Or,
son fils
aîné était aux champs, et comme
il revenait et qu'il approchait de la maison, il
entendit la mélodie et les danses.
Et ayant appelé un des serviteurs, il lui
demanda ce que c'était.
Et ce serviteur lui dit : Ton frère est
venu, et ton père a tué le veau gras,
parce qu'il l'a recouvré sain et sauf.
Mais il se mit en colère, et ne voulut point
entrer ; et son père étant sorti
le priait d'entrer.
Mais il répondit et dit à son
père : Voici, il y a tant
d'années que je te sers, et jamais je n'ai
transgressé ton commandement, et cependant
tu ne m'as jamais donné un chevreau pour
faire bonne chère avec mes amis.
Mais quand celui-ci, ton fils, qui a mangé
ton bien avec des femmes de mauvaise vie, est venu,
tu lui as tué le veau
gras.Et te père lui
dit : Mon enfant, tu es toujours avec moi, et
tous mes biens sont à toi.
Or, il fallait faire bonne chère et se
réjouir, parce que celui-ci, ton
frère, était mort, et il est
ressuscité ; il était perdu, et
il est retrouvé.
À l'histoire de l'enfant prodigue le
Seigneur a joint une autre histoire ; c'est
celle du frère aîné. Ce fils
n'avait point mal vécu comme l'autre ;
il n'avait jamais commis d'excès et avait
toujours demeuré avec le père.
C'était un homme rangé,
appliqué à ses devoirs ; car il revient des champs, et
fort tard, le soir
où l'autre frère arrive.
Extérieurement on ne peut rien lui
reprocher, mais nous voyons que sa vie
intérieure n'est pas ce qu'elle doit
être. Il n'a ni les sentiments d'un bon fils
ni ceux d'un bon frère. Envie, dépit,
colère, orgueil, tout cela sort de son
coeur, quand son père le prie d'entrer et
qu'il doit tendre la main à son
frère. Nous remarquons, en outre, dans ce
caractère une grande sécheresse.
Quand ce fils dit à son père : Voici, il y a tant d'années
que je te
sers, ne dirait-on pas
qu'il
parle d'une corvée ?
Nous voyons que ce fils aurait souvent
préféré la
société de quelques amis à la
société de son père ; il
y avait donc des moments où son père
lui était à charge. Voilà des
sentiments qui nous prouvent que ce fils n'avait
jamais senti véritablement le bonheur de
cette vie avec le père, et que l'esprit de
ce fils est moins un esprit filial qu'un esprit de
servitude et de contrainte.
Quel homme le Seigneur avait-il en vue en nous
dépeignant ce frère
aîné ? Ce n'est point un
pharisien ; il y a dans ce caractère du
bon que nous ne voulons point
méconnaître. Mais ce n'est pas non
plus un homme converti ; ce qui manque pour
cela, c'est le coeur brisé, et la faim et la
soif de la justice d'en haut.
Le Seigneur veut nous décrire un état
en quelque sorte intermédiaire. Nous pouvons
appeler cet état la routine
chrétienne. Faisons-en le sujet de notre
méditation. Nous montrerons d'abord ce que
nous entendons par cet état. Nous verrons
ensuite quelles sont les causes qui le produisent.
Enfin, nous chercherons les
moyens d'y porter remède.
C'est sur ces trois points que nous allons fixer
notre attention.
1. - Qu'entendons-nous par routine
chrétienne ?
Je vais vous la montrer dans trois exemples
différents.
Il y a souvent de ces époques de
décadence où
l'incrédulité envahit toute une
contrée, et où, dans les
Églises comme dans les familles, la vie
religieuse est comme éteinte. On dirait que
Dieu a retiré son chandelier et que tout
vestige de la foi se trouve effacé.
Cependant, cherchez bien à des
époques pareilles, vous trouverez toujours
encore quelque homme pieux, perdu, il est vrai, comme une cabane
dans une vigne ou comme
une loge dans un champ de concombres. Ce sont
ceux qu'on appelle des hommes de la vieille roche,
et qui représentent les bonnes moeurs
d'autrefois et en même temps l'esprit
religieux. Au milieu de l'indifférence qui
règne autour d'eux, ils ont conservé
leur culte de famille, la prière à
table, le respect du dimanche et
les autres pratiques religieuses. Ce sont des
saints, comparés à la
génération dans laquelle ils vivent.
Mais supposez qu'il se fasse dans la même
ville quelque réveil religieux. Un homme,
connu pour un homme de mauvaise vie, est
frappé au coeur et se convertit à
l'Évangile. C'est un état que le
frère aîné ne comprendra pas.
Un homme qui a toujours bien vécu, comme
lui, est, à ses yeux, bien plus
agréable à Dieu qu'un autre qui a
tant de mauvaises années derrière lui
et dont le changement de vie ne peut guère,
selon lui, être sincère.
Le mystère de la justification par la foi
n'a pas encore été
révélé à ce
frère aîné. Sa
piété n'est qu'une
piété traditionnelle et qui a
toujours été la même. Nous
appelons cet état une routine
chrétienne.
Voici un second exemple.
Il y a des enfants élevés au milieu
d'une atmosphère pieuse et qui n'ont jamais
eu d'autres exemples sous les yeux que des exemples
chrétiens. Leurs parents, les personnes
chargées de leur éducation, les
établissements qu'ils ont
fréquentés, les
pasteurs qui ont fait leur
instruction religieuse, tout semblait devoir
contribuer à faire de ces enfants des
chrétiens modèles. Si la
piété était une chose qui
passe de père en fils, ces enfants nous
présenteraient les conversions les plus
accomplies.
Cependant, si vous suivez plus tard la vie de ces
enfants, trouvez-vous toujours une véritable
oeuvre de régénération ?
Connaîtront-ils Jésus-Christ de la
vraie manière, comme des âmes
dépouillées et qui n'ont que
Jésus-Christ pour leur justice ? Quand
on a été porté sur les
épaules de longues années, sait-on
toujours si l'on est fort ou faible
soi-même ? On n'a jamais
été incrédule, on a
été nourri dans de pieuses
habitudes ; mais une piété qui
nous vient si facilement est-elle toujours une
oeuvre de Dieu ? Ici aussi on peut prendre
pour une conversion ce qui n'est qu'une routine
chrétienne.
Un dernier cas encore.
Supposez un homme qui depuis des années suit
des réunions religieuses. C'est un ancien
réveillé, dissident ou non ;
admettons toujours qu'il y ait en lui quelque chose
de commencé.
Peut-être cet homme a-t-il autrefois
supporté l'opprobre de Christ ; mais
si, après des années, vous suivez sa
vie religieuse, elle vous paraît bien
sèche, et elle l'est en effet. Cependant,
cet homme est à ses yeux un
vétéran de la bonne cause. Il a
peut-être été le premier
réveillé de son endroit, et s'il
devait se faire quelque nouveau réveil dans
la même localité, ce frère
aîné se croirait bien supérieur
à ces derniers venus. Il n'aimerait pas
qu'on le dépréciât par
admiration pour ces derniers. Il trouvera à
ces nouvelles conversions toutes sortes de
défauts ; plus il les rabaisse, plus il
aura l'air d'un connaisseur. Mais si vous aviez
à choisir entre cette piété
fraîche, quoique sortant de la fange, et ce
réveil suranné et
décrépit, vous ne balanceriez point.
C'est encore un état de routine que vous
voyez.
Après ces trois exemples, l'idée de
la chose nous deviendra plus claire.
Il est question d'une direction religieuse qui a
extérieurement tous les caractères de
la vraie foi, mais à laquelle manque
intérieurement la
fraîcheur de la vie. C'est une
piété qui n'édifie pas et qui
est comme une plante sans rosée. Qu'est-ce
qui cloche alors ? Ce qui est divin ne s'use
point, et ce qui s'use n'est point divin. Voici les
causes qui produisent cet état.
2. - C'est, avant tout, une connaissance
trop imparfaite du péché.
Le frère aîné n'aurait point
deviné le fond d'aigreur, de colère,
de jalousie et d'orgueil qui sort plus tard des
cachettes de son coeur. Quand on ne s'est point
rencontré bien fortement avec le
péché, on risque beaucoup de tomber
dans la routine.
On jouit de la grâce comme d'une chose toute
naturelle ; mais la faim et la soif de la
grâce n'ont point encore été
véritablement réveillées. Il
n'est point nécessaire qu'on en vienne
jusqu'aux pourceaux pour connaître le
péché ; l'oeuvre du
péché est assez prononcée dans
l'âme sans qu'il faille pour la rendre
évidente qu'elle éclate et qu'elle
entraîne jusqu'au vice. Mais on ne suit pas
ces mouvements intérieurs ; on
n'entretient point la
délicatesse de la conscience, ou, parce
qu'on s'est trop souvent surpris sur les
mêmes mouvements, on s'y habitue, et c'est ce
qui fait tomber dans la routine. Si nous regardions
plus avant dans les plaies de notre nature, et si
nous avions moins d'amour-propre, quand la
vérité nous condamne, la source de la
vie ne serait pas si souvent troublée.
Voici une seconde cause. Nous lisons beaucoup trop
légèrement la Parole de Dieu. Nous en
faisons trop une affaire de tâche ; nous
lisons beaucoup et nous méditons peu. La
méditation, c'est l'application personnelle.
Nous ne nous arrêtons pas assez devant le
portrait de notre vieil homme ; nous courons
trop après les promesses et les
consolations, et nous nous soucions trop peu des
paroles dures et sévères de
l'Écriture. Ce sont là les
marteaux qui brisent la pierre, et les
épées qui vont aux
pensées et aux intentions du coeur. Aussi, lisons-nous trop peu
avec l'esprit de la
prière. Nous ne nous plaçons point
sous le regard de Dieu, et nous ne
réveillons point les
soupirs du Saint-Esprit qui font désirer un
autre état de choses. C'est cet usage trop
peu consciencieux de la Parole de Dieu qui nous
fait prendre pour des expériences de coeur
de simples convictions de tête. Ce que nous
appelons le coeur n'est trop souvent que
l'imagination. Ce sont des sentiments fugitifs,
mais qui ne surmontent pas l'obstination profonde
de la volonté. Quand l'impression du moment
est passée, le même vieil homme reste
encore.
Souvent aussi on ne s'avoue pas que, sous les
dehors de la piété, il y a un esprit
de contrainte. Le fils aîné aurait
souvent mieux aimé se réjouir avec
ses amis que de rester avec son père. Nous
ne nous rendons pas toujours raison de cela. On
prie, on lit la Bible, on a l'air d'être avec
Dieu, et l'on aimerait mieux être ailleurs.
On comprime une répugnance qui vient de
l'inimitié naturelle envers Dieu, et qui
fait souffrir doublement, d'abord parce qu'on
l'éprouve, puis parce qu'il faut la cacher.
Bien des pratiques religieuses sont dominées
par cet esprit de contrainte.
L'acte est là, mais l'on
n'ose pas regarder à
l'esprit qui l'a produit. Si l'on avait pu
honnêtement s'en dispenser, on ne l'aurait
point accompli. Ce qu'on fait dans une telle
disposition est encore de la routine : une
foule d'oeuvres et de vertus que le monde admire
découlent de la même source.
L'esprit de servitude est aussi un esprit de
crainte. La crainte produit la servitude. On a trop
besoin de Dieu pour se mettre mal avec lui
ouvertement, et il est trop puissant pour qu'on lui
résiste en face. On aurait ses
châtiments à redouter ; on ne
l'aime point, on le craint.
C'est cette crainte qui traverse la vie de l'homme
naturel et qui est aussi cachée sous la
routine chrétienne. Le coeur n'est point
à l'aise ; le péché l'a
fait sortir de son état normal, et
l'état normal, c'est l'amour. L'amour dilate
le coeur ; la crainte qui a remplacé
l'amour nous dessèche. Voyez le coeur
desséché du fils
aîné : c'est l'état
spirituel d'une multitude de chrétiens qui
ne cherchent à satisfaire Dieu que pour
tranquilliser leur conscience, non qu'ils aient
besoin d'aimer et de vivre avec le
Père.
3. - Comment nous préserver de la
routine et comment y porter remède ?
C'est le troisième point qui nous reste
à examiner.
Voici la réponse. Maintenons-nous toujours
dans la vérité et dans
l'humilité. Employons pour cela tous les
secours que Dieu nous a donnés.
Le plus sûr, c'est toujours l'Écriture
sainte. La vérité n'est point
naturellement en nous. Dieu a fait l'homme
droit, mais depuis nous avons cherché
beaucoup de discours, et si nous nous jugeons
nous-mêmes, nous ne sommes point
jugés. Ta Parole, dit
Jésus-Christ, est la
vérité. C'est la connaissance de
cette Parole qui illumine et qui rend les plus
simples intelligents.
Cette Parole nous dira si nous sommes dans la
vérité ou si nous vivons dans la
routine. Servons-nous l'Éternel avec
allégresse ? venons-nous devant lui
avec des chants de joie ? Faisons-nous de bon coeur,
comme pour le Seigneur, quelque chose que nous fassions ?
Le
faisons-nous sans murmures et sans
disputes ? Apportons-nous autre chose que les
apparences de la
prière ?
Notre coeur est-il où est son
trésor ? Étant plantés
dans la maison de l'Éternel,
fleurissons-nous dans les parvis de notre
Dieu ? Sommes-nous en vigueur, et nos
dernières oeuvres surpassent-elles les
premières ?
Voilà ce qui peut nous mettre sur la
voie de la vérité et nous y
maintenir. Nous discernerons aussitôt ce qui
coule de source de ce qui est forcé, et nous
souffrirons trop d'un état factice pour y
demeurer plus longtemps.
C'est encore l'Écriture qui nous maintiendra
dans l'humilité. Elle dit à chaque
frère aîné qui a honte de son
frère tombé : De qui vient la
différence entre toi et un autre ?
qu'as-tu que tu n'aies reçu ? et si tu
l'as reçu, pourquoi t'en glorifies-tu, comme
si tu ne l'avais point reçu ? Sache que
ce n'est pas toi qui portes la racine, mais que
c'est la racine qui te porte. Ne
t'élève point par orgueil, mais
crains. Ce sont les bontés de
l'Éternel qui font que nous n'avons pas
été consumés ; c'est
grâces à ses compassions que nous ne
sommes point défaillis.
À peine Hérode s'était-il
élevé, qu'à l'instant un
ange du Seigneur le frappa,
parce qu'il n'avait pas donné gloire
à Dieu, et il mourut rongé des vers. L'humilité entretient la
vie ;
l'orgueil la ronge.
Plus on aime à donner toute gloire au
Seigneur, plus ses ruisseaux sont pleins d'eau
et nous préservent de la routine.
Après cela, Dieu amène de ces
occasions où il nous fait sortir
malgré nous de notre position ordinaire.
L'arrivée du fils perdu et retrouvé
était pour le frère aîné
une de ces occasions. Cet homme si tranquille sent
tout à coup bouillonner sa colère, et
toute la laideur de son coeur naturel se montre au
grand jour.
Voilà comment Dieu nous met souvent en
présence de nous-mêmes pour nous
donner de salutaires leçons. Quand on a
marché un bout de chemin dans la grâce
de Dieu, on prend facilement cette grâce pour
un fonds acquis par notre piété. On
se croit plus de droit, et l'on n'aime plus
à être mis sur la même ligne
avec un pécheur vulgaire. Attendons le
moment, et Dieu nous fera tomber de nos hauteurs,
et nous saurons que notre coeur est aussi vulgaire
qu'un autre. Nous serons de
nouveau bien aises d'être sauvés par
grâce et non par nos progrès.
Quand l'autre frère déplorera sa vie
de débauche, nous déplorerons notre
vie d'orgueil, notre esprit mercenaire, tant
d'années où nous avons eu l'air de
servir Dieu et où nous nous sommes
recherchés nous-mêmes. Plus l'Esprit
de Dieu nous ouvrira les yeux, plus notre chute
nous paraîtra profonde.
Heureusement nous avons le même Père.
Il sortira et nous priera d'entrer, en nous
disant : Mon fils, tout ce que j'ai est
à toi. Comme il a nettoyé l'autre des souillures
de la chair, il
nous nettoiera de celles de l'esprit, plus
subtiles et plus dangereuses. Nous entrerons pour être revêtus,
afin que ce qu'il
y a de mortel soit absorbé par la vie. Nous aurons des
entrailles de
miséricorde pour le dernier des
pécheurs ; car nous étions
aussi autrefois nous-mêmes insensés,
désobéissants, égarés,
assujettis à toutes sortes de passions et de
voluptés, vivant dans la malice et dans
l'envie, dignes d'être haïs, et nous
haïssant les uns les autres. Chaque nouvel
enfant
prodigue sera un nouveau sujet d'humiliation pour
nous et un nouvel appel à la charité.
Nous prendrons place à côté de
ce frère égaré, nous
l'aimerons d'une affection cordiale, nous le
conduirons aux pieds de notre commun Sauveur, et
notre bonheur sera d'avouer : Et moi aussi, j'étais mort, et
je suis revenu à
la vie ; j'étais perdu, et j'ai
été retrouvé.
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