Quand une fois des conciles eurent prescrit
l'invocation de Marie, quand ces mêmes
conciles eurent déclaré cette sainte
Femme supérieure à toute
créature, les dernières
barrières furent enlevées, et l'on
comprend que le culte public dut bientôt
porter les traces de la nouvelle
théologie.
Jusqu'au 10e siècle on avait continué
dans les liturgies de ne
s'adresser directement qu'à Dieu seul, soit
en confessant les péchés du peuple,
soit en demandant miséricorde
(1).
Mais
dès lors les principes avoués de
l'Église n'étant plus les
mêmes, l'Église dut aussi changer de
langage. Aussi dans l'office, depuis le 11e
siècle, après avoir fait partager
à Marie l'honneur de recevoir l'aveu des
faiblesses humaines, en certaines circonstances on
cria directement à la Mère du
Sauveur, comme on le fait aujourd'hui :
« Sainte Vierge, répandez la
grâce dans nos coeurs, guérissez nos
faiblesses, ouvrez-nous le ciel, portez-nous en
paradis, commandez en qualité de Reine et de
Mère, etc. etc.
(2). »
Bientôt encore, à l'occasion d'une
croisade en terre sainte, l'an 1095, Urbain II crut
devoir instituer au concile de Clermont le Sabbatum Marianum, pour
lequel il prescrivit
un office déterminé, consistant en
jeûne et prières un jour chaque
semaine, le tout en l'honneur de Marie, à
peu près comme le dimanche est
consacré dans l'Église en
mémoire du Sauveur
(3).
Plus tard on vit s'introduire d'abord dans les
couvents, puis chez les
fidèles en général, l'usage du
Rosaire ou Psautier de Marie
(4).
Enfin des nations entières finirent par
donner à la personne de la Vierge, dans leur
dévotion, une plus grande part qu'au Sauveur
ou à Dieu même. Les Hongrois se
distinguèrent surtout par leur entier
dévouement à Marie. Ils lui
déférèrent spécialement
les nouveaux titres de Dame ou Maîtresse, et
s'ils entendaient prononcer ces noms
profondément vénérés,
aussitôt ils inclinaient la tête,
s'agenouillaient ou se prosternaient en terre.
Aussi Étienne, roi de la nation, appelait-il
son peuple la famille de la sainte Vierge, et, « sur le
point de mourir, les
mains levées au ciel, recommandait-il avec
instances, larmes et prières, son royaume,
ses sujets et son âme, les laïques, les
prêtres et les temples de la nation, non
point à Dieu, mais à la Vierge Marie,
unique Maîtresse et Divinité des
Hongrois
(5). »
Ces paroles d'Étienne étaient fortes,
mais on conçoit qu'elles aient pu sortir de
la bouche d'un prince sans doute ignorant et
simple, quand on voit en même temps des
docteurs, des théologiens, des hommes, les
flambeaux de l'Église, pour ainsi dire, et
dans lesquels on avait toute confiance, pouvoir
affirmer avec Anshelme, par exemple,
« que Marie, en sa qualité de
Mère, commandait aussi bien au ciel que sur
la terre, qu'elle avait été faite
reine des anges et des hommes, unique
maîtresse ici-bas et dans les cieux
(6). »
Quand on voit un Bernard de Clervaux avec mille
autres qu'il me serait facile, mais que je me
dispenserai de citer
(7),
déclarer catégoriquement que
« Marie est présente à tous
en toute chose, qu'elle ouvre à tous un sein
miséricordieux, afin que chacun
reçoive d'elle selon ses besoins ; le
captif la liberté, le malade la
santé, les affligés la consolation,
les pécheurs leur pardon, les justes la
grâce, les anges la joie, et pour tout dire
les trois Personnes de la Trinité leur
gloire. »
Quand on entend le même Bernard
s'écrier : « Si l'orage des
tentations se lève, si vous vous brisez
contre les écueils du
malheur, jetez les yeux sur votre
étoile, appelez Marie ; si vous vous
troublez à la pensée de crimes
affreux, si vous éprouvez les tourments de
la conscience ; épouvantés par
la terreur du jugement, si vous vous plongez dans
un abîme de tristesse et de désespoir,
pensez à Marie ; dans vos
périls, dans vos adversités, dans vos
misères, pensez à Marie, invoquez
Marie ; qu'elle soit toujours sur votre
bouche, qu'elle ne s'éloigne pas de votre
coeur ; en la suivant, vous n'errerez
point ; en la suppliant, vous ne
désespérerez point ; en pensant
à elle, vous ne vous égarerez
point ; mais vous soutenant elle-même,
vous ne tomberez point ; vous
protégeant elle-même, vous ne
craindrez point ; vous conduisant
elle-même, vous ne serez point
fatigués. O Marie ! tous les peuples
prosternés attendent à tes genoux, et
ce n'est pas en vain, car tu es le salut de tous
les fils d'Adam
(8). »
Tel était sur la personne de Marie le
langage des docteurs du 12e siècle. Le culte
de la Vierge alors définitivement
établi, sa personne
décrétée supérieure
à toute créature, son intercession
reconnue par l'Église, des invocations
directes et nombreuses lui étant
adressées chaque jour dans le service
public, je ne m'arrêterai pas à
rechercher je ne
m'arrêterai pas à rechercher dans la
suite des âges depuis cette époque,
les louanges sans bornes que purent donner les
prédicateurs et les théologiens
à cette sainte Femme ; je ne dirai rien
sur la multitude d'autels, temples, chapelles,
monastères, qui furent élevés,
consacrés, dédiés en son
honneur ; je ne dirai rien des prodiges
inouïs des pèlerinages et des voeux qui
se faisaient dans les lieux où l'on
prétendait posséder quelques-unes de
ses saintes reliques, telles que ses cheveux, sa
chemise, son lait, son anneau, etc.
(9) ;
je ne
dirai rien de sa fameuse maison de Nazareth,
transportée par les anges eux-mêmes de
la Judée d'abord en Dalmatie, puis à
Lorette
(10) ;
je
ne dirai rien de mille autres détails qui
seraient infinis ; je me hâte, et pour
terminer ma tâche je me contenterai de
rapporter l'institution d'une nouvelle fête
en l'honneur de Marie, fête qui ne manqua pas
de célébrité dans
l'histoire.
La fête de la Conception de la sainte Vierge
est peu antérieure aux questions
théologiques qu'elle suscita. Longtemps on
n'avait célébré dans
l'Église d'autre conception que celle de
Jésus-Christ, quand au milieu du
douzième siècle, s'appuyant sur les
fables du Proteuangelion dont nous avons
déjà parlé, Manuel
Comnène fit célébrer
dans tout son empire une
fête solennelle en mémoire de la
Conception de Marie, et des miracles qui disait-on
l'avaient accompagnée
(11). Quelque
temps après que Manuel eut prescrit cette
fête à Constantinople, la
manière dont les chanoines de Lyon voulurent
l'instituer dans leur ville donna naissance
à des questions d'où sortit la
doctrine nouvelle de la Conception
immaculée. Les chanoines ayant
inséré dans l'office de cette
solennité certaines expressions, tendant
à faire comprendre que Marie n'avait point
été conçue dans le
péché, saint Bernard de Clervaux le
premier, quoique admirateur de la Vierge, se
plaignit hautement de leur conduite comme
d'innovations blâmables
(12).
Plus tard le docteur Beleth, doyen de la
faculté de Paris (13), le pape
Innocent III
(14), imitèrent son exemple,
mais les sages considérations que
présentèrent ces hommes
supérieurs, ne furent pas capables
d'arrêter les religieux de saint
François, non plus que les pères du
synode d'Excester, qui parvinrent à faire
autoriser publiquement cette fête ainsi que
le dogme qu'elle supposait.
Cependant si la nouvelle solennité
s'établissait en quelques
endroits, la question de doctrine qu'elle avait
soulevée n'était pas
résolue ; et comme on sentait que le
dogme de la Conception de Marie ne pouvait devenir
matière de culte dans l'Église,
qu'autant qu'il emporterait l'exemption de la tache
originelle, les docteurs et les écoles de
théologie s'emparèrent du sujet pour
prononcer une décision.
Ce fut surtout dans l'année 1300 que cette
question fut vivement agitée dans
l'université de Paris, entre les
Franciscains et les Dominicains. Jean Duns Scott
franciscain, acquit dans les contestations à
ce sujet le nom de docteur subtil ; par ses
arguments, il se contenta de rendre très
vraisemblable la doctrine de la Conception
immaculée, sans aller au-delà
(15) ;
l'ordre de saint François suivit la doctrine
de son théologien, mais il ne s'en tint pas
à ses assertions, et dans la suite
avança comme positif et vrai ce que Scott
n'avait donné lui-même que comme
possible et probable. Les Dominicains au contraire
combattirent la thèse des Franciscains, et
cela d'après l'autorité de saint
Thomas, docteur célèbre de leur
ordre, dont le pape Jean XXII
avait canonisé la doctrine. Mais comme
l'opinion des Franciscains avait une certaine
apparence de dévotion et de
piété, elle fut assez
généralement reçue, et
l'université de Paris, en grande
réputation de doctrine, se déclarant
en sa faveur, parut un instant apaiser cette
contestation naissante.
Mais en 1387 on la vit se rallumer plus terrible et
plus furieuse que jamais. Jean de Monçon,
moine dominicain, professeur de théologie
à l'université de Paris, dans des
thèses qu'il soutint, avança
plusieurs propositions qui passaient alors pour
dangereuses ; entre autres, celle que la
Vierge avait été conçue dans
le péché.
Le scandale fut inouï ; les thèses
furent dénoncées, et leur auteur au
lieu de se rétracter les ayant
défendues publiquement, on les condamna
comme fausses, scandaleuses ; contraires
à la piété des fidèles,
et l'université se coalisa pour accuser Jean
de Monçon devant l'évêque de
Paris. Quatre fois assigné Monçon ne
comparut point ; Pierre d'Orgemont alors,
après une procession solennelle pour obtenir
les secours du Saint-Esprit, fit examiner les
thèses, et, revêtu de ses
habits pontificaux, prononça la condamnation
de leur auteur dans le parvis de Notre-Dame,
entouré d'une foule innombrable accourue
à ce spectacle comme pour assister au
triomphe de la sainte Vierge.
Cependant Monçon, qui s'était
retiré vers le Pape auquel il en rappela,
fut condamné par le pontife. Une bulle
d'excommunication fut lancée contre ceux qui
dans leurs paroles ou leurs écrits
attaqueraient le dogme contesté, et le roi
qui la fit publier rendit plus terrible encore
l'effet de cette bulle, en incarcérant ceux
qui refusaient de s'y soumettre.
D'un autre côté l'université,
fière de sa victoire, retrancha de son corps
les Dominicains. La prédication, la
confession leur furent interdites ; et ceux
d'entre ces religieux qui osaient se produire en
public étant poursuivis, accablés
d'injures par le peuple comme ennemis de la
très sainte Vierge, l'ordre entier fut
contraint de se rétracter et promit de se
soumettre.
Enfin, malgré l'adhésion du concile
de Bâle au dogme de l'immaculée
Conception
(16) ;
malgré deux bulles de Sixte IV en faveur de
cette même doctrine (17), les
contestations toujours
renaissantes entre les Franciscains et les
Dominicains allaient engager Léon X à
porter en dernier ressort un jugement sur cette
matière, lorsque le concile de Trente,
qu'amenèrent des événements
inattendus, prononça définitivement,
dans sa cinquième session, « ne
pas comprendre Marie dans le
canon qui reconnaissait chez tous les hommes la
tache du péché originel
(18) »
Le concile de Trente, par sa décision, vint
mettre la dernière main à la doctrine
de l'Église romaine sur la personne de
Marie.
Conçue et née miraculeusement,
parfaite et sans tache durant sa vie ;
après sa mort, glorieusement
élevée dans les cieux où elle
exerce un empire de Reine et de Mère,
secourant et sauvant les âmes qui l'invoquent
et qui placent en elle leur espoir ici-bas ;
telle est la base du culte que Rome rend à
cette sainte Femme ! base purement humaine,
nous l'avons vu ; base qui nous montre
à quelles erreurs on peut être
entraîné, lorsqu'abandonnant l'unique
règle infaillible, l'Écriture, on se
laisse égarer dans sa dévotion et sa
foi par les impulsions aveugles d'une
piété mal entendue.
Pour nous, Protestants qui avons le bonheur de
partager des croyances plus raisonnables et plus
pures ; pour nous, qui adorons la
Divinité telle que sa
Révélation nous prescrit de l'adorer,
bénissons le Ciel de nous avoir placé
dans des circonstances qui nous y conduisirent,
tout en ne cessant jamais de plaindre et d'aimer
ceux que la divine Providence a moins
favorisés que nous.
L'histoire montre que le concile d'Éphèse, 431, fut l'occasion du culte que l'Église rendit ensuite à Marie.
Avant le concile d'Éphèse on ne trouve, dans l'Église, aucune trace d'un culte religieux rendu à Marie.
Depuis le concile d'Éphèse, on
peut suivre les progrès de ce culte naissant
alors.
La Faculté dé Théologie,
après avoir vu les présentes
Thèses, en permet l'impression, sans
entendre par là exprimer d'opinion sur les
propositions qui y sont énoncées.
Genève, Mars 1833.
VAUCHER
Prof. et Doyen de la Faculté.
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