Si nous jetons un coup d'oeil rapide sur l'opinion des chrétiens à
l'égard de la Vierge, depuis le milieu du second siècle jusqu'au
commencement du cinquième, rien encore pendant cette période qui ne
s'accorde avec la manière dont Jésus-Christ, les apôtres et leurs
disciples immédiats considéraient cette sainte Femme. Bien loin d'en
parler alors comme étant l'objet de prérogatives extraordinaires,
l'ayant douée sur la terre d'une perfection idéale, et lui donnant aux
cieux un rôle dans l'oeuvre du salut, les docteurs la plaçaient
toujours au rang des autres fidèles.
S'agissait-il de s'énoncer simplement sur les êtres
impeccables ; avec saint Ambroise, ils enseignaient que
Christ seul à juste titre pouvait être considéré comme tel (1).
Devaient-ils donner plus particulièrement leur opinion sur Marie en
interprétant certains passages ; les uns avec Origène voulaient
qu'elle eût été scandalisée, ébranlée dans sa foi par la mort du
Sauveur (2) ; les autres avec
Tertullien, comparant son zèle à celui de Marthe et Marie sa soeur qui
suivaient toujours Jésus, la prétendaient inférieure à ces dernières
en dévouement et en foi (3) ;
d'autres enfin, avec Chrysostôme, expliquant sa conduite aux noces de
Cana, s'accordaient à y voir un mouvement d'amour-propre insupportable
qui lui mérita la réprimande sévère du Seigneur (4).
Infidélité, défiance, orgueil, tels sont les péchés que les pères de
ces temps n'hésitèrent point à imputer directement à Marie. Aussi
l'Église, dans les supplications qu'elle adressait au ciel en faveur
des morts, faisait-elle prier pour la Mère de Jésus, ce qui aurait été
absurde, on le comprend, si Marie eût alors passé pour impeccable (5).
En même temps qu'on regardait Marie comme pécheresse, on peut affirmer
qu'on ne lui adressait aucune prière. Comment en effet presque tous
les théologiens d'alors, qui croyaient que les âmes des saints
n'entreraient dans le ciel qu'au jour de la résurrection, ne faisant
aucune exception pour Marie, auraient-ils pu concevoir l'idée de la
prendre pour médiatrice (6) ?
Pourquoi ceux qui, avec Origène, ignoraient si les âmes en état de
grâce avaient connaissance des actions humaines ici-bas, pourquoi de
tels docteurs, qui, ne distinguant point Marie, doutaient par
conséquent qu'elle pût entendre leurs prières, les lui auraient-ils
adressées (7) ?
Au reste, si l'Église d'alors eût attribué à la sainte Vierge quelque
pouvoir d'intercession auprès de son Fils ou de l'Être Suprême, elle
aurait certainement ordonné, conseillé qu'on la
priât, elle l'aurait priée elle-même ; or, quoique l'on parcoure
les ouvrages de Clément d'Alexandrie dans les endroits où il explique
les devoirs du véritable chrétien (8), quoique
Tertullien ait pris soin d'apprendre aux hommes, aux filles, aux
soldats, à tous, ce qu'ils avaient à faire pour le salut, quoique l'on
ait les cathéchèses de Cyrille de Jérusalem et bien d'autres écrits
que les évêques donnaient alors pour l'instruction des fidèles, on ne
trouve pas, dans aucun de ces anciens ouvrages jusqu'au concile
d'Ephèse, le plus petit indice de recommandation à quelque pratique,
quelque culte, ou quelque dévotion en l'honneur de la sainte
Vierge ; dans les liturgies, les histoires, les théologiens, les
prédicateurs de ces temps, aucune trace encore de prières, cérémonies
(9), recours à la Mère du Sauveur,
rien qui puisse autoriser quelque chose de semblable.
Mais si dans la chrétienté l'on ne remarque, pendant toute l'époque
dont je viens de parler, aucun vestige d'un culte quelconque rendu à
Marie, il est évident néanmoins que, sur la fin de cette période, deux
causes facilitèrent la voie qui put y conduire ensuite.
Et d'abord, la décision des conciles de Nicée (10) et
de Constantinople (11) qui, sans
faire mention spécialement de Marie, déclarèrent la nature du Fils
consubstantielle avec celle du Père, représentant ainsi la Vierge
comme ayant porté dans son sein une substance semblable à celle du
Très-Haut, durent sans doute augmenter la vénération que déjà les
peuples pouvaient avoir pour elle ; d'un autre côté, si l'on
jette un coup d'oeil sur le changement qui s'opéra dans les opinions
des docteurs et des peuples relativement aux êtres dignes de quelque
culte ou quelque hommage religieux ; on comprendra que les
louanges, les honneurs exagérés, les traces même d'invocations
adressées aux martyrs et aux saints dès le 5e siècle, durent habituer
les esprits à croire adorables d'autres êtres que Dieu lui-même, et à
concevoir au ciel d'autre médiation que celle de Jésus-Christ.
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