Et
voici :
quelqu'un s'approchant, lui dit : Maître
qui es bon, quel bien ferai-je pour avoir la vie
éternelle ?
Il lui répondit : Pourquoi
m'appelles-tu bon ? Dieu est le seul
être qui soit bon. Que si tu veux entrer dans
la vie, garde les commandements.
Il lui dit : Quels ? Et Jésus lui
répondit : Tu ne tueras point ; tu
ne commettras point adultère ; tu ne
déroberas point ; tu ne diras point de
faux témoignage.
Honore ton père et ta mère ; et
tu aimeras ton prochain comme toi-même.
Le jeune homme lui dit : J'ai gardé
toutes ces choses dès ma jeunesse ; que
me manque-t-il encore ?
Jésus lui dit : Si lu veux être
parfait, va, vends ce que tu as, et le donne aux
pauvres. et tu auras un trésor dans le
ciel ; puis viens, et me suis.
Mais quand ce jeune homme eut entendu cette parole,
il s'en alla tout triste ; parce qu'il avait
de grands biens.
Vous rencontrez quelquefois des personnes que vous
croyez bien disposées, et sur
lesquelles vous fondez les plus
belles espérances. Elles sentent le vide de
ce monde ; elles ont fait quelques
expériences sur elles-mêmes ;
elles reconnaissent bien que ce christianisme
ordinaire ne donne rien ; vous les croyez dans
une bonne voie, et vous vous attendez à une
oeuvre de grâce et de conversion. Cependant
ce développement que vous attendez ne se
fait pas. Il n'y a rien dans ces personnes qui se
décide. Elles restent dans les mêmes
habitudes, et dans leurs paroles elles tournent
toujours dans le même cercle. Qu'est-ce qui
s'oppose ici au travail de la grâce ?
C'est ordinairement quelque attache.
Nous avons sous les yeux un exemple de ce
genre. Un jeune homme aborde Jésus-Christ de
la manière la plus affectueuse. Il
paraît travaillé dans son âme,
car il vient tout droit avec la question
vitale : Que faut-il que je fasse pour
être sauvé ? Il semble
n'attendre que la réponse du Sauveur pour se
convertir à lui et pour le suivre. Mais ce
beau début contraste bien avec la fin.
Le même jeune homme, dans quelques instants,
renoncera déjà
à Jésus-Christ et s'en retournera
tout triste. C'est qu'il a une attache, et cette
attache il ne veut pas la rompre. Il
possédait de grands biens, et nul
ne peut servir deux maîtres.
Il fallait choisir entre Jésus-Christ et Mammon, et le
jeune homme n'a pas le courage
de renoncer au dernier pour se donner sans
réserve à son Sauveur.
Son état spirituel est celui d'un coeur
partagé. C'est l'état le plus
ordinaire et le plus malheureux.
On ne veut pas vivre sans Jésus-Christ, mais
on ne veut pas non plus renoncer à
soi-même.
On cherche toutes sortes de combinaisons pour loger
dans le même coeur l'amour du Seigneur et
l'amour du monde, et cet état mitoyen ne
rapporte que de la tristesse.
On n'a rien du monde, on n'a rien de
Jésus-Christ, on est le plus pauvre des
pauvres. C'est qu'on le veut ainsi ; on ne
veut pas se dérider ; qu'un tel
homme ne s'attende pas à recevoir aucune
chose du Seigneur.
Regardons en ce moment à
nous-mêmes. Il y a tant d'attaches pour notre
vieil homme ! Que l'exemple de ce jeune homme
nous fasse faire ces trois
questions : 1° Quelle est la nature des
liens qui nous retiennent nous-mêmes ?
2° Quel état se prépare une
âme ainsi liée ? 3° Quels
secours Jésus-Christ nous donne-t-il pour
nous affranchir ? Faisons de ces trois
questions le sujet d'un retour sérieux sur
nous-mêmes.
1. - Il y a deux sortes de liens. Nous
voyons cela dans l'état de ce jeune homme.
Il était lié au monde par ses biens,
et à sa personne par son amour-propre. Il se
flattait d'avoir observé tous les
commandements dès sa jeunesse. Il y a
d'après cela des liens matériels
extérieurs, et des liens intérieurs
spirituels. Voyons d'abord les premiers.
Le jeune homme était attaché à ses biens. Et qui de nous n'a
ses biens ? Que ce soient plusieurs
biens,
ou que ce ne soit qu'un seul ; que ce soient
des millions, ou que ce ne soit qu'un cheveu, c'est
toujours la domination d'un objet terrestre. Les
petites choses peuvent subjuguer les grandes, et
l'on renonce souvent moins volontiers aux petites
qu'aux grandes. Un grand renoncement nous
donne une réputation
d'héroïsme ; un petit renoncement
ne se paie pas assez, et ce n'est pas la peine de
ramasser de la force chrétienne pour si peu
de chose ; cela fait qu'on reste
lié.
Grands ou petits, nos biens, c'est
l'idolâtrie du monde. Et le monde se
travestit de tant manières ! Il nous
laisse libres d'un côté pour mieux
nous captiver d'un autre. Et le monde est surtout
dangereux, lorsqu'il se spiritualise. Que de
calculs, que de genres d'intérêt, que
de travaux d'esprit qui deviennent des
liens !
Et quand le monde n'est plus dans les choses, il
est encore dans les souvenirs, dans les regrets,
dans les inquiétudes, dans les
désirs, dans les espérances.
Quel pouvoir n'a point sur nous une idée
fixe et qui nous tyrannise ! Quel lien n'est
point souvent une perspective qu'on espère,
ou une autre qui s'évanouit !
Les biens qui sortent du monde réel entrent
dans le monde de l'imagination, et y deviennent de
nouveaux liens. Or, tout cela c'est le monde ;
et quand vous êtes dominé ainsi,
pouvez-vous vous donner à
Jésus-Christ ?
Pouvez-vous dire : Par
ta
croix le monde est crucifié à mon
égard, et moi je suis crucifié au
monde ? Vous lui dites
peut-être : mon bon Maître, mais c'est pour qu'il vous
laisse vos idoles,
ce n'est pas pour les mettre à ses
pieds.
Encore ne sont-ce pas les liens les plus forts.
Ceux qui nous lient à notre personne,
à notre moi, sont plus à
craindre que ceux qui nous lient au monde. L'homme
aime mieux donner ce qu'il a que ce qu'il est.
Comptez, si vous pouvez, les chaînes de
l'amour-propre, de l'égoïsme, de la
volonté propre, de la
sensualité ; vous verrez que vous
êtes bien plus attaché à
vous-même qu'à ce monde du dehors. Le
jeune homme se flattait d'avoir observé
dès sa jeunesse tous les commandements. Quelle idée
n'avons-nous pas de notre
personne, si nous suivons les mouvements
cachés de notre coeur !
Quand nous avons eu quelque succès, quand le
monde rend témoignage en notre faveur, quand
nous découvrons en nous quelque
développement spirituel, n'est-ce pas
aussitôt la gloire propre qui s'en mêle
et qui nous fait oublier que nous
sommes privés de toute gloire devant Dieu ?
Mais il y a deux manières d'être
attaché à soi-même. C'est
tantôt en nous regardant trop favorablement,
tantôt en nous enfonçant trop dans nos
misères.
Le découragement n'est-il pas aussi un
lien ? La vue de nos rechutes, quand nous les
avons continuellement devant nous, les lamentations
sur nous-mêmes, les remords, quand ils nous
accompagnent partout et que nous ne pouvons nous en
défaire, ne sont-ce pas aussi des
chaînes, et des chaînes bien
terribles ?
Vous pouvez avoir donné vos biens, et ne pas
avoir donné votre moi ; et vous
pouvez avoir donné votre justice propre, et
ne pas avoir donné à
Jésus-Christ vos misères. L'ennemi
nous enchaîne jusque dans les derniers
retranchements de notre âme, et si le Fils
ne nous affranchit, nous ne serons jamais
véritablement libres.
2. - Voyons maintenant l'état
spirituel d'une âme ainsi liée. C'est
une captivité, mais une captivité
à part. On est captif
entre deux mondes, on ne peut
entrer ni dans l'un ni dans l'autre.
Le jeune homme est entre ses biens et
Jésus-Christ. Son coeur sent l'insuffisance
du monde, et ce sentiment l'attire fortement vers
Jésus-Christ. Mais cette première
impression est combattue par une autre qui effraie
le jeune homme. Vendre tous ses biens et les
donner aux pauvres ! Cette
prétention du bon Maître fait
refluer de nouveau le coeur du jeune homme vers le
monde. Il est comme la vague, agitée et
poussée çà et là par le
vent.
Nous voyons que l'état spirituel d'une
âme attachée est un état de
continuelles agitations. On veut et l'on ne veut
pas ; on prie et l'on ne prie pas ; on se
détache et l'on ne se détache
pas ; on se détourne du monde et on se
tourne vers Jésus-Christ, et de nouveau on
se détourne de Jésus-Christ et l'on
retourne au monde.
L'âme est dans un état de fatigue
auquel ne succède aucun repos. On s'oublie
quelques moments, puis les mêmes combats
reviennent ; au milieu des occupations, au
milieu de la nuit, ce sont les
mêmes agitations qui vous saisissent ;
chaque moment de calme n'est que l'avant-coureur
d'un nouvel orage. Et c'est dans cet état
qu'on peut rester longtemps. Mais c'est qu'on le
veut ainsi. On ne veut pas se décider.
Toutes ces agitations ne viennent que de l'espoir
qu'on a conçu qu'il y ait deux choses
nécessaires, tandis qu'il n'y en a
qu'une.
La paix de Jésus est comme un
fleuve ; en nous prononçant pour
lui, nous trouverions de suite le repos de notre
âme ; mais il ne donne pas sa
gloire à un autre ; c'est dans
notre intérêt qu'il ne le fait pas, et
c'est ce que nous ne voulons pas comprendre. Le
jeune homme s'en va tout triste, quand il
aurait pu avoir la grande joie qui est pour tout
le peuple.
L'état d'une âme attachée est
donc aussi une source de tristesse. Vous serez
triste en priant, triste en lisant la Bible, triste
quand vous serez seul, triste quand vous serez avec
les autres.
Aucun secours religieux ne peut agir, parce que
votre coeur ne veut pas se rendre. Tous les
remèdes que vous employez
sont perdus ; un seul vous
guérirait : Mon enfant, donne-moi
ton coeur ! Mais c'est ce qu'on ne veut
pas. Voilà pourquoi on est comme celui
qui a faim et qui songe qu'il mange, mais quand il
est réveillé, son âme est
vide ; ou comme celui qui a soif et qui songe
qu'il boit, mais quand il est
réveillé, il est las, et son
âme est altérée.
Cet état de déception jette
l'âme dans la langueur, et cette langueur est
comme une gangrène des forces vitales.
L'état d'une âme attachée est
aussi un état de corruption. On tombe dans
l'incapacité de remplir ses devoirs ;
il s'infiltre dans le coeur un esprit de
révolte qu'on ne se donne plus la peine de
chasser ; on devient sournois, misanthrope, et
l'on croit avoir le droit de l'être ; on
est à charge aux autres et à
soi-même ; les suites morales d'un tel
état sont incalculables. Et c'est dans cet
état qu'on mourrait et qu'on
périrait, si Jésus-Christ n'avait
pitié de nous. Mais il a porté nos
liens pour nous en délivrer. Il n'y a point
d'enchaînement moral dont nous ne puissions
sortir, si nous le voulons.
Jésus-Christ nous donne la volonté
et l'accomplissement, si nous cherchons l'un et
l'autre près de lui.
Quels sont les secours qu'il nous envoie pour nous
affranchir ? C'est la troisième
question à laquelle nous avons encore
à répondre.
3. - Il commence par nous mettre dans
quelque situation où il faut que nous nous
prononcions. Quand le Seigneur dit au jeune
homme : Vends ce que tu as et le donne aux
pauvres, il met ce jeune homme entre un oui et un non.
Et c'est ce que Jésus
fait souvent dans la vie. Il donne à notre
vie une tournure où la force des
circonstances nous met entre un oui et un non.
L'hésitation, la neutralité ne
sont plus possibles ; il faut prendre un
parti, il faut être ouvertement pour ou
contre Jésus-Christ. Ainsi pressée,
il se peut qu'une âme ne balance plus. Mise
entre les intérêts terrestres et les
intérêts éternels, il se peut
qu'elle choisisse les derniers et qu'elle laisse
aller les autres. Elle est jetée
malgré elle dans les bras du
Seigneur.
Celui qui demande le renoncement est aussi celui
qui le donne. On sent tout à coup qu'on peut
se passer du monde, mais qu'on ne peut pas se
passer de Jésus-Christ.
Mais c'est aussi le cas contraire qui peut arriver.
Le jeune homme se décide pour ses biens et
renonce à Jésus-Christ. Que fait
Jésus-Christ dans un tel cas ? Quels
secours enverra-t-il à une âme qui
choisit ce qui la trompe et qui
l'attache ?
Le Sauveur a une double manière d'agir.
De même qu'il y a deux sortes de
remèdes, les uns plus violents et les autres
plus lents, le Seigneur, selon les
caractères, emploie, pour l'un une voie de
douleur, et pour l'autre une voie d'attente. Il y a
des cas où il nous prive de nos biens ;
il y en a d'autres où il nous les laisse
jusqu'à ce que nous les apportions
nous-mêmes.
Il aurait pu prendre au jeune homme ses
biens ; c'est ce qu'il fait souvent pour
rompre nos chaînes. Il voit que pour telle
âme c'est le seul remède possible. Un
revers de fortune, une crise politique, souvent
moins que cela, et nos biens
éphémères nous
échappent.
Ce sont des cas bien douloureux, mais qui ont
déjà sauvé plus d'une
âme. D'abord on est brisé, et l'on
croit avoir tout perdu ; plus tard, on rendra
grâces quand le Seigneur aura atteint son
but. Il a rendu à notre âme sa
liberté. Ce détachement forcé
amène à un détachement
volontaire.
Demandez à une âme ainsi conduite,
quand quelques années se seront
écoulées : voudriez-vous ravoir
ce que le Seigneur vous a pris ? Et il se
trouve que le châtiment qui semblait
d'abord un sujet de tristesse, et non pas de joie,
a produit un fruit paisible de justice à
ceux qui ont été ainsi
exercés.
Ce n'est pas le remède que
Jésus-Christ emploie pour le jeune homme. Il
lui laisse ses biens ; et c'est encore un
moyen de nous amener au détachement. Le
jeune homme va voir que ces biens ne sont que des
trésors de tristesse ; quand il en aura
savouré toute l'amertume, peut-être
qu'il les rapportera.
Le père de l'enfant prodigue laisse aller
son fils ; c'était le meilleur moyen de
le faire revenir.
Quand le Seigneur nous abandonne à
nos convoitises, nous sommes
assez punis ; le plus grand châtiment du
péché c'est le péché
même. Tout ce que nous goûtons loin du
Seigneur nous abreuve de tristesse. Ce ne sont pas
les choses en elles-mêmes qui nous rendent
heureux, c'est la permission du Seigneur d'en
jouir. Quand même les biens abondent
à quelqu'un, il n'a point la vie par ses
biens. C'est ce que le jeune homme
éprouvera. Sa tristesse le suivra, et sa
tristesse ce sont ses biens. Prenez les ailes de
l'aube du jour et allez demeurer à
l'extrémité de la terre, votre
coeur malade vous y suivra ; c'est que votre
coeur est fait pour Dieu, il n'a pas
été fait pour vos biens.
L'enfant prodigue, rassasié de vanité
et de tristesse, s'écria à la
fin : Je me lèverai et je m'en irai
vers mon père ; la même heure
aura-t-elle sonné pour le jeune
homme ?
Tel est l'amour de Jésus, que nous ne venons
jamais trop tard vers lui. Quand nous avons
jeté notre vie au monde, quand nous n'avons
plus qu'un rebut à donner, Jésus
l'accepte et il est touché de compassion. Il ne voit plus nos
années
perdues, il ne voit que notre
misère, et quand nous sommes encore loin,
il court déjà à nous. En
voyant notre coeur brisé, il voit aussi nos
attaches brisées, et il n'a plus besoin de
nous dire : Vends ce que tu as. Le
moment est venu où nous pouvons dire : Mon bon Maître, nul
n'est semblable
à toi ! Aujourd'hui je suis libre,
car tu as rompu mes liens. En me
dépouillant, tu m'as enrichi ; tu as
plus que mes biens, tu m'as moi-même. Lorsque j'étais jeune,
j'allais où
je voulais ; aujourd'hui j'étends mes mains ; je
sens qu'un autre est venu me ceindre et qu'il me
mène où je ne voulais pas.
Un prisonnier du Christ est plus libre qu'un
affranchi du monde. Si le Fils nous a
affranchis, nous sommes libres d'aimer et
libres d'être heureux. Nous avons un
trésor dans le ciel et un trésor
sur la terre. Nos grands biens, ce ne sont plus les
nôtres ; ce sont les richesses
incompréhensibles de Christ. Quand nous
puiserons de cette plénitude grâce
sur grâce, nous ne retournerons plus aux citernes
crevassées du monde, nous
ne jugerons plus que nous deviens savoir autre
chose que Jésus-Christ et
Jésus-Christ crucifié.
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