Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

CHAPITRE II

Quand une fois des conciles eurent prescrit l'invocation de Marie, quand ces mêmes conciles eurent déclaré cette sainte Femme supérieure à toute créature, les dernières barrières furent enlevées, et l'on comprend que le culte public dut bientôt porter les traces de la nouvelle théologie.

Jusqu'au 10e siècle on avait continué dans les liturgies de ne s'adresser directement qu'à Dieu seul, soit en confessant les péchés du peuple, soit en demandant miséricorde (1). Mais dès lors les principes avoués de l'Église n'étant plus les mêmes, l'Église dut aussi changer de langage. Aussi dans l'office, depuis le 11e siècle, après avoir fait partager à Marie l'honneur de recevoir l'aveu des faiblesses humaines, en certaines circonstances on cria directement à la Mère du Sauveur, comme on le fait aujourd'hui : « Sainte Vierge, répandez la grâce dans nos coeurs, guérissez nos faiblesses, ouvrez-nous le ciel, portez-nous en paradis, commandez en qualité de Reine et de Mère, etc. etc. (2). »

Bientôt encore, à l'occasion d'une croisade en terre sainte, l'an 1095, Urbain II crut devoir instituer au concile de Clermont le Sabbatum Marianum, pour lequel il prescrivit un office déterminé, consistant en jeûne et prières un jour chaque semaine, le tout en l'honneur de Marie, à peu près comme le dimanche est consacré dans l'Église en mémoire du Sauveur (3).
Plus tard on vit s'introduire d'abord dans les couvents, puis chez les fidèles en général, l'usage du Rosaire ou Psautier de Marie (4).
Enfin des nations entières finirent par donner à la personne de la Vierge, dans leur dévotion, une plus grande part qu'au Sauveur ou à Dieu même. Les Hongrois se distinguèrent surtout par leur entier dévouement à Marie. Ils lui déférèrent spécialement les nouveaux titres de Dame ou Maîtresse, et s'ils entendaient prononcer ces noms profondément vénérés, aussitôt ils inclinaient la tête, s'agenouillaient ou se prosternaient en terre. Aussi Étienne, roi de la nation, appelait-il son peuple la famille de la sainte Vierge, et, « sur le point de mourir, les mains levées au ciel, recommandait-il avec instances, larmes et prières, son royaume, ses sujets et son âme, les laïques, les prêtres et les temples de la nation, non point à Dieu, mais à la Vierge Marie, unique Maîtresse et Divinité des Hongrois (5). »

Ces paroles d'Étienne étaient fortes, mais on conçoit qu'elles aient pu sortir de la bouche d'un prince sans doute ignorant et simple, quand on voit en même temps des docteurs, des théologiens, des hommes, les flambeaux de l'Église, pour ainsi dire, et dans lesquels on avait toute confiance, pouvoir affirmer avec Anshelme, par exemple, « que Marie, en sa qualité de Mère, commandait aussi bien au ciel que sur la terre, qu'elle avait été faite reine des anges et des hommes, unique maîtresse ici-bas et dans les cieux (6). »
Quand on voit un Bernard de Clervaux avec mille autres qu'il me serait facile, mais que je me dispenserai de citer (7), déclarer catégoriquement que « Marie est présente à tous en toute chose, qu'elle ouvre à tous un sein miséricordieux, afin que chacun reçoive d'elle selon ses besoins ; le captif la liberté, le malade la santé, les affligés la consolation, les pécheurs leur pardon, les justes la grâce, les anges la joie, et pour tout dire les trois Personnes de la Trinité leur gloire. »
Quand on entend le même Bernard s'écrier : « Si l'orage des tentations se lève, si vous vous brisez contre les écueils du malheur, jetez les yeux sur votre étoile, appelez Marie ; si vous vous troublez à la pensée de crimes affreux, si vous éprouvez les tourments de la conscience ; épouvantés par la terreur du jugement, si vous vous plongez dans un abîme de tristesse et de désespoir, pensez à Marie ; dans vos périls, dans vos adversités, dans vos misères, pensez à Marie, invoquez Marie ; qu'elle soit toujours sur votre bouche, qu'elle ne s'éloigne pas de votre coeur ; en la suivant, vous n'errerez point ; en la suppliant, vous ne désespérerez point ; en pensant à elle, vous ne vous égarerez point ; mais vous soutenant elle-même, vous ne tomberez point ; vous protégeant elle-même, vous ne craindrez point ; vous conduisant elle-même, vous ne serez point fatigués. O Marie ! tous les peuples prosternés attendent à tes genoux, et ce n'est pas en vain, car tu es le salut de tous les fils d'Adam (8). »

Tel était sur la personne de Marie le langage des docteurs du 12e siècle. Le culte de la Vierge alors définitivement établi, sa personne décrétée supérieure à toute créature, son intercession reconnue par l'Église, des invocations directes et nombreuses lui étant adressées chaque jour dans le service public, je ne m'arrêterai pas à rechercher je ne m'arrêterai pas à rechercher dans la suite des âges depuis cette époque, les louanges sans bornes que purent donner les prédicateurs et les théologiens à cette sainte Femme ; je ne dirai rien sur la multitude d'autels, temples, chapelles, monastères, qui furent élevés, consacrés, dédiés en son honneur ; je ne dirai rien des prodiges inouïs des pèlerinages et des voeux qui se faisaient dans les lieux où l'on prétendait posséder quelques-unes de ses saintes reliques, telles que ses cheveux, sa chemise, son lait, son anneau, etc. (9) ; je ne dirai rien de sa fameuse maison de Nazareth, transportée par les anges eux-mêmes de la Judée d'abord en Dalmatie, puis à Lorette (10) ; je ne dirai rien de mille autres détails qui seraient infinis ; je me hâte, et pour terminer ma tâche je me contenterai de rapporter l'institution d'une nouvelle fête en l'honneur de Marie, fête qui ne manqua pas de célébrité dans l'histoire.

La fête de la Conception de la sainte Vierge est peu antérieure aux questions théologiques qu'elle suscita. Longtemps on n'avait célébré dans l'Église d'autre conception que celle de Jésus-Christ, quand au milieu du douzième siècle, s'appuyant sur les fables du Proteuangelion dont nous avons déjà parlé, Manuel Comnène fit célébrer dans tout son empire une fête solennelle en mémoire de la Conception de Marie, et des miracles qui disait-on l'avaient accompagnée (11). Quelque temps après que Manuel eut prescrit cette fête à Constantinople, la manière dont les chanoines de Lyon voulurent l'instituer dans leur ville donna naissance à des questions d'où sortit la doctrine nouvelle de la Conception immaculée. Les chanoines ayant inséré dans l'office de cette solennité certaines expressions, tendant à faire comprendre que Marie n'avait point été conçue dans le péché, saint Bernard de Clervaux le premier, quoique admirateur de la Vierge, se plaignit hautement de leur conduite comme d'innovations blâmables (12).
Plus tard le docteur Beleth, doyen de la faculté de Paris (13), le pape Innocent III (14), imitèrent son exemple, mais les sages considérations que présentèrent ces hommes supérieurs, ne furent pas capables d'arrêter les religieux de saint François, non plus que les pères du synode d'Excester, qui parvinrent à faire autoriser publiquement cette fête ainsi que le dogme qu'elle supposait.

Cependant si la nouvelle solennité s'établissait en quelques endroits, la question de doctrine qu'elle avait soulevée n'était pas résolue ; et comme on sentait que le dogme de la Conception de Marie ne pouvait devenir matière de culte dans l'Église, qu'autant qu'il emporterait l'exemption de la tache originelle, les docteurs et les écoles de théologie s'emparèrent du sujet pour prononcer une décision.

Ce fut surtout dans l'année 1300 que cette question fut vivement agitée dans l'université de Paris, entre les Franciscains et les Dominicains. Jean Duns Scott franciscain, acquit dans les contestations à ce sujet le nom de docteur subtil ; par ses arguments, il se contenta de rendre très vraisemblable la doctrine de la Conception immaculée, sans aller au-delà (15; l'ordre de saint François suivit la doctrine de son théologien, mais il ne s'en tint pas à ses assertions, et dans la suite avança comme positif et vrai ce que Scott n'avait donné lui-même que comme possible et probable. Les Dominicains au contraire combattirent la thèse des Franciscains, et cela d'après l'autorité de saint Thomas, docteur célèbre de leur ordre, dont le pape Jean XXII avait canonisé la doctrine. Mais comme l'opinion des Franciscains avait une certaine apparence de dévotion et de piété, elle fut assez généralement reçue, et l'université de Paris, en grande réputation de doctrine, se déclarant en sa faveur, parut un instant apaiser cette contestation naissante.
Mais en 1387 on la vit se rallumer plus terrible et plus furieuse que jamais. Jean de Monçon, moine dominicain, professeur de théologie à l'université de Paris, dans des thèses qu'il soutint, avança plusieurs propositions qui passaient alors pour dangereuses ; entre autres, celle que la Vierge avait été conçue dans le péché.
Le scandale fut inouï ; les thèses furent dénoncées, et leur auteur au lieu de se rétracter les ayant défendues publiquement, on les condamna comme fausses, scandaleuses ; contraires à la piété des fidèles, et l'université se coalisa pour accuser Jean de Monçon devant l'évêque de Paris. Quatre fois assigné Monçon ne comparut point ; Pierre d'Orgemont alors, après une procession solennelle pour obtenir les secours du Saint-Esprit, fit examiner les thèses, et, revêtu de ses habits pontificaux, prononça la condamnation de leur auteur dans le parvis de Notre-Dame, entouré d'une foule innombrable accourue à ce spectacle comme pour assister au triomphe de la sainte Vierge.

Cependant Monçon, qui s'était retiré vers le Pape auquel il en rappela, fut condamné par le pontife. Une bulle d'excommunication fut lancée contre ceux qui dans leurs paroles ou leurs écrits attaqueraient le dogme contesté, et le roi qui la fit publier rendit plus terrible encore l'effet de cette bulle, en incarcérant ceux qui refusaient de s'y soumettre.

D'un autre côté l'université, fière de sa victoire, retrancha de son corps les Dominicains. La prédication, la confession leur furent interdites ; et ceux d'entre ces religieux qui osaient se produire en public étant poursuivis, accablés d'injures par le peuple comme ennemis de la très sainte Vierge, l'ordre entier fut contraint de se rétracter et promit de se soumettre.

Enfin, malgré l'adhésion du concile de Bâle au dogme de l'immaculée Conception (16) ; malgré deux bulles de Sixte IV en faveur de cette même doctrine (17), les contestations toujours renaissantes entre les Franciscains et les Dominicains allaient engager Léon X à porter en dernier ressort un jugement sur cette matière, lorsque le concile de Trente, qu'amenèrent des événements inattendus, prononça définitivement, dans sa cinquième session, « ne pas comprendre Marie dans le canon qui reconnaissait chez tous les hommes la tache du péché originel (18»

Le concile de Trente, par sa décision, vint mettre la dernière main à la doctrine de l'Église romaine sur la personne de Marie.
Conçue et née miraculeusement, parfaite et sans tache durant sa vie ; après sa mort, glorieusement élevée dans les cieux où elle exerce un empire de Reine et de Mère, secourant et sauvant les âmes qui l'invoquent et qui placent en elle leur espoir ici-bas ; telle est la base du culte que Rome rend à cette sainte Femme ! base purement humaine, nous l'avons vu ; base qui nous montre à quelles erreurs on peut être entraîné, lorsqu'abandonnant l'unique règle infaillible, l'Écriture, on se laisse égarer dans sa dévotion et sa foi par les impulsions aveugles d'une piété mal entendue.

Pour nous, Protestants qui avons le bonheur de partager des croyances plus raisonnables et plus pures ; pour nous, qui adorons la Divinité telle que sa Révélation nous prescrit de l'adorer, bénissons le Ciel de nous avoir placé dans des circonstances qui nous y conduisirent, tout en ne cessant jamais de plaindre et d'aimer ceux que la divine Providence a moins favorisés que nous.


FIN.

 




THÈSES.

I

L'histoire montre que le concile d'Éphèse, 431, fut l'occasion du culte que l'Église rendit ensuite à Marie.

II.

Avant le concile d'Éphèse on ne trouve, dans l'Église, aucune trace d'un culte religieux rendu à Marie.

III.

Depuis le concile d'Éphèse, on peut suivre les progrès de ce culte naissant alors.

La Faculté dé Théologie, après avoir vu les présentes Thèses, en permet l'impression, sans entendre par là exprimer d'opinion sur les propositions qui y sont énoncées.

Genève, Mars 1833.

VAUCHER 
Prof. et Doyen de la Faculté.


(1) Ce dont il est facile de s'assurer en lisant les liturgies en usage alors. Marci lit. B. P. t. 12, Basil, miss, ibid ; Chrys. miss. ; litt. Gall. goth. miss. 53 apud Mabill. de lit. Gall. ; Hugo Menard in sac. Greg. 1.

(2) Vide in brev. Rom. ad comp. p. 102 et ad sect. sept. p.1013.

(3) Spanh. hist. christ. saec. II, ch. 3 ; John, stell. annal.

(4) Suite de prières alternatives dans lesquelles Marie partage fort inégalement avec Dieu les hommages des chrétiens ; car pour 150 Ave, etc. ou salutations à la Vierge, on ne récite que 15 Pater noster.

(5) Bonfinius. I. 1, dec. 2 ; Ludov. Luc. hist. eccl. cent, II, ch. 6, p. 139.
(6) Anshelm. de excellent. Mar.
(7) Si l'on était curieux de jeter un coup d'oeil sur ces témoignages on les trouverait. Ludov. Luc. hist. eccles. cent. 11, 12, 13, de inv. S.

(8) Bernh. serm, de V. M. auct. Lud. Luc. Bernh. hom. 2 de B. V. hom. 4, de B. V. etc.

(9) Voyez Baillet, Vie des Saints, 15 août, p 206, 207 et suivantes, vol. 2.

(10) Spanh. hist. Christ. saec. 13, ch. 14, p 1221.

(11) Baillet, Vie des Saints, 8 décemb. p. 151, v. 3 ; Const. Man. Comn ap. Balsamon.

(12) Bernard. Clarv. epist. 174.

(13) Beleth. off. div. ch. 366.

(14) Innocent III, serm. 2 de Johan. B.

(15) Voici comment il raisonnait : Dieu peut avoir exempté la sainte Vierge de la tache originelle, Dieu seul peut savoir s'il l'a fait ; néanmoins il y a probabilité qu'il aura accordé cette faveur à Marie, si cela n'est contraire ni aux Écritures, ni à l'Église, ce qu'il tâchait de montrer. (Fra Paulo Sarpi, hist. du conc. de Trente, I. 2, p. 323.)

(16) Basl, conc. sess. 36, an 1439.

(17) Extrav. comm. I. 3, tit. 12, ch. I, 1476, 1483.

(18) Fra Paulo sarp. hist. du conc, de Trent. I. 2, p. 327.
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