Cette période fut encore plus favorable
à la Vierge que les
précédentes ; à mesure
que les lumières et la connaissance du pur
christianisme se perdaient sous une foule de
cérémonies et de superstitions,
à mesure que l'on abandonnait
l'autorité des Saintes Écritures pour
s'égarer dans de honteuses disputes et de
vains enseignements, le culte du vrai Dieu
pâlissant devant celui des créatures,
des saints, des martyrs et des anges, on ne
dut pas oublier Marie, dès que
l'Église s'écarta du principe de
n'adorer et de ne servir que l'Éternel
seulement.
Malgré quelques oppositions, depuis le
huitième siècle il est certain que
l'on vit le culte d'invocation à la
Mère du Sauveur ouvertement approuvé,
soutenu, non plus par quelques théologiens
simplement, mais par la pluralité des
docteurs, et par l'Église
elle-même représentée par ses
conciles. En même temps aussi l'on s'occupa
beaucoup à propager certaines croyances qui
tendaient à exalter singulièrement la
personne de la Vierge, en égalant ses
prérogatives à quelques-unes de
celles qui n'avaient été jusqu'alors
accordées qu'au seul Rédempteur des
hommes.
Pour exposer la doctrine de l'Église
à ces divers égards, j'indiquerai
donc en premier lieu ce que l'on prétendait
alors relativement à l'excellence
présumée de Marie ; je dirai
quelques mots ensuite sur la manière dont on
voulait qu'elle eût quitté ce
monde ; puis enfin je rapporterai en quels
termes les théologiens, pendant ces trois
siècles, engageaient les fidèles
à la prendre pour médiatrice.
Pour ce qui regarde les perfections de la sainte
Vierge, André de Crète est dans ces
temps un de ceux « qui voient moins de
difficulté à peser les vents, compter
les gouttes de pluie, qu'à concevoir le
mystère de Marie ; » aussi l'appelait-il :
« Divine
réconciliation des hommes, domicile du
soleil glorieux, trésor de la vie
immortelle, ciel plus élevé que les
cieux, ciseau séraphique, » et lui
prodiguait-il, dans son enthousiasme, mille autres
noms d'un aussi mauvais goût et plus
incompréhensibles encore
(1) ;
il
n'est pas nécessaire de
dire que, comme Térasius
(2)
et
Théodore de Jérusalem, qui plus tard
accordaient à Marie les titres
d'intemerata, d'irreprehensibilis, d'immaculata, André de
Crète faisait
lui-même de la Mère du Sauveur un
être parfait et sans tache.
Idiota parle aussi clairement de la
prérogative qu'il accordait à la
Vierge d'être demeurée exempte de tout
mal : « Jamais rien de honteux ne
souilla l'âme de Marie, » nous
dit-il ; et, comme pour nous donner une
idée de la grandeur, de la majesté de
cette sainte Femme, il ajoute :
« Qu'à son nom tout doit fléchir les genoux ici-bas, aux
enfers
et dans les cieux
(3). »
Enfin l'exagération à
l'égard des prérogatives de Marie fut
portée si loin, que, au mépris de
toutes convenances humaines et religieuses, deux
moines d'Allemagne, Paschase Radbert et Bertram ou
Ratram de Corbie, se disputèrent
publiquement au sujet de sa virginité. Il
s'agissait de savoir si cette sainte Femme
était restée vierge ou non en mettant
au monde le Sauveur des hommes. Les deux partis se
permirent autant d'animosité que
d'immodestie dans cette scandaleuse discussion
(4) ;
ce qui
est plus essentiel à remarquer, c'est qu'on
regardait alors comme hérétiques tous
ceux qui niaient cette
virginité, laquelle, selon
le vénérable Bède
lui-même, « avait été
perpétuelle avant, pendant et après
la naissance du Christ
(5). »
D'autres opinions non moins étranges qui
s'accréditèrent beaucoup à
cette époque, montrent également le
mauvais goût du siècle et la
disposition profondément superstitieuse des
esprits. Je veux parler ici de la naissance et de
la présentation au temple, deux
circonstances de la vie de Marie, où
auraient éclaté de prétendus
prodiges en sa faveur.
Deux apocryphes peu estimés jusqu'alors, le Proteuangelion et
le livre de la
naissance de Marie, rapportent, que
« Joachim (plus tard père de la
sainte Vierge), privé d'enfants, honteux de
se voir sans postérité, s'enfuit au
désert ; mais tandis qu'il s'y tenait
caché, continue la légende, Anne, son
épouse, quoique stérile, demanda
à Dieu la grâce d'être
mère, et lui promet son premier-né.
Miraculeusement exaucée, un ange alors vient
tirer Joachim de sa retraite, et bientôt
après, pour accomplir son voeu, Anne
présente le jeune enfant au souverain
Sacrificateur. Dès lors, miraculeusement
nourrie dans le lieu très saint, Marie n'en
sortit que pour épouser Joseph, sous la
condition qu'il lui
« permettrait de rester toujours vierge
(6). »
Telle est la bizarre histoire qu'André de
Crète n'hésitait pas d'adopter et de
répandre ; il en faisait le fond de ses
prédications (7). Germain,
patriarche de
Constantinople, n'était pas plus scrupuleux,
car, ayant entendu parler de ces récits
merveilleux, il en fut si frappé
qu'aussitôt il institua, dans les
églises de sa dépendance, une
fête solennelle en mémoire de cette
célèbre présentation, ainsi
que des miracles qui la suivirent
(8).
Pour parler, en second lieu, des opinions de ces
temps, relatives à la manière dont
Marie quitta ce monde, on peut dire qu'en Orient on
crut en général
alors à la résurrection de cette
sainte Femme et à son ascension dans les
cieux.
André de Crète encore, l'un des
premiers, enseigna nettement ces deux dogmes
(9)
sur
l'autorité d'un écrit faussement
attribué à Denys l'aréopagiste
(10).
Germain de Constantinople, saint Villibald,
Damascène, Cosme de Jérusalem,
Methodius, George de Nicomédie, Léon
le Sage marchèrent sur ses traces, et cette
opinion entra dans le domaine de la
théologie professée alors. Seulement
les docteurs de ces temps n'ayant aucune preuve de
ce qu'ils avançaient, ne s'accordaient pas
sur la manière dont ces
événements avaient eu lieu.
André de Crète prétend que la
mort s'approchant de la Vierge, ne fit que lui
envoyer une extase, un sommeil semblable à
celui dans lequel Adam fut plongé en
Héden, lorsque Dieu voulut créer la
femme ; en conséquence, il applique
à Marie ces paroles
prophétiques ; « Tu ne
permettras point que ton Saint sente la corruption
(11) ; »
et, pour expliquer le mystère, il introduit
Marie, qui nous apprend « qu'elle
n'a point voulu changer l'ordre
de la nature, mais que son corps fût
transformé et prit la forme de la
Divinité en grâce
(12). »
Germain, de son côté, soutenait que
Marie était morte, mais qu'il était
impossible que son corps eût
été réduit en poudre, vu
« qu'il était juste qu'elle
eût vécu et qu'elle fût
ressuscitée comme son
Fils ; » aussi, selon lui, le corps
de la Vierge avait-il été
enlevé d'entre les mains des apôtres
sans que personne eût pu voir le ravisseur
(13).
Saint Willibald, plus précis, assurait que,
comme les apôtres rendaient à Marie
les derniers devoirs avant qu'elle eût
été mise dans le sépulcre, des
anges descendirent du ciel et ravirent
clandestinement son corps
(14).
Mais Damascène soutenait, au contraire, que
le corps de Marie avait été mis dans
le tombeau, et que Dieu le retira au ciel avant que
saint Thomas, qui n'avait point été
de l'ensevelissement, pût arriver au
sépulcre. L'opinion de Damascène
prévalut sans doute, car dans un des
horologes reçu de l'église grecque,
on lit: « Que les apôtres
étant assemblés, la Vierge,
entourée d'un choeur d'anges, vint les
saluer quelque temps après sa mort; que,
pleins d étonnement, ils se rendirent
à son tombeau, mais qu'ils le
trouvèrent vide, parce que
Marie était comme son Fils,
ressuscitée le troisième jour
(15). »
Au huitième siècle cependant, les
théologiens occidentaux étaient
contraires à ceux d'Orient dans les opinions
qui nous occupent. Malgré ce qu'avait
avancé Grégoire de Tours
d'après les écrits supposés
d'un certain Méliton (16), on
ajoutait nullement foi
à l'histoire de l'Assomption de Marie.
Béde la rejetait nettement, vu qu'elle se
trouvait en opposition avec les récits des
Actes (17).
À la fin du huitième siècle,
Charlemagne, encore incertain à cet
égard, ordonna de plus amples informations
(18). Selon
les
apparences, les renseignements se trouvèrent
favorables à la Vierge, puisque dans une
assemblée de moines et d'abbés tenue
à Aix-la-Chapelle, au neuvième
siècle, on regarda l'Assomption de Marie
comme prouvée, et l'on en compta la
fêle entre les principales de l'année
(19).
Alors seulement, au milieu du neuvième
siècle, cette nouvelle opinion, contraire
à nos Saints Livres, sans autorité
que celle de certains apocryphes longtemps
méprisés, se trouva
décidément en faveur dans
l'Église.
Si nous passons enfin à ce qui regarde le
culte d'invocation que l'on rendit à Marie
pendant la période qui nous occupe, nous
verrons que, quoique l'on poussât fort loin
alors cet abus, ce n'est pas qu'il n'y eût
encore à cet égard d'assez
redoutables oppositions. L'on peut dire que les
princes qui s'élevèrent avec tant de
force contre le culte des images furent en
général peu favorables au culte de
ceux qu'elles représentaient. En effet, les
historiens de ces temps n'hésitent pas
à déclarer que Léon
l'Isaurien, l'un d'entre eux, n'errait pas
seulement sur le culte des images qu'il condamnait,
mais encore sur l'intercession de la très
chaste Mère de Dieu
(20).
Constantin Copronyme marcha sur les traces de
Léon son père ; il ne voulait
pas qu'on invoquât la Vierge, parce qu'elle
ne pouvait rien accorder aux hommes
(21) ;
il
alla même, dit-on, jusqu'à demander au
patriarche si l'on ne pouvait pas lui ôter le
titre de Mère de Dieu
(22).
Léon, fils de Copronyme, il est vrai,
feignit d'abord, au commencement de son
règne de ne point partager de telles
opinions, mais bientôt il marcha sur les
traces de son père
(23).
Les empereurs Léon l'Arminien,
Michel-le-Bègue et
Théophile, qui gouvernèrent une
partie du monde chrétien pendant le
neuvième siècle, étaient loin d'être favorables
à Marie ; aussi Baronius, grand
défenseur du culte de cette sainte Femme,
les appelle-t-il pères des novateurs
(24).
Enfin, les docteurs Euthérius et Beatus qui
refusaient toute adoration à la
créature
(25) ;
Agobard, archevêque de Lyon, Claude de Turin
auxquels on peut donner le titre de conservateurs
des saines doctrines, ne tendaient pas moins
à ramener l'Église à des
croyances plus pures, et à proscrire les
prières adressées à la
Mère du Sauveur
(26).
Mais que pouvait alors la volonté de
quelques princes, de quelques théologiens
éclairés pour résister au
torrent de la superstition toujours croissante des
peuples, et pour changer les opinions de la grande
généralité des docteurs les
plus influents dans l'Église ? Pour
quelques hommes sages qui gémissaient de
voir tant d'honneurs rendus à la simple
créature, que de gens au contraire fondaient
sur elle leur unique espoir !
Il est presque superflu de dire que Germain de
Constantinople et André de Crète, que
nous avons vus si zélés pour tout ce
qui tenait aux
prérogatives
extraordinaires de Marie, lui adressaient leurs
ferventes prières.
On peut mettre au même rang Damascène
et Cosme de Jérusalem, qui, dans ses vers,
ne demandait pas moins à la Vierge que
« d'élever son âme dans les
cieux et de la sauver
(27). »
Idiota prétendait « que
la Vierge intercède pour nous auprès
de Dieu, et que personne ne peut venir au Fils, si
Marie ne l'aide et ne le secoure
(28). »
Haimo, Jonas au neuvième siècle,
Giselbert au dixième, faisaient de
même dépendre de cette sainte Femme le
salut de tous les fidèles ; il n'y a
pas jusqu'au vénérable Béde,
un des hommes les plus marquants de son
siècle, qui ne s'écrie dans ses
homélies : « Soyons toujours
soumis à Marie, qui n'abandonne pas ceux qui
espèrent en elle ; puisque
Christ exauce les prières des
saints, à plus forte raison
écoutera-t-il sa Mère priant pour les
pécheurs. Recourons donc de toute notre
âme à Marie, afin qu'elle nous
procure, par son intercession, la
félicité dont elle jouit
elle-même avec son Fils, dès à
présent et à toujours
(29). »
À de telles citations et à une
multitude d'autres que nous omettons à
dessein, ajoutez encore qu'on vit alors, pour la
première fois, des conciles
généraux approuver,
ordonner le culte d'invocation à la Vierge,
et faire une obligation de ce qui, jusqu'à
cette époque, avait dépendu de la
volonté de chaque chrétien. Les
pères du concile de Nicée faisaient
profession « d'agir en toute chose dans
la crainte de l'Éternel, tout en demandant
l'intercession de la très sainte Mère
de Dieu, toujours Vierge et Maîtresse
(30). »
Ceux du concile de Constantinople
s'expliquèrent plus catégoriquement
encore, en lançant anathème
« et contre ceux qui n'invoqueraient pas
Marie avec foi, et contre ceux qui ne la
regarderaient pas comme supérieure à
toute créature visible et invisible,
toujours sainte et vierge, proprement et vraiment
Mère de « Dieu
(31). »
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