Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

IV

Les attaches.

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Matthieu, XIX, 16-22.

 Et voici : quelqu'un s'approchant, lui dit : Maître qui es bon, quel bien ferai-je pour avoir la vie éternelle ?
Il lui répondit : Pourquoi m'appelles-tu bon ? Dieu est le seul être qui soit bon. Que si tu veux entrer dans la vie, garde les commandements.
Il lui dit : Quels ? Et Jésus lui répondit : Tu ne tueras point ; tu ne commettras point adultère ; tu ne déroberas point ; tu ne diras point de faux témoignage.
Honore ton père et ta mère ; et tu aimeras ton prochain comme toi-même.
Le jeune homme lui dit : J'ai gardé toutes ces choses dès ma jeunesse ; que me manque-t-il encore ?
Jésus lui dit : Si lu veux être parfait, va, vends ce que tu as, et le donne aux pauvres. et tu auras un trésor dans le ciel ; puis viens, et me suis.
Mais quand ce jeune homme eut entendu cette parole, il s'en alla tout triste ; parce qu'il avait de grands biens.



Vous rencontrez quelquefois des personnes que vous croyez bien disposées, et sur lesquelles vous fondez les plus belles espérances. Elles sentent le vide de ce monde ; elles ont fait quelques expériences sur elles-mêmes ; elles reconnaissent bien que ce christianisme ordinaire ne donne rien ; vous les croyez dans une bonne voie, et vous vous attendez à une oeuvre de grâce et de conversion. Cependant ce développement que vous attendez ne se fait pas. Il n'y a rien dans ces personnes qui se décide. Elles restent dans les mêmes habitudes, et dans leurs paroles elles tournent toujours dans le même cercle. Qu'est-ce qui s'oppose ici au travail de la grâce ? C'est ordinairement quelque attache.

Nous avons sous les yeux un exemple de ce genre. Un jeune homme aborde Jésus-Christ de la manière la plus affectueuse. Il paraît travaillé dans son âme, car il vient tout droit avec la question vitale : Que faut-il que je fasse pour être sauvé ? Il semble n'attendre que la réponse du Sauveur pour se convertir à lui et pour le suivre. Mais ce beau début contraste bien avec la fin.
Le même jeune homme, dans quelques instants, renoncera déjà à Jésus-Christ et s'en retournera tout triste. C'est qu'il a une attache, et cette attache il ne veut pas la rompre. Il possédait de grands biens, et nul ne peut servir deux maîtres.
Il fallait choisir entre Jésus-Christ et Mammon, et le jeune homme n'a pas le courage de renoncer au dernier pour se donner sans réserve à son Sauveur.
Son état spirituel est celui d'un coeur partagé. C'est l'état le plus ordinaire et le plus malheureux.
On ne veut pas vivre sans Jésus-Christ, mais on ne veut pas non plus renoncer à soi-même.
On cherche toutes sortes de combinaisons pour loger dans le même coeur l'amour du Seigneur et l'amour du monde, et cet état mitoyen ne rapporte que de la tristesse.
On n'a rien du monde, on n'a rien de Jésus-Christ, on est le plus pauvre des pauvres. C'est qu'on le veut ainsi ; on ne veut pas se dérider ; qu'un tel homme ne s'attende pas à recevoir aucune chose du Seigneur.

Regardons en ce moment à nous-mêmes. Il y a tant d'attaches pour notre vieil homme ! Que l'exemple de ce jeune homme nous fasse faire ces trois questions : 1° Quelle est la nature des liens qui nous retiennent nous-mêmes ? 2° Quel état se prépare une âme ainsi liée ? 3° Quels secours Jésus-Christ nous donne-t-il pour nous affranchir ? Faisons de ces trois questions le sujet d'un retour sérieux sur nous-mêmes.


1. - Il y a deux sortes de liens. Nous voyons cela dans l'état de ce jeune homme. Il était lié au monde par ses biens, et à sa personne par son amour-propre. Il se flattait d'avoir observé tous les commandements dès sa jeunesse. Il y a d'après cela des liens matériels extérieurs, et des liens intérieurs spirituels. Voyons d'abord les premiers.

Le jeune homme était attaché à ses biens. Et qui de nous n'a ses biens ? Que ce soient plusieurs biens, ou que ce ne soit qu'un seul ; que ce soient des millions, ou que ce ne soit qu'un cheveu, c'est toujours la domination d'un objet terrestre. Les petites choses peuvent subjuguer les grandes, et l'on renonce souvent moins volontiers aux petites qu'aux grandes. Un grand renoncement nous donne une réputation d'héroïsme ; un petit renoncement ne se paie pas assez, et ce n'est pas la peine de ramasser de la force chrétienne pour si peu de chose ; cela fait qu'on reste lié.
Grands ou petits, nos biens, c'est l'idolâtrie du monde. Et le monde se travestit de tant manières ! Il nous laisse libres d'un côté pour mieux nous captiver d'un autre. Et le monde est surtout dangereux, lorsqu'il se spiritualise. Que de calculs, que de genres d'intérêt, que de travaux d'esprit qui deviennent des liens !
Et quand le monde n'est plus dans les choses, il est encore dans les souvenirs, dans les regrets, dans les inquiétudes, dans les désirs, dans les espérances.
Quel pouvoir n'a point sur nous une idée fixe et qui nous tyrannise ! Quel lien n'est point souvent une perspective qu'on espère, ou une autre qui s'évanouit !

Les biens qui sortent du monde réel entrent dans le monde de l'imagination, et y deviennent de nouveaux liens. Or, tout cela c'est le monde ; et quand vous êtes dominé ainsi, pouvez-vous vous donner à Jésus-Christ ? Pouvez-vous dire : Par ta croix le monde est crucifié à mon égard, et moi je suis crucifié au monde ? Vous lui dites peut-être : mon bon Maître, mais c'est pour qu'il vous laisse vos idoles, ce n'est pas pour les mettre à ses pieds.
Encore ne sont-ce pas les liens les plus forts. Ceux qui nous lient à notre personne, à notre moi, sont plus à craindre que ceux qui nous lient au monde. L'homme aime mieux donner ce qu'il a que ce qu'il est.

Comptez, si vous pouvez, les chaînes de l'amour-propre, de l'égoïsme, de la volonté propre, de la sensualité ; vous verrez que vous êtes bien plus attaché à vous-même qu'à ce monde du dehors. Le jeune homme se flattait d'avoir observé dès sa jeunesse tous les commandements. Quelle idée n'avons-nous pas de notre personne, si nous suivons les mouvements cachés de notre coeur !
Quand nous avons eu quelque succès, quand le monde rend témoignage en notre faveur, quand nous découvrons en nous quelque développement spirituel, n'est-ce pas aussitôt la gloire propre qui s'en mêle et qui nous fait oublier que nous sommes privés de toute gloire devant Dieu ?

Mais il y a deux manières d'être attaché à soi-même. C'est tantôt en nous regardant trop favorablement, tantôt en nous enfonçant trop dans nos misères.
Le découragement n'est-il pas aussi un lien ? La vue de nos rechutes, quand nous les avons continuellement devant nous, les lamentations sur nous-mêmes, les remords, quand ils nous accompagnent partout et que nous ne pouvons nous en défaire, ne sont-ce pas aussi des chaînes, et des chaînes bien terribles ?
Vous pouvez avoir donné vos biens, et ne pas avoir donné votre moi ; et vous pouvez avoir donné votre justice propre, et ne pas avoir donné à Jésus-Christ vos misères. L'ennemi nous enchaîne jusque dans les derniers retranchements de notre âme, et si le Fils ne nous affranchit, nous ne serons jamais véritablement libres.

2. - Voyons maintenant l'état spirituel d'une âme ainsi liée. C'est une captivité, mais une captivité à part. On est captif entre deux mondes, on ne peut entrer ni dans l'un ni dans l'autre.
Le jeune homme est entre ses biens et Jésus-Christ. Son coeur sent l'insuffisance du monde, et ce sentiment l'attire fortement vers Jésus-Christ. Mais cette première impression est combattue par une autre qui effraie le jeune homme. Vendre tous ses biens et les donner aux pauvres ! Cette prétention du bon Maître fait refluer de nouveau le coeur du jeune homme vers le monde. Il est comme la vague, agitée et poussée çà et là par le vent.

Nous voyons que l'état spirituel d'une âme attachée est un état de continuelles agitations. On veut et l'on ne veut pas ; on prie et l'on ne prie pas ; on se détache et l'on ne se détache pas ; on se détourne du monde et on se tourne vers Jésus-Christ, et de nouveau on se détourne de Jésus-Christ et l'on retourne au monde.
L'âme est dans un état de fatigue auquel ne succède aucun repos. On s'oublie quelques moments, puis les mêmes combats reviennent ; au milieu des occupations, au milieu de la nuit, ce sont les mêmes agitations qui vous saisissent ; chaque moment de calme n'est que l'avant-coureur d'un nouvel orage. Et c'est dans cet état qu'on peut rester longtemps. Mais c'est qu'on le veut ainsi. On ne veut pas se décider. Toutes ces agitations ne viennent que de l'espoir qu'on a conçu qu'il y ait deux choses nécessaires, tandis qu'il n'y en a qu'une.
La paix de Jésus est comme un fleuve ; en nous prononçant pour lui, nous trouverions de suite le repos de notre âme ; mais il ne donne pas sa gloire à un autre ; c'est dans notre intérêt qu'il ne le fait pas, et c'est ce que nous ne voulons pas comprendre. Le jeune homme s'en va tout triste, quand il aurait pu avoir la grande joie qui est pour tout le peuple.

L'état d'une âme attachée est donc aussi une source de tristesse. Vous serez triste en priant, triste en lisant la Bible, triste quand vous serez seul, triste quand vous serez avec les autres.
Aucun secours religieux ne peut agir, parce que votre coeur ne veut pas se rendre. Tous les remèdes que vous employez sont perdus ; un seul vous guérirait : Mon enfant, donne-moi ton coeur ! Mais c'est ce qu'on ne veut pas. Voilà pourquoi on est comme celui qui a faim et qui songe qu'il mange, mais quand il est réveillé, son âme est vide ; ou comme celui qui a soif et qui songe qu'il boit, mais quand il est réveillé, il est las, et son âme est altérée.
Cet état de déception jette l'âme dans la langueur, et cette langueur est comme une gangrène des forces vitales. L'état d'une âme attachée est aussi un état de corruption. On tombe dans l'incapacité de remplir ses devoirs ; il s'infiltre dans le coeur un esprit de révolte qu'on ne se donne plus la peine de chasser ; on devient sournois, misanthrope, et l'on croit avoir le droit de l'être ; on est à charge aux autres et à soi-même ; les suites morales d'un tel état sont incalculables. Et c'est dans cet état qu'on mourrait et qu'on périrait, si Jésus-Christ n'avait pitié de nous. Mais il a porté nos liens pour nous en délivrer. Il n'y a point d'enchaînement moral dont nous ne puissions sortir, si nous le voulons. Jésus-Christ nous donne la volonté et l'accomplissement, si nous cherchons l'un et l'autre près de lui.
Quels sont les secours qu'il nous envoie pour nous affranchir ? C'est la troisième question à laquelle nous avons encore à répondre.

3. - Il commence par nous mettre dans quelque situation où il faut que nous nous prononcions. Quand le Seigneur dit au jeune homme : Vends ce que tu as et le donne aux pauvres, il met ce jeune homme entre un oui et un non. Et c'est ce que Jésus fait souvent dans la vie. Il donne à notre vie une tournure où la force des circonstances nous met entre un oui et un non.
L'hésitation, la neutralité ne sont plus possibles ; il faut prendre un parti, il faut être ouvertement pour ou contre Jésus-Christ. Ainsi pressée, il se peut qu'une âme ne balance plus. Mise entre les intérêts terrestres et les intérêts éternels, il se peut qu'elle choisisse les derniers et qu'elle laisse aller les autres. Elle est jetée malgré elle dans les bras du Seigneur.

Celui qui demande le renoncement est aussi celui qui le donne. On sent tout à coup qu'on peut se passer du monde, mais qu'on ne peut pas se passer de Jésus-Christ.

Mais c'est aussi le cas contraire qui peut arriver. Le jeune homme se décide pour ses biens et renonce à Jésus-Christ. Que fait Jésus-Christ dans un tel cas ? Quels secours enverra-t-il à une âme qui choisit ce qui la trompe et qui l'attache ?
Le Sauveur a une double manière d'agir. De même qu'il y a deux sortes de remèdes, les uns plus violents et les autres plus lents, le Seigneur, selon les caractères, emploie, pour l'un une voie de douleur, et pour l'autre une voie d'attente. Il y a des cas où il nous prive de nos biens ; il y en a d'autres où il nous les laisse jusqu'à ce que nous les apportions nous-mêmes.

Il aurait pu prendre au jeune homme ses biens ; c'est ce qu'il fait souvent pour rompre nos chaînes. Il voit que pour telle âme c'est le seul remède possible. Un revers de fortune, une crise politique, souvent moins que cela, et nos biens éphémères nous échappent.

Ce sont des cas bien douloureux, mais qui ont déjà sauvé plus d'une âme. D'abord on est brisé, et l'on croit avoir tout perdu ; plus tard, on rendra grâces quand le Seigneur aura atteint son but. Il a rendu à notre âme sa liberté. Ce détachement forcé amène à un détachement volontaire.
Demandez à une âme ainsi conduite, quand quelques années se seront écoulées : voudriez-vous ravoir ce que le Seigneur vous a pris ? Et il se trouve que le châtiment qui semblait d'abord un sujet de tristesse, et non pas de joie, a produit un fruit paisible de justice à ceux qui ont été ainsi exercés.

Ce n'est pas le remède que Jésus-Christ emploie pour le jeune homme. Il lui laisse ses biens ; et c'est encore un moyen de nous amener au détachement. Le jeune homme va voir que ces biens ne sont que des trésors de tristesse ; quand il en aura savouré toute l'amertume, peut-être qu'il les rapportera.
Le père de l'enfant prodigue laisse aller son fils ; c'était le meilleur moyen de le faire revenir.

Quand le Seigneur nous abandonne à nos convoitises, nous sommes assez punis ; le plus grand châtiment du péché c'est le péché même. Tout ce que nous goûtons loin du Seigneur nous abreuve de tristesse. Ce ne sont pas les choses en elles-mêmes qui nous rendent heureux, c'est la permission du Seigneur d'en jouir. Quand même les biens abondent à quelqu'un, il n'a point la vie par ses biens. C'est ce que le jeune homme éprouvera. Sa tristesse le suivra, et sa tristesse ce sont ses biens. Prenez les ailes de l'aube du jour et allez demeurer à l'extrémité de la terre, votre coeur malade vous y suivra ; c'est que votre coeur est fait pour Dieu, il n'a pas été fait pour vos biens.

L'enfant prodigue, rassasié de vanité et de tristesse, s'écria à la fin : Je me lèverai et je m'en irai vers mon père ; la même heure aura-t-elle sonné pour le jeune homme ?
Tel est l'amour de Jésus, que nous ne venons jamais trop tard vers lui. Quand nous avons jeté notre vie au monde, quand nous n'avons plus qu'un rebut à donner, Jésus l'accepte et il est touché de compassion. Il ne voit plus nos années perdues, il ne voit que notre misère, et quand nous sommes encore loin, il court déjà à nous. En voyant notre coeur brisé, il voit aussi nos attaches brisées, et il n'a plus besoin de nous dire : Vends ce que tu as. Le moment est venu où nous pouvons dire : Mon bon Maître, nul n'est semblable à toi ! Aujourd'hui je suis libre, car tu as rompu mes liens. En me dépouillant, tu m'as enrichi ; tu as plus que mes biens, tu m'as moi-même. Lorsque j'étais jeune, j'allais où je voulais ; aujourd'hui j'étends mes mains ; je sens qu'un autre est venu me ceindre et qu'il me mène où je ne voulais pas.

Un prisonnier du Christ est plus libre qu'un affranchi du monde. Si le Fils nous a affranchis, nous sommes libres d'aimer et libres d'être heureux. Nous avons un trésor dans le ciel et un trésor sur la terre. Nos grands biens, ce ne sont plus les nôtres ; ce sont les richesses incompréhensibles de Christ. Quand nous puiserons de cette plénitude grâce sur grâce, nous ne retournerons plus aux citernes crevassées du monde, nous ne jugerons plus que nous deviens savoir autre chose que Jésus-Christ et Jésus-Christ crucifié.

 


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