Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

L'APOCALYPSE

INTRODUCTION

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Le livre qui occupe le dernier rang dans les éditions ordinaires de la Bible ou du Nouveau Testament, a la réputation d'être le plus difficile, le plus énigmatique de tous nos écrits sacrés. Cette réputation, bien peu méritée au fond, lui a valu le triste privilège d'être soumis à l'envi, de la part d'une multitude de gens mal inspirés, à des hallucinations exégétiques les unes plus déraisonnables et plus arbitraires que les autres, et qui n'ont abouti en fin de compte qu'à créer l'obscurité, là où le simple bon sens philologique et la connaissance des idées répandues dans la première société chrétienne auraient suffi pour faire éclater la plus parfaite lumière. L'auteur a nettement déterminé l'horizon qu'embrasse son regard prophétique, et l'on s'est obstiné à l'élargir de plus en plus et incommensurablement; il a clairement indiqué l'époque à laquelle il composait son ouvrage, et l'on persiste à ne pas l'en croire; il a désigné nominativement les principaux personnages du drame qu'il déroule devant nos yeux, et l’on s'arroge toujours le droit de leur substituer d'autres noms, et de transporter la scène sur un terrain de l'histoire auquel le prophète n'a pas songé. Ces manipulations aussi absurdes que téméraires ont réussi à dégoûter bien des chrétiens, et même des savants, de la lecture d'un livre qu'ils désespéraient de comprendre, et malheureusement on n'a que trop souvent rejeté sur l'écrivain lui-même la faute de ses interprètes fourvoyés. À ceux qui, se dégageant des préjugés qu'ils peuvent avoir contractés dans leurs études antérieures, ou sous l'empire d'une tradition non contrôlée, voudront bien suivre attentivement notre exposé, nous espérons démontrer que l'Apocalypse est, pour la forme, l'une des compositions les plus intéressantes et les plus grandioses de la littérature prophétique, et quant au fond, le résumé aussi complet que lucide des espérances qui animaient les églises au siècle apostolique et qui leur donnaient la force de braver le monde et le courage de le conquérir.

I.

Le mot grec qui est inscrit en tête du livre n'a rien de mystérieux par lui-même et est d'un emploi très fréquent dans le Nouveau Testament. Apocalypse signifie révélation. Or, la révélation est l'acte par lequel un fait quelconque, une vérité religieuse ou morale, un événement inconnu ou futur, est communiqué par celui qui en a connaissance à quelqu'un qui l'a ignoré. En premier lieu, la révélation est donc faite par Dieu et directement; elle peut l'être indirectement ou d'une manière médiate par l'organe d'un prophète. Par une métonymie très naturelle, le terme de révélation s'applique aussi à la chose révélée. Ainsi la phrase: Révélation de Jésus-Christ, qui est le vrai titre de notre livre, signifie à la fois: Communication extraordinaire faite par Christ, et: Manifestation extraordinaire du Christ. C'est surtout dans ce dernier sens qu'elle est usitée dans le langage théologique des apôtres, et plus particulièrement en tant qu'il doit être question d'une manifestation future et éclatante du Seigneur pour l'inauguration de son royaume (1 Cor. I, 7. 2 Thess. I, 7. 1 Pierre I, 7, 13, etc.). Enfin, la description de ce fait à venir formant le sujet même de l'ouvrage que nous allons étudier, celui-ci, par voie d'abréviation, a fini par être nommé l'Apocalypse, tout court, au lieu de: Livre de l'apocalypse, ou de la réapparition du Christ; comme nous parlons aujourd'hui d'Évangiles, là où nous devrions dire: Livres contenant l'évangile ou la bonne nouvelle relative à l'avènement du Sauveur. Et de même que nous nous sommes habitués à dire: Évangile de Matthieu, au lieu de: Évangile du Christ rédigé par Matthieu, de même nous disons: Apocalypse de Jean, au lieu de: Apocalypse du Christ décrite par Jean. Cependant ces façons de parler abrégées ne datent que d'une époque postérieure au siècle apostolique.

Ajoutons encore que ce nom d'Apocalypse, comme titre d'un livre relatif aux choses finales (que ce titre ait été choisi par l'auteur lui-même, ou que l'histoire littéraire ait jugé convenable de l'employer par analogie), n'appartient pas exclusivement à l'ouvrage compris dans le canon des saintes Écritures. Il y a eu un grand nombre de compositions semblables, soit antérieures à l'ère chrétienne, soit d'origine plus récente, qui ont traité le même sujet, et plusieurs des plus remarquables nous ont été conservées. On peut donc parler d'une littérature apocalyptique, comme d'un genre particulier de la littérature prophétique, et la plupart des traits distinctifs que nous aurons à signaler plus loin pour caractériser l'Apocalypse canonique, reviennent à tous les écrits qu'on peut ranger dans cette classe. Nous n'hésiterons pas à les appeler des poèmes didactiques, en ce que, sous une forme relevant essentiellement de l'imagination (celle de la vision), ils exposent des croyances religieuses et poursuivent un but d'édification. Tous ils appartiennent à la sphère du judaïsme des derniers temps, bien que déjà les anciens prophètes en aient pour ainsi dire tracé d'avance le programme. Le livre de Daniel fut le premier modèle du genre, lequel, tout en se mettant plus tard au service des idées chrétiennes, conserva toujours les traces de son origine, et ne fut en vogue qu'aussi longtemps que les tendances ou les conceptions judaïques prévalaient plus ou moins dans l'Église. L'affaiblissement progressif de ces tendances, insensiblement écartées par l'ascendant d'une théologie plus philosophique, nous explique aussi et le revirement de l'opinion à l'égard de notre Apocalypse, et l'incertitude croissante concernant son vrai sens.

II.

L'avenir, les destinées prochaines du peuple des élus et de l'humanité en général, la révolution à la fois terrible et merveilleuse qui devait changer la face du monde, voilà quelle était la grande préoccupation de beaucoup de Juifs à l'époque où commençait la prédication de l'évangile (Voyez pour plus de détails l'Histoire de la Théologie chrétienne au siècle apostolique, Livre I, chap. 10, et Livre IV, chap. 3.). Cette préoccupation fut pour un grand nombre d'entre eux le principal mobile qui les conduisit vers le Christ prêché par les apôtres, et imprima une teinte particulière aux croyances de la communauté. Celle-ci, plus ou moins dominée par ce courant d'idées, risqua de perdre en sens pratique et en lucidité d'intelligence ce qu'elle pouvait gagner en enthousiasme et en force morale en face de la persécution. Pour bien comprendre la nature et surtout l'énergie de cette évolution de la pensée religieuse, il faut remonter jusqu'aux anciens prophètes d'Israël. La Providence les avait placés au milieu d'un peuple sorti à peine de la barbarie, imbu de notions encore grossières relativement à tout ce qui dépassait la sphère des besoins matériels, souffrant en même temps de tous les maux inséparables d'une mauvaise administration et d'un état d'hostilité permanente avec les voisins, enfin sans cesse exposé aux calamités nées d'un sol en partie ingrat, ou d'une nature non encore domptée par le génie de l'homme. Leur tâche était ardue, immense: elle aurait été au-dessus des forces humaines, sans cette foi inébranlable en un avenir meilleur qui les soutenait, sans cette conviction profonde que le bien voulu par un Dieu juste et tout-puissant finirait par triompher, et qu'à la suite de ce triomphe l'état social se consoliderait, une paix durable réparerait tous les maux, et la nature elle-même se renouvellerait de manière à faire disparaître toutes ses imperfections actuelles. Oui, ils attendaient tout de l'avenir, c'est-à-dire, de Dieu même. Moins l'actualité répondait à leur idéal, plus le changement désiré se présentait à leur imagination comme quelque chose de miraculeux, d'instantané. Dans le passé ils ne trouvaient point d'époque à mettre en parallèle avec la nouvelle ère qu'ils appelaient de leurs vœux les plus ardents, et il n'y avait guère que la figure radieuse du roi David, couvrant la nation, unie pour la première et seule fois, d'une égide de gloire et de prospérité, et grandissant encore en raison de la distance, qui leur fournissait un nom et des couleurs pour donner des contours un peu plus fermes à leurs tableaux. Car si dans leur perspective la restauration politique marchait de front avec la renaissance religieuse et morale d'Israël, si les aspirations les plus pures et les plus saintes s'alliaient chez eux aux élans patriotiques les plus ambitieux, on ne peut pas dire pourtant que leurs conceptions aient pris une forme bien arrêtée, et soient sorties du clair-obscur d'un vague pressentiment, ou d'un désir plus généreux que réfléchi. Ils ne calculaient pas avec des faits positifs; le cœur seul les inspirait, et la froide raison n'avait pas de réserves à faire là où le ciel pouvait intervenir à tout moment.

L'effroyable catastrophe qui réduisit en cendres Jérusalem et son temple, loin d'abattre leur courage ou de laisser leur foi défaillir, paraît au contraire avoir exalté l'un et l'autre. Du moins les prophètes contemporains de l'exil se distinguent entre tous par l'énergie de leurs espérances et la brillante vivacité de leurs peintures de l'avenir. C'est que la première partie des prédications de leurs devanciers s'était tristement accomplie. Les ruines de Sion attestaient la vérité des oracles d'autrefois à l'égard de ce qu'ils avaient eu de menaçant. Pourquoi ne seraient-ils pas également vrais en ce qui concernait la restauration promise? Ce sont les promesses de ces oracles qui, après un demi-siècle, mirent en mouvement une notable portion des déportés, et les ramenèrent en Palestine, pleins de grandes résolutions et d'illusions plus grandes encore. Des réalités à la fois douloureuses et mesquines eurent bientôt dissipé ces illusions. Tout de même la terrible leçon avait profité au peuple, et si les splendeurs du trône de David ne rayonnaient pas aux abords du nouveau temple, du moins il n'était plus besoin de prophètes pour châtier des velléités de polythéisme chez une nation désormais fidèle à son Dieu, et décidée à ne plus se confondre avec celles du dehors, mais à se rendre digne des privilèges assurés conditionnellement à ses pères. Les idées d'avenir, sans s'effacer complètement, sommeillèrent pendant quelques siècles. Les intérêts du moment, l'organisation sociale, les tendances hiérarchiques, le besoin de légalité, en détournèrent les regards.

Cependant il arriva un temps où l'on revint à la lecture des anciens. L'étude des textes fit sur bien des esprits une impression plus puissante que ne l'avaient produite autrefois les paroles chaleureuses des orateurs. Les espérances nationales redevinrent un élément important dans la vie religieuse et politique des Juifs. Elles furent d'autant plus énergiques que l'antagonisme radical entre le judaïsme et le monde païen était de jour en jour plus prononcé et mieux apprécié. La persécution religieuse, qui jamais auparavant ne s'était montrée avec un caractère aussi odieusement cruel que sous le gouvernement du tyran macédonien, ne manqua pas de donner un aliment abondant au feu qui couvait sous la cendre, et à le faire éclater avec une force bientôt irrésistible. L'indépendance fut reconquise pour un temps malheureusement bien court, trop court pour permettre à ce feu de s'éteindre tout à fait, et le joug romain, avec ses étreintes plus dures et ses froissements plus incessants, ne put que le raviver avec plus d'énergie encore. Si chez quelques-uns les espérances nationales se tempéraient par une pieuse résignation, et se manifestaient par un courage passif, par une vie d'abnégation et de patiente confiance, chez d'autres, au contraire, elles poussaient au fanatisme, et se traduisaient en rêves de vengeance et de domination. Cependant chez les uns et les autres le fond des idées s'était modifié et enrichi de nouveaux éléments. La figure du roi de l'avenir, du second David, se dessinait avec des traits de plus en plus surhumains; les anciens prophètes, ces héros de la théocratie, réapparaissent sur la scène pour lui faire cortège, ou plutôt pour annoncer sa venue prochaine et ratifier ainsi leurs brillantes prédictions d'autrefois. Le désolateur, qui avait inondé de sang les rues de Jérusalem, et placé les insignes de son culte d'abomination sur l'autel même de Jéhova, fut immortalisé à son tour par le rôle qui lui fut assigné dans le drame final et dut servir de type à tout ce que le monde païen opposerait de forces et d'horreurs à l'Oint du Seigneur. L'attente fébrile du dénouement, la haine de l'oppression, cette haine qui n'était pas satisfaite par la perspective d'une revanche momentanée et passagère,la conviction surtout que la justice éternelle ne pouvait pas laisser succomber sans aucune compensation les innombrables victimes mortes pour leur Dieu et leur foi, toutes ces causes finirent par faire surgir la croyance à la résurrection des morts et à un jugement d'outre-tombe, croyance inconnue aux générations précédentes qui n'en avaient pas senti le besoin, ou qui du moins n'étaient pas parvenues à Télever au-dessus d'une vague aspiration. Cette idée féconde ne tarda pas à devenir le centre et le pivot d'une théologie conjecturale et divinatoire, qui de l'école passa dans les masses. Elle servit puissamment à donner à cette théologie des formes plus précises, à en coordonner les éléments, à les systématiser. Plus l'imagination revêtait l'avenir de couleurs brillantes, plus l'impatience des croyants en rapprochait le terme. On se mit à calculer les distances qui pouvaient encore séparer le moment présent du jour suprême, et à défaut de chiffres certains, on énumérait la série des signes précurseurs de l'avènement du Messie pour mesurer les temps intermédiaires d'une manière au moins approximative.

Tout cet ensemble de croyances généreuses et de folles espérances vivait dans le peuple juif, préoccupant et travaillant les esprits, à l'époque où Jésus parut. Sa personne, ses miracles, son enseignement même, qui, sans confirmer d'une manière directe les opinions populaires, leur empruntait cependant quelquefois des formes et des images, faisaient sur le public une impression extraordinaire, et l'opposition même qu'il rencontra chez les uns paraît lui avoir fait gagner la faveur d'autant plus enthousiaste des autres. Plus d'une fois la foule allait le proclamer comme celui qu'on attendait, et sa déclaration solennelle que son royaume n'était pas de ce monde, porta un coup fatal aux convictions de plus d'un de ceux qui avaient été ses plus chauds partisans.

Nous n'avons pas besoin de poursuivre ici ce résumé historique. On sait comment la foi en la messianité de Jésus sortit victorieuse de son tombeau, plus ou moins judaïsante chez les uns, plus ou moins spiritualisée chez les autres; comment cette foi se purifia insensiblement sous l'action de l'expérience et sous la direction de l'esprit qui avait dicté l'évangile, et comment, par des modifications successives et un travail séculaire, elle est arrivée à se dégager de l'alliage que lui avait légué la synagogue. Nous verrons tout à l'heure, en examinant de plus près le livre auquel est consacrée cette étude, que nous n'assistons encore qu'au premier début de cette lente transformation.

III.

En abordant cette étude, la première chose que nous ayons à constater, c'est que l'Apocalypse comprise dans le recueil du Nouveau Testament n'est point l'élucubration d'un rêveur oisif et exalté, mais qu'elle répond à un besoin profondément senti de l'époque qui l'a vu naître. Son but est essentiellement pratique, car pour ce qui est du fond même de son enseignement prophétique, loin de contenir des révélations nouvelles et étonnantes, comme la presque totalité des commentateurs de tous les siècles se l'est imaginé, elle ne donne guère à ses lecteurs que ce que la plupart d'entre eux savaient et croyaient déjà antérieurement.

Presque au moment de la mort du maître avaient aussi commencé les tribulations de sa jeune église. D'abord, à la vérité, elles n'avaient éprouvé que quelques individus; c'étaient plutôt des tracasseries de police, et les coups sérieux et cruels ne frappaient qu'exceptionnellement soit les courageux missionnaires, soit les modestes communautés qu'ils parvenaient à organiser. Il en fut autrement vers la fin du règne de Néron. On sait les sauvages excès par lesquels ce monstre réussit à détourner de sa propre tête sur une classe inoffensive l'orage qu'avait soulevé à Rome sa folle cruauté; et il est très vraisemblable que l'exemple donné en haut lieu et par la capitale, aura été suivi avec empressement dans l'une ou l'autre localité et surtout dans cette Asie mineure, que l'histoire apostolique nous dépeint comme plus particulièrement imbue des superstitions du paganisme. Il est tel passage des épîtres dans lequel on est tenté de voir une allusion à de pareilles persécutions, et ce que l'Apocalypse (chap. VI et VII) dit du grand nombre des martyrs, que nous aurons à chercher de préférence dans ces régions, ne saurait être pris pour de la pure rhétorique. Ainsi les chrétiens de cette époque virent revenir les temps d'angoisse et de carnage qui avaient affligé les Juifs sous Antiochus Épiphane. Les mêmes causes produisirent les mêmes effets; la persécution exalta le courage des fidèles; la foi en la proximité de la grande manifestation du Messie, cette foi si profondément enracinée dans les esprits, devenait d'autant plus vive que la situation était plus terrible. Les apôtres eux-mêmes nourrissaient et caressaient cette espérance dans leurs prédications et dans leurs écrits, et il n’y a presque pas de livre dans tout le Nouveau Testament qui ne l'exprime très-explicitement, et qui ne présuppose, tant chez son auteur même que chez ses lecteurs, toute la série des idées dont nous avons parlé plus haut (Matth. XVI, 26; XXIV; XXV. Marc XIII. Luc XXI. Actes I, 6. 1 Cor. XV, 51 suiv. 1 Thess. IV, 16 suiv. Hébr. X, 25. Jacques V, 1 suiv. 1 Pierre IV, 7. 1 Jean II, 18.). On aurait bien tort de vouloir spiritualiser ces idées, de manière à réduire l'enseignement eschatologique des apôtres à cette conception abstraite, que le christianisme finirait par sortir victorieux de sa lutte avec le judaïsme et le paganisme, et amènerait ainsi une ère de vertu, de paix et de bonheur pour l'humanité régénérée. Quelque grande et belle qu'une pareille conception puisse nous paraître aujourd'hui, aux yeux de la génération d'alors elle n'aurait été qu'un bien pâle reflet de ses aspirations les plus ardentes, elle aurait été surtout impuissante à soutenir les faibles en face des cruelles épreuves qu'ils avaient à subir sans cesse. Là il fallait la perspective des phénomènes concrets et extraordinaires des derniers jours: le règlement définitif des destinées de Rome et de Jérusalem, le triomphe visible de la communauté des saints, des changements soudains et merveilleux au ciel et sur la terre, la résurrection simultanée des morts, le drame du jugement, et surtout la conviction que tout cela était imminent et ne saurait plus tarder. Voilà quelle était la disposition d'un grand nombre de croyants à cette époque de crise, qui semblait devoir décider du sort de l'Évangile. On comprend qu'au milieu de ce courant d'idées rien n'était moins étrange que l'enthousiasme prophétique qui les faisait valoir comme moyen d'encouragement, et qui, en les réunissant en faisceau, en les exposant avec suite et clarté, en leur prêtant le charme de l'allégorie poétique, et en les sanctionnant encore par toutes les réminiscences empruntées à la suprême autorité de l’Écriture, était sûr de faire passer, dans les masses on ne peut mieux préparées, les sentiments qui animaient les individus privilégiés, qui avaient fait de ces choses un sujet d'études et de méditations. En examinant notre Apocalypse avec attention, on s'aperçoit sans peine que le but de l'auteur n'a pas autant été de publier de nouvelles révélations, ou de confirmer celles qui avaient pu être écrites autrefois, que de les faire servir à l'affer-missement de la foi dans les églises avec lesquelles il se trouvait dans des rapports personnels. Depuis des siècles on s'amuse, on s'ingénie à trouver l'explication des prétendues énigmes du livre dans les événements de l'histoire moderne, tandis que rien n'est plus éloigné de la pensée du prophète que de satisfaire la curiosité des générations futures. Tout au contraire, c'est à la sienne seule qu'il songe; il se préoccupe exclusivement de ce qu'il y a de plus urgent pour ses contemporains, pour les ouailles confiées à sa direction immédiate. Pour s'en convaincre, on n'a qu'à lire les sept épîtres adressées à sept communautés de l'Asie proconsulaire, et placées en tête du livre. Elles sont remplies d'exhortations pressantes et variées, selon les besoins locaux; elles répondent évidemment à des situations données et connues, et tout en s'appuyant sur la perspective de la fin prochaine et du compte à rendre, elles ne quittent pas le terrain de l'actualité pratique. En débutant par elles, avant de tracer ses tableaux de l'avenir, l'auteur renonce aux procédés ordinaires de la prédication, qui se plaît à réserver pour la fin l'application morale de ses théories. En ceci il fait preuve d'un grand talent littéraire et oratoire; car il rehausse ainsi l'importance des promesses qui vont suivre, et montre en même temps ce qui lui tenait le plus à cœur dans son ouvrage. On trouve d'ailleurs dans toutes les parties de celui-ci une série de sentences pratiques qui ramènent sans cesse l'attention du lecteur vers les besoins du moment, et qui lui représentent ses devoirs personnels, de manière que la conscience et la volonté se trouvent intéressées à l'étude d'un texte toujours captivant, tout autant que peuvent l'être le sentiment et l'imagination (Chap. VI, 9 suiv.; XIII, 9 suiv. ; XIV, 4 suiv., 12, 13; XVI, 15; XIX, 9; XX, 6, etc.).

IV.

Il est indispensable que nous donnions ici un aperçu du contenu de l'Apocalypse à ceux qui veulent se former une idée de sa composition. Nous pouvons nous borner à cet égard à un résumé très-succinct, parce que nous aurons à revenir plus loin sur les mérites littéraires du livre, et qu'une analyse plus étendue a été insérée dans un précédent ouvrage qui se trouve probablement à la disposition de beaucoup de nos lecteurs (Histoire de la théologie chrétienne an siècle apostolique, 3e édit., t. I, p. 435 suiv.) Du reste, le commentaire suppléera amplement à tout ce qui pourrait sembler manquer à cet exposé préparatoire.

Au début des visions apocalyptiques, nous voyons Dieu assis sur son trône et entouré d'un chœur d'anges. Devant lui est placé un livre fermé de sept sceaux, le livre de l'avenir, qu'aucune créature ne peut ouvrir. Le Christ seul y parviendra: il apparaît sous la figure symbolique de l'agneau pour se charger de ce ministère, et le prophète, spectateur de l'ouverture successive des sceaux, est mis à même de consigner par écrit ce qui se passe sous ses yeux. Car à mesure que les sceaux sont ouverts, les événements futurs inscrits d'avance dans le livre se produisent devant lui comme les scènes vivantes d'un drame. Il voit ce qui sera. À l'ouverture des quatre premiers sceaux se manifestent les signes précurseurs de la parousie, les calamités qui doivent affliger l'humanité dans les derniers temps. Elles sont représentées par quatre cavaliers dont l'attirail symbolise la famine, la peste, la guerre et la conquête. Après eux, arrive l'enfer, le S'eôl personnifié, s'apprêtant à engloutir les victimes de ces quatre fléaux. Une scène différente s'offre à l'ouverture du cinquième sceau: les martyrs viennent demander vengeance à la justice divine; mais il leur est répondu qu'ils auront à prendre patience jusqu'à ce que leurs frères, auxquels est réservé le même sort, l'aient subi à leur tour. Ensuite il se montre des signes terribles au ciel, des éclipses, des chutes d'astres. C'est le contenu de la page ouverte après le sixième sceau. Le septième doit nécessairement amener la fin, l'accomplissement définitif des destinées du monde. Mais ce sceau n'est pas brisé tout de suite. Une scène intermédiaire, un entr'acte, recule le dénouement final. Les fidèles sont marqués du sceau de Dieu, pour ne pas être enveloppés dans les catastrophes que la colère du Juge va faire éclater sur le monde coupable. Après cela seulement l'agneau procède à l'ouverture du dernier sceau, et l'on voit apparaître sept anges munis de trompettes, pour annoncer les dernières péripéties de l'histoire. Les quatre premiers proclament les châtiments qui frapperont les quatre parties de l'univers, la terre, la mer, les rivières et le ciel, et qui feront périr le tiers des créatures. Ces quatre trompettes forment entre elles un tableau d'ensemble comme les quatre premiers sceaux et sont à leur tour séparées des trois autres par une figure particulière: celle d'un ange qui traverse le ciel pour annoncer les calamités subséquentes, comme les plus terribles. En effet, la cinquième et la sixième trompette renchérissent sur les plaies précédemment décrites; les hommes périssent par milliers, mais les survivants ne se convertissent point. Le monde est donc mûr pour le jugement dernier.

Mais avant que la septième trompette ne sonne, il y a un second entr'acte, pendant lequel le prophète est préparé, par une initiation spéciale, à recevoir la communication de ce qui reste à révéler; en outre, une retraite est assignée aux élus qui avaient reçu le sceau de Dieu. Cette retraite, c'est l'enceinte sacrée du temple de Jérusalem, laquelle sera seule préservée de la conquête et de la profanation qui menace la ville elle-même, dont les païens resteront les maîtres pendant trois ans et demi. Pendant ce laps de temps, Moïse et Élie, les précurseurs du Christ, prêchent au peuple, mais l'Antéchrist les tue. Ils ressuscitent, et leur résurrection est le signal de la fin. La ville est en partie détruite par un tremblement de terre et beaucoup d'habitants perdent la vie, mais la masse des Juifs se convertit dans ce moment suprême. Enfin le septième ange sonne de sa trompette; le ciel s'ouvre, et l’on voit l'arche de l'alliance, perdue autrefois dans l'incendie du temple de Salomon, apparaître comme le symbole de la réconciliation. La septième trompette doit annoncer la lutte finale et victorieuse du Christ avec les puissances du monde et de l'enfer. Le prophète commence par décrire ces puissances qui sont au nombre de trois: le diable, l'Antéchrist et le faux prophétisme.

Le tableau de la lutte elle-même est précédé de trois scènes préliminaires, savoir, d'une triple proclamation faite par des anges, d'une triple représentation symbolique des châtiments célestes, et de l'apparition de sept anges tenant sept coupes remplies des plaies de la colère divine et prêts à les verser sur le monde. Les quatre premiers anges versent leurs coupes sur les quatre parties de l'univers apocalyptique, terre, mer, rivières et ciel, et forment ainsi encore une fois entre eux un tableau d'ensemble séparé de ce qui suit par une figure de transition. Le cinquième ange verse sa coupe sur Rome, le sixième la sienne sur l'Euphrate, afin de préparer la voie à l'Antéchrist qui vient de l'orient pour ruiner la capitale de l'empire. Suit l'entr'acte, pendant lequel trois esprits impurs rassemblent les rois de la terre pour les mettre au service du démon. Enfin le septième ange verse sa coupe dans l'air et une voix céleste annonce au monde que tout délai est passé. Le prélude est terminé, l'action commence. Cette action est encore triple; la lutte entre le ciel et l'enfer se subdivise en trois combats, suivis chacun d'une victoire de la bonne cause. Le premier combat se livre contre Rome qui est châtiée, non par la main de Dieu, qui n'a garde de se mettre en contact avec l'impure prostituée, mais par celle du roi qu'elle a rejeté, par Néron lui-même. La chute de cette reine du monde est pleurée par les mondains, célébrée par les élus. Le second combat a lieu entre le Christ et l'Antéchrist; il se termine aussitôt par l'anéantissement du monstre et de ses satellites. Satan lui-même, l'instigateur et le soutien de celui qui vient de succomber, est enchaîné dans l'abîme pour mille ans, pendant lesquels les martyrs, admis par privilège à la première résurrection, règnent avec le Christ, à l'exclusion des autres morts. À l'expiration des mille ans, Satan est relâché; il ameute encore une fois les peuples contre la cité de Dieu, et recrute ses armées aux extrémités de la terre; mais le feu du ciel les dévore et il est définitivement jeté dans l'enfer. C'est là le troisième et dernier combat. Suit la résurrection universelle et le jugement dernier pour tous les mortels, dont le sort est réglé d'après leurs actions consignées dans les livres de Dieu. Les uns sont précipités dans le feu éternel, les autres entrent dans la félicité de la nouvelle Jérusalem.

V.

Ce résumé suffit pleinement pour mettre en évidence un fait très important: c'est que le contenu de l'Apocalypse, et les croyances eschatologiques généralement répandues dans la société juive et judéo-chrétienne contemporaine, se couvrent réciproquement: le livre ne promet rien que les espérances populaires n'aient attendu depuis plus ou moins longtemps. Les idées qui avaient cours parmi les masses, ou qui avaient fait l'objet des combinaisons exégétiques des docteurs de la synagogue scrutant les textes sacrés, s'y retrouvent toutes, sans aucun changement essentiel, si ce n'est leur application constante et exclusive à la personne du crucifié, et la couleur spécifiquement chrétienne qui leur est donnée partout où cet élément pouvait modifier la pensée. Le commentaire, en citant partout les passages parallèles, fera ressortir cet accord parfait. Ainsi, à vrai dire, la forme que l'eschatologie judéo-chrétienne revêt ici, est la seule chose qui appartienne en propre à l'auteur: le fond lui était donné, en ce qu'il faisait partie de la foi publique, traditionnelle, consacrée. Le rédacteur n'en disposait pas librement; bien au contraire, à son gré ç'aurait été un sacrilège que d'y toucher, soit pour en retrancher n'importe quelle partie intégrante, soit pour y ajouter n'importe quel élément nouveau (chap. XXII, 18, 19). Ce fait doit être relevé avec force, parce que c'est sur lui qu'on basera la canonicité de cet écrit, c'est-à-dire le caractère d'authenticité du témoignage qu'il rend à la foi des églises apostoliques, caractère qui lui manquerait si nous devions n'y voir que l'expression d'une conception individuelle et subjective. Il vaut donc la peine d'étudier la forme de cet ouvrage, si singulier à première vue, et si intéressant presque autant à cause des innombrables extravagances des commentateurs, qu'à cause du cadre dans lequel l'auteur a su renfermer et disposer des matériaux ailleurs épars et quelquefois hétérogènes.

Et c'est par ce cadre, par cette disposition ingénieuse et artificielle des matériaux que nous commencerons, parce que c'est la qualité la plus souvent méconnue par les érudits, dont les systèmes préconçus d'interprétation avaient même quelquefois un intérêt à n'en pas tenir compte. Nous voulons prouver que toutes les scènes décrites formaient dans l'esprit de l'auteur un ensemble, une série continue, un véritable drame enfin. Cette qualité éminente et essentielle de notre Apocalypse est à nos yeux son plus grand mérite littéraire; c'est par elle que ce livre se distingue fort à son avantage de tous ceux du même genre. Malgré cela, elle a eu bien de la peine à s'imposer à l'esprit de la plupart de nos devanciers. Il y en a eu qui sont allés jusqu'à croire que les différentes parties de cet ouvrage ont dû être rédigées par des auteurs différents, ou du moins à différentes époques, parce qu'ils s'étaient persuadé qu'elles ne s'accordaient pas entre elles. Moins absolus dans leurs conclusions, un grand nombre d'interprètes se sont arrêtés à l'idée que Fauteur traite successivement deux sujets distincts. Selon eux, la première partie, jusqu'au onzième chapitre, s'occuperait exclusivement des destinées du judaïsme et, à partir du douzième, il serait tout aussi exclusivement question du paganisme et de sa ruine imminente. Cette opinion, fondée sur la prétendue difficulté de trouver la liaison entre les deux chapitres que nous venons de nommer, se heurte non seulement contre des textes explicites, mais elle est en contradiction positive avec le point de vue général de l'auteur. Celui-ci ne met nulle part le judaïsme en opposition avec la foi en Christ; il ne connaît d'autre antagonisme que celui entre les infidèles et les croyants, en réclamant même pour ceux-ci le nom de Juifs comme un titre honorifique. D'autres enfin, pour sauver l'unité du livre, n'ont trouvé rien de mieux que de l'expliquer d'un bout à l'autre, soit par les dernières péripéties de l'histoire de Jérusalem, soit par les catastrophes dont Rome devait être menacée. Mais ces deux systèmes d'interprétation nécessitent encore une série de hardiesses exégétiques par lesquelles le texte est violenté en maint endroit.

L'agencement de l'ensemble est pourtant assez facile à trouver par une analyse non prévenue. Notre Apocalypse veut décrire les événements qui, dans un avenir rapproché, doivent annoncer la fin des temps, et les grandes révolutions à la suite desquelles le règne glorieux du Christ s'établira sur la terre et changera du tout au tout la face du monde. Toutes les scènes de détail que le prophète fait passer sous les yeux de ses lecteurs se rattachent à un seul et même fil chronologique, qui ne se rompt nulle part, qui ne se replie jamais sur lui-même pour former des lignes parallèles et ramener ainsi sous de nouvelles formes des faits une fois déjà prédits, mais qui progresse toujours, jusqu'à ce qu'il aboutisse au terme final. Ce terme, l'auteur le perd si peu de vue, que déjà dans son prologue il en fait pressentir tous les éléments essentiels. Le commencement, c'est la situation historique donnée par l'époque de la rédaction de l'ouvrage; la fin, c'est la consommation du siècle, le jugement dernier, la nouvelle Jérusalem. Tout ce qui se place entre ces deux extrémités, ce sont autant d'incidents de l'histoire de l'avenir prochain, des phases d'un développement progressif qui ne dévie jamais de la direction imprimée aux destinées de l'humanité par les décrets célestes prêts à s'accomplir. L'un des faits principaux de cette évolution continue, c'est la purification de la ville sainte; un autre, c'est la ruine de Rome. Ce sont là, nous le répétons, de simples incidents, qui viennent l'un après l'autre occuper la place que l'ordre providentiel leur assigne; ils ne s'excluent pas l'un l'autre comme on l'a prétendu, mais ils n'ont pas davantage l'importance prépondérante qui en ferait l'objet capital de la prophétie.

Nous revendiquons donc pour l'auteur de l'Apocalypse le mérite d’avoir su introduire l'unité dans la grande variété d'idées eschatologiques qui circulaient à son époque dans le monde juif et judéo-chrétien. Mais nous lui en reconnaissons un autre encore: c'est d'avoir su combiner artistement cette multitude d'éléments divers, et réunir cette bigarrure d'images et de symboles en un tableau tel, que son livre est un véritable chef-d’œuvre, autant par la lucidité de l'exposition, que par l'élégante symétrie de l'arrangement. Tout s'y dispose et s'y enlace au moyen d'un mécanisme on ne peut plus simple. Alternativement les nombres 3 et 7 déterminent le cadre des tableaux, et l'attention du lecteur est excitée et soutenue jusqu'au bout par l'ingénieuse méthode de faire sortir de la dernière scène de chaque acte, par une espèce de rayonnement ou d'éclosion (s'il nous est permis de nous servir de ce terme), une nouvelle série de scènes qui occupent l'imagination sans la fatiguer et dont les vives couleurs renchérissent sur celles employées précédemment. Le tableau qui va suivre donnera à nos lecteurs une idée nette de la chose. Nous n'y comprendrons que l'Apocalypse proprement dite. Il a déjà été dit qu'elle est précédée d'un prologue et suivie d'un épilogue sur lesquels nous aurons à revenir.

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