Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

Chapitre 5

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1, Mais un homme nommé Ananias, de concert avec sa femme Saphira, vendit une propriété et ayant mis de côté une partie du prix, au sû de sa femme, vint en apporter une autre partie pour la déposer aux pieds des apôtres. Mais Pierre lui dit: «Ananias, pourquoi Satan a-t-il rempli ton cœur pour que tu mentisses au Saint-Esprit et que tu misses de côté une partie du prix de ta terre? Ton bien gardé, ne te restait-il pas à toi, et vendu, la valeur n'était-elle pas à ta disposition? Comment se fait-il qu'un pareil dessein ait pu être conçu par toi? Ce n'est pas à des hommes que tu as menti, mais à Dieu!»

6 Ananias, en entendant ces paroles, tomba et expira, et une grande frayeur saisit tous les auditeurs. Cependant les plus jeunes se levèrent et l'enveloppèrent, et l'ayant emporté, ils l'enterrèrent.

7 Il s'était passé un intervalle d'environ trois heures quand entra sa femme, qui ignorait ce qui était arrivé. Pierre l'interpella: «Dis-moi, est-ce pour ce prix que vous avez vendu votre terre?» Et elle dit: «Oui, pour ce prix-là!» Et Pierre lui dit: «Comment, vous vous êtes concertés pour mettre l'esprit du Seigneur à l'épreuve? Voici, les pas de ceux qui ont enterré ton mari s'approchent de cette porte; ils vont t’emporter à ton tour!»

10 Aussitôt elle tomba à ses pieds et expira, et les jeunes gens, en rentrant, la trouvèrent morte et l'ayant emportée, ils l'enterrèrent auprès de son mari. Alors une grande frayeur saisit toute la communauté et tous ceux qui apprirent ces choses.

V, 1-11. Ce récit se rattache directement à ce qui vient d'être raconté au sujet de la vente volontaire des biens particuliers au profit de la communauté. Après l'exemple louable de Barnabas, l'auteur en signale un autre d'un caractère tout opposé. Ananias et sa femme feignirent un dévouement pareil, non pas uniquement, sans doute, par hypocrisie et pour recueillir des éloges non mérités (car un don quelconque aurait été accepté avec reconnaissance), mais pour vivre aux dépens de la caisse commune, sous prétexte d'avoir donné toute leur fortune. Personne ne les ayant forcés à vendre, personne ne leur ayant demandé le produit de la vente (v. 4), cet acte, ainsi calculé et compris, constituait non pas seulement un mensonge, mais une escroquerie. Si nous ne nous le représentons pas de cette manière, Pierre, au lieu d'être dans son droit, aurait eu la singulière prétention de dire à Ananias: Nous voulons tout ou rien; nous ne nous contentons pas de si peu, d'un don partiel.

Quant à la catastrophe tragique qui résulta de cette tentative d'escroquerie, il faut bien se défendre de toute velléité de l'expliquer par des causes prétendues naturelles, telles que coups d'apoplexie, congestions cérébrales, enterrement précipité de gens simplement tombés en défaillance, et autres, inventées par quelques commentateurs pour disculper l'apôtre, que d'autres accusaient d'un excès de sévérité, voire même de meurtre. L'accusation est sans fondement, la défense est ridicule; l'une et l'autre restent en dehors de la conception du texte. L'auteur veut positivement raconter un événement miraculeux. C'est d'abord un miracle que Pierre sache qu'Ananias a voulu tromper la communauté; autrement Luc aurait dit comment il l'avait appris. C'est un miracle que la mort subite de cet homme, les gens de son espèce n'ayant pas d'ordinaire le tempérament si délicat qu'un mot les renverse; c'est un miracle que Pierre puisse prédire la mort instantanée de Saphira. Mais il y a plus: cette prédiction, suivie d'effet, prouve surabondamment que Pierre avait conscience de ses pouvoirs extraordinaires et voulait cette mort; elle prouve par analogie que la mort du mari avait été également l'effet de sa volonté. Voilà ce que l'auteur veut attribuer à Pierre, non certes pour le blâmer, mais pour le glorifier. La frayeur des assistants est une preuve de plus, et pour le miracle et pour l'appréciation qui doit en être faite. Autrement, au lieu de hâter l'enterrement des coupables, on aurait tâché de leur faire recouvrer les sens, et la frayeur, sainte et salutaire, aurait fait place au doute et aux murmures. C'est que l'apôtre, ainsi que la communauté, et l'auteur après eux, jugent que l'acte criminel, le premier qui ait souillé l'Église, est digne de la peine la plus sévère. L'Église devait se composer de saints, comme l'Israël idéal des prophètes, auquel le royaume de Dieu était offert en perspective. À moins de renoncer à toutes ses espérances, ou d'en reléguer la réalisation dans un avenir lointain, il fallait veiller avec anxiété sur tout écart, sur toute souillure qui pouvait compromettre les titres de la société, à peine naissante, des élus. On en était encore au début, on pouvait encore croire que cette pureté idéale et strictement théocratique serait chose à atteindre et à maintenir. L'Église était encore assez petite, ses membres assez fervents, ses espérances assez naïves, ses croyances assez simples, pour qu'un pareil état dût paraître ne pas dépasser les limites du possible. Avec le temps, l'accroissement du nombre, l'inégalité des dispositions religieuses, la divergence des opinions, la diversité des conditions sociales et des relations avec le monde, on vit ces ressorts se détendre, cette discipline, si sévère autrefois, se relâcher. À la place de ces paroles qui produisent la mort, si elles ne la dictent, nous verrons tomber de la bouche des apôtres des paroles d'exhortation et de réprimande, selon les besoins, et l'excommunication temporaire, d'ailleurs rarement prononcée, devenir le dernier et le plus terrible des châtiments.

Nous avons essayé d'expliquer et de justifier ce récit, en nous mettant au point de vue du narrateur et de l'Église dont il est l'organe. Nous devons cependant rappeler encore que les miracles de punition, de plus en plus fréquents dans l'histoire ecclésiastique, authentique ou légendaire, sont absolument étrangers à celle de Jésus, et que cette différence, appréciée d'avance par le Seigneur lui-même (Luc IX, 55), n'est pas le moins significatif des traits qui séparent l'une de l'autre.

En fait d'observations de détail, nous avons à dire que le Saint-Esprit est ici comme partout l'esprit de Dieu (v. 4), qui dirige, pénètre et vivifie l'Église. Pierre veut dire que le péché d'Ananias n'est pas un simple acte de fraude dans une affaire civile, mais un crime théocratique appelant la vengeance de la majesté divine, outragée directement.— Les plus jeunes membres présents s'en vont pour s'acquitter du devoir d'emporter le mort; il n'existait pas de porteurs attitrés; encore moins le texte veut-il parler ici d'une institution particulière à l'Église. Les enterrements se faisaient très prompternent chez les Juifs et en général dans les climats qui hâtent la décomposition des cadavres. Mais ici, la hâte plus grande encore s'explique d'un côté par les sentiments que la nature même de l'événement avait éveillés dans l'assemblée, de l'autre, par la suppression de ce que nous appelons les derniers honneurs, deuil, toilette du mort, cortège, etc. On se borne à envelopper le corps, d'un manteau, d'un drap, en guise de linceul. Les cercueils n'étaient pas en usage. — En disant à Saphira: pour ce prix, Pierre a dû nommer la somme indiquée par Ananias, ou bien la montrer du doigt; il ne faut pas traduire: pour si peu.

12 Cependant il se faisait, par la main des apôtres, des prodiges et des miracles en grand nombre parmi le peuple. Ils avaient coutume de se trouver d'un commun accord dans le portique de Salomon et aucun des autres n'osait leur chercher querelle; au contraire, le peuple les tenait en grande estime, et de plus en plus des croyants venaient s'attacher au Seigneur, des masses d'hommes et de femmes.

15 C'était au point qu'on portait les malades dans les rues et qu'on les y déposait sur des couchettes ou des grabats, afin que Pierre venant à passer, son ombre au moins couvrît quelqu'un d'eux. La foule accourait même des endroits à l'entour de Jérusalem, amenant des malades et des gens tourmentés par des esprits impurs, lesquels étaient tous guéris.

V, 12-16. Nouveau résumé de transition, destiné à peindre le succès croissant des apôtres. Leur prédication, appuyée par des guérisons miraculeuses de plus en plus fréquentes, était accueillie avec faveur; la foi de Jésus se propageait, et les autres, c'est-à-dire ceux qui restaient en dehors du mouvement, les indifférents ou les adversaires, Posaient déjà plus entrer dans une discussion polémique avec les disciples. C'est là le véritable sens d'une phrase ordinairement traduite ou plutôt décolorée par ces mots: ils n'osaient se joindre à eux. Déjà les apôtres avaient choisi le portique de Salomon comme lieu de réunion ordinaire, où la foule les trouvait, et la première guérison miraculeuse en avait amené un nombre croissant. Jusque-là, cette relation ne présente rien d'impossible. On conçoit la foi des gens du peuple en la puissance presque magique de Pierre, et quoique le texte ne dise pas explicitement que l’ombre de ce dernier ait réellement opéré des miracles, il n'y a rien qui nous empêche de l'admettre, dans ce sens, bien entendu, que la foi des malades y eut la part principale, et que l'on ne s'enquière pas trop méticuleusement delà persistance de la guérison. Des choses pareilles se sont vues plus près de nous. Et quant à ce que l'auteur dit que tous ont été guéris, nous aurons toujours à y voir la conception que le second âge s'est faite de la personne des premiers apôtres.

17 Cependant le grand-prêtre et tous ceux qui étaient de son côté (c'était le parti des Sadducéens), se mirent en mouvement, pleins de fanatisme, et ayant fait arrêter les apôtres, ils les jetèrent dans la prison publique. Mais un ange du Seigneur, ayant ouvert pendant la nuit les portes de la prison, les en fit sortir et leur dit: «Allez-vous présenter au temple et prêchez au peuple toutes ces paroles de vie.» Obéissant à cet ordre, ils entrèrent de grand matin au temple et reprirent leur enseignement.

V, 17-21. Le parti (et non la secte; voyez Hist, de là Théol. Chrét. au siècle ap., Livre I, chap. 5) des Sadducéens redoublait d'animosité contre les adhérents de Jésus, à mesure que celui des Pharisiens leur montrait des dispositions plus favorables. On a fait observer que le grand-prêtre Caïaphas n'est signalé nulle part ailleurs comme ayant été Sadducéen. Mais d'abord, il n'est pas établi qu'il soit ici question de Caïaphas, puisque nous ne connaissons pas exactement l'époque du fait rapporté. Puis, on peut admettre qu'il ait été en fonctions et dire que sa position le mettait dans la dépendance du parti sadducéen (ou conservateur), lequel, en le dénonçant à l'autorité romaine comme favorisant un mouvement national et suspect, aurait facilement amené sa destitution.

L'ange libérateur restera un ange, et ne deviendra ni un rêve, ni un tremblement de terre, ni un agent secret des chrétiens, aussi longtemps que l'exégèse voudra remplir son devoir de fidélité envers les intentions des auteurs qu'elle explique. Si Luc avait voulu parler d'un événement ordinaire, il l'aurait dit en termes clairs et formels. Il est vrai que Pierre n'invoque pas le miracle à l'appui de sa défense; mais comme nous n'avons de cette défense que les quelques mots dans lesquels on la résume, cette objection a peu d'importance. Libre à la théologie de traduire des faits de ce genre en idées (voyez nos observations sur le chap. XII); l'exégèse s'en tient strictement à la signification que les mots ont dû avoir pour celui qui les a écrits.

Par cette phrase: ces paroles de vie (ou plus littéralement: les paroles de cette vie), l'auteur désigne l'évangile comme étant une doctrine de salut. Car en tant qu'il se résumait dans les espérances relatives au royaume messianique, il prêchait et promettait la vie, dans un sens spécial, il est vrai, mais sur lequel il ne pouvait y avoir encore de malentendu parmi les disciples.

21 Or, le grand-prêtre et ses partisans ayant convoqué le Sanhédrin et tout le Sénat des Israélites, envoyèrent à la prison pour les faire amener. Mais les sergents, en y arrivant, ne les trouvèrent plus dans leur cellule; ils revinrent donc faire leur rapport en disant: Nous avons bien trouvé la prison fermée en toute sûreté et les gardes placées aux portes, mais ayant ouvert, nous n'avons trouvé personne dedans.

24 Quand le pontife et le préfet du temple et les chefs des prêtres eurent entendu ce rapport, ils furent dans la perplexité à son égard, ne sachant comment tout cela tournerait. Cependant il survint quelqu'un qui leur dit: «Voilà que les hommes, que vous avez fait mettre en prison, sont au temple à prêcher au peuple!»

26 Alors le préfet partit avec les sergents et les amena, mais sans user de violence, car ils avaient peur d'être lapidés par le peuple. Les ayant amenés, ils les introduisirent en présence du Sanhédrin, et le grand-prêtre les interrogea en disant: «Ne vous avions-nous pas défendu formellement de faire de renseignement relatif à ce nom-là, et voilà que vous avez rempli Jérusalem de votre doctrine et que vous voulez faire retomber sur nous le sang de cet homme!»

29 Mais Pierre et les apôtres répondirent: «Il faut obéir à Dieu plutôt qu'aux hommes. Le Dieu de nos pères a ressuscité Jésus que vous avez fait mourir en le suspendant à la croix. C'est lui que Dieu a élevé de sa droite comme chef et sauveur, afin d'offrir à Israël la repentance et le pardon des péchés. Et nous, nous sommes ses témoins pour ces choses, ainsi que le Saint-Esprit que Dieu donne à ceux qui lui obéissent.» Quand ils entendirent cela, ils frémirent de rage et allaient entrer en délibération à l'effet de les faire mourir.

V, 21-33. Le sénat, nommé à côté du Sanhédrin, doit être, d'après l'opinion la plus répandue, le corps municipal de Jérusalem convoqué exprès pour donner plus de solennité à l'arrêt qu'on préparait. Cela est peu probable, car plus on réunissait de monde, plus on donnait d'influence à l'opinion publique que les Sadducéens avaient contre eux. Le mot employé par l'auteur paraît plutôt provenir d'une amplification rhétorique et faire double emploi avec l'autre, moins connu des lecteurs grecs.

On remarquera ces réticences qui suppriment partout le nom de Jésus dans les paroles prononcées par les personnages officiels (ce nom, cet homme). Elles seraient très caractéristiques, et trahiraient chez les juges une secrète antipathie, s'il n'était pas plus simple de supposer que l'auteur emploie de pareilles tournures par voie d'abréviation. Voici du reste le sens de leur réprimande: Jésus, disent-ils, est mort par arrêt de justice; son sang a été versé au nom de la loi, il ne peut ni ne doit être redemandé à personne; sa mort n'est pas l'effet d'un crime, mais vous, vous persistez à la présenter sous ce faux jour; vous ameutez le peuple contre les autorités.

Pierre ne répond pas directement à ce reproche; il se contente de se défendre en invoquant la mission qu'il tient de Dieu, et de résumer sa prédication en deux thèses: 1° Le crucifié est le sauveur d'Israël, si toutefois Israël veut accepter le salut de sa main en se convertissant. Dieu l'a élevé de sa droite (non pas: à sa droite), par sa puissante volonté, lui a décerné cette dignité suprême de chef, de conducteur vers la vie (III, 15. Hébr. II, 10). Ce dernier terme, dans ce contexte, est absolument synonyme de sauveur. Le terme grec ne signifie jamais un roi, bien que l'idée de la royauté se présente assez naturellement, du moment que le conducteur est appelé en même temps le Christ, l'oint du Seigneur. 2° Quand nous parlons de ces choses, dit Pierre en second lieu, nous ne parlons pas de nous-mêmes; c'est le Saint-Esprit de Dieu qui parle par notre bouche et qui confirme, à nous-mêmes d'abord, aux autres ensuite, la vérité que nous proclamons. Mais ce Saint-Esprit n'est donné qu'à ceux qui obéissent à Dieu; il s'ensuit que ceux qui ne l'ont pas ou qui refusent de l'écouter, sont rebelles à Dieu même. La défense se change ainsi en accusation et provoque dans l'assemblée un mouvement tel, que la majorité allait adopter une mesure violente, sans l'incident qui va être raconté.

34 Cependant un certain Pharisien, membre du Sanhédrin, nommé Gamaliel, un légiste estimé de tout le peuple, se leva et demanda qu'on fît sortir ces hommes un instant, et puis leur dit: «Hommes d'Israël, prenez garde à ce que vous allez faire à l'égard de ces hommes-là! Car, avant ce temps-ci, il s'est levé ce Theudas, qui prétendait aussi être quelque chose et auquel se rallia un nombre d'environ quatre cents hommes: il fut tué, et tous ceux qui s'étaient laissé gagner par lui furent mis en déroute et réduits à rien.

37 Après lui, à l'époque du recensement, Judas, le Galiléen, se leva aussi et poussa le peuple à l'insurrection: lui aussi périt, et tous ceux qui s'étaient laissé gagner par lui furent dispersés. Aussi, quant à présent, je vous dis: Désistez-vous de la poursuite de ces hommes-là et laissez-les aller; car si cette entreprise ou cette œuvre est d'origine humaine, elle se détruira d'elle-même; si, au contraire, elle vient de Dieu, vous ne pourrez la détruire, et vous risquez de vous trouver avoir combattu contre Dieu même.»

40 Ils se rendirent à son avis et ayant fait rappeler les apôtres, ils leur firent donner la bastonnade, et les relâchèrent après leur avoir enjoint de ne pas prêcher au sujet du nom de Jésus. Ceux-ci se retirèrent de la présence du Sanhédrin, joyeux d'avoir eu l'honneur d'être maltraités pour la cause de Dieu. Et tous les jours, soit au temple, soit à la maison, ils ne cessaient d'enseigner et d'annoncer le Christ Jésus.

V, 34-42. Gamaliel est nommé plus loin (XXII, 3) comme le maître à l'école duquel Paul s'est formé aux études rabbiniques. Il est bien possible que ce soit le même que celui qui est nommé dans le Talmud comme l'un des docteurs les plus illustres de ce siècle, petit-fils du célèbre Hillel. La tradition, qui cependant ne s'accorderait pas avec notre texte, veut qu'il ait été président du Sanhédrin et rapporte sa mort à l'an 88. Si ces données étaient constatées, on devrait plutôt en conclure qu'il s'agit ici d'un personnage différent. Quoi qu'il en soit, ce qui nous importe davantage, c'est de connaître le motif de son avis. Les anciens pensaient qu'il était lui-même secrètement attaché au christianisme; les modernes se sont du moins généralement accordés à exalter sa sagesse et sa piété, qui ont dû lui dicter une parole devenue fameuse et souvent répétée dans des circonstances analogues. Quand on songe que la vie des apôtres était en péril, on comprend que cette parole a dû recevoir, de la part des chrétiens, et dès le principe, l'interprétation la plus favorable à la réputation de celui qui l'avait prononcée. Considérée en elle-même et indépendamment de la situation du moment, elle comporte sans aucun doute cette interprétation, et peut donc aujourd'hui encore être reproduite comme un axiome. Autre chose est de savoir si, au point de vue historique, et en présence des exigences de la position, voire même des faits, nous sommes autorisés à voir dans Gamaliel le sage à demi chrétien, ou plutôt le philosophe affectant une neutralité inconnue à son siècle, en face d'une question religieuse où, par devoir, il avait à prendre un parti très-net. Pour notre part, nous n'osons croire qu'un rôle pareil aurait été chose naturelle ou même possible. Il y a plus, les éloges qu'on décerne à ce Pharisien sont bien sujets à caution, parce qu'ils glorifient l'hésitation et l'indifférence, et mettent la réserve philosophique au-dessus de la franche adhésion à une croyance religieuse décidée. Comme d'ailleurs les apôtres ne sont pas renvoyés purement et simplement, sous le bénéfice du principe qu'on met si bénévolement dans la bouche de Gamaliel, mais qu'ils reçoivent la bastonnade et l'injonction péremptoire de se taire désormais, il est évident que cet orateur (s'il est vrai que le Sanhédrin ait suivi son avis) n'a pas voulu proclamer et faire prévaloir nos principes modernes de tolérance et de liberté religieuse. En bon Pharisien, il a sauvé les apôtres auxquels les Sadducéens voulaient ôter la vie; le mouvement chrétien (messianique) était vu de mauvais œil par ces derniers, comme tout ce qui pouvait troubler le repos public et l'état des choses établi, tandis qu'il était favorisé par les Pharisiens, en partie par sympathie religieuse, à cause de l'attachement exemplaire des chrétiens aux lois et aux espérances nationales, en partie aussi par intérêt politique, parce qu'on y voyait un élément de régénération dans ce sens-là (IV, 1 ss. ; V, 17 s.).

S'il pouvait rester un doute à cet égard, les motifs allégués par Gamaliel suffiraient pour le faire disparaître. Toute son argumentation consiste à assimiler l'affaire des apôtres à certains mouvements insurrectionnels, dont la génération actuelle avait gardé le % souvenir ou qu'elle avait vus elle-même. Pierre est mis sur la même ligne que Theudas et Judas le Galiléen, deux démagogues qui avaient excité des soulèvements, en s'appuyant sur le fanatisme à la fois religieux et politique des masses. Évidemment celui qui a pu faire un pareil rapprochement n'était pas chrétien et envisageait le cas actuel d'un point de vue absolument faux. Son mobile secret n'en était que plus certainement une sympathie personnelle. Le Pharisien Gamaliel, partisan par conviction de toute tendance anti-romaine, ou du moins étranger à tout sentiment contraire à une pareille tendance, dit donc à ses collègues du parti opposé: Dans l'affaire de Theudas et de Judas, le Sanhédrin a-t-il pris des mesures de rigueur? Non, il a laissé faire et la chose s'est arrangée d'elle-même. Hé bien! Laissez faire maintenant aussi! Quand il s'agit de choses qui prétendent se faire au nom de Dieu, il appartient à Dieu de déclarer si cette prétention est fondée ou non. Ce raisonnement devait être accueilli par une assemblée composée en majorité de théologiens. On se contente donc d'une peine correctionnelle pour le délit de désobéissance à un règlement de police, et la question politique et théocratique est écartée.

Les exemples cités dans le discours qui est mis dans la bouche de Gamaliel présentent une double difficulté chronologique. Nous savons par l'historien Josèphe (Antiqq. XVIII, 1; XX, 5. Guerre des Juifs, II, 8, 17), que Judas de Gaulon, dit le Galiléen, leva l'étendard de la révolte l'an 6 de l'ère chrétienne, à l'époque où, après la destitution d'Archélaüs, l'empereur Auguste réduisit la Judée en province romaine et ordonna le premier recensement qui devait servir de base à l'administration financière du pays (Luc II, 2). L'insurrection fut longue et sanglante, et le parti de Judas, les exaltados de ces temps-Là, ou, comme on les nommait aussi, les zélateurs, ne purent être exterminés complètement. Ils se constituèrent comme l'extrême gauche des Pharisiens et reparurent plus d'une fois sous les armes pendant tout le cours du siècle et notamment dans la guerre contre Vespasien et Tite. Theudas fut un faux prophète, qui appela les Juifs à la liberté du temps du procureur Cuspius Fadus (Jos., Antiq XX, 8;, mais dont l'entreprise fut immédiatement étouffée par ce magistrat. Or, ce dernier événement, qui n'a eu lieu qu'après l'an 44, est placé à tort, d'après notre texte, avant l'insurrection de Judas; et il semble même impossible que Gamaliel en ait parlé à cette occasion, si tant est que Luc suive l'ordre chronologique dans son récit. Car Theudas ne parut qu'après la mort du roi Agrippa, racontée seulement au chap. XII de notre livre. Pour faire disparaître cette double difficulté, les exégètes ont admis qu'il y a eu un autre Theudas inconnu à Josèphe et antérieur à Judas, également vaincu bientôt. Ceux qui penseraient que cette hypothèse n'est autre chose qu'un expédient arbitraire, admettront facilement que l'analogie des faits, jointe à une connaissance moins exacte de leur succession chronologique, a amené ici une méprise de la part de celui qui a rédigé le discours sur des données traditionnelles.

Dans les dernières lignes du texte, nous avons mis: maltraités pour la cause de Dieu, phrase différente de celle qu'expriment toutes nos traductions. Dans le grec (texte corrigé), il y a simplement: pour le nom. Les copistes, qui ne comprenaient pas cette expression, y ajoutèrent le pronom (pour son nom), en le rapportant à Jésus, nommé dans le verset précédent. Cependant, en hébreu rabbinique, le nom, sans autre addition, est un terme très usité pour désigner Dieu, dont on évitait de prononcer le nom propre. Plus loin, le texte nous fait voir que les chrétiens tenaient régulièrement des assemblées privées, dans leurs maisons, sans songer pour cela à se retirer des assemblées publiques dans la synagogue, et sans négliger les occasions où ils pouvaient se trouver en présence de la foule qui fréquentait le temple à des heures déterminées.

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