Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

CHAPITRE I


Circonstances politiques qui préparèrent la paix d'Utrecht. – Antoine Court. – Son origine. – Son éducation. – Son âge. – Ses premiers travaux dans le Vivarais , dans les Cévennes et dans le bas Languedoc. – Mort de Louis XIV.

En 1713, le grand drame de la guerre des camisards était fini; mais il s'en déroulait un autre dans le royaume qui remplissait la cour et le peuple d'une grande frayeur; une double série de malheurs l'occasionnait: le Dauphin était mort, le duc et la duchesse de Bourgogne l'avaient suivi de près dans la tombe; Vendôme avait été tué en Espagne; la misère publique était extrême les ministères de la guerre et des finances se trouvaient sans ressources; la paix, au congrès de Gerlruydemberg, avait été refusée par les Hollandais avec autant de hauteur que de mépris, quoiqu'elle fût offerte à quelque prix que ce fût; le prince Eugène faisait en Flandre de nouveaux progrès et menaçait Paris; il ne restait d'autre ressource de salut à Louis XIV que celle de se mettre à la tête de sa noblesse pour la conduire à l'ennemi; résolution héroïque difficile à exécuter à l'âge de soixante-quatorze ans. Heureusement pour lui, Villars le tira de cette alternative extrême en remportant la victoire de Denain et en hâtant par ses grands succès la conclusion de la paix, qui fut signée à Utrecht en 1713. Ces événements politiques, joints à l'apparition de personnages d'un caractère nouveau qui s'élevèrent simultanément dans les Cévennes, comme en Languedoc, et dont l'esprit ainsi que les maximes étaient en complète opposition avec ceux qui avaient eu la vogue pendant si longtemps dans ces contrées si malheureuses, changèrent l'état des choses en permettant à un ouvrier obscur mais suscité de Dieu, de paraître dans un champ réduit en désert faute de culture, pour le défricher et l'ensemencer de la bonne et sainte Parole sortie de la bouche de Jésus-Christ, et transmise aux apôtres par l'inspiration immédiate et surnaturelle du Saint-Esprit; – son nom était Antoine Court.

Il était né à Villeneuve-de-Berg, dans le Vivarais, en 1696. Sa famille jouissait d'une médiocre aisance, et ses modiques ressources de fortune furent même amoindries par la mort prématurée de son père; alors il se trouva l'unique soutien et la seule espérance, selon le monde, d'une mère que le veuvage avait placée dans l'isolement, mais que le Seigneur Jésus, le protecteur des veuves et des orphelins, avait appelée à sa connaissance en ouvrant son coeur comme celui de Lydie, pour comprendre les saintes Écritures (Actes, XVI, 14). Cette femme forte, née de Gébelin, avait vécu au milieu des prophètes camisards, qui, avec une ardeur qualifiée dans nos temps modernes si positifs et si froids de fanatisme et d'extravagance religieuse, exaltaient les esprits et les portaient à la révolte; mais, dans son humilité chrétienne, au moyen de l'Évangile médité dans le silence et la prière, elle avait su éviter, d'une part, un zèle amer qui ne produit que le trouble parce qu'il est sans connaissance et, d'autre part; les systèmes accommodants d'une raison orgueilleuse qui n'engendrent que l'indifférence, quand ce n'est pas l'incrédulité. Aussi éleva-t-elle son fils Antoine dans la foi vivante, dans la charité fraternelle et dans le dévouement chrétien; et cet enfant, que Dieu fit grandir, en le douant progressivement d'une constitution robuste, d'une âme courageuse, d'une parole éloquente, de beaucoup de tact dans les affaires, d'une grande aménité dans son commerce intime, d'une pureté de vues et d'une intégrité de moeurs qui rendirent sa conduite irréprochable, devint le chef apostolique du désert cévenol et l'auteur de la restauration du protestantisme en France, que la funeste révocation de l'édit de Nantes avait détruit.

Antoine Court n'avait que dix-huit ans quand Dieu lui mit au coeur d'entreprendre seul l'oeuvre hardie et inexécutable à vues humaines, de raviver l'étincelle de la foi de ses pères, qui n'était pas éteinte, mais se trouvait seulement ensevelie sous les cendres qu'avait entassées sur elle le feu dévorant de l'intolérance, activé par le vent furieux de la persécution. Plusieurs circonstances extérieures semblèrent devoir favoriser cet héroïque dessein. Le célèbre Voyer-d'Argenson, ministre de la guerre, avait recommandé au conseil d'État de ne pas inquiéter les protestants dont la conversion était douteuse. Par suite de misérables disputes soulevées à l'occasion des solitaires de Port-Royal, accusés de jansénisme, leur maison, sur les insinuations haineuses du père Lachaise et de Mme de Maintenon, avait été rasée à une telle profondeur que la charrue était passée sur ses fondements. – Fénelon, soupçonné de partager les idées mystiques et les erreurs sectaires du quiétisme, avait été condamné par la cour de Rome, à cause de son livre intitulé: Maximes des saints. Le père Quesnel, à son tour, après la publication de ses Réflexions morales sur le Nouveau Testament, avait vu censurer cent une propositions de cet ouvrage, par la fameuse bulle Unigenitus. Tous ces faits d'une nature grave, qui d'un côté occupèrent le pape Clément XI, et troublèrent la vieillesse de Louis XIV, empêchèrent de l'autre que de nouvelles expéditions militaires fussent entreprises contre les nouveaux convertis, qui en s'abstenant de convoquer aucune assemblée religieuse, n'en opposaient pas moins une telle résistance à l'obligation qui leur était imposée de participer aux pratiques extérieures du catholicisme, que l'intendant Bâville écrivait à cette époque au comte de Saint-Florentin: «Il y a des contrées de vingt et trente paroisses, où le curé est le plus malheureux et le plus inutile de tous les habitants, et où quelque soin qu'on se soit donné, on n'a pu parvenir à faire un seul catholique, ni même en établir un seul du dehors.»

Un vaste champ s'ouvrait donc aux travaux évangéliques d'Antoine Court. Mais lorsque, en 1714, il les commença dans le Vivarais, la terre y était encore humide du sang que ses coreligionnaires avaient versé, soit dans le combat livré par Abraham, Daniel, Dupont et Just, sur la montagne de Léris, contre Miroménil, Saint-Julien et Roquelaure; soit en montant sur l'échafaud à Vernoux, à Gluiras et à Saint-Agrève. Aussi le nouveau missionnaire du désert dut-il travailler, avant tout, à garantir l'Église réformée de deux grands dangers qui menaçaient son existence elle-même, dont l'un, intérieur, était l'esprit de prophétie, ou d'inspiration immédiate, et l'autre, extérieur, se trouvait dans les rigueurs d'une persécution implacable.

Reconnaissant d'abord que l'erreur et l'imposture avaient partout obscurci la véritable foi et refroidi la charité chrétienne, Court commença par combattre les préjugés, dissiper les illusions, démasquer les abus, s'opposer aux progrès de l'ignorance religieuse et vaincre la superstition. Que pouvait-il seul et si jeune contre tant d'obstacles? Il ne se flatta point de les vaincre tous; mais il essaya seulement d'en affaiblir quelques-uns. Comme la guerre des Cévennes avait tout détruit, et qu'il n'existait plus ni confession de foi, ni discipline ecclésiastique, ni synodes, ni colloques, ni consistoires, ni pasteurs, ni temples, ni troupeaux, il fallut tout recommencer, comme à l'origine de la Réformation; dans ce but, Court décida quelques personnes de sa connaissance, dont le nombre ne fut d'abord que de six, mais qui s'éleva progressivement jusqu'à cent, à le suivre dans une caverne solitaire, naturellement creusée à la base d'un rocher aride et éloigné de toute habitation, pour rendre à Dieu le culte en esprit et en vérité qu'il réclame de tous ceux qui l'adorent; et il n'était pas même rare de voir dans ces assemblées nocturnes, si propres à exalter l'imagination, deux, trois femmes et quelquefois des hommes tomber subitement en extase et parler tous à la fois un langage symbolique, comme le firent ces Corinthiens auxquels saint Paul reprocha d'avoir perdu le sens (1 Cor., XIV, 21-23). Les uns étaient des esprits fourbes et les autres séduits; il s'attacha à convaincre les premiers d'imposture et à ramener les autres à un sens rassis par ses instructions. Bientôt cependant il passa, comme un autre Élie, pour être «le fléau des prophètes» (1 Rois, XVIII). «Il fait la guerre aux saints,» disaient ceux qui croyaient à l'inspiration surnaturelle. Ce qui n'empêcha pas que, malgré cette accusation injuste et malveillante, ses efforts pour rendre à la véritable piété son caractère et son influence, ne fussent suivis de succès si rapides, que dans peu de temps le fanatisme n'osa plus se manifester en public, et que ceux qui en conservaient quelque teinture, ne s'en entretinrent plus qu'en secret.

En prêchant ainsi de caverne en caverne, Court passa du Vivarais dans les Cévennes, des Cévennes dans le bas Languedoc et en 1715, à l'âge de dix-neuf ans, il plut au Seigneur de l'appeler plus spécialement au service de l'église de Nîmes.

Dans le courant de cette année, de grands événements arrivèrent dans le royaume: d'abord les deux plus illustres partisans déclarés de la tolérance religieuse, de Chevreuse et de Beauvillers, moururent emportant les regrets de tous les amis de la liberté de conscience, de culte et d'enseignement; ensuite Louis XIV, aveuglé par l'orgueil que communique une dévotion superstitieuse et impitoyable, s'avançait du tombeau le corps chargé de reliques et l'âme remplie d'inquiétudes, pour ne pas dire de remords, à cause des cruautés sans nombre qu'il avait commises contre les protestants. Le père Le Tellier, pour le tranquilliser, par un mensonge, décida de lui persuader que tous les hérétiques du royaume étaient convertis «par des moyens raisonnables»; dans ce but il fit publier, le 2 mai, une déclaration du conseil d'État, dont le titre seul fait connaître le contenu; il était formulé de la sorte: «Loi qui ordonne que ceux qui auront déclaré qu'ils veulent persister et mourir dans la religion prétendue réformée, soit qu'ils en aient fait abjuration ou non, seront réputés relaps» (c'est-à-dire, selon les canons du pape, tombés derechef dans l'hérésie après l'avoir abjurée et en avoir été purgés par l'évêque); c'était décider, contre la notoriété publique et le sens commun, qu'il n'y avait plus de protestants en France, parce qu'ils étaient tous rentrés dans l'Église romaine. Cette déclaration, cependant, suffit à un directeur de conscience intrigant pour tranquilliser son pénitent crédule et superstitieux; mais outre qu'elle était inepte en elle-même et souverainement injuste, elle offrit, comme le dit Lemontey, le seul exemple connu d'un code fondé tout entier sur un mensonge.

Ce fut le dernier acte de tyrannie religieuse du grand roi, comme l'appelle l'histoire; car il mourut le 1er septembre à l'âge de soixante-dix-sept ans, après un règne qui en avait duré soixante-douze, le plus long de tous ceux que mentionnent les annales des peuples, mais pendant la dernière moitié duquel, tout en voulant affermir la religion catholique romaine dans l'État, il l'ébranla au contraire par les violences qu'il commit en son nom et surtout par les faveurs qu'il accorda au fanatisme et à l'hypocrisie.

 

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