Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

III

La justice propre.

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Luc, XVIII, 11, 12.

 Le pharisien se tenant à l'écart priait en lui-même en ces termes : O Dieu ! je te rends grâces de ce que je ne suis point comme le reste des hommes qui sont ravisseurs, injustes, adultères ; ni même comme ce péager.
Je jeune deux fois la semaine, et je donne la dîme de tout ce que je possède.


De même qu'à travers une petite fente on peut voir dans un grand appartement, un seul mot suffit souvent pour dévoiler tout un caractère. Le peu de mots de ce pharisien sont suffisants pour nous faire reconnaître en lui tout un monde de justice propre.
Nous voyons que la justice propre se manifeste jusque dans la prière ; et si elle est là, où ne sera-t-elle pas ? Dieu veut nous sauver par grâce ; son coeur et son trésor nous sont ouverts ; l'entrée au royaume éternel nous est pleinement accordée, mais cette entrée est gardée par un géant. C'est ce géant qu'il faut abattre d'abord ; les armes nous seront données ; la victoire est à nous, si nous combattons suivant les lois, mais il faut combattre.

Ce grand adversaire, c'est notre justice propre, celui de tous nos ennemis qui est le plus dangereux et qu'on s'avoue le moins. Nous voyons que ce pharisien sortit du temple comme il était venu, sans résultat pour son âme. Cela nous montre que si nous nous justifions nous-mêmes, nous ne sommes pas justifiés ; nous ne faisons que couronner tous nos autres péchés par un péché qui est le plus grand de tous. Et ce pharisien, vous le trouvez encore aujourd'hui ; vous le trouvez dans tous les auditoires d'église, dans toutes les familles, dans tous les coeurs. La cause pour laquelle tant de christianismes sont perdus, tant de pratiques religieuses sans résultat, et qui fait que tant de personnes vivent et meurent sans avoir obtenu le pardon de leurs péchés et sans avoir fait leur paix avec Dieu, c'est la justice propre. Mettons-nous mieux devant le portrait de ce pharisien, voyons si ce portrait n'est pas aussi le nôtre. À quoi reconnaît-on la justice propre ? Quelles en sont les principales espèces et qu'est-ce qui en constitue le péché ? À quelles conséquences nous expose-t-elle ? C'est en ces trois questions que nous allons nous résumer, et nous n'avons qu'à examiner l'état spirituel de ce pharisien pour être éclaircis sur ces trois points.

1. - À quoi reconnaît-on la justice propre ?
Ce pharisien nous fournit trois caractères généraux.
Avant d'entendre sa prière, voyons d'abord l'homme. Il y a souvent dans le ton, dans les manières, dans le maintien de quelqu'un, déjà quelque chose qui parle et qui laisse deviner de quel esprit il est animé. Ce pharisien monte au temple, le pas ferme et le front élevé. À son entrée, il choisit une place qui le mette en évidence, et là, se tenant debout, il prie d'un ton plein d'assurance.

Ce qui nous frappe ici tout d'abord, c'est l'air de suffisance de ce pharisien. Vous voyez un homme qui n'a jamais eu la moindre inquiétude sur lui-même. Jamais ses péchés ne l'ont tourmenté, il est tout cuirassé de satisfaction propre. Cet état n'est-il pas aussi le nôtre ? Avons-nous vraiment déjà eu de l'inquiétude sur nous-mêmes ? Nous savons tous que nous sommes pécheurs, et c'est là notre malheur. Nous le savons par coeur, mais nous ne le sentons pas. Notre état habituel est un calme trompeur, qui n'est rien moins que la paix avec Dieu. Cet état vient d'un manque de droiture qui produit une fausse connaissance de nous-mêmes.
Montrez-moi un homme, un seul sur mille, qui ait travaillé à son salut avec crainte et tremblement ! Montrez-moi un homme dont les fondements naturels aient fini par s'écrouler et qui s'écrie enfin : Que faut-il que je fasse pour être sauvé ?
Où sont les consciences qui aient été troublées, non point un ou deux moments, mais dont le trouble ait été un réveil général et un sentiment de leur condamnation. C'est de toutes les rencontres la plus rare. Au lieu de cela, vous trouvez des villes, des églises, des maisons pleines de gens toujours contents d'eux-mêmes. Jésus-Christ a beau dire aux plus honnêtes : Si vous ne vous convertissez, vous périrez tous ; si vous ne naissez de nouveau, vous ne verrez point le royaume de Dieu.
C'est à quoi ils n'ont jamais pensé, et ils se révoltent lorsqu'on leur présente le miroir de l'Évangile. C'est qu'ils sont tout cousus de justice propre ; c'est le portrait du pharisien que vous voyez.

Le pharisien, après avoir pris sa pose, ouvre la bouche ; c'est pour rendre grâces à Dieu de ne point être comme un tel ou un tel, mais d'être meilleur qu'eux et de faire autre chose qu'eux.
Ces paroles nous fournissent un autre caractère général de la justice propre.
Ce sont ces éternelles comparaisons qu'on établit entre soi et autrui. Encore a-t-on l'habitude constante de choisir des personnes sur lesquelles il est facile d'avoir l'avantage.

L'homme à propre justice regarde toujours au-dessous de soi ; il ne regarde jamais à un plus chrétien que lui, et encore moins au seul modèle auquel nous soyons appelés à nous comparer. Il n'est dit que de Jésus-Christ qu'il nous a laissé un exemple afin que nous suivions ses traces. Toutes les autres comparaisons sont perdues. C'est à la mesure de la stature parfaite de Christ que nous devons arriver, ce n'est pas à une autre mesure.
Dirons-nous d'ailleurs que les mauvaises qualités des autres ne nous rendent pas meilleurs.
Dirons-nous aussi que mille autres que nous regardons avec pitié, s'ils avaient été élevés comme nous, instruits comme nous, et entourés comme nous d'exemples et d'occasions, nous auraient devancés de toute manière. Mais vous ne corrigerez pas l'homme juste à ses propres yeux ; il en revient toujours à ses comparaisons. Il rend grâces à Dieu, et c'est sa propre personne qu'il adore. Il se voit plus haut que la multitude des autres, qui ne sont et ne seront jamais ce qu'il est. C'est à lui-même que le pharisien va s'arrêter. Après avoir jeté un regard rapide autour de lui, il se mesure lui-même, et c'est un troisième caractère qu'il nous fournit pour nous faire connaître la nature de la justice propre. Il jeûne deux fois la semaine ; il donne la dîme de tout ce qu'il possède.

Nous voici arrivés aux fondements de sa confiance. C'est toujours : je fais, je donne, je suis.
C'est toujours le moi qui est mis en avant. Je fais tout ce que je puis ; je donne plus qu'un autre ; je suis connu comme un homme de bien.
C'est une oeuvre après l'autre, un service, une qualité après l'autre qui lui reviennent. Mais de quelles oeuvres est-il question ? Ce sont toujours des oeuvres extérieures les plus faciles de toutes. L'esprit du juste à ses propres yeux tourbillonne toujours dans le monde extérieur. C'est encore un trait général de son caractère. Il n'est pas possible de s'édifier avec lui ; il est plein jusqu'au bord du monde et de lui-même.
Le recueillement, l'esprit de la prière, l'intimité chrétienne sont impossibles, quand on est avec un tel homme. Tout son christianisme ne consiste qu'en pratiques, mais le monde spirituel est fermé pour lui. Quand on attaque ces pratiques, il se révolte de nouveau et s'écrie : Ne faut-il pas que je montre ma foi par mes oeuvres ? N'est-ce pas aux fruits que l'on reconnaît l'arbre ?
Sans doute ; mais l'arbre ne commence pas par les fruits, il commence par la racine. Que dit Jésus-Christ au commencement du sermon sur la montagne ? Dit-il : Heureux ceux qui font des oeuvres, qui jeûnent deux fois la semaine, qui donnent la dîme de tout ce qu'ils possèdent ? C'est par toute autre chose que nous avons à commencer. C'est par la réforme du coeur. Devenez d'abord un pauvre en esprit, en vous dépouillant de vous-même. Affligez-vous ensuite, en voyant votre état de chute et d'incapacité. Cherchez un coeur doux et brisé. Ayez faim et soif d'une autre justice que de celle des scribes et des pharisiens. Ayez plus de miséricorde envers les autres, vous qui en avez tant de besoin pour vous-même. Purifiez votre coeur de ses mauvaises racines. Procurez la paix quand votre paix est faite avez Dieu. Ayez le courage de sacrifier vos intérêts terrestres et d'exciter contre vous toutes sortes d'inimitiés, s'il y va du nom de Christ et de l'honneur de son Évangile.

Voilà les choses par lesquelles nous avons à commencer ; c'est par le renouvellement des dispositions du coeur, ce n'est point par des oeuvres mortes. Mais c'est à quoi encore l'homme à propre justice ne pense pas et ce dont il ne se soucie pas. Il vit et il mourra dans le même esprit. Il consentira à faire une foule de choses, mais il ne veut pas se refaire lui-même. S'il devenait un pauvre pécheur, il ferait dans la suite bien plus ; il ferait des oeuvres qui le suivraient. Mais ce chemin lui paraît trop long ; c'est qu'en effet on a un long trajet à faire avant de devenir un homme de rien ; mais avant d'être arrivé, que peut-on faire ? Des ouvrages qui sont du bois, du foin, du chaume, et qui brûleront quand le jour les fera connaître.


2. - Jusqu'ici nous avons recherché les caractères généraux de la justice propre. Voyons maintenant quelques espèces de cette justice.
Le pharisien la porte jusque dans la prière. Nous la trouvons ici dans ses rapports intérieurs avec Dieu. Elle a ses côtés cachés comme ses côtés ostensibles. Voyons d'abord la justice propre ouverte.

Il y a une justice propre qui se manifeste dans le coin scrupuleux de se montrer toujours sous le jour le plus favorable. Pourvu que le monde nous rende témoignage comme à des hommes sans blâme et sans reproche, le jugement de Dieu vient après. Cette recherche de l'opinion fait qu'on se pardonnera moins une seule faute d'étiquette que la violation des dix commandements. Pourvu qu'on observe les formes et qu'on sauve les apparences, l'homme à propre justice ne va pas plus loin.

Mais nous nous trompons. Un tel homme tient aussi à sa religion. Le pharisien nous le montre. Mais à quelle religion ? La voici :
Le matin, on prie ; le soir, de même ; le dimanche, on va au culte ; à telle fête de l'année, on communie : tout cela est réglé, tout cela va de père en fils ; on serait dérouté si cet ordre changeait. Cependant, avant et après, la vie reste la même.
Essayez de prendre le soi-disant juste en dehors de ses heures, ses goûts religieux ne seront plus les mêmes. Il préférera la conversation la plus futile à une heure d'édification et de prière. Il a exclu de son âme tout besoin sérieux, et il aime mieux se livrer à la curiosité et à la recherche des nouvelles. Il s'étonnera si, à des heures qui ne sont pas les siennes, vous lui parlez de son âme ou de ses intérêts célestes. Cette âme est dominée par l'esprit le plus plat et duquel il ne s'aperçoit même pas. On voit alors une religion qui n'est qu'une tâche. On donne à Dieu ce qui est à Dieu, afin de donner de nouveau au monde ce qui rend conforme au monde.

La justice propre ouverte est aussi dans les jugements qu'on porte sur l'état religieux de quelqu'un. On prône les vertus de quelqu'un, on relève toutes sortes de qualités naturelles, on en fait des mérites et on les établit comme des titres au salut. Quand un homme a été bon père, bon fils, bon citoyen, quand il a été honnête, serviable, considéré de tous, on lui adjuge la vie éternelle, qu'elles qu'aient été ses croyances. On donne à l'homme la gloire qui n'appartient qu'à Dieu, et la justice de Jésus-Christ ne semble plus nécessaire quand on entend relever si pompeusement la justice humaine qui cependant, devant Dieu, est comme le linge le plus souillé.

Mais cette justice propre ouverte est moins dangereuse encore que celle qui s'établit dans nos rapports intérieurs avec Dieu.

On peut, comme le pharisien, repasser devant Dieu toutes sortes d'actes et se fonder là-dessus, sans regarder l'ensemble de la vie. On peut, si l'on a conscience de quelque péché, en atténuer tellement l'importance que le mal disparaît presque et que le bien qu'on a fait l'emporte de beaucoup. Voilà de quelle manière nous établissons

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notre propre justice
et comment nous évitons de nous soumettre à la justice de Dieu, à celle qui vient de la foi.

Il y a un cas plus dangereux encore. C'est quand on mélange la justice de Jésus-Christ avec la justice propre. On sent l'insuffisance des propres forces ; mais on ne veut pas non plus que Jésus-Christ fasse tout, on veut lui aider. On se dira bien que les oeuvres qu'on produit on ne les produit point par soi-même ; on les rapporte, tantôt à Dieu, tantôt à Jésus-Christ ; mais en attendant, ces oeuvres, sans qu'on se l'avoue, passent pour un complément de la justice de Christ. En voici la preuve.
Demandez à un tel chrétien : Êtes-vous sûrs d'être sauvé si vous deviez mourir cette nui t? Il croira ne pas avoir encore assez fait pour son salut. Voilà la justice propre qui paraît. Jésus-Christ n'a point tout accompli; il faut mettre une pièce à son oeuvre; sa robe n'est point d'une couture d'un seul tissu.
Il est encore une espèce de justice propre intérieure. C'est lorsqu'on se fonde sur la connaissance de la doctrine et que l'on confond le système avec Jésus-Christ. C'est alors l'idée de la chose, ce n'est point la force de la chose qui est devenue le fondement de l'âme. Mais un tel fondement n'est qu'une affaire de tête, non une affaire de vie.
Beaucoup de chrétiens se donnent ainsi le change. Cet état est la source de l'orthodoxie morte, et c'est encore la justice propre qui le produit. Faut-il s'étonner qu'avec ces mélanges ou que, par suite de telles méprises, on n'ait rien de ferme, ni dans les bons, ni dans les mauvais jours, ni dans la vie, ni dans la mort?
Aujourd'hui, c'est sur Jésus-Christ qu'on s'appuie; demain, ce n'est plus sur lu  ; ou ce sera en partie sur lui et en partie sur soi-même  ; ou encore, ce sera sur la connaissance du salut et sur le temps qu'on a cette connaissance. Qu'arrive-t-i  ? On ne sait pas soi-même si l'on a bâti sur le sable ou sur le roche r; et de là, de l'inconstance, des agitations, et plus tard des angoisse  ; on a une foi dont on n'est pas sûr et qui n'est pas à l'abri des renversements.

3. - Après avoir décrit les principales espèces de justice propre, il nous reste à montrer le péché de cette justice et les conséquences de ce péché.
Au fond de toute justice propre, quelle qu'elle soit, il y a l'élévation de nous-mêmes. C'est l'homme assis à la place de Dieu ou du Sauveur que Dieu nous a donné. Et c'est ce que Dieu ne peut point permettre.
Que ce soit un détrônement entier ou que ce ne soit qu'un demi-abaissement, la racine du péché est la même  ; c'est l'orgueil du coeur qui ne veut point descendre.
Ou bien on s'humilie, mais on monte aussitôt sur d'autres échelles, et la justice propre n'a changé que de nom. Héla  ! il n'est pas si facile qu'on le croit d'être sauvé par grâce. Jusqu'à ce que nous soyons dépouillés de nous-mêmes, il faut que Dieu revienne, non point une fois, mais tous les jours. Ce sont les derniers qui seront les premier s; mais qui est-ce qui aime à être le dernier?

On sait par le coeur qu'on est privé de toute gloire devant Die u; mais quand Dieu nous demande le sacrifice de nos vaines gloires, les donnons-nous  ? Peut-être aujourd'hui, mais demain nous les lui redemandons. Et en attendant nous ne voyons pas combien nous souffrons de cet état de choses. C'est la justice propre qui nous ravit toute paix ou qui empoisonne celle que nous avons.
Pourquoi la joie du pardon nous vient-elle si rarement? Pourquoi ces états de rassasiement et de sécheresse spirituelle? Pourquoi notre âme est-elle si peu unie au Seigneur et si peu ferme dans les combats de la vi e?
C'est toujours la même réponse  : on a encore de la justice propre.

Le pharisien sortit du temple dans le même état où il y était venu. Héla  ! que de chrétiens lui ressemblent! On les voit toujours dans le même état, sans résultat pour leur salut, pour leur sanctification. Ils se traînent dans les mêmes habitudes, dans les mêmes misères, et en attendant leur vie s'écoule comme une ravine d'eau.
La seule chose qui ne s'écoule pas, c'est leur justice propre. Ils ne veulent que le miel de l'Évangile  ; mais les douceurs ne viennent qu'après les amertumes. Qu'il est différent le sort que se prépare ce péager que personne ne voit souffrir et que personne ne console ! Il peut dire enfin : 0 Dieu ! aie pitié de moi, je suis pécheur !
Tous ses appuis se brisent, mais c'est dans les coeurs brisés que Jésus vient établir sa demeure. Une autre justice va revêtir ce péager ; c'est celle que le Fils de Dieu lui a conquise sur la croix. Comme un époux qui se pare avec magnificence, comme une épouse qui s'orne de ses joyaux, le péager se réjouira en l'Éternel et son âme s'égaiera en son Dieu ; car il l'a revêtu des vêtements de salut et l'a couvert du manteau de la justice.
C'est aux pauvres en esprit que s'ouvre le royaume des cieux. Ce sont les captifs de Sion qui éclateront de joie et qui retourneront avec un chant de triomphe. Ce sont les misérables qui reposeront en assurance ; ce sont ceux qui n'ont rien, à qui Dieu donne toutes choses.
Voilà les justes de Dieu et les heureux de la terre. Ce n'est qu'à eux qu'il est donné de jouir d'un Sauveur. Quand les autres se travaillent et s'élèvent, les affligés de Dieu diminuent, mais dans leur bassesse ils se glorifient dans leur élévation. Ils ont un or éprouvé par le feu, des vêtements blancs et un collyre sur leurs yeux, afin qu'ils voient. Et que voient-ils t ? Tous leurs péchés effacés, toute leur vie refaite, une justice toute pleine de gloire au-dedans et qui est la leur. Ils peuvent monter du désert et s'appuyer doucement sur leur Bien-Aimé. Christ est leur vie et la mort leur est un gain. Ils s'en retourneront justifiés dans leurs maisons, préférablement aux autres ; car quiconque s'élève sera abaissé, et quiconque s'abaisse sera élevé.


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