Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

Chapitre 6

----------

1 En ce temps-là, le nombre des disciples augmentant toujours, il s'éleva des plaintes de la part des Hellénistes contre les Hébreux, parce que leurs veuves étaient négligées dans la distribution journalière. Alors les Douze, ayant convoqué la masse des disciples, leur dirent: Il ne nous convient pas d'abandonner la prédication pour le service des tables. Tâchez donc, frères, de trouver parmi vous sept hommes pleins d'esprit et de sagesse et jouissant d'une bonne réputation, que nous préposerons à ce service, tandis que nous-mêmes, nous nous occuperons exclusivement de la prière et du ministère de la parole.

5 Cette proposition plut à toute l'assemblée et ils choisirent Étienne, homme plein de foi et de Saint-Esprit, et Philippe, et Prochorus, et Nicanor, et Timon, et Parmenas, et Nicolas, un prosélyte d'Antioche, qu'ils présentèrent aux apôtres, lesquels, après avoir prié, leur imposèrent les mains. Et la parole de Dieu se répandait de plus en plus, et le nombre des disciples croissait beaucoup à Jérusalem, et entre autres une foule de prêtres se laissèrent gagner à la foi.

VI, 1-7. L'incident raconté ici, quoique d'une importance secondaire en lui-même, sert à l'historien de transition à une nouvelle phase du développement de l'Église. Il amène sur la scène un disciple non encore nommé dans cette histoire, lequel, le premier de tous, comprit la différence radicale entre l'esprit de la synagogue et celui de la communauté chrétienne, entre la Loi et l'Évangile, et qui, en proclamant hautement ses convictions fondées sur les enseignements les plus positifs de Jésus, occasionna la rupture entre les disciples et les Pharisiens, et en même temps la première scission entre les disciples eux-mêmes.

La société chrétienne renfermait déjà dans son sein deux éléments de même origine, mais devenus tant soit peu étrangers l'un à l'autre par le concours de plusieurs circonstances: les Hellénistes et les Hébreux, c'est-à-dire des Juifs, parlant les uns l'idiome national, les autres un dialecte grec plus ou moins façonné au gré du génie des langues sémitiques. Ces derniers étaient en général moins imbus des préjugés nationaux, plus accessibles aux idées nouvelles, et mieux préparés à découvrir dans l'enseignement évangélique ce qui en constituait la nature propre et supérieure. Nous avons développé ailleurs (Histoire de la théologie chrét. au siècle ap., L. I, chap. 7) la manière dont cette intéressante portion du peuple juif avait été conduite par la force des choses, et providentiellement sans doute, à des conceptions plus dégagées et plus pures. Ici, il n'est encore question d'eux que pour une raison toute matérielle. Par suite de cet esprit de communauté et de charité fraternelle, qui nous a été signalé à diverses reprises, un grand nombre de personnes, et plus particulièrement les veuves et les orphelins, étaient entretenues à frais communs; mais dans la distribution des secours, il pouvait s'être glissé des irrégularités, par suite des préférences de famille ou d'origine, peut-être aussi par la simple raison que les Hébreux, c'est-à-dire les indigènes, se connaissaient mieux et se retrouvaient plus facilement dans la vaste ville, que les Hellénistes, à la fois plus clairsemés et formant une population moins homogène. Quoi qu'il en soit, ces derniers se plaignaient de ce que les personnes chargées de ce service y procédaient avec une certaine partialité, de sorte qu'eux, c'est-à-dire les familles juives établies depuis moins longtemps à Jérusalem et parlant encore l'idiome de leurs provinces, n'arrivaient pas à participer aux secours dans la proportion qu'ils croyaient pouvoir réclamer. Les apôtres, qui jusque-là avaient présidé à une administration d'abord bien simple, trouvèrent la besogne désormais trop grande, et saisirent cette occasion pour s'en décharger tout à fait, dans l'intérêt de la chose et de leurs devoirs plus importants. Ils font élire des diacres, ministres des tables, comme ils sont appelés ici, en se réservant pour eux-mêmes le ministère de la parole. Nous n'apprenons pas s'il s'agit là d'une institution absolument nouvelle, ou bien si, à côté de certains fonctionnaires déjà existants, mais agissant en sous-ordre, on organisa un corps plus indépendant, ou enfin si, à côté de diacres hébreux, on élut un nombre proportionnel de diacres hellénistes. Tous les noms donnés par le texte étant grecs, cette dernière opinion a quelque apparence de vérité. Cependant les paroles mises dans la bouche des apôtres paraissent indiquer une mesure nouvelle; les noms grecs se trouvaient aussi en Palestine, et le corps des diacres fut choisi sans doute de manière à donner satisfaction à tous les intérêts. L'élection se fait par le suffrage universel; tous les membres de la communauté étant également placés sous l'influence du saint esprit, il n'était pas nécessaire d'aviser à un autre mode de nomination, comme cela se fit plus tard, quand les croyances relatives à l'action du saint esprit se furent modifiées. Parmi les élus, il n'y en a que deux que l'histoire nous fait connaître comme des hommes importants et placés bientôt dans une position plus distinguée que celle d'un modeste ministère de charité. Ce sont Étienne et Philippe. Les autres ne sont plus nommés que dans des légendes sans autorité, ou dans des traditions purement arbitraires (voyez les notes sur Apoc. II, 6, 15). Le dernier, Nicolas, n'était pas Juif de naissance; cependant on doit croire qu'il avait reçu la circoncision, parce que autrement les chrétiens de son temps, loin de l'élever à un poste d'honneur, ne l'auraient pas même reçu dans le sein de la communauté. L'imposition des mains est un rite religieux d'installation et de bénédiction (chap. XIII, 3), et non un moyen de communiquer le Saint-Esprit à des personnes qui sont censées l'avoir (v. 3, 5).

8 Cependant Étienne, plein de grâce et de puissance, faisait des prodiges et de grands miracles parmi le peuple. Mais quelques-uns de ceux de la synagogue dite des Affranchis, et des Cyrénéens et des Alexandrins, et de ceux de la Cilicie et de l'Asie, se levèrent pour disputer contre Étienne, sans pouvoir résister à la sagesse et à l'esprit avec lequel il parlait. 

11 Alors ils subornèrent des gens qui disaient: «Nous l'avons entendu, tenant des discours blasphématoires contre Moïse et contre Dieu;» et ils soulevèrent ainsi le peuple et les anciens et les scribes, et se présentant subitement, ils l'enlevèrent et l'emmenèrent devant le Sanhédrin, puis ils produisirent de faux témoins, qui dirent: «Cet homme ne cesse de tenir des discours contre le lieu saint et contre la loi.

14 Car nous l'avons entendu dire que Jésus, ce Nazaréen-là, détruira ce lieu et changera les institutions que Moïse nous a données.» Et en fixant leurs regards sur lui, tous ceux qui siégeaient au Sanhédrin virent sa face semblable à la face d'un ange.

VI, 8 -15. Étienne, le plus distingué de ces diacres, ne se bornait pas à l'exercice de ses nouvelles fonctions. Il prêchait l'évangile à son tour et recherchait même, à ce qu'il paraît, une sphère d'activité jusqu'alors négligée par les apôtres. Ces derniers avaient bien souvent harangué la foule qu'ils rencontraient dans les cours et les portiques du temple, mais ils ne paraissent pas avoir songé encore à propager la foi hors de la ville, ni à monter dans les chaires des synagogues. Étienne fréquentait ces dernières, surtout celles où l'on faisait le service en grec, et de ce que nous venons de lire, on peut déduire sans trop de peine qu'il y faisait des prédications. Il existait à Jérusalem un grand nombre de synagogues pour la célébration régulière du culte; la tradition talmudique les porte à 480, ce qui, en supposant des salles généralement peu spacieuses, ne serait pas hors de proportion avec le chiffre probable des habitants. Parmi ces synagogues, il y en avait qui servaient de lieu de réunion aux Juifs étrangers, soit pèlerins de passage, soit établis à domicile fixe, mais ayant désappris l'hébreu par suite d'un séjour prolongé de leurs familles dans les provinces éloignées de l'empire. C'est ainsi qu'il est parlé ici de Juifs de la Lybie cyrénaïque, de l'Égypte, où la seule ville d'Alexandrie doit avoir renfermé à cette époque plus de cent mille Israélites, de la Cilicie, parmi lesquels nous nous permettrons de signaler tout de suite le jeune Paul, comme l'un des plus chauds adversaires d'Étienne, enfin de l'Asie proconsulaire, dont Éphèse était la capitale. Nous pouvons comparer cet état des choses à ce qui se voit aujourd'hui encore dans les grandes villes, capitales ou centres du commerce international, où les diverses nationalités ont leurs églises ou paroisses particulières. Parmi les autres corporations, on signale celle des Libertini, c'est-à-dire des familles issues d'anciens esclaves romains affranchis, dont le nombre a dû être très grand, depuis les guerres de Pompée, Philon disant avoir trouvé à Rome tout un quartier peuplé de Juifs d'une pareille origine et fidèles à leur religion, et Tacite racontant (Ann. II, 58, comp. Suétone, Tib. 36) que Tibère en relégua un jour 4000 en Sardaigne, à cause même de leur culte non autorisé. Il se peut très bien, quoique nous ne le sachions pas autrement, que des Juifs de cette catégorie aient fondé pour eux et leurs familles une synagogue particulière à Jérusalem.

L'auteur n'entre pas dans des détails au sujet de la prédication d'Étienne; il se borne à dire qu'il rencontra de l'opposition, et que cette opposition aboutit à une dénonciation officielle, appuyée par une émeute populaire. Il ajoute, ou du moins il insinue, que l'accusation était mensongère, et produite par des témoins subornés. Tout cela peut être accepté comme vrai, mais cela ne suffit pas du tout pour nous faire comprendre l'événement. Comment nous expliquer cette émeute, cette fureur fanatique, cet assassinat, quand nous lisions tout à l'heure que les apôtres ne cessaient d'être l'objet de la faveur populaire, qu'on recherchait jusqu'à leur ombre, qu'on les protégeait contre la malveillance de quelques ennemis isolés, au point que l'autorité même est obligée de les ménager malgré elle? De deux choses l'une, ou bien ces dernières assertions sont singulièrement exagérées, ou bien le narrateur glisse ici sur la chose principale, soit qu'il n'en entrevoie pas la portée, soit qu'il ait un intérêt quelconque à la voiler. Pour notre part, nous admettons volontiers l'exactitude de tous les faits racontés, mais nous n'en constatons que plus sûrement la nécessité de supposer que la prédication d'Étienne contenait une nouveauté inouïe jusqu'alors et par laquelle elle se distinguait essentiellement de celle des apôtres. Or, nous n'avons pas besoin d'aller bien loin pour trouver la confirmation de ce fait. L'accusation le dit formellement: Étienne prêchait la déchéance du temple et de la loi! Il prêchait ce que Jésus déjà avait dit plus ou moins ouvertement, et en bien des occasions, à qui voulait l'entendre, mais ce que ses disciples avaient moins bien compris que ses adversaires (Marc XIV, 58. Matth. XXVI, 61. Jean II, 19, comp. avec nos v. 13 et 14). Les témoins avaient bien dit la vérité, mais ils furent tout de même de faux témoins, parce qu'ils présentaient l'évangile d'Étienne sous un faux jour. Ce que celui-ci avait dit n'était assurément pas un blasphème, ni une provocation révolutionnaire. La phrase même qu'il doit avoir employée: Jésus détruira, nous fait voir clairement qu'il se mettait à un point de vue spirituel, qu'il parlait d'un nouvel ordre de choses qui viendrait remplacer l'ancien, et dans lequel les formes religieuses actuelles n'auraient plus de valeur. La suite du récit prouvera surabondamment qu'en tout ceci Étienne a été le précurseur de Paul, le premier disciple qui se soit réellement affranchi des liens de la légalité dans l'appréciation de l'œuvre de Jésus. Il disputait avec les Juifs sur sa conception messianique, non sur la messianité de Jésus de Nazareth, comme nous l'avons vu faire aux autres dans les chapitres précédents. Jusque-là on avait simplement ajouté un nom propre à des conceptions déjà reçues; lui, le premier, substituait au judaïsme ancien un nouveau système religieux. À ce titre, il devait avoir les Pharisiens contre lui, ces mêmes Pharisiens qui étaient si favorables à Pierre et à ses collègues; et, par cette même raison, il devait succomber immédiatement, comme Jésus aussi avait succombé par les efforts réunis des deux partis hostiles.

Malgré la fureur sanguinaire de la populace et les sentiments bien connus de ses juges, Étienne se présente dans l'assemblée, la face radieuse et sereine, et ses ennemis mêmes sont frappés de son calme et de la majesté empreinte sur son visage. C'est qu'il sentait la grandeur de la tâche qui lui était imposée, et l'esprit de Dieu, qui le rassurait sur l'avenir de la cause qu'il représentait, se plaisait à lui imprimer extérieurement aussi le cachet de son invincibilité.

***


Chapitre précédent Table des matières Chapitre suivant