surtout de la Bible. Du reste, rien ne prouve mieux la justesse de notre interprétation que le fait de Christ enlevé au ciel dès sa naissance, sans qu'il soit question de sa vie terrestre. C'est que lui aussi n'est introduit ici que comme le représentant d'une idée, et non comme un personnage historique.

Les trois ans et (1260 jours, une période, deux périodes, une demie période, comp. Dan. VII, 25; XII, 7) nous sont déjà connus par le chapitre précédent. Nous venons de nommer la source où l'auteur a puisé ses combinaisons chronologiques; la même source (Dan. VII, 1) fournissait aussi les dix cornes, relativement auxquelles les commentateurs se sont donné une peine très-superflue pour savoir comment elles ont été distribuées sur les sept têtes. Le prophète ne s'occupe pas de pareilles bagatelles, il ne veut pas peindre, mais symboliser, les disparates ne sauraient le gêner. De même, Daniel a servi de modèle ou de garant pour les étoiles balayées par la queue du serpent (Dan. VIII, 10. Les ailes de l’aigle sont empruntées à Exod. XIX, 4, l'archange Michel à Dan. XII, 1.

Le cantique mis dans la bouche des voix célestes à quelque analogie avec celui du XP chapitre. On s'est divisé sur la question de savoir quelles sont ces voix, d'après l'intention de l'auteur. On a songé aux chrétiens déjà glorifiés par le martyre. Mais les fortes voix célestes, d'après l'économie et le style de ce livre, sont toujours des voix d'anges. Le fait qu'ils appellent les hommes, persécutés par Satan, leurs frères, loin de contredire notre manière de voir, donne plus de relief à la consolation qui doit être énoncée par le cantique céleste. En face de la lutte, c'est un encouragement de plus que de se savoir frères des êtres supérieurs; c'est un puissant mobile que d'entendre parler des victoires déjà remportées à des juges aussi compétents.

18 Puis je me trouvai placé sur la plage de la mer.

1 Et je vis sortir de la mer une bête qui avait dix cornes et sept têtes et sur ses cornes dix diadèmes, et sur ses têtes des noms de blasphème. Et la bête que je vis était semblable à une panthère et ses pieds étaient comme ceux d'un ours et sa gueule comme la gueule d'un lion. Et le serpent lui donna sa puissance et son trône et un grand pouvoir. Et elle avait l'une de ses têtes comme blessée à mort, mais sa blessure mortelle était guérie. Et la terre entière était dans l'admiration, à la suite de la bête, et on se prosternait devant le serpent, parce qu'il avait donné sa puissance à la bête, et on se prosternait devant la bête en disant: Qui est-ce qui est égal à la bête et qui peut lutter contre elle? Et il lui fut donné une bouche qui proférait des paroles hautaines et des blasphèmes et il lui fut donné pouvoir de faire ainsi pendant quarante-deux mois.

6 Et elle ouvrit sa bouche pour proférer des blasphèmes contre Dieu, pour blasphémer son nom et son tabernacle et ceux qui demeurent au ciel. Et il lui fut donné de combattre les saints et de les vaincre, et il lui fut donné pouvoir sur toute tribu, peuple, langue et nation. Et les habitants de la terre se prosterneront devant elle, tous ceux dont les noms ne sont point inscrits, depuis la création du monde, dans le Livre de vie de l'agneau égorgé. Si quelqu'un a des oreilles, qu'il écoute: «Qui asservit, s'en va en servitude; qui se sert de l'épée, périra par l'épée!» Ici il faut la constance et la foi des saints.

XII, 18 - XIII, 10. À vrai dire, Satan est le seul ennemi du royaume de Dieu dont la puissance soit de taille à lutter avec quelque chance de succès; mais il a deux instruments ou agents auxquels il prête cette puissance et qui donnent à cette lutte une forme plus immédiatement sensible, en la transportant dans la sphère des faits matériels. Le chap. XIII contient les descriptions symboliques de ces deux associés aussi détestables que dangereux.

Le premier apparaît sous la figure d'un monstre à sept têtes, composé d'éléments empruntés à divers animaux féroces; investi de toute la puissance du démon, et passant ainsi pour invincible, il exige et reçoit les hommages idolâtres du monde entier, et emploie sa force à combattre, à asservir et à tuer ceux qui persistent dans la vraie foi.

L'original bien connu de ce dessin se trouve dans le livre de Daniel. Dans la vision du septième chapitre, l'auteur de ce livre représente les quatre grandes monarchies conquérantes qui se sont succédé en Asie jusqu'à son époque, sous des figures de bêtes féroces dont les divers types se trouvent réunis ici en une seule agrégation d'éléments hétérogènes, pour exprimer l'idée que la sauvage cruauté de chacune d'elles se trouve combinée avec celle des autres afin de mieux symboliser l'excès d'horreur qu'inspire la puissance qui est aujourd'hui en scène. Cette puissance, il n'y a pas moyen d'en douter, c'est l'empire des Césars.

Pour l'imagination d'un prophète placé au bord de la mer, sur les côtes de l'Asie, cet empire sort pour ainsi dire de l'Océan, car c'est dans le lointain occident, au delà des mers et des archipels, qu'il s'est élevé; c'est de là qu'il est venu se précipiter sur les autres pays comme sur une proie qu'il ne lâche plus. Les têtes, les cornes, les diadèmes, dont l'auteur nous donnera plus loin (chap. XVII) l'interprétation authentique, sont autant de traits particuliers qui nous apprennent directement qu'il s'agit en effet d'une notion collective, d’un gouvernement, à la tête duquel il s'est trouvé placé toute une série de chefs ou souverains. Il est donc encore question, non d'un événement particulier que le prophète aurait eu à prédire, mais d'un fait actuel plus, ou moins abstrait qu'il voulait rendre concret et pour ainsi dire personnifier, par un assemblage, grotesque si l'on veut, mais très-expressif, de symboles à la fois disparates pour la forme, et concordants pour le fond de la pensée. On ne manquera pas de remarquer que dans le tableau précédent, dans le portrait symbolique de Satan, nous avons déjà trouvé plusieurs des traits caractéristiques (les 7 têtes et les 10 cornes) qui sont reproduits ici. Ce n'est pas là, tant s'en faut, un effet de l'impuissance de l'imagination du peintre à créer des symboles plus variés; au contraire, il a voulu, par cette analogie évidente, faire ressortir l'idée de la connexion intime qu'il avait à signaler entre la puissance de Satan et celle de l'empire romain; ce dernier relève du premier et en porte les traits, ou, si l'on veut, le démon s'est incarné dans l'empire et y a concentré son génie et ses efforts.

Car, et c'est là la chose essentielle, l'auteur n'a point en vue de peindre de préférence ou exclusivement la puissance politique et militaire de l'empire, ce qui le préoccupe le plus, c'est sa tendance religieuse, c'est-à-dire son paganisme, qu'il décrit par quelques traits on ne peut plus significatifs, tant directement et en termes propres, que par des figures. Ainsi il dit d'abord que sur les têtes du monstre on lit des noms de blasphème. Comme les têtes sont les empereurs (chap. XVII, 10), ces noms ne peuvent être que les titres et honneurs divins qu'on leur décernait, soit de leur vivant, dans les provinces, soit après leur mort, à Rome même; plus d'un préfet, surtout dans les provinces de l'orient, faisait ériger des autels au chef de l'état et brûler de l'encens devant son image; et nous savons qu'à Jérusalem même la prétention d'un empereur de faire placer sa statue au temple, amena une sanglante révolte. Il est vrai que beaucoup d'éditions portent, non pas le pluriel, mais le singulier, un nom de blasphème; ce serait alors le nom de Satan, répété sur toutes les têtes, comme celui de la divinité de laquelle les empereurs relevaient en réalité (au gré du prophète), et cela formerait antithèse avec le nom de Jéhova inscrit sur le front des élus. Mais nous préférons la première leçon. Plus loin, il est parlé en termes propres de l'adoration offerte à la bête par un monde impie et avili, de l'athéisme arrogant et blasphématoire du monstre, des persécutions qu'il fait endurer aux vrais croyants, etc. Enfin il est dit qu'il lui est accordé de continuer son train (texte vulgaire: de faire la guerre) pendant 42 mois; c'est précisément la période indiquée quatre fois déjà (chap. XI, 2, 3; XII, 6, 14), comme celle de la prépondérance persécutrice du paganisme, après laquelle arriverait la victoire de la bonne cause, par les faits extraordinaires qui formeront l'objet de la septième trompette. Ainsi encore ici la marche des événements n'avance pas; c'est toujours la description de la situation donnée, et devant durer jusqu'au moment de la grande révolution qui aura lieu dans trois ans et demi.

Il y a cependant dans le tableau de l'empire romain un trait énigmatique qui n'a point encore été expliqué par ce que nous venons de dire. L'une des sept têtes (l'un des empereurs) est représentée comme ayant été blessée à mort, mais guérie. L'auteur, on ne saurait le méconnaître, attache une grande importance à ce symbole; il va y revenir dans le tableau suivant et surtout au chap. XVII, où il le présentera sous une autre forme, en l'expliquant. Il y a plus; on va se convaincre que pour lui la notion de la bête tout entière (de l'empire) se résume et se concentre pour ainsi dire dans celle de cette seule tête blessée et guérie, c'est-à-dire de l'un de sept empereurs, qui, au point de vue apocalyptique, sera donc le personnage le plus éminent du drame, dans le monde opposé à Dieu. C'est cette identité, ou si l’on veut cette substitution en apparence arbitraire et inconsciente, des deux conceptions, empereur et empire, partie et tout (d'après laquelle on pourrait dire que ce qui avait d'abord été l'une des têtes de la bête finit par devenir la bête elle-même), qui a jeté quelque confusion dans l'esprit des lecteurs et a fourvoyé les commentateurs. Nous espérons cependant pouvoir expliquer la pensée de l'auteur sans dénaturer la valeur de ses symboles. Pour le moment, nous nous bornons à signaler le fait et sa difficulté apparente, la solution nous sera fournie par les textes mêmes.

Le tableau se termine. par des promesses, d'autant mieux placées en cet endroit, que les faits réels, décrits par l'auteur, étaient plus désolants. Après avoir rappelé que les noms des élus sont inscrits dans le livre de vie (chap. III, 5) dès avant la création du monde, en d'autres termes, que leur salut est assuré malgré tous les dangers qui les assaillent dans l'actualité, le prophète élève sa voix pour un solennel avertissement (chap. II, 7, 11, 17, etc.): Qui asservit, ira en servitude (le texte est très-corrompu ici et varie beaucoup dans les éditions), qui prend l’épée, périra par l’épée: il y a une juste rémunération! Patience donc et foi dans l'avenir et dans la justice de Dieu, à vous, ses saints! Malheur aussi avons, ses ennemis, qui abusez aujourd'hui de la puissance dont vous disposez passagèrement; votre tour viendra!

11 Puis je vis une autre bête qui sortait de la terre et qui avait deux cornes pareilles à celles d'un agneau et qui parlait comme un serpent (c'est elle qui exerce la puissance de la première bête devant celle-ci). Et elle faisait que la terre et ses habitants se prosternaient devant la première bête dont la blessure mortelle était guérie. Et elle opère de grands miracles, au point de faire descendre du feu du ciel sur la terre, à la vue des hommes. Et elle séduit les habitants de la terre par les miracles qu'il lui a été donné de faire en présence de la bête, en disant aux habitants de la terre de faire une image à la bête qui a la blessure de l'épée et qui est revenue à la vie. Et il lui fut donné de mettre un souffle vital dans l'image de la bête, afin qu'elle pût même parler et faire que tous ceux qui ne se prosternaient pas devant elle fussent tués. Et elle fait en sorte que tous, grands et petits, riches et pauvres, libres et serfs, reçoivent une marque sur leur main droite ou sur leur front, et que nul ne puisse acheter ni vendre s'il n'a cette marque, le nom de la bête ou le chiffre de son nom. Ici il faut de la sagacité! Que celui qui a de l'intelligence, calcule le nombre de la bête: car c'est un nombre d'homme, et son chiffre est 666.

XIII, 11-18. Cette troisième figure symbolique, représentant le troisième et dernier adversaire du royaume de Dieu (après le diable et l'empire romain), est de beaucoup la moins bien dessinée. On n'apprend à peu près rien sur sa forme, et ses attributs, sans contours et sans couleurs, appartiennent plutôt à un portrait moral qu'à la vision. C'est que l'auteur était ici abandonné à lui-même; l'Ancien Testament ne lui fournissait pas les éléments de son tableau, et ce n'est pas la première fois que nous remarquons chez lui, dans des cas pareils, un certain défaut de force plastique. Du reste, voici ce que nous apprenons sur cette seconde bête: elle sort de la terre; elle est au service de la première bête; elle a des formes d'agneau, mais parle comme un serpent; elle séduit les hommes par ses discours et par ses miracles. Ces différents attributs n'auraient guère suffi pour orienter le lecteur, si l'auteur n'avait pas eu soin, selon son habitude, de suppléer au défaut de clarté du symbole par l'interprétation directe. C'est par lui que nous apprenons (chap. XVI, 13; XIX, 20; XX, 10) que la seconde bête représente et personnifie le faux prophétisme.

En introduisant sur la scène le faux prophétisme, l'auteur n'a pas voulu parler de prédictions mensongères relatives à l'avenir. Il a en vue toutes les séductions mondaines, étrangères à la force matérielle et brutale, qui tendent à consolider la puissance romaine et païenne en asservissant les esprits par le prestige de la grandeur, de la gloire, du luxe, des honneurs, et les façonnant de manière à effacer ce qui constituait leur indépendance nationale et religieuse. On comprend aisément qu'au siècle apostolique cet ascendant envahisseur de l'esprit romain a dû se faire sentir en Asie avec une puissance d'attraction croissante; que les convictions faibles, les caractères sans énergie n'y ont guère su résister, tandis que l'égoïsme et l'ambition se jetaient avec ardeur dans le courant. Le judaïsme lui-même a pu être entamé de cette manière, et les apôtres ont pu constater les effets de cette tendance du siècle jusque dans les communautés chrétiennes nouvellement fondées, du moins leurs prédications rencontraient des obstacles puissants de ce côté-là. Eh bien, c'est cet esprit mondain, qui adore la puissance du jour, et qui prêche, par la parole et par l'exemple, le salut à obtenir par la servilité, c'est cet esprit qui est personnifié ici comme un ennemi aussi dangereux que celui qui procède par la violence et la persécution.

Le monstre sort de la terre, au côté opposé de l'horizon, dans ce vaste continent qui est la patrie du prophète et qui naguère encore ne connaissait pas les tendances que nous venons de caractériser. Il a, quant au dehors, quelque analogie avec l'agneau, parce qu'il affecte la douceur et procède par caresses et insinuations; au fond, il a la nature du serpent; ses paroles sont trompeuses et conduisent à la perdition, comme celles qui ont égaré nos premiers parents. C'est dans leur succès de plus en plus général que réside principalement la puissance de la première bête (de l'empire), car si les esprits ne se laissaient pas gagner, et pour ainsi dire fasciner, la force compressive aurait bientôt épuisé ses ressources. S'il est dit que le faux prophétisme fait des miracles pour tromper les peuples, c'est un trait emprunté à l'Ancien Testament, et il n'est pas nécessaire de demander à quels faits spéciaux de l'histoire contemporaine l'auteur fait allusion. Mais cette dernière suggère à l'auteur ce qu'il dit de l'image de la bête, proposée à l'adoration publique, et devenue vivante, c'est-à-dire considérée comme un être réel, et réclamant comme tel un culte particulier. C'est là une nouvelle allusion à l'usage de cette époque d'ériger des autels et même des temples en l'honneur des empereurs et de la ville de Rome (Sueton, Caes. 88. Octav. 52. Calig. 21, etc.) et d'y organiser un culte régulier; et l'on comprend que rien ne pouvait être plus antipathique à la foi monothéiste que des actes ou des prétentions de ce genre, qu'elle devait regarder non pas seulement comme des indices de la plus basse servilité, mais comme les blasphèmes les plus horribles. Du reste, les miracles en question se font en présence de (devant) la bête, c'est-à-dire dans son service et dans son intérêt. — Nous rappelons encore une fois en passant, que l'auteur parle ici deux fois de la bête blessée et guérie, tandis que plus haut il avait parlé d’une tête seulement. Le 17e chapitre nous expliquera cette substitution.

D'après un parallélisme très naturel, les adorateurs de la fausse divinité du jour reçoivent une marque distinctive sur le front ou sur la main, comme ceux du vrai Dieu en avaient reçu une antérieurement. Cette dernière était un sceau, un cachet, une marque de confiance et d'intimité; l'autre est (d'après l'étymologie) une incision, un tatouage, chose défendue par la loi de l'ancienne alliance (Lév. XIX, 28). À moins d'avoir cette marque, on ne peut ni vendre ni acheter, c'est-à-dire on n'a pas droit de bourgeoisie dans l'empire, on est comme hors la loi commune, civile et politique. Il n'y avait guère moyen de signaler plus brièvement et plus éloquemment en même temps l'état précaire des chrétiens en face de la loi de l'état. Leur religion était un culte non reconnu.

En quoi consistait cette marque? L'auteur nous dit que c'était un nom, le nom de la bête, comme le sceau des fidèles avait porté le nom de Jéhova. Ce nom pouvait être exprimé de deux manières, en toutes lettres, ou par un chiffre; car comme les lettres de l'alphabet, chez les Grecs et chez les Juifs, servaient de chiffres, on pouvait énoncer un nom (énigmatiquement sans doute) en additionnant la valeur numérique des lettres qui le composaient. Les Juifs pratiquaient cet art ou ce jeu et l'appelaient Gématria, c'est-à-dire mathématique. En tout cas, le nombre 666, que l'auteur dit représenter le nom de la bête, doit s'expliquer par ce procédé, et rien n'est plus contraire au texte que d'y voir une période future de 666 ans, pendant laquelle devrait durer la puissance de la bête. Cette interprétation est d'autant plus absurde que l'auteur a dit maintes fois que le règne du paganisme ne durerait plus que trois ans et demi. Nous ne nous arrêterons pas ici à enregistrer et à persifler les innombrables et ridicules interprétations qu'on a données de ce nombre 666. La nôtre ayant pour elle l'évidence du contexte et s'appuyant d'ailleurs sur des faits historiques, elle n'a pas besoin de conquérir ses droits par des discussions polémiques préalables.

Il n'y a ici, au fond, qu'une seule difficulté, à laquelle nous avons déjà préparé nos lecteurs, c'est celle de savoir quelle bête l'auteur a en vue quand il dit que son nom s'exprime par le nombre 666. Si nous n'avions à tenir compte que du présent chap. XIII, la réponse serait toute simple: la bête, ce serait l'empire romain, et il faudrait chercher un nom collectif ou abstrait, désignant cet empire (ou sa capitale) et donnant la somme voulue. J'admets qu'on n'aurait pas à se préoccuper de cet avertissement de l'auteur, qui dit que c'est un nombre d'homme; car cela ne veut pas dire nécessairement: un nom propre d'homme; cela peut dire (chap. XXI, 17): un nombre ordinaire, à signification usuelle et pas du tout énigmatique ou symbolique, comme Tétaient la plupart des nombres mentionnés dans les chapitres précédents. À ce point de vue, qui est encore celui de la majorité des commentateurs raisonnables, l'explication qui est le plus en faveur et qui est en même temps la plus ancienne, parce qu'elle est déjà donnée par saint Irénée, se fait par le mot grec AATEIN0Z; (le Latin). Nous avouons ne pas comprendre comment elle a pu réunir tant de suffrages, si ce n'est parce qu'on ne savait pas en trouver de meilleure. Car il sera permis de demander quand et dans la bouche de qui, soit en Orient, soit en Occident, l'empire romain a été appelé Le Latin? Ces mots de Latium, Latins (ce dernier orthographié par les Grecs Latinos et non Lateinos n'étaient plus en usage que dans la poésie et l'histoire, et la langue même que nous continuons à appeler la latine, s'appelait dès lors en Orient la romaine (Luc XXIII, 38. Jean XIX, 20). Si l'auteur avait voulu exprimer la notion de l'empire par une dénomination de ce genre, qu'est-ce qui l'empêchait donc de dire Rome (948), comme le fait la Sibylle (liv. VIII, v. 148), ou le Romain? pourquoi aurait-il préféré un nom qui, autour de lui, n'était dans la bouche de personne, au risque d'égarer les recherches et de rendre l'explication impossible?

Le fait est que les interprètes n'ont pas remarqué que dans ce morceau l'auteur a déjà en vue une conception qu'il énoncera plus clairement ,au chap. XVII: La tête blessée et guérie se substitue à la bête elle-même; l'individu prééminent entre tous les autres, l'empereur satanique par excellence, résume et concentre en lui et la puissance romaine et la puissance de l'enfer, il devient l'Antéchrist personnel, comme qui dirait le démon incarné, et tous les attributs de la première bête se réunissent en lui, au point qu'il soutiendra la lutte contre Christ même après la destruction de Rome. D'après cela, le nom que nous cherchons doit être celui de l'Antéchrist (opposé à celui de Christ-Jéhova), c'est-à-dire celui de la tête devenue la bête (chap. XVII, 11), comme l'auteur a soin de le dire lui-même. Or, la suite nous apprendra que cette tête est l’empereur Néron, déjà mort à l'époque où notre Apocalypse fut écrite, mais devant revenir pour châtier Rome d'abord et pour engager ensuite la lutte suprême avec Christ. Il s'agit donc de savoir si le nom de Néron peut être écrit de manière que la somme des lettres-chiffres qui le composent donne le nombre 666. Hé bien, cela s'obtient très facilement dès qu'on se sert de l'alphabet hébreu, ce qui doit bien être permis, l'auteur employant un art usité exclusivement dans les écoles juives et devant ainsi être conduit à se servir de la valeur numérique des lettres hébraïques...

666Neron

Ce qui confirme pleinement cette interprétation, que nous appuierons d'ailleurs sur d'autres considérations encore quand nous serons arrivés au 17e chapitre, c'est que déjà du temps d'Irénée il existait une variante dans les manuscrits d'après laquelle la somme des lettres devait donner 616, Loin de rendre l'explication plus incertaine encore, cette variante corrobore la nôtre. Elle provient, à n'en pas douter, d'un lecteur qui connaissait le mot de l'énigme, mais qui, accoutumé à l'orthographe latine, écrivait Nero, au heu de la forme grecque Néron; il obtenait ainsi 50 de moins.

Après la description symbolique des trois puissances opposées à l'établissement du royaume de Dieu, et qui devaient être anéanties pour assurer le triomphe de ce dernier (chap. XII, XIII), l'auteur reprend la série de ses visions et le fil de sa narration prophétique. Nos lecteurs se rappelleront que nous attendons encore le contenu de la 7° trompette, les péripéties finales du drame apocalyptique.

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