Tristes nouvelles de P. Smith. - Appréciations et avertissements. - Sa mort. - Vieillesse de Mme Smith.
P. Smith s'était engagé à
présider, après la convention de
Brighton, toute une série de réunions
en Suisse, en Allemagne et en Belgique. Il avait
même fait le projet de se rendre, l'hiver
suivant, en Russie avec lord Radstock quand,
brusquement, il s'embarqua pour les
États-Unis.
D'étranges rumeurs
commençaient à circuler dans le
public au sujet de sa raison et même de sa
moralité. Au commencement de 1876 son
comité responsable, après une
enquête approfondie, exposait dans une lettre
au « Freeman » que Smith,
atteint d'une nouvelle crise de son mal
cérébral, avait dû cesser toute
activité et que, malheureusement, les
premiers symptômes de la crise avaient
été accompagnés d'aberrations
dans l'ordre de la pensée. Pendant quelque
temps en effet, le pauvre Smith avait
enseigné secrètement une doctrine
étrange et non biblique.
On se souvient que la maison de
santé, dans laquelle il avait
été hospitalisé en 1872,
était dirigée par un médecin
chrétien. Celui-ci avait pour
spécialité de traiter les troubles
psychiques, suite d'amour déçu, chez
les deux sexes. Tout en soignant
médicalement ses malades, il les
réconfortait spirituellement en leur
présentant Jésus-Christ comme le
consolateur mystique des coeurs blessés. P.
Smith avait été vivement
intéressé par cette
thérapeutique. Il voulut la pratiquer aussi
et, dans des entretiens confidentiels, en se
servant de comparaisons du Cantique des cantiques,
il présenta le Christ à diverses
personnes comme le fiancé de l'âme
d'une manière qui éveilla des
soupçons.
Avec son tempérament, P.
Smith n'était pas fait pour exercer une
semblable cure d'âme, surtout si l'on songe
qu'il était de nouveau la proie de la
maladie. Heureusement qu'il ne s'est rien
passé de grave ; on tremble en pensant
à ce qui aurait pu arriver.
Il n'en reste pas moins que
Smith
n'agissait pas ouvertement ; il n'était
pas à l'aise dans sa conscience et son
comité, en parlant de chute, n'a pas
été trop sévère. P.
Smith lui-même l'a reconnu.
Un peu plus tard, quand les
forces
lui furent revenues, il écrivait des
États-Unis au Record :
« Quand on m'a fait
voir
les aberrations auxquelles Satan
m'entraînait, je les ai immédiatement
reconnues, confessées, rejetées et
abandonnées à jamais.... J'ai
insisté non pas trop fortement mais trop
exclusivement sur la confiance en Dieu, tandis que
je n'ai pas suffisamment accentué la
nécessité de la vigilance.... Que mon
exemple avertisse que les plus grands
privilèges sont tout près des plus
grands dangers et que, dans le temps même
où nous croyons faire la volonté de
Dieu, nous sommes néanmoins exposés
à être trompés par l'Ennemi,
qui s'approche de nous déguisé en
ange de lumière !
« J'ai été
bien malade, mais je me remets peu à peu. Si
le Seigneur me permet de travailler
encore pour lui je serai plus
humble et plus vigilant, cherchant moins à
accomplir de grandes choses qu'à marcher
dans ses voies avec un coeur débonnaire et
contrit. Jusqu'ici, dans l'emploi de mes forces,
j'ai eu trop en vue de grands triomphes spirituels,
mais le Seigneur a voulu m'humilier et me faire
descendre au plus bas, pour mieux me faire
réaliser ma propre faiblesse. Dans mes
écrits je ne sais rien voir qui soit
contraire à la Bible, mais j'y discerne une
tendance contre laquelle il faut nous garder avec
soin, celle de ne présenter qu'une seule
face de la vérité
(1). »
Quand on prononce le mot de
chute,
immédiatement dans le public on met les
choses au pire et l'on parle d'immoralité.
Mme Smith n'a pas perdu un instant confiance en son
mari. Elle écrivait en février 1876
à une amie d'Angleterre :
« Ce nous est
précieux de savoir que tant de nos chers
amis prient pour nous et connaissent assez mon cher
mari pour ne pas donner créance aux cruelles
accusations que l'on répand sur son
compte. »
Blackwood, membre du comité
responsable de Smith, déclarait dans une
lettre adressée au Record :
« Nous nous sentons
pressés d'affirmer qu'il faut absoudre P.
Smith de toute mauvaise intention.... nous lui
devons de le laver publiquement de tout reproche
d'immoralité.... Son enseignement secret ne
consistait en rien d'autre qu'en une sorte
d'aveuglement spirituel, tout rempli
d'étranges et sataniques
subtilités. »
Varley aussi publia une
défense de Smith. Il décrivit tout au
long dans le Christian World, les phases de la
maladie de Smith. Comme Blackwood, Varley était
membre du
comité des huit, il n'ignora rien de
l'enquête. Aux premières nouvelles de
la chute de Smith, il s'était exprimé
très sévèrement à
l'égard de l'Américain. Mais
après que l'affaire se fut éclaircie,
il devint tout à fait favorable à
Smith. Voici comment il termine sa lettre :
« J'affirme ma
conviction
absolue qu'en dehors de sa maladie de cerveau, M.
Smith est un saint homme de Dieu, pur de coeur, qui
a glorifié le Dieu qui s'est servi de lui
pour accomplir de grandes choses. Je suis d'autant
mieux placé pour le dire que je n'ai pas une
confiance illimitée en son jugement et que
je n'ai jamais pu accepter tout ce qu'il a dit et
écrit. À la venue du Seigneur,
certainement il lui sera donné une place
élevée. Je ne puis autrement que de
prier incessamment pour lui
(2). »
La nature de P. Smith était
en elle-même sensible à
l'excès. M. J. Paroz de Peseux
écrivait, à propos de ce triste
événement dont tout le monde parlait,
ces lignes qui nous paraissent très
justes :
« Notre coeur, ici-bas,
est un pauvre captif qui n'a pas la permission
d'étendre ses ailes. Plus qu'aucune autre
faculté, le coeur doit s'exercer au
renoncement, à la mortification ; de
là le devoir de veiller sur son coeur, comme
sur son imagination, comme sur ses
pensées. »
P. Smith n'avait pas fait
d'études spéciales. Ce fut heureux
dans un sens ; il ne théorisait pas la
vie et par là même donnait cette si
puissante impression de sanctification
vécue. D'autre part il ignorait les dangers
du mysticisme. L'histoire de l'Église
l'aurait renseigné sur
les aberrations qui ont accompagné
quelques-uns des plus beaux mouvements de
réveil. Il aurait eu peur de ces entretiens
trop spéciaux et trop prolongés avec
des personnes d'un autre sexe et se serait
défié de certaines émotions
maladives.
Et puis, comme ceux qui ont la
foi
facile, il s'appropriait peut-être avec une
certaine superficialité les
déclarations les plus profondes et les plus
solennelles de l'Écriture. C'est du moins
l'impression qu'il faisait à quelques-uns de
ses meilleurs amis, à M. Rappard en
particulier. Il faut le reconnaître, avec
tous ses dons, tous ses talents, il était
dans sa constitution intime d'un métal moins
pur que plusieurs de ses collaborateurs plus
modestement doués. Et pourtant, parce qu'il
était réceptif à la
grâce de Dieu, le Seigneur en a tiré
un parti admirable.
Il est certain aussi que les
amis du
mouvement ont trop exalté l'instrument dont
Dieu se servait et lui ont fait du mal. Un grand
nombre de chrétiens s'étaient
imaginé que P. Smith avait atteint le
faîte de la sainteté et lui faisaient
comme une auréole d'admiration.
Peut-être la gloire du Christ, le
modèle parfait, en était-elle
obscurcie et le Seigneur a-t-il dû mettre de
côté l'instrument que l'orgueil
gagnait. Il y a certainement une part de
vérité dans l'affirmation de M.
Stockmayer : « C'est l'Église
qui est responsable de la chute de P. Smith ;
elle a vécu de lui sans le porter en
même temps. »
Lord Radstock de son
côté nous écrivait sur ce
triste sujet :
« Sans doute beaucoup
des
serviteurs de notre Seigneur ont été
bénis par le moyen de Smith dans les
Conférences ; mais le fait que nous
avons peut-être parlé trop de l'homme
et pas assez glorifié
notre Seigneur adorable, la seule et unique Source,
a aveuglé nos yeux sur le péril qu'il
y a pour un homme d'être sur « le
pinacle du temple » où tout le
monde le voit, au lieu d'être dans le temple
où personne ne le voit, mais où il
est dans la présence de
Dieu. »
Smith l'avoue. Il n'a pas
veillé suffisamment contre les
maléfices du démon - qui voyait avec
rage le succès de ce mouvement. La cime
surplombe l'abîme et le Malin sait
préparer des crevasses pour tous les
tempéraments et des tentations efficaces
pour chaque degré spirituel.
Il ressort de cette chute un
solennel avertissement, tout
particulièrement à l'adresse de ceux
qui s'essaient à gravir les sommets. Ne
disons jamais d'un penchant : il est
mort ! Ne disons pas de notre pied - il est
sûr ! Ne croyons jamais surtout que nous
sommes arrivés au but, à une
sanctification complète. La sanctification
la plus saine est celle qui consiste à
poursuivre la sainteté le plus humblement,
le plus fidèlement et le plus simplement
possible.
La chute de P. Smith marqua un
arrêt dans l'expansion du réveil de
sanctification.
Certains propagateurs du
mouvement
jetèrent au panier les livres de P. Smith et
ne voulurent plus entendre parler ni de l'homme ni
du message. Le plus grand nombre des amis du
réveil furent navrés. Il y eut des
larmes publiques et cachées. On lit dans une
lettre de l'époque :
« Je voudrais,
oh !
je voudrais pouvoir le dire à M.
Smith :De même que nous avons
reçu le message glorieux dont son
Maître l'avait chargé, ainsi nous
recevons, le coeur saignant et pourtant confiant,
la poignante leçon que son erreur
nous transmet. Je voudrais qu'il
sentît que nous tous nous nous humilions avec
lui, le front dans la poussière, le regard
voilé de larmes, recueillant l'enseignement
sévère mais béni que nous
apporte son exemple. Qui sait combien de fautes,
combien de chutes et d'erreurs nous seront
épargnées à nous-mêmes
pour avoir vu l'homme fort ainsi frappé
aujourd'hui ? (3) »
D'autres, comme le pasteur Layer
de
Wilhelmsdorf, surent garder la mesure dans leur
jugement : « Ne nous laissons pas
enlever le bon grain de ce mouvement à cause
de l'ivraie que Satan y a
semée. »
C'est dans le même sens que M.
Th. Monod terminait l'article du Libérateur
par lequel il avait communiqué toute cette
triste affaire à ses lecteurs :
« Confiez-vous au
Sauveur ! ne doit jamais être
séparé de : Veillez et
priez ! ni de : Combattez le bon combat
de la foi ! Une intention droite ne suffit pas
pour nous faire marcher droit, c'est sur la Parole
de Dieu que nos pas doivent être affermis
(Ps. CXIX, 104). En somme la vérité
et la sainteté profiteront de cette
humiliation salutaire. Nous baissons la tête
et ne voulons plus louer que le Sauveur
(4). »
« Un homme peut
chanceler,
affirmait Rappard de sa voix mâle et avec sa
foi de géant, cela ne change rien à
la fidélité de
Dieu ! »
Après son retour en
Amérique, en 1875, P. Smith passa par des
alternatives de foi lucide et d'obscurité
spirituelle. Pendant un de ces bons moments, il
prit part avec Moody à des réunions
d'évangélisation, il correspondit
avec quelques-uns des amis qui lui étaient
restés fidèles. Sa femme entra
activement dans la lutte antialcoolique aux
États-Unis.
Vers 1880, les Pearsall Smith
revinrent en Angleterre et s'établirent
à Guilford où Smith mena la vie d'un
malade, soigné avec le plus grand
dévouement par sa femme qui, a-t-on dit,
« gardait la foi pour lui ». M.
Stockmayer visita P. Smith à Guilford alors
qu'il était très souffrant. Le malade
se montra touché de l'affection de son
visiteur. Après l'entretien il l'embrassa
avec effusion. M. Stockmayer nous disait qu'il
avait trouvé P. Smith dans son bon sens,
mais avec quelque chose de mélancolique qui
faisait peine à voir.
P. Smith mourut d'un cancer le
17
avril 1898, tranquille et patient, mais sans que se
fût dissipé, à vues humaines,
le nuage qui obscurcissait sa foi.
Déjà du vivant de son
mari, mais surtout après la mort de ce
dernier, Mme Smith se donna à des oeuvres de
relèvement et de salut. Pendant plusieurs
années, elle fut secrétaire de la
grande organisation des Unions chrétiennes
de jeunes filles. Elle devint un des plus fermes
soutiens de « l'Association britannique
des femmes pour la Tempérance ».
Elle se rallia aussi à la cause du suffrage
féminin, se donnant à ces diverses
oeuvres avec la même puissance
entraînante qu'elle déployait
autrefois aux beaux jours du réveil. Dans
ses discours, incapable d'être insipide, elle
captivait toujours son auditoire par ses
récits vivants et tout illustrés
d'anecdotes.
En même temps elle
était devenue la confidente de nombreuses
personnes éprouvées :
« Ce n'était jamais en vain,
lit-on dans l'article nécrologique que lui
consacra le Christian, que l'on faisait appel dans
les moments difficiles, à la sagesse et
à l'à-propos de « soeur
Hannah ». Nous savions qu'elle avait
passé par le feu et par
mainte tempête. Nous en avions une preuve
dans l'expression douce, forte et
châtiée tout à la fois de ses
traits et l'esprit de bonté dont elle
faisait preuve pour relever chacun. Nous l'avons
souvent entendue répéter : Je ne
puis être malheureuse, car j'ai toujours Dieu
avec moi.
(5) »
En 1888, deux de ses filles
épousèrent des Anglais et toute la
famille vint à Londres, mais c'est à
Oxford qu'elle passa les derniers temps de sa vie.
Tandis qu'elle-même demeurait clouée
dans un fauteuil par un rhumatisme persistant, sa
maison était devenue le but d'un
véritable pèlerinage. On venait voir
et entendre cette vieille dame dont les souvenirs
étaient si nets, les facultés si
claires, la foi si ferme.
Elle écrivit beaucoup les
derniers temps de sa vie, en particulier ce
Non-Egoïsme de Dieu, singulier mélange
de foi, d'expériences profondes et
d'expressions osées. Parfois elle y fait
preuve de sentiments emportés, d'un franc
parler choquant, puis, la page suivante, on y
retrouve les confessions humbles et les cris de
victoire de la Soeur Hannah des meilleurs jours. Le
livre se termine par ces lignes :
« J'ai eu quelques faibles lueurs de la
gloire de l'au-delà et ce fut assez pour me
ravir le coeur. Mais là-haut je verrai le
Seigneur tel qu'Il est et j'en attends le moment
avec joie. »
Il est certain que les
éditions successives du Secret d'une vie
heureuse, celui des ouvrages de Mme Smith qui a eu
le plus de succès, ont contribué dans
une large part à maintenir ouverte la
question de la victoire sur le péché
posée par le mouvement d'Oxford, et ont
stimulé et stimulent encore par une surprenante
vigueur de foi
ceux
qui cherchent le bonheur vrai dans les victoires de
la sanctification.
Mme Smith s'endormit dans sa
quatre-vingtième année par une belle
après-midi de mai 1911, paisible au milieu
de ses trois enfants et tout entourée des
fleurs qu'elle aimait le plus.
S'il nous fallait
caractériser en quelques mots la
manière dont P. Smith et sa femme ont saisi
la vie spirituelle - pour autant qu'on peut
connaître quelqu'un par ses écrits -
nous dirions que chez l'un, le sentiment a pris le
dessus, tandis que chez l'autre l'intelligence est
devenue envahissante. L'effroi et l'horreur du
péché qui ont saisi aux entrailles
les réformateurs, et qui se retrouvent chez
un Boardman, un Radstock, un Rappard, un
Stockmayer, leur a manqué. Or seuls ceux qui
ressentent à la pensée d'une chute
possible le plus angoissant des
frémissements, sont les indestructibles
« appuis de la
vérité » dans le temple que
Dieu érige sur la terre. Mais loué
soit Dieu de ce que la prière et la
vigilance peuvent être la sauvegarde de
quiconque croit à la
régénération possible de son
tempérament lui-même et permet au
Christ-Sauveur de reconstruire « sur
d'anciennes ruines ».
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