Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

PLAN DE L'APOCALYPSE.

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A. Le théâtre. Chap. lV.

B. Le livre de l'avenir. Chap. V.

C. L'ouverture des sceaux. Chap. VI suiv.

I-IV. Les quatre premiers sceaux formant un tableau d'ensemble. Chap. VI, 1-8.

V. Le cinquième sceau. Chap. VI, 9-11.

VI. Le sixième sceau. Chap. VI, 12-17. Entr'acte. Chap. VII.

VII. Le septième sceau. Chap. VIII, 1 suiv.

1-4. Les quatre premières trompettes formant un tableau d'ensemble. Chap. VIII, 6-13.

5. La cinquième trompette. Chap. IX, 1-12.

6. La sixième trompette. Chap. IX, 13-21. Entr'acte. Chap. X, XI, 1-14.

7. La septième trompette. Chap. XI, 15 suiv.

a. Apparition des puissances hostiles.

1) Premier adversaire. Chap. XII, 1-17.

2) Second adversaire. Chap. XII, 18-XIII, 10.

3) Troisième adversaire. Chap. XIII, 11-18.

b. Annonce de la lutte suprême.

1) Préservation des fidèles. Chap. XIV, 1-5.

2) Menaces contre les infidèles.

a) Triple prédiction. Chap. XIV, 6-13.

b) Triple symbole. Chap. XIV, 14-20.

c) Triomphe anticipé des élus. Chap. XV, 1-4.

3) Prélude de la catastrophe finale. Chap. XV, 5 suiv.

a-d) Les quatre premières coupes formant un tableau d'ensemble. Chap. XVI, 2-9.

e) La cinquième coupe. Chap. XVI, 10, 11.

f) La sixième coupe. Chap. XVI, 12. Entr'acte. Chap. XVI, 13-16.

g) La septième coupe. Chap. XVI, 17-21.

c. Le dénouement.

1) Premier engagement.

a) Combat. Chap. XVII.

b) Triomphe. Chap. XVIII.

c) Espérance. Chap. XIX, 1-10..

2) Second engagement.

a) Combat. Chap. XIX, 11-21.

b) Victoire. Chap. XX, 1-3.

c) Repos. Chap. XX, 4-6.

3) Troisième engagement.

a) Combat. Chap. XX, 7-10.

b) Jugement. Chap. XX, 11-15.

c) Royaume céleste. Chap. XXI-XXII, 5.


On peut signaler des dispositions analogues dans le prologue et l'épilogue. Le premier, par exemple, comprend: 1° le titre du livre avec épigraphe, 2° la dédicace aux églises de l'Asie proconsulaire, 3° la scène préparatoire aux révélations contenues dans le corps du livre. Cette scène, à son tour, comprend: a) une vision, b) une mission, c) une adresse aux églises. Cette adresse est septuple, selon le nombre des églises nommées dans la dédicace. Chacune de ces sept lettres commence par une formule désignant le Christ comme la personne qui y parle; elle contient ensuite des exhortations diverses selon les besoins de chaque localité, et se termine par une promesse spéciale relative à l'état final. Les formules qui désignent le Christ sont empruntées toutes au portrait qui est tracé de lui dans la vision précédente; et les promesses de leur côté anticipent sur la description delà félicité éternelle contenue dans le dernier tableau du livre. Ainsi tout se lie, tout se combine et se suppose d'un bout à l'autre, et nous avons lieu d'être étonnés qu'autrefois on ait pu faire à cette Apocalypse le reproche d'offrir un décousu dans lequel on cherchait vainement à s'orienter.


VI

Si, à l'égard de la forme de l'Apocalypse, de la richesse de son cadre, de ses combinaisons ingénieuses, qui réunissent les beautés de l'épopée à celles du drame, nous n'avons que des éloges à décerner à l'auteur, que nous devons reconnaître comme le créateur de son ouvrage, nous aurons à faire quelques réserves au sujet d'autres éléments de l'appréciation littéraire où il n'a point le mérite de Y originalité.

Disons d'abord, et en deux mots seulement, que la presque totalité des images employées dans le cours du livre, tout ce qui pourrait s'appeler décor, est copié dans les textes des prophètes de l'Ancien Testament. Les exceptions sont rares et, il faut l'avouer, elles sont en même temps ce qu'il y a de moins distingué dans le genre. Ce sont surtout les livres d'Ézéchiel et de Daniel qui ont été pour le prophète de Patmos une mine amplement exploitée: mais on n'a pas de peine à s'apercevoir qu'il a aussi étudié et utilisé les autres, et il n'y a pas jusqu'au livre d'Hénoch auquel il n'emprunte des couleurs. Généralement ses symboles s'expliquent d'eux-mêmes, surtout pour des lecteurs familiarisés avec le style figuré des anciens prophètes. Quelquefois cependant ce n'est pas le cas, surtout quand il a plu à leur imitateur d'y joindre des images de sa propre invention: alors il a soin d'ajouter la clef à l'énigme, ce qui peut choquer le goût tout en venant en aide à l'intelligence. Le commentaire signalera partout les passages parallèles sur lesquels l'auteur a calqué ses tableaux.

Notre seconde remarque portera sur le goût qui a inspiré ce genre d'exposition ou d'enseignement, soit dans son ensemble, soit dans ses détails. À cet égard, l'Apocalypse est dans une dépendance absolue de ses modèles. Il va sans dire que nous aurions grand tort de vouloir appliquer à ses peintures la mesure des principes de l'art européen. Elle est née dans un autre milieu, sous un autre ciel; elle relève des lois ou traditions littéraires de la nation dont elle reproduit les conceptions. Nous ne devons pas y chercher la sévère beauté, les formes pures de la poésie classique, et encore moins les gracieux contours, les tableaux pittoresques tracés par le romantisme moderne. Nous l'avons dit ailleurs: c'est le souffle brûlant de l'Orient qui anime ses figures; c'est une imagination sans frein qui sacrifie partout la grâce à la hardiesse, la proportion au besoin de frapper et d'éblouir, et qui, travaillée par le désir de sortir des bornes de la prosaïque réalité, ne recule pas devant ce qui nous semble grotesque et repoussant. Ce qui donne surtout à cet ouvrage sa physionomie particulière, ce sont des prosopopées sans nombre, les unes plus audacieuses que les autres; les idées abstraites y revêtent des corps, et se présentent, si ce n'est palpables, du moins visibles, aux yeux étonnés du spectateur qui les contemple avec une curiosité mêlée de terreur. Avec tout cela, les descriptions ne sont pas nettes et lucides; la draperie est plus nuageuse encore que grossière, les contours des images sont vagues et flottants, et tous les essais qu'on a faits, par exemple dans de nombreuses bibles illustrées du seizième siècle, de peindre les scènes de l'Apocalypse, ont d'autant plus sûrement abouti à des caricatures qu'on s'en est plus fidèlement tenu au texte. On aurait dû s'interdire cette application de l'art à ce qui appartient proprement au monde de l'abstraction; on n'aurait pas dû oublier qu'on n'a ici affaire qu'à des idées, symbolisées tant bien que mal, et non à des photographies de la nature. Gomment veut-on peindre cet ange du dixième chapitre, qui a la nuée pour vêtement et l'arc-en-ciel pour couronne, dont la face est celle du soleil et dont les jambes sont des colonnes de feu? Qui oserait représenter au crayon ce Christ de la bouche duquel sort une épée et dont la main tient sept étoiles? Quel effet peut produire la figure d'un agneau avec sept cornes et sept yeux, qui vient prendre un livre pour l'ouvrir? Ne voit-on pas tout de suite que chaque trait dans un pareil tableau a sa signification idéale à part, et que plus on s'arrête à la singularité des formes et de leur combinaison, plus on risque de perdre, en même temps que l'idée, le seul intérêt véritable qui puisse nous réconcilier avec son enveloppe?


VII.

De tout ce que nous venons de dire sur la forme de l'Apocalypse, sur les études littéraires qui ont dû en fournir les éléments, sur les artifices employés pour en coordonner symétriquement les scènes et en déterminer l'évolution successive, enfin sur la liaison des différentes parties du livre toujours présentes à l'esprit de l'auteur, nous tirerons une conclusion qui, nous l'espérons, ne surprendra pas nos lecteurs: les visions dont l'ouvrage se compose sont une forme littéraire librement choisie et n'appartenant point à la réalité historique. Et, sans doute, l'auteur a été un visionnaire, mais dans un tout autre sens que ne le voulait l'ancienne théologie. Les espérances qu'il nourrissait, et qui avaient sans doute fini par faire le fond de sa vie intérieure, pouvaient se poser devant son imagination avec une force et une clarté telles, que la certitude de l'accomplissement futur effaçait pour son esprit la distance des temps et lui faisait confondre l'avenir et l'actualité. Dans ce sens, il y a bien peu d'hommes à désirs ardents qui ne soient visionnaires de temps à autre. Mais il ne faut pas se payer de mots. Ce n'est pas dans ce sens que nos pères ont parlé des visions du prophète de Patmos. Ils pensaient que celui-ci, pendant le temps où lui parvenaient les révélations qu'il mit plus tard par écrit, s'est trouvé dans un état d'extase; qu'il a réellement vît, en spectateur passif, toutes les scènes qu'il décrit; que son intelligence est restée entièrement étrangère à la composition de ces scènes; en un mot, qu'il ne s'agit pas ici le moins du monde d'un travail littéraire. Il nous est impossible de nous approprier cette manière de voir. Les visions extatiques qui méritent ce nom, sont des phénomènes psychiques tout à fait différents. Nous en avons des exemples dans l'histoire de l'apôtre Paul. Elles durent peu d'instants, leur objet est un fait spécial, unique, concentré. L'impression qu'elles laissent fait voir que l'action libre et spontanée de l'esprit a été suspendue, neutralisée. Ici, au contraire, cette action est manifeste et prépondérante. On ne saurait admettre que l'auteur, voyant décrit, n'ait pas été parfaitement maître de son sujet. Ce sujet d'ailleurs n'était pas chose nouvelle, ni pour lui, ni pour ses contemporains. Le ciel n'avait rien à lui révéler que les autres apôtres n'aient su et cru aussi: donc les visions, dans le sens théologique, étaient tout aussi superflues qu'elles seraient psychologiquement incompréhensibles. Et ce qui est vrai pour le livre que nous avons sous les yeux, le sera tout autant pour ses modèles. L'histoire de la prophétie hébraïque nous fait voir comment cette forme de l'enseignement a peu à peu remplacé les anciennes méthodes plus simples et plus populaires. Les images symboliques, qui relèvent de temps à autre les couleurs du style oratoire des prophètes antérieurs à l'exil, (Amos VII; VIII. Jér. I, XXIV.) sont du ressort de la rhétorique, et la psychologie n'a rien à y voir. Dans la suite, le goût de cette tournure à donner à la pensée prévalut de plus en plus. Ézéchiel et Zacharie en font un usage très fréquent, on pourrait presque dire exclusif. Les Apocalypses, celles de Daniel la toute première, l'adoptèrent à leur tour, et c'est ainsi que nous la trouvons ici, non comme une innovation, encore moins comme un privilège personnel, mais comme un héritage national et comme une condition littéraire (La plupart des idées énoncées dans ces derniers paragraphes ont déjà été développées dans notre Histoire de la théologie apostolique, au chapitre consacré à l'Apocalypse.).


VIII.

L'époque à laquelle cette Apocalypse a dû être rédigée est très facile à déterminer. On peut même dire que celle-ci est de tous les livres du Nouveau Testament celui dont la date peut être fixée le plus exactement et même d'une manière absolue, avec le secours du synchronisme de l'histoire générale. Pourtant jusqu'à nos jours les opinions les plus diverses ont cours à ce sujet, et il n'y a pas un seul empereur romain, depuis Claude jusqu'à Adrien, sous le règne duquel on n'ait voulu placer l'origine du livre. Beaucoup de commentateurs tiennent au nom de Domitien, tant à cause d'une ancienne légende qui veut que l'apôtre ait été exilé par cet empereur dans l'île de Patmos, que surtout parce qu'on croit pouvoir épargner ainsi à l'auteur le reproche de s'être trompé dans une de ses principales prédictions. Nous convenons que nous sommes médiocrement touché de cet avantage, puisque, à vrai dire, nous n'en voyons pas une seule qui se soit réalisée.

Le livre contient deux données qui suffisent pleinement pour nous édifier sur la question chronologique. Au chap. XI il est prédit que la dixième partie de Jérusalem serait détruite par un tremblement de terre, mais que le temple serait conservé, que les habitants seraient convertis et que la ville serait dès lors le siège des élus pendant le règne millénaire. Il est évident que lorsque l'auteur écrivit cette prédiction, Jérusalem n'était pas encore détruite de fond en comble par les Romains. Mais, dit-on, au chap. XXI il est question d'une nouvelle Jérusalem: cela ne prouverait-il pas que dans l'intervalle, avant que l'auteur n'eût terminé son livre, la catastrophe avait eu lieu, et qu'il se vit ainsi obligé de changer ses combinaisons? Plusieurs critiques ont eu cette lumineuse idée, contre laquelle nous protestons de toutes nos forces, au nom du bon sens tout autant que du texte même. Si l'auteur s'était aperçu, avant l'achèvement de son ouvrage, qu'il s'était trompé sur un point aussi capital, il aurait simplement supprimé la prédiction démentie par les faits. Et puis nous voyons à l'avant-dernière page du livre que Jérusalem est toujours debout et habitée par les membres fidèles du royaume de Christ. De plus, les détails de la description de la nouvelle Jérusalem se trouvent déjà compris d'avance dans le prologue (chap. II, 7, 28; III, 5, 12, etc.), de manière qu'il est impossible de dire que cette création de la perspective apocalyptique n'est en fin de compte que du replâtrage destiné à masquer une bévue du prophète! L'ancienne Jérusalem n'est pas détruite, elle disparaît on ne sait comment, pour être subitement remplacée par la nouvelle, comme c'est le cas pour l'univers entier. Nous maintenons donc que l'Apocalypse a été écrite avant l'an 70 de notre ère.

Une date beaucoup plus précise est indiquée par un second passage au chap. XVII. Il y est question d'un monstre à sept têtes sur lequel est assise une femme, une prostituée (c'est-à-dire une païenne et fautrice du paganisme, d'après une métaphore bien connue des prophètes). L'auteur lui-même nous dit que le monstre représente un empire, et la femme sa capitale. Les sept têtes sont sept montagnes sur lesquelles cette capitale est bâtie, et de plus sept rois, dont cinq sont déjà tombés; le sixième règne en ce moment, le septième ne restera que peu de temps, après lui viendra un huitième qui sera l'un des sept autres et en même temps la bête elle-même. Il ajoute que c'est là une énigme dont la solution demande de la sagacité. Malheureusement l'histoire de l'exégèse nous fait voir qu'on n'y en a dépensé que trop sans la trouver, ou plutôt pour en trouver un nombre incalculable de fausses. La science de nos jours n'y en met tout juste que ce qu'il faut et prétend avoir trouvé la vraie.

La capitale bâtie sur sept collines ne peut être que Rome, que les Romains eux-mêmes aimaient à désigner ainsi. Ses rois sont donc les empereurs romains. L'auteur écrit pendant le règne du sixième, les cinq premiers appartenant déjà au passé. Après Auguste, Tibère, Gaïus, Claude et Néron, nous arrivons à Galba. Le nombre total des empereurs étant déterminé par l'analogie de celui des collines et des têtes, et la durée de l'empire depuis le moment présent jusqu'à la catastrophe finale étant fixée, d'après Daniel, à trois ans et demi (chap. XI, 2, 3; XII, 14), et celle-ci d'une manière plus générale à un terme très rapproché (chap. I, 3, 4; XXII, 6, 10), on comprend comment l'auteur a pu dire que le septième roi ne resterait que peu de temps, sans que nous soyons pour cela autorisés à penser qu'il s'agit du personnage historique d'Othon. L'Apocalypse a donc été écrite sous le règne de Galba, c'est-à-dire dans l'intervalle des deux époques où l'on a pu connaître en Asie la mort de Néron, arrivée le 9 juin 68, et celle de Galba, tué le 16 janvier 69. On a objecté que Galba ne devait pas compter dans la série des empereurs, son règne n'ayant été qu'une usurpation éphémère. Mais cette objection est mal fondée, car nous savons que Vespasien même, qui après la mort de Galba fut l'un des compétiteurs pour la couronne, envoya son fils à Rome, complimenter le nouvel empereur, pendant qu'il continuait la guerre de Judée. Si le commandant supérieur de l'Asie, le personnage le plus important en ce moment dans tout l'Orient romain, a reconnu le nouvel empereur, un obscur chrétien d'Éphèse n'aura pas contesté la légitimité de fait de son pouvoir.

D'ailleurs, la combinaison chronologique que nous adoptons ici est encore confirmée par ce qui est dit d'un huitième roi qui sera l'un des sept. Cette singulière qualification serait l'énigme la plus inextricable, si l'histoire de cette époque ne nous en donnait une solution aussi claire que péremptoire. L'auteur veut dire que l'un des sept reviendra une seconde fois comme huitième. Déjà auparavant (chap. XIII, 3) il avait dit dans le même sens que l'une des sept têtes avait été blessée à mort, mais que la blessure était guérie. Ce roi qui doit reparaître, n'est évidemment pas le sixième régnant actuellement; ni le septième, qui, dans ce cas, se succéderait à lui-même. Il faut que nous le cherchions parmi les cinq premiers. Or, l'auteur ajoute qu'il sera en même temps non plus seulement l'une des têtes, mais la bête elle-même, c'est-à-dire l'Antéchrist, la personnification de tout ce que l'enfer et le paganisme pouvaient contenir d'éléments et de forces hostiles à la cause de Christ et de son royaume. Si, comme l'un des rois, il a été précédemment déjà le persécuteur des chrétiens, il réapparaîtra une seconde fois comme un démon incarné et osera lutter contre Dieu même et son oint. Tout cela s'adapte parfaitement à l'empereur Néron, et à l'horreur que son nom inspirait à l’Église. Nous savons par des témoignages contemporains que pendant toute la durée du règne de Galba, et encore longtemps après, le peuple refusait de croire à la mort de son prédécesseur, et le croyait retiré quelque part pour préparer sa restauration. Des rumeurs populaires, concernant le prochain retour de Néron, étaient répandues en Grèce et en Asie peu de mois après sa chute; des aventuriers en profitèrent pour tromper la crédulité du vulgaire; les Parthes trouvèrent bon de reconnaître un Pseudo-Néron, de la part duquel ils se promettaient des avantages (Suétone, Néron. 40, 57. Tacite, Hist. I; 2; II, 8, 9. Dion-Cassius, LXIV, 9, et autres auteurs cités dans l’Hist. de la théol. apost., I, 442.). Parmi les chrétiens, et sans doute par l'influence de notre Apocalypse, la croyance à l'Antéchrist Néron et à son retour à la fin des temps se maintint longtemps encore. Différents auteurs en parlent jusqu'au cinquième siècle (Lactance, de mort, persec. 2. —Augustin, Civ. Dei. XX, 19. Sulpice Sévère, II, 367. Jérôme, ad Dan. XI, 28. Chrysostome, ad 2 Thess. 2.), et des Apocalypses plus anciennes qu'eux la confirment comme une partie intégrante de l'eschatologie judéo-chrétienne (Sibyll. IV, 116 suiv. ; V, 33; VIII, 1-216. Vision d'Ésaïe éthiop.). Mais il y a bien plus; l'auteur lui-même le désigne nominativement à la fin du XIIIe chapitre; seulement il le fait d'une manière énigmatique qui a permis aux commentateurs de tous les siècles de battre la campagne à perte de vue, pour loger leurs propres hallucinations dans un texte suffisamment clair. Le commentaire donnera le mot de cette énigme, dont la découverte, faite de nos jours seulement, a fait disparaître la dernière obscurité de notre livre, en complétant la démonstration de l'unique système d'interprétation qui n'en ait point faussé le sens.


IX.

Nous arrivons à une dernière question bien autrement difficile et à l'égard de laquelle la science critique est moins que jamais dans le cas de déclarer son œuvre achevée. C'est la question concernant la personne de l'auteur. Dans nos éditions grecques vulgaires, le livre porte le titre d'Apocalypse de Jean le théologien. Par cette formule les anciens déjà aimaient à désigner, l'auteur du quatrième évangile, lequel leur apparaissait comme le theologos par excellence, puisqu'il débute en établissant la base même de la théologie chrétienne, la divinité du Logos, ou du Verbe. On voulait donc déclarer que l'auteur du quatrième évangile était aussi celui de l'Apocalypse. Aussi bien cette opinion a-t-elle fini par prévaloir dans toutes les écoles, au point de devenir une espèce d'article de foi traditionnel, depuis l'époque où l'opposition ou la répugnance que l'Apocalypse avait autrefois rencontrée dans l'Église grecque, commença à céder à un mouvement contraire des esprits. De nos jours, et depuis assez longtemps, on est revenu aux doutes des premiers temps; mais en admettant la diversité des auteurs, on s'est partagé en deux camps relativement à la question de savoir lequel des deux ouvrages devait être attribué à l'apôtre, et cette question, on peut bien le dire, a été résolue le plus souvent, non d'après des arguments positifs et péremptoires qui n'existaient guère, mais d'après l'opinion plus ou moins sympathique qu'on professait à l'égard de l'évangile. Ceux qui tenaient au caractère apostolique de celui-ci, comme de l'une des sources les plus pures et les plus importantes de la théologie chrétienne, faisaient bon marché de l'Apocalypse; ceux au contraire, qui se refusaient à reconnaître, dans le premier de ces livres, le cachet du christianisme primitif, insistaient avec beaucoup plus de force sur les titres du second, lequel se trouva ainsi, avec quelques épîtres de Paul, placé en tête des documents littéraires, d'ailleurs peu nombreux, de cette époque des débuts de l’Église.

Cette divergence dans les jugements des savants prouve à elle seule que les arguments à citer à l'appui, soit de l'une, soit de l'autre de ces deux opinions, ne sont pas trop solides, et que les dispositions subjectives des critiques qui les ont fait valoir peuvent être entrées pour beaucoup dans les conclusions qu'ils en ont tirées. En effet, nous voyons les premiers symptômes de cette incertitude se produire déjà dans l'antiquité, et par des motifs analogues. L'origine apostolique de l'Apocalypse est attestée plus anciennement que celle de l'évangile, et ce n'est que vers la fin du second siècle que les deux livres sont généralement désignés et acceptés comme des ouvrages du même auteur, savoir du fils de Zébédée; mais dès le troisième, nous remarquons un revirement de l'opinion à cet égard. L'Apocalypse est traitée, dans les pays de langue grecque, avec une défiance croissante, si bien qu'à la fin elle n'est plus même comprise dans le canon de l'Église. La raison de ce fait est assez facile à découvrir. Les idées apocalyptiques avaient fait leur temps et étaient passées de.mode; on ne s'intéressait plus à des prédictions sans objet, ou démenties par les événements; tout au plus on essayait de leur conserver quelque valeur en leur attribuant, au moyen d'artifices exégétiques plus ou moins ingénieux, un sens auquel l'auteur n'avait pas songé. On alla même jusqu'à penser qu'il pourrait y avoir eu, au sujet du nom des auteurs respectifs, une confusion de deux personnages homonymes, ayant vécu tous les deux à Éphèse, à peu près vers la même époque, l'un, l'apôtre, auteur de l'évangile, l'autre, un certain Jean, presbytre, dont il était déjà question dans l'ouvrage de l'évêque Papias d'Hiérapolis, écrit dans la première moitié du second siècle, et dont Eusèbe nous a conservé quelques fragments. Cette hypothèse, formellement développée par l'évêque Denys d'Alexandrie, a été reprise de nos jours par un grand nombre de savants. Cependant elle ne prévalut pas contre l'ancienne manière de voir, qui avait toujours ses partisans, et l'Église latine continua à mettre les deux livres sur la même ligne, en les attribuant tous les deux à un disciple immédiat de Jésus. Son exemple finit, quoique bien tard, par réagir sur l'Église grecque, tandis qu'en Occident, si l'on fait abstraction de l'opposition très-énergique des Luthériens du seizième siècle, l'Apocalypse a toujours été regardée comme une oeuvre apostolique. Cela changea à l'époque où la critique commença son travail d'examen et de reconstruction du canon, avec des ressources, si ce n'est plus complètes, du moins mieux exploitées, et où elle adopta franchement le système de se rendre compte de la valeur des traditions par l'étude des textes mêmes auxquels elles se rapportaient.

Malheureusement cette étude, tout instructive qu'elle est à plus d'un égard, ne nous avance pas grandement en ce qui concerne la présente question. Elle nous servira à établir quelques points de repère, mais elle ne nous édifiera en aucune façon sur l’objet principal de nos recherches. L'auteur s'appelle Jean, et rien, absolument rien ne nous autorise à soupçonner ici une fraude littéraire. S'il avait usurpé un nom qui ne lui appartenait pas, il n'aurait sans doute pas manqué de se désigner d'une manière plus spéciale, d'y ajouter une qualification capable de lui donner du relief, et de justifier le ton qu'il prenait vis-à-vis des églises. Car c'est avec une certaine autorité qu'il parle, comme quelqu'un qui a le droit de se faire écouter, et qui s'attend à l'être. Or, plus ce nom de Jean était fréquent parmi les Juifs et les judéo-chrétiens, plus une épithète, une désignation plus personnelle était nécessaire, à moins qu'on ne doive supposer que celui qui pouvait se contenter d'une indication si brève et si sèche était précisément un personnage tellement marquant et connu, que le public auquel il s'adressait savait immédiatement à qui il avait affaire. Ces considérations ont toujours semblé militer en faveur de l'opinion traditionnelle, c'est-à-dire, de l'identification de Fauteur de l'Apocalypse avec l'apôtre Jean. La même tradition voulant que celui-ci ait passé la dernière partie de sa vie à Éphèse, la métropole des églises de l’Asie proconsulaire auxquelles l'Apocalypse est adressée, ces éléments paraissaient devoir couper court à toute hésitation. Cependant la critique fait ses réserves au sujet de cette tradition. Celle-ci est entremêlée de tant de légendes suspectes, qu'il est difficile de l'accepter comme un fait indubitable. Ainsi les auteurs qui parlent du séjour de l'apôtre à Éphèse prétendent en même temps qu'il fut cité devant le tribunal de l'empereur à Rome, et exilé dans l'île de Patmos, où il aurait eu les visions qu'il raconte dans notre livre. Or, non seulement ils ne s'accordent pas à l'égard de l'empereur qui aurait prononcé l'arrêt de bannissement, mais le fait même de cet exil n'est apparemment que le produit de l'interprétation erronée d’un passage où l'auteur parle de son séjour dans l'île. Il dit y avoir été pour la parole de Dieu et le témoignage de Jésus. Ce terme de témoignage, qui dans les écrits apostoliques désigne partout renseignement, et fait par conséquent ici de l'auteur un missionnaire chrétien, a été pris par les Pères dans le sens figuré, consacré plus tard, où il signifie le martyre. Et comme l'exil à lui seul ne constituait pas, au gré des idées courantes, un martyre assez distingué, on y ajouta encore l'histoire de la coupe empoisonnée (Marc XVI, 18) et de la chaudière d'huile bouillante, des effets desquelles l'apôtre aurait été miraculeusement préservé. D'ailleurs la majorité des écrivains qui nous entretiennent des faits et gestes de l'apôtre Jean à Éphèse, insistent sur ce qu'ils se seraient passés sous les règnes de Domitien et de Trajan, de sorte que leur témoignage aura d'autant moins de valeur aux yeux de l'histoire, qu'il sera plus incontestable que l'Apocalypse a été écrite trente ans auparavant, comme nous croyons l'avoir prouvé.

De ce côté-ci, il n'y a donc pas de grandes lumières à mettre à profit pour la solution du problème qui nous occupe. Tout ce qu'on peut dire, c'est qu'il n'est pas impossible que le fils de Zébédée se soit établi à Éphèse dès avant l'année 68, pour y occuper la place laissée vacante par la mort de Paul. Mais de cette simple possibilité il y a loin à la certitude que la tradition affichait autrefois, et dont les premiers garants à nous connus sont séparés par tout un siècle de l'époque dont il s'agit. Il importe donc de voir si les textes peuvent nous fournir des indications plus positives.

Les partisans modernes de l'origine apostolique de l'Apocalypse font surtout valoir en faveur de leur thèse le caractère religieux et moral de ce livre, qui leur semble s'accorder on ne peut mieux avec celui du disciple, tel que les anciens évangiles nous le dépeignent. Ils rappellent avec complaisance la scène de ce village de Samarie sur lequel le fils de Zébédée désirait voir tomber le feu du ciel pour le punir d'un refus d'hospitalité, et la leçon que Jésus dut lui donner à cette occasion (Luc IX, 54 suiv.). Ils allèguent cette autre scène (1. c, v. 49), où le Maître dut réprimer le zèle exclusif et polémique de son fougueux disciple qui ne voulait reconnaître aucun élément bon et utile à la cause de Dieu en dehors du cercle étroit auquel il appartenait lui-même. Ils insistent sur ce nom de fils du tonnerre qui lui fut donné à lui et à son frère Jacques (Marc III, 17), et qui ne peut avoir été choisi qu'en vue de l'impétuosité de son humeur. Ils s'en tiennent surtout à la mention qui est faite de lui dans l'épître aux Galates (chap. II, 9), et par laquelle ils prétendent établir que, longtemps après la mort de Jésus, Jean, pareil en ceci aux autres coryphées de l'église de Jérusalem, n'avait pas encore abandonné le point de vue judéo-chrétien, et ne s'était pas encore élevé à la hauteur des conceptions larges et spiritualistes de Paul. On se plaît ainsi à constater que partout où cet apôtre apparaît dans l'histoire (bien entendu, en dehors de l'évangile auquel s'est attaché son nom), il se montre imbu des préjugés de sa nation et peu exercé à mettre un frein à la violence de ses passions (Marc X, 35 suiv.). Or, tous ces traits, dit-on, ou d'autres qui en découlent naturellement, se retrouvent dans l'Apocalypse: une antipathie instinctive et invincible contre les païens, une prédilection pour le nom même de juif, prédilection telle, que ce nom y équivaut presque à celui de chrétien (chap. 11,9; III, 9), une affection très marquée pour le sanctuaire de Jérusalem et tout ce qui y tient (chap, XI, I, 19, etc.), une polémique sourde mais acrimonieuse contre les principes libéraux professés par l'apôtre des gentils (chap. II, 6, 14, 20, etc.), enfin le refus, assez nettement formulé, de reconnaître à celui-ci le titre qu'il avait l'habitude de revendiquer avec tant d'énergie (chap. XXI, 14).

Cette manière de plaider l'origine apostolique de l'Apocalypse ne tourne pas précisément, comme on voit, à l'avantage du livre et de son auteur. Cependant ce n'est pas de cela que dépend la valeur des arguments. Il convient de voir ce qu'il y a de fondé dans ces assertions, et jusqu'à quel point on est autorisé à combiner ainsi deux séries de faits, peut-être indépendants les uns des autres. Nous devons accorder que le livre de la Révélation est foncièrement judéo-chrétien: il est tout saturé d'idées nées sur le sol de la Palestine antérieurement à la prédication de l'Évangile; aucun autre écrit du Nouveau Testament ne l'est au même degré, tant s'en faut. Nous ne critiquons pas non plus le portrait qu'on se fait de Jean d'après les passages cités des Synoptiques. Mais nous ferons remarquer que ce portrait de jeune homme, qui peut être parfaitement ressemblant pour l'époque de son stage, ne préjuge rien relativement à la période de sa maturité. La scène de l'épître aux Galates n'a pas l'importance qu'on lui donne et ne prouve rien moins qu'une animosité concentrée contre la personne de Paul, ou des tendances polémiques contre sa prédication. D'un autre côté, on exagère positivement la portée de certaines phrases de l'Apocalypse, quand on veut y reconnaître des attaques peu voilées contre ce même apôtre; on ferme trop volontiers l'œil sur un grand nombre d'autres passages, dans lesquels la porte du royaume de Christ est largement ouverte aux hommes de toute nation, ou qui proclament des principes de théologie évangélique non seulement très-rapprochés de ceux de Paul, mais formulés au moyen de termes qu'on dirait empruntés à ses épîtres. Nous avons ici principalement en vue les endroits qui nous font connaître les convictions de l'auteur relatives à la personne du Christ et à l'œuvre de la rédemption, et que nous avons analysés ailleurs.

Les observations que nous venons de faire n'ont pas eu pour but de prouver que l’apôtre Jean ne saurait être l'auteur de notre livre; elles doivent seulement faire voir que le procédé suivi par une certaine école contemporaine, pour établir la thèse affirmative, n'a pas ce caractère de démonstration rigoureuse et irréfragable que ses défenseurs ont bien voulu lui attribuer. La question n'est pas plus avancée par ce nouveau genre d'argumentation, et il s'agit de savoir s'il nous reste quelque autre issue pour sortir d'embarras.

Nous renonçons pour le moment à discuter un autre élément de critique dont on s'est beaucoup occupé depuis une série d'années, la comparaison entre l’Apocalypse et le quatrième évangile. Quand cette comparaison aboutissait, pour ceux qui la faisaient, à la conviction qu'il existait entre ces deux ouvrages, si ce n'est une homogénéité parfaite, du moins une parenté telle, qu'elle rendait l'unité d'origine probable, les arguments qu'on pouvait faire valoir en faveur de l'apôtre comme auteur de révangile profitaient aussi à l'Apocalypse. Dans le cas contraire, la solution de la question, dans l'un ou dans l'autre sens, relativement au premier de ces livres, semblait devoir amener plus directement la réponse à donner au sujet du second. Nous reviendrons sur cette question quand nous parlerons de l'évangile, mais nous devons déclarer d'avance que nous n'en tirerons pas de grandes lumières pour ce qui concerne celle dont nous nous occupons aujourd'hui; car on n'arrivera jamais à démontrer la nécessité d'admettre l'unité d'auteur, comme on peut le faire par exemple à l'égard du troisième évangile comparé aux Actes, et quelle que soit l'opinion qu'on se forme de l'origine du quatrième évangile, cela ne saurait préjuger la solution de l'autre partie du problème.

Il reste cependant quelques considérations à faire valoir qui sont peut-être de nature à peser davantage dans la balance de la critique. Et d'abord il nous semble que l'auteur de l'Apocalypse, bien qu'écrivant à une époque où plusieurs des Douze peuvent encore avoir été en vie, se place à distance d'eux, soit quant au temps, soit quant à la dignité. Nous ne voulons pas trop insister sur le passage chap. XVIII, 20, où il leur adresse la parole directement, en les mettant à côté des prophètes: car il comprend dans la même allocution les fidèles en général, dans le nombre desquels il se trouve nécessairement lui-même. Mais il y a un autre passage auquel nous reconnaissons une plus grande importance. Au chap. XXI, où il est fait une description splendide de la nouvelle Jérusalem, il dit au v. 14 que les murailles de la ville sont assises sur douze pierres fondamentales, et que sur ces pierres sont inscrits les noms des douze apôtres. Nous avouons qu'il nous répugne d'admettre que l'un des Douze se soit décerné à lui-même un si grand honneur (comp. 1 Cor. III, II) et ait affiché ainsi un sentiment si peu en harmonie avec les grands principes éloquemment et heureusement proclamés par son maître (Matth. XX, 26, 27; XXIII, 11. Marc IX, 35. Luc XXII, 26, etc.). Il est vrai qu'on nous oppose ici un mot de Jésus qui semble autoriser d'avance des prétentions de ce genre (Matth. XIX, 28. Luc XXII, 30.), ainsi que l'ambition bien documentée de celui qui s'en serait prévalu (Matth. XX, 20. Marc X, 35.). Mais cette ambition n'a-t-elle donc pas été réprimandée immédiatement? Et ce mot de Jésus, en supposant qu'il ait été prononcé dans ces termes, pouvait-il donc être pris à la lettre par quelqu'un qui devait savoir combien peu la plupart de ses collègues (sans parler de Judas!) avaient de titres pour s'en attribuer le bénéfice? Plus nous y réfléchissons, plus ces douze noms inscrits sur les murs de la nouvelle Jérusalem, tout en trahissant chez l'auteur ce judéo-christianisme pour lequel l'apostolat des Douze était une dignité supérieure et un privilège exclusif, le placeront dans une sphère et à une distance où l'on devait avoir l'habitude de reconnaître l'une et l'autre avec déférence et sans jalousie.

Voici un autre passage auquel on contestera peut-être la force probante, mais que nous nous permettrons pourtant de signaler à l'attention des lecteurs. Dans le premier chapitre, l'auteur nous décrit l'apparition du Christ révélateur qui l'a choisi pour son organe. Nous comprenons que le portrait qu'il donne de sa personne resplendisse d'un éclat céleste et ne rappelle en rien les formes modestes de la réalité historique. Il y a cependant là un trait qui nous a toujours frappé. Le Christ est représenté comme un vieillard à cheveux blancs. Comment nous expliquer cette singulière métamorphose? Si l'auteur avait vécu dans l'intimité de Jésus jusqu'à sa mort, comment ses souvenirs, nécessairement toujours vivants, auraient-ils pu s'effacer à ce point, nous ne dirons pas par l'effet du temps (car cela est psychologiquement impossible), mais même devant un simple besoin d'idéaliser, en supposant que la barbe blanche fût un attribut indispensable dans le costume du Messie? Nous nous bornons à poser la question, car c'est là une affaire de pure appréciation subjective. Mais nous n'avons pas besoin de nous arrêter à ce petit détail. Nous demanderons tout simplement comment un homme qui a vécu avec Jésus pendant des années pouvait être amené à le représenter sous la figure d'un animal, d'un agneau, ou plus exactement d'un jeune bélier. Nous comprenons parfaitement l'emploi d'une telle image comme métaphore (év. de Jean I, 29); nous connaissons aussi la hardiesse de la symbolique orientale qui ne recule pas devant les formes les plus étonnantes quand il s'agit de donner un corps à des faits abstraits: mais ce que nous ne concevons pas, c'est qu'une pareille forme ait pu être choisie par quelqu'un pour qui le Seigneur n'était point un personnage purement idéal, mais un homme qu'il avait entendu, vu de ses yeux, contemplé et touché de ses mains (1er ép. I, 1).

Cependant nous n'insistons pas sur ces scrupules peut-être exagérés; nous avons hâte d'arriver à une dernière considération qui nous semble être de beaucoup la plus importante. C'est celle qui résulte du contenu général de l'Apocalypse, de sa tendance, de son esprit, comparés à l'enseignement bien documenté de Jésus. D'après celui-ci, l'Évangile devait opérer une transformation morale de l'humanité afin de préparer de loin l'ère nouvelle de la paix et du bonheur: ici, comme si toute cette éducation était déjà terminée — et l'auteur a soin de nous dire qu'elle ne l'est pas (chap. II; III) — il n'est question que de coups frappés, de révolutions brusques, on serait tenté de dire de changements de décors, comme ils se voient dans une salle de spectacle. La promesse authentique avait déclaré que la fin, le glorieux triomphe de la vérité et de la justice, n'arriverait que lorsque la bonne nouvelle aurait été prêchée par toute la terre, à tous les peuples: l'auteur de l'Apocalypse, au lieu d'aller continuer une besogne à peine commencée, attend pour le lendemain ce qui devait être le fruit d'un long et pénible travail. Jésus avait appelé de tous ses vœux des ouvriers actifs et dévoués: le tableau apocalyptique nous en montre un nombre considérable, mais ce ne sont pas des missionnaires employés à défricher des terres incultes, à planter, à arroser les champs de leurs sueurs, ce sont des anges déjà occupés à séparer l'ivraie du bon grain. Le maître avait comparé les progrès de son œuvre à la croissance lente, graduelle, imperceptible du grain de sénevé: le disciple impatient fait sortir de terre l'arbre entier comme par un coup de baguette. Le fils de Dieu avait déclaré ne pas pouvoir dire la durée du temps qui s'écoulerait avant l'accomplissement de son œuvre: et le crayon de son auditeur calcule le nombre peu considérable de jours et de mois après lesquels tout serait consommé (Comp. le 10e chap, du second livre de l'Histoire de la théologie chrétienne au siècle apostolique.). Si l'Apocalypse était le résumé fidèle des espérances léguées à l'Église par son fondateur, il faudrait bien avouer que celle-ci a dû puiser à quelque autre source ce qui a fait sa force d'expansion et ce qui a assuré son avenir. On n'échappe à cette conséquence qu'en substituant au sens propre du texte une interprétation prétendue spirituelle, mais en vérité tout arbitraire et d'avance condamnée par Fauteur lui-même, qui répète à tout instant qu'il veut être compris à la lettre (Chap. I, 3; II, 5, 16; III, 11; XI, 14; XXII, 6, 7, 10, 12, 20, etc.) et dont les consolations n'auraient point eu de valeur si elles ne s'étaient adressées à ses contemporains. Ce sont sans doute les considérations que nous venons de développer qui ont d'abord engagé les Pères grecs à se jeter dans le système des allégories pour échapper au chiliasme, et qui ont fini par leur faire éliminer tout à fait l'Apocalypse du canon de leurs églises. Aurons-nous besoin de dire que jamais ils n'auraient pu aller aussi loin, si la tradition relative à l'origine apostolique du livre avait été aussi solidement établie qu'on se le persuade communément?

En somme, il y a donc à dire qu'une entière certitude ne peut être obtenue à l'égard de la question de l'auteur; pour notre part, nous penchons pour l'opinion qui voit dans ce Jean, lequel dit avoir composé l’ouvrage, quelque homonyme de l’apôtre; mais les données historiques qui nous sont parvenues sur les personnes plus ou moins influentes en Asie mineure, à l'époque dont il s'agit ici, sont trop peu complètes pour nous permettre de franchir la limite des simples conjectures. Nous faisons grâce à nos lecteurs de celles auxquelles s'est exercée la sagacité des critiques modernes.


X.

Nous avons l'habitude de joindre à chaque volume de notre ouvrage la liste des commentaires qui ont paru sur la même partie du texte, tant en France qu'en Allemagne, dans le courant de ce siècle. Nous renonçons à ce procédé en ce qui concerne l'Apocalypse. Le catalogue des écrits qu'il faudrait enregistrer est tellement riche, et leur valeur est en raison inverse de leur nombre, que nous ne voyons pas la moindre utilité pour nos lecteurs à cette énumération. Nous ne mentionnerons donc, à la dernière page de ce volume, que la très courte série de ceux qui ont réellement rendu des services à la science et à l'histoire de la théologie chrétienne.

Cependant il ne sera pas hors de propos de faire connaître ici succinctement les différents systèmes d'interprétation de l'Apocalypse, qui ont tour à tour prédominé dans les écoles et qui, en partie, sont encore aujourd'hui préférés et préconisés par un certain nombre d'écrivains. Nous sommes d'autant plus dans le cas de leur consacrer quelques lignes, que nous n'avons en aucune façon l'intention d'y revenir dans le commentaire et de nous donner la peine de les examiner à fond ou de les réfuter. De fait, l'histoire de l'interprétation de ce livre et de ses destinées, dans le sein de l'Église, est l'un des chapitres les plus curieux de l'histoire ecclésiastique, et en même temps (il faut bien le dire) de celle des égarements de la raison humaine. Il n'y a guère eu au monde de problème littéraire pour la solution duquel on ait dépensé autant de sagacité, d'érudition et de temps, que pour celui de retrouver la clef de cette prophétie, faussement considérée comme seule et unique dans son genre dans toute la Bible. Ce fait, d'ailleurs, n'a rien de surprenant. Deux ans à peine après la composition de notre apocalypse (qui, comme nous l'avons dit, n'a été ni la première ni la dernière dans la littérature juive et chrétienne), il survint des événements, lesquels, tout en rentrant, jusqu'à un certain point, dans le cercle des idées qui en faisaient le fond, lui donnèrent cependant un éclatant démenti. Les trois ans et demi se passèrent, et Jérusalem, au lieu de devenir la demeure des croyants et des saints, ne fut plus qu'un monceau de ruines. Rome ne fut pas détruite par l'Antéchrist, mais resta la capitale d'un puissant empire, auquel, après une courte période de secousses et de hontes, une série de princes sages et éclairés, comme l'histoire n'en connaît guère de pareille, assura pour près d'un siècle et la paix au dehors et la prospérité au dedans. Les cieux ne s'ouvrirent pas, la nature continua sa marche régulière: le prophète avait été trompé par l'ardeur de ses désirs. Il en résulta que les uns rejetèrent son livre purement et simplement, sans autre forme de procès, tandis que les autres, fascinés par l'autorité qu'il s'attribuait lui-même, songeaient à lui prêter un sens qui devait le soustraire à l'arrêt de la critique historique. Cet expédient a été mis à profit jusqu'à nos jours, et avec des applications très diverses, par l'exégèse apologétique. Nous allons en signaler les principales modifications.

Lorsque les croyances judéo-chrétiennes, relatives aux choses finales, et avec elles l'attente du règne millénaire, commencèrent à perdre leur empire sur les esprits, l'Apocalypse risqua d'être mise au rebut et, de fait, plus d'un théologien dans les deux Églises, mais surtout en Orient, ne la comprit plus parmi les livres canoniques. Elle aurait probablement disparu du recueil sacré, dès lors et pour toujours, si l'école d'Alexandrie, plus philosophique que positive, ne l'avait réhabilitée, en la dépouillant de tout ce qui rappelait les aspirations passablement sensuelles, pour ne pas dire grossières, de l'eschatologie juive. On ne voulait plus y voir que des allégories morales et religieuses, des enseignements dont le spiritualisme, à la fois spéculatif et pratique, s'était revêtu de formes concrètes et de couleurs voyantes, pour éveiller l'attention et exercer l'intelligence des esprits d'élite. Sous la main de ceux-ci, les faits particuliers qui y étaient prédits devinrent des idées générales, des vérités éternellement salutaires, et toujours réalisables. Cette théorie de l'interprétation s'est soutenue dans l'Église jusqu'à la réforme, du moins parmi les écrivains orthodoxes; et aujourd'hui encore, bien des gens (En France: Notes sur l'Apocalypse, prises aux soirées de J. N. Darby. Gen., 1850. Le Boys des Guays. L'Apocalypse dans son sens spirituel. Saint-Amand, 1841.) s'en servent pour utiliser, au profit de la communauté, qu'ils ne veulent pas laisser s'égarer dans le labyrinthe des calculs chimériques, un livre qui est encore dans toutes les bibles, et, par conséquent, sous les yeux des simples tout aussi bien que dans les mains des savants.

Indépendamment de cette interprétation pratique, on en a recommandé de nos jours une autre analogue, mais qui se distingue de celle des Alexandrins par des allures plus idéales et des conceptions plus modernes. On n'a pas méconnu, comme l'ont fait les Pères grecs, l'élément prophétique du livre, mais on a cherché à le dégager de son enveloppe par trop matérielle et judaïque, pour réduire tout ce qui est dit de la parousie du Christ, du jugement et du règne millénaire, à la simple perspective du triomphe définitif de l'Évangile sur toutes les entraves que lui oppose un monde hostile (J. Gf. Eichhorn, Commentarius in Ap. Joannis. Gœtt., 1791).

Cependant depuis l'époque de la réforme, des théories diamétralement opposées à celles des Pères ont commencé à prévaloir. Les théologiens, en grande majorité, n'ont pas pu se décider à faire complètement abstraction de ce qui constitue le fond propre et essentiel de l'Apocalypse: nous voulons dire, de ses prédictions. En bonne conscience, nous ne pouvons les blâmer, car s'il est un fait patent, c'est que l'auteur a voulu parler de l'avenir, d'événements matériels, et que ses tableaux n'ont pas dû être de simples allégories sans noyau réel et palpable. Mais en même temps, ces exégètes n'ont pas cru qu'il leur était permis de penser que l'auteur se serait trompé dans ses prévisions. L'Apocalypse fait partie de la Bible; elle y est, donc elle doit y être, donc elle est inspirée, donc ce qu'elle prédit a dû arriver ou arrivera encore. De là, d'innombrables essais de retrouver l'accomplissement de la prophétie dans l'histoire des temps passés, présents ou à venir. Nous pouvons les diviser en plusieurs catégories.

La première, et de beaucoup la plus riche en productions littéraires, comprendra celles dont les auteurs ont vu dans l'Apocalypse le récit anticipé de l'histoire de l'Église chrétienne. Dans ce système, il s'agit de combiner chaque scène du livre avec un événement particulier et plus ou moins important dans les destinées de cette Église. Déjà les sectes dissidentes du moyen-âge se sont engagées dans cette direction, en se servant des textes à l’appui de leur polémique contre la papauté. Mais ce furent surtout les théologiens protestants qui s'appliquèrent à ce genre d'études dans le même but. Luther, qui avait d'abord parlé de ce livre assez dédaigneusement, se ravisa dès qu'il eut compris qu'il pouvait être d'un certain usage dans le sens que nous venons d'indiquer. Après lui, tous les théologiens des diverses dénominations qui avaient rompu avec Rome, se jetèrent à l’envi dans la mêlée, si bien que, dans cette sphère, le nom de l’Antéchrist ne tarda pas à devenir la désignation usuelle et obligée du pape et de sa puissance. Il va sans dire qu'avec le progrès des temps, et à mesure que des situations nouvelles surgissaient, l'interprétation se modifiait et s'enrichissait de nouvelles combinaisons, chacun tenant à revendiquer pour le prophète l'honneur d'avoir prévu les événements les plus récents. Seulement (et c'est là un détail qu'il ne faut pas négliger) l'orthodoxie avait en horreur l'idée que l'avenir réservait à l'Église un état plus florissant que celui que lui avaient assuré les confessions du seizième siècle et le gouvernement des consistoires institués par les princes, et chargés surtout de veiller à la pureté de la doctrine, ce qui était la seule chose nécessaire. La Confession d'Augsbourg et la Confession helvétique condamnent explicitement les «rêveries judaïques» relatives à un avenir où les hommes pieux seraient les seuls maîtres (Nous ne citons ici que quelques livres français: Ph. Basset, Explication raisonnée de l'Apocalypse. Paris, 1832. 3 t. W. Digby, Courte explication historique des sceaux et des trompettes de l'Apocalypse. Toulouse, 1839. L'abbé Raboisson, Les événements prochains d'après l'Apocalypse. Paris, 1874. J. B. Lhote, l'Apocalypse expliquée par l'histoire. Paris, 1877. G, A. Rosselet, L'Apocalypse et l'histoire. Paris, 1878, etc.).

Cette déclaration catégorique nous fait entrevoir que d'autres étaient d'un avis contraire. C'étaient d'abord les Anabaptistes, et plus tard quelques enthousiastes isolés, auxquels on donna le nom de fanatiques. Mais l'opinion que l'Apocalypse promettait un avenir meilleur que celui que la théologie confessionnelle, raide, sèche et froide, prétendait avoir déjà réalisé, cette opinion prévalut bientôt avec l'avènement de la tendance religieuse qui est connue dans l’histoire sous le nom du piétisme. De ce côté-là, on se jetait avec ardeur sur l'Apocalypse, pour lui extorquer ses secrets à force de calculs mathématiques. On bornait l'interprétation historique aux premiers chapitres, en voyant dans les sept églises d'Asie sept périodes successives de l'histoire ecclésiastique, de manière que tout le reste du livre se rapportait à l'avenir. On arriva bientôt à trouver l'année même où devait commencer le règne millénaire. Les démentis réitérés donnés à ces calculs par l'histoire, ne découragèrent point ces nouveaux apocalypticiens; on recommençait la besogne et l'on assignait le Christ à un autre jour. Comme de raison, les interprètes, en reprenant le calcul en sous-œuvre, s'arrangeaient le plus souvent de façon à ce que cet heureux commencement fût fixé à une époque assez rapprochée pour qu'ils eussent l'espoir d'en profiter eux-mêmes. Le chemin de ces exégètes, qui pullulent toujours encore, passe assez près de Bedlam, et quelquefois il y aboutit directement (Ce fut surtout le pieux et savant J. Alb. Bengel qui mit en vogue cette méthode arithmétique: Erklärte Ofenlarung Joharmis oder vielmehr Jesu Christi. Stuttg.,1740. La Révolution, l'Empire, la Restauration, Juillet, Février, ont fourni à tour de rôle de riches matériaux aux amateurs de ce genre d'études. En français, nous avons entre autres: L'avenir dévoilé. Neuch., 1832. Abrégé analytique d'un commentaire sur l'Apocalypse. Paris, 1832. Ferd. Banholzer, Explication de l'Apocalypse. Vevey, 1837. J. L. Vaïsse, Une voix sortie des cieux. Paris, 1852. F. de Rougemont, La révélation de Saint Jean. Neuch., 1860.).

À l'égard de toutes ces aberrations de l'exégèse, dues à l'absence totale du sens historique, la France, l'Angleterre, l'Allemagne et la Suisse se disputent la palme depuis plus de trois siècles, et il n'y a encore nulle apparence que la raison finira de si tôt par avoir raison. Seulement, dans les temps les plus récents, on a tenté de substituer à l'histoire politique de l'Église, l'histoire religieuse du royaume de Dieu. Au fond, ce n'est là qu'une nouvelle formule pour une idée qui n'est pas nouvelle; et pour autant qu'elle diffère de celles que nous venons d'énumérer, elle n'en enlève pas moins à l'Apocalypse tout ce que son auteur y a mis d'essentiel et en même temps d'intéressant (E. W. Hengstenberg, Die Ofenbanmg des h. Johannes fur solche die in der Schrift forschen. B., 1849. 2 t. C. A. Auberlen, Der Prophet Daniel und die Ofenlarung Johannis. Bas., 1854. Th. Kliefoth, Die Offenlarung des Johannes. L., 1874. 3 t.).

Une dernière classe d'interprètes historiens comprend ceux qui se sont évertués à voir dans ce livre l'histoire à peu près contemporaine de l'auteur, c'est à dire celle de la guerre des Juifs contre les Romains. Quoique proposée entre autres par un écrivain de premier rang et auquel la théologie et surtout les études bibliques ont de grandes obligations (J. Gf. Herder, Das Buck von der Zitkunft des Herrn, des Neuen Testaments Siegel. 1779.), elle n'a réuni qu'un petit nombre de suffrages et est définitivement abandonnée.

Encore moins sera-ce le cas de nous arrêter aux élucubrations de certains auteurs, placés tout à fait en dehors du cercle des croyances chrétiennes, et qui se sont persuadés que l'Apocalypse est un livre mystique qui veut enseigner le culte du soleil (Dupuis, Examen d'un ouvrage phrygien contenant la doctrine apocalyptique des initiés aux mystères de la lumière et du soleil équinoctial du printemps sous le symbole de l'agneau. (Dans le troisième volume de l'Origine de tous les cultes. Paris, an III, in-4"). J. And. de Luc, Éclaircissements sur l'Apocalypse. Gen., 1832.).

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