APRÈS la mort d'Innocent II, fut élu pape, le 26 septembre
1143, Guide, prêtre-cardinal du titre de Saint-Marc.
On lui annonça son élection, en lui donnant le nom de Célestin II, et
après un pontificat de cinq mois et treize jours, il mourut le 9 mars
1144. C'est pendant ce court espace de temps qu'il leva l'interdit que
son prédécesseur avait mis sur la France, à cause de l'affaire
relative à l'archevêché de Bourges. Mais afin de nous laisser un
témoignage de l'esprit qui dirigeait la chaire romaine, il se brouilla
avec Roger, roi de Sicile, parce que les conventions qu'Innocent II
avait faites avec ce monarque lui parurent être peu avantageuses au
Saint-Siège. Mais il n'agissait ainsi que pour faire parade de sa
souveraineté directe sur ce royaume, et pour avoir l'occasion
d'arracher plus d'argent de ce pays, lorsqu'on voudrait mettre fin à
ces différents par voie d'accommodement.
L'une des maximes que les papes ont eu soin de se transmettre l'un à
l'autre, comme un droit d'hérédité et de succession, a été celle de
reculer chaque jour les bornes de leur pouvoir ; bien sûrs de
parvenir à leur but avec de la constance et de la fermeté, parce que
les idées nouvelles, généralement reçues, prêchées par les prêtres et
par les moines, consignées dans les livres, et enseignées dans les
écoles, avaient jeté de si profondes racines dans l'esprit des
laïques, qu'ils regardaient comme mauvais catholique, comme hérétique,
schismatique et ennemi de l'Église, quiconque ne regardait pas les
bulles et brefs du pape comme une doctrine venue du ciel, inspirée par
Dieu ou par Saint-Pierre.
C'est pourquoi, si le pape lançait une excommunication ou un interdit
pour désobéissance, ou une opposition à ses décrétales, ses agents
faisaient croire que c'était la faute du réclamant ; et si par
malheur il survenait quelque calamité, comme la famine, la peste, la
guerre, ou quelque désordre dans la nature, ils semaient partout
l'opinion que c'était là le châtiment que Dieu infligeait aux rois et
aux grands seigneurs, pour les punir de leurs péchés et de la
persécution qu'ils faisaient éprouver à la religion et à l'Église, en
refusant au vicaire de Jésus-Christ, sur la terre, l'obéissance qui
lui est due.
Les langues n'offrent pas de termes assez expressifs pour peindre et
pour nombrer les maux que cette doctrine produisit dans les royaumes
chrétiens de l'Europe ; pour dire combien les papes en abusèrent
pour leur intérêt temporel, regardant avec indifférence le dommage que
causait à la religion le scandale d'un interdit général, de
l'excommunication d'un souverain, et celui qui était causé par bien
d'autres actions, qu'ils devaient et pouvaient éviter, en se bornant à
l'objet pour lequel les souverains pontifes romains furent institués
comme centre d'unité.
Les rois et les autres potentats se voyaient le plus souvent forcés de
céder à l'injustice, malgré le préjudice grave et réel qui en
résultait pour les nations qui étaient soumises à leur souveraineté
directe ou feudataire, parce que les peuples mêmes, qui étaient
intéressés à soutenir leur chef temporel, criaient contre lui, poussés
par des prêtres et des moines, jusqu'au point de conspirer contre leur
prince, de le détrôner et de lui ôter la vie, par fanatisme. Les papes
savaient d'avance que telles devaient être les conséquences de leurs
manoeuvres, c'est pourquoi ils étaient sûrs de leur victoire.
GÉRARD, chanoine régulier de Sainte-Marie, prêtre cardinal du
titre de Sainte-Croix de Jérusalem, à Rome, fut élu et couronné le 12
mars 1144 sous le nom de Lucius II, et mourut le 25 février 1145.
Les onze mois et demi pendant lesquels il exerça les fonctions
pontificales furent pour lui un temps de chagrin et d'amertume.
Les habitants de Rome, excités par Arnaud de Brescia, forcèrent Lucius
à restaurer l'antique sénat, à renoncer à tout commandement séculier
dans Rome et dans le reste du territoire appelé patrimoine de
Saint-Pierre, et à se restreindre uniquement à l'autorité spirituelle,
comme les souverains pontifes des premiers siècles. Il eut recours à
l'empereur Conrad III, afin que ce souverain fît la guerre aux
Romains, qu'il appelait des rebelles. Il n'obtint point les secours
qu'il demandait. Mais si les papes avaient été moins aveuglés par
l'esprit d'ambition, Lucius aurait vu qu'un usurpateur des droits dont
il s'agissait, appartenant au souverain même auquel il demandait ces
secours, ne méritait pas d'être écouté, et qu'on fît aucune attention
à sa demande.
Les injustices, l'abus de l'excommunication et de la dispense du
serment de fidélité, qui avaient commencé sous l'ambitieux Grégoire
VII, et qui avaient été continués par ses successeurs jusqu'à Calixte
II, étaient le seul titre qu'eussent les papes pour trois choses d'une
très haute importance, qu'ils possédaient déjà.
La première les rend seigneurs indépendant de Rome, quand tous les
papes, même Grégoire VII compris, s'étaient rendus vassaux de
l'empereur, en lui faisant serment de fidélité et de soumission.
La seconde leur donne la liberté d'élire les souverains pontifes sans
la permission de l'empereur, de les ordonner ou de les introniser sans
attendre la confirmation impériale, nonobstant la pratique contraire
mise en usage depuis Constantin, et observée même sous des souverains
hérétiques, tels que Théodoric et plusieurs autres.
La troisième assujettit les empereurs à demander avec humilité la
couronne impériale aux papes, et à ne prendre le titre d'empereur
qu'après le couronnement, et après leur avoir prêté le serment de
fidélité.
L'empereur Conrad III fut le maître d'aller à Rome et d'y donner la
loi. Jordan, patricien et président du sénat, lui avait écrit que tout
ce qui venait d'avoir lieu, avait été fait dans ses intérêts ; de
se rendre à Rome, d'y fixer sa cour, et que de là il gouvernerait
l'empire avec un aussi absolu pouvoir que les anciens empereurs
romains.
Les malheurs de Henri IV et de Henri V étaient encore présents à la
mémoire de Conrad ; il craignit d'en attirer de semblables sur sa
tête ; ses craintes étaient d'autant plus fondées que les
opinions nouvelles enchaînaient chaque jour davantage les souverains
temporels, et qu'il n'y avait de moyen pour arracher les peuples à
l'erreur que celui de leur prêcher les vérités contraires.
L'exécution de cette mesure présentait à ses apôtres le danger, je
dirai même la certitude de se voir condamnés comme hérétiques. Mais le
succès eut été certain, si quelqu'un se fût donné la peine d'offrir
aux peuples une histoire abrégée des papes, comme celle que je lui
présente aujourd'hui. Après quelques heures de lecture, ils auraient
eu sous les yeux l'ordre dans lequel elles se sont succédées les idées
adoptées par la cour de Rome pour avancer pas à pas dans son système
d'usurpation. Celui qui aura lu cet ouvrage ne pourra pas croire que
les papes du douzième siècle aient professé la même religion et exercé
le même pouvoir que les douze premiers, antérieurs à Victor Ier.
BERNARD De PISE, moine de Cîteaux de Claraval, disciple de
Saint-Bernard, abbé du monastère de Saint-Anastase de Rome, fut élu
pape le 27 février 1145, et ordonné le 4 mars. Il prit le nom d'Eugène
III.
Le patricien Jordan lui fit présenter aussitôt les décrets du sénat,
afin qu'il s'y conformât, et qu'il s'abstînt principalement, comme il
avait été convenu, d'exercer aucun pouvoir temporel et de nommer le
préfet à Rome.
Le nouveau pontife sortit de la ville, et lança une bulle tout-à-fait
opposée à ce qu'on lui proposait. Il déclara nul tout ce qui avait été
fait par le patricien et le sénat : cela causa une espèce de
guerre civile ou de parti, qui fut la source de beaucoup de maux qui
désolèrent Rome pendant longtemps. Il employa les armes des habitants
de Tivoli pour soumettre les Romains.
Voilà un moine qui avait renoncé aux grandeurs du siècle ; un
souverain pontife du Dieu de paix et d'humilité, qui, les armes à la
main contre ses propres paroissiens, verse leur sang et est la cause
de mille maux pour conserver une domination réprouvée par Jésus-Christ
dont il se dit le vicaire. Malgré cela, il n'eût rien obtenu, s'il
n'eût été secondé par les exhortations véhémentes de son maître
Saint-Bernard, qui lui donna dans toute l'Europe une influence
extraordinaire dans toutes les affaires ecclésiastiques et politiques
de son temps.
Ce ne fut pas seulement dans les murs de Rome qu'Eugène fit connaître
l'ambition qui le dominait ; il la fit encore paraître en
Portugal ; il expédia le titre de roi au comte Alphonse Henri,
sur la demande que lui en firent les Portugais, mais il le rendit
tributaire du Saint-Siège, comme s'il lui eût donné quelque chose qui
lui appartînt. Alphonse VIII de Castille, seul souverain direct du
Portugal, et dont le comte Alphonse était le vassal, se plaignit avec
beaucoup de justice. Mais Eugène eut recours alors à toutes ces ruses
si connues, et jamais mises eu oubli à Rome. Il lui répondit qu'il
n'avait eu aucune intention de porter atteinte à ses droits de
souveraineté, comme s'il n'eût pu, au moins, s'opposer à l'élévation
d'un comte vassal à la dignité de roi. Il accorda au Castillan
diverses grâces ecclésiastiques de très mince importance, pour faire
preuve de bonne volonté, et pour le porter à ne pas revendiquer un
titre qui comblait les voeux des Portugais.
S'il eût appuyé le droit d'Alphonse sur la volonté uniforme et
générale de la nation portugaise, tout eût été bien ; mais ces
idées n'étaient pas celles du douzième siècle.
Eugène accorda beaucoup d'exemptions de juridiction contraires au bon
ordre de la discipline ecclésiastique, en soustrayant quelques
monastères de la puissance épiscopale, quelques évêques de la
puissance métropolitaine, et quelques archevêques de la primatiale.
Saint-Bernard affirme, dans un ouvrage qu'il composa, qu'Eugène était
autorisé à faire tout cela, mais qu'il ne faisait pas bien en usant de
ce pouvoir, à cause des grands inconvénients qu'il présentait.
Saint-Bernard était éclairé, mais on ne doit pas être surpris qu'il
pensât que les papes avaient ce droit-là, puisqu'il était une
conséquence des fausses décrétales antérieures au pontificat du pape
Sirice, à l'authenticité desquelles tout le monde croyait alors, sans
que personne eût l'idée d'élever le moindre doute contre elles. Les
exemptions accordées par Eugène causèrent des préjudices
considérables, parce que cet exemple fut imité par ses successeurs,
qui les multiplièrent à l'infini. Ils bouleversèrent ainsi la
hiérarchie ecclésiastique, et le crime fut encouragé par l'impunité.
Eugène mourut le 8 juillet 1153. Les moines qui ont écrit son histoire
parlent des miracles opérés sur son tombeau. Ils cherchent à faire
croire que Dieu l'a confirmé dans la place qu'ils lui ont donnée parmi
les saints ; mais ce n'est là qu'une répétition de ce qu'ils ont
dit de presque tous les papes postérieurs à Grégoire VII.
J'ai oublié d'en prévenir le lecteur ; mais je déclare que je
tiens tous ces miracles pour faux, parce que je ne crois pas que la
vie de ces pontifes ait été sainte jusqu'à l'héroïsme, et que je sais
qu'ils furent tous ambitieux jusqu'à l'excès.
CONRAD, chanoine régulier de Saint-Anastase de Veletri, cardinal-évêque de Sabine, parent du pape Honoré II, fut élu pape le 9 juillet 1153, et mourut le 2 décembre 1154, sans nous laisser aucun témoignage certain de son caractère public. Il avait reçu le nom d'Anastase IV.
NICOLAS, cardinal-évêque d'Albanie, originaire d'Angleterre,
fils d'un clerc qui se fit ensuite moine, fut élu pape sous le nom
d'Adrien IV, le 3 décembre 1154, et mourut le 1er septembre 1159.
Il prouva de mille manières, en diverses occasions et circonstances,
qu'il était dominé du même esprit que ses prédécesseurs. En 1155, il
refusa à Frédéric Barberousse de le couronner empereur, parce que,
dans son voyage de Lombardie à Rome, il n'avait pas eu l'humilité de
mettre pied à terre le premier, et de tenir l'étrier de Sa Sainteté
pour l'aider à descendre de cheval. Frédéric dit qu'il était prêt à
faire tout ce qu'auraient fait ses ancêtres. On lui fit voir que
l'empereur Lothaire avait servi d'écuyer au pape, en menant par la
bride, à pied, et pendant un certain temps, le cheval du souverain
pontife. Ayant acquis la certitude de cet acte d'humilité de la part
de Lothaire, Frédéric s'y soumit, et toute l'armée lui vit parcourir
la distance d'un jet de pierre, en menant par la bride le cheval sur
lequel le pape était monté.
Il apprit alors qu'il y avait dans le palais pontifical un tableau
fait par ordre des papes ; qu'il représentait l'histoire de cet
événement, et Lothaire à genoux, recevant la couronne. Au bas du
tableau on lisait cette inscription :
« Le roi Lothaire s'arrête à la porte, et, après avoir
reconnu par serment les droits de Rome, il se constitue vassal du
pape, qui lui donne la couronne. »
Frédéric lui fit voir quel orgueil démesuré et mal fondé cette
conduite supposait ; que loin d'être le vassal du pape, il était
son souverain et celui de Rome ; et que ni Constantin, ni
Charlemagne n'eussent point fait de donations s'ils eussent pu prévoir
l'abus auquel elles donneraient lieu. Il lui cita celle de Constantin,
parce que tout le monde alors tenait pour véritables les écrits qu'on
reconnaît aujourd'hui pour faux, comme les décrétales antérieures au
pontificat du pape Sirice.
Le pape lui promit de faire disparaître l'inscription du
tableau ; et enfin, après diverses occurrences, le couronnement
impérial eut lieu. Un court espace de temps fut à peine écoulé que
l'orgueil pontifical ne put rien souffrir qui ne portât le caractère
de la plus aveugle déférence à ses ordres ; il se brouilla de
nouveau avec l'empereur, et lui écrivit des lettres dans lesquelles il
le menaçait de le détrôner, s'il exigeait des évêques quelque
contribution.
Qu'ils renoncent, disait l'empereur avec raison, aux seigneuries, aux
fiefs et aux biens qu'ils ont reçus de l'empire ; qu'ils se
contentent des dîmes, des oblations. et on ne leur demandera
rien ; mais s'ils exigent l'un, ils doivent se soumettre à
l'autre : tout cela, et divers autres incidents analogues,
donnèrent lieu à une correspondance dans laquelle Adrien manifesta
autant d'orgueil et d'ambition que l'homme sur lequel ces deux
passions aient jamais exercé le plus d'empire. Il soutenait que la
cérémonie qui l'établissait ministre de la couronne impériale,
prouvait que le pape était un donateur de l'empire. Il est impossible
de porter à un plus haut degré la folie et l'orgueil. Des
circonstances fâcheuses furent la suite de tous ces différents.
Othon, comte palatin de Bavière, ôta l'épée de son fourreau pour tuer
le cardinal légat, lorsqu'il entendit celui-ci dire à
l'empereur : De qui Votre Majesté a-t-elle reçu, l'empire, si
ce n'est du pape ? Il l'eût tué, sans doute, si Frédéric ne
fût parvenu à le calmer. Il lui fit voir que la cérémonie de placer
une couronne n'est pas donner l'empire ; que Charlemagne fit une
faute en ne suivant pas l'exemple des anciens empereurs, et que par-là
il nous aurait mis à l'abri d'aussi impertinentes interprétations.
Cependant le pontife manqua à la promesse qu'il avait faite d'effacer
l'inscription du tableau du couronnement de Lothaire. Frédéric écrivit
au pape ; il imita, avec intention, le style des lettres des
empereurs romains aux souverains pontifes, auxquels ils disaient tu
as la seconde personne du singulier, en employant pour eux-mêmes la
première du pluriel, nous. Il voulait faire entendre à Adrien qu'il
n'était pas plus que Saint-Sylvestre, et que lui, Frédéric, n'était
pas moins que Constantin. Il y eut de part et d'autre des répliques
virulentes ; et Frédéric, dans les siennes, lui prouva que sa
puissance étant égale à celle de Constantin, il pourrait bien le
réduire à la condition de Saint-Sylvestre, avant la donation. Adrien
eut recours aux maximes romaines ; il suscita, par des moyens
cachés, la révolte dans la ville de Milan et dans plusieurs autres
communes de la Lombardie. Les choses en étaient là, lorsque la mort
rendit nuls ses projets orgueilleux.
Le même esprit dirigea les affaires de Sicile. Après la mort du roi
Roger, son fils Guillaume lui succéda. Ce prince demanda au pape la
confirmation du titre de roi. Adrien eut l'injustice de la lui
refuser, parce qu'il s'était emparé de quelques places d'armes des
États du pape. Guillaume, désirant la paix, fit offrir par des députés
au-delà de ce qu'Adrien eût pu imaginer, ainsi que ce pape l'avoua
lui-même ; mais, entraîné par la majorité des votes des
cardinaux, il rejeta les propositions de paix et voulut la guerre.
Guillaume met en déroute l'armée papale ; fait prisonniers, le
pape, plusieurs cardinaux et évêques, et oblige enfin ce souverain
pontife à faire la paix à des conditions moins avantageuses que celles
qui avaient été offertes volontairement.
Adrien IV agissait ainsi par système, et non par ignorance, puisqu'il
connaissait très-bien quelle était l'opinion générale que l'on avait
en Europe de l'esprit qui dirigeait les papes et les cardinaux, et
quelles étaient les conséquences qui pouvaient en être la suite.
Jean de Sarisbury, aumônier de l'archevêque de Cantorbery,
compatriote, condisciple, et ancien ami d'Adrien, fit connaître à ce
pontife, qui, en lui demandant des renseignements, lui avait donné
l'ordre de ne pas lui cacher la vérité, que l'Italie, la France,
l'Angleterre et l'Allemagne étaient scandalisées de ce qui se passait
à Rome ; parce que tout le monde voyait que ce n'était point
l'esprit de Dieu qui dirigeait cette cour, mais celui de l'orgueil, de
l'ambition et de l'avarice ; qu'on rendait esclaves et pauvres
les évêques et tous les membres du clergé ; qu'on multipliait les
exemptions et les appellations pour attirer à Rome tout l'argent de
l'Europe ; qu'en exigeant des choses injustes des évêques, des
abbés et des archidiacres, on les autorisait à agir de même à l'égard
de leurs inférieurs ; parce que tout le monde savait qu'on
obtenait tout à Rome avec de l'argent ; que le pape ne faisait
rien gratuitement, et qu'ainsi le Saint-Siège faisait un trafic des
choses sacrées, après avoir persécuté les simoniaques dans toute
l'Europe ; que les cardinaux, les évêques et les autres
ecclésiastiques de Rome vivaient avec plus de luxe, de mollesse et de
scandale que les laïques de tous les autres pays.
Votre Sainteté pourra s'assurer de la vérité de tout ce que je viens
de dire, ajoutait Jean de Sarisbury, en interrogeant le très-petit
nombre d'hommes de bien qui composent son clergé pontifical, et
particulièrement Guide Clément, cardinal de Sainte-Potenciana ;
Bernard de Rennes, cardinal, diacre de Saint-Côme et de Saint-Damien,
et l'évêque de Préneste : elle se convaincra que si elle le
voulait sérieusement, il lui serait facile de porter un remède à tant
de maux. Cet exposé fit rire Adrien, qui lui dit : qu'il lui
savait bon gré de la liberté avec laquelle il lui disait la
vérité ; mais Adrien ne remédia à rien.
ROLAND DEBANDINELLI, natif de Sena, cardinal du titre de
Saint-Marc, fut élu pape le 7 septembre 1159, sous le nom d'Alexandre
III, et mourut le 30 août 1181.
Son pontificat fut très agité et très triste. Un schisme sanglant et
qui dura longtemps, produisit des guerres, des meurtres, des
destructions de villes, des ruines de familles, et une infinité
d'autres calamités. Quelques électeurs proclamèrent souverain pontife
Oclavien, cardinal de Sainte-Cécile, et lui donnèrent le nom de Victor
III. L'empereur Frédéric Ier le reconnut pour pape : mais tous
les autres rois chrétiens reconnurent le pape Alexandre.
L'antipape Victor mourut le 22 avril 1164 ; ses partisans lui
donnèrent pour successeur Guide de Erema, cardinal de
Saint-Calixte, qu'ils nommèrent Paschal III. Ce pontife, mort
le 20 septembre 1168, eut pour successeur Jean, abbé d'Estrume,
évêque élu d'Albanie : on lui donna le nom de Calixte III.
L'empereur abandonna le schisme. Alors Jean d'Estrume se réconcilia
avec l'Église, se soumit volontairement au souverain pontife Alexandre
III, renonça à ses droits, et demanda son pardon le 29 août 1177.
Ainsi finit le schisme. Cependant quelques entêtés élurent alors Landonius
Sitinus dee Frangipani, qu'ils nommèrent Innocent III ;
mais ayant été fait prisonnier, il fut enfermé dans un monastère.
Le grand nombre de moyens dont on fit usage pendant les dix-neuf ans
que dura le schisme, prouvent avec évidence que l'esprit d'ambition
dirigeait seul les élus, et présidait aux élections. Il y aurait de la
témérité à soutenir, à la vue de pareils désordres, que le
Saint-Esprit daigne accorder son inspiration directe à l'Église
romaine. II me semble que celui qui soutiendrait une telle absurdité
pourrait être comparé à celui qui imputerait au Saint-Esprit les
péchés sans nombre que l'on commet dans ces circonstances, et les
calamités qui en sont la suite : ce qui serait un blasphème, une
impiété. Car si le Saint-Esprit se séparait de sa manière ordinaire de
gouverner l'univers ; c'est-à-dire, s'il ne laissait pas les
causes secondes produire naturellement leurs effets, il est à croire
qu'il n'agirait de cette sorte que pour porter l'homme à la vertu, au
bien, et pour le détourner du crime et le soustraire au malheur.
Alexandre, de son côté, donna des preuves de son ambition, l'an 1167.
On lui dit que, si pour le bien de la paix, il voulait renoncer à ses
droits, l'empereur engagerait Paschal III à renoncer aux siens ;
qu'on procéderait ensuite, loin de tout esprit de division, à une
nouvelle élection pontificale, qui ne présenterait plus le caractère
du doute. Mais Alexandre ne voulut pas y consentir. Il avait déjà
donné des preuves de cette ambition, l'an 1159, lorsque l'empereur
convoqua un concile pour examiner les élections, et déclarer quel
était le véritable pape. Victor III s'y rendit ; mais Alexandre
s'y refusa en disant que ce serait ranger dans la catégorie des droits
douteux, un droit certain ; que personne au monde n'avait
autorité pour terminer ce différent, parce que les laïques étaient
sans autorité ecclésiastique, et que les évêques du concile étaient
inférieurs en juridiction. Une telle extravagance et de pareilles
subtilités étaient l'oeuvre de cet esprit d'ambition qui le
dominait ; car, s'il eut voulu se rendre à la simple vérité, il
eut trouvé, dans les archives de Rome, des actes qui démontrent que
l'empereur Honorius, en 418, avait décidé la question du
schisme en déclarant Eulalius antipape, et Boniface, véritable
souverain pontife ; et que quatre-vingts ans après, Théodoric,
roi d'Italie, quoique hérétique, et reconnu pour tel, termina une
querelle semblable, en donnant l'ordre à Laurence et à Symmaque de se
rendre à Ravenne, où il décida que le premier devait être reconnu pour
souverain pontife, et qu'on devait regarder le dernier comme antipape.
Le schisme ayant cessé, Alexandre III célébra le onzième concile
général à Saint-Jean-de-Latran de Rome. On voit par les décrets qui y
furent rendus quelle extension on avait déjà donnée à la juridiction
ecclésiastique, aux exemptions du clergé et à la puissance
pontificale. Tout cela était contraire à la doctrine des conciles
généraux du quatrième siècle et des siècles suivants : car, celui
qui voudra comparer les décrets et les canons du concile général de
Latran, sous Alexandre III, avec ceux des conciles généraux
de Nicée, de Constantinople, de Calcédoine et d'Éphèse, pourra
croire que les ministres de la religion, dont il est parlé dans ces
quatre derniers conciles, sont essentiellement différents de ceux dont
il est question dans celui-ci ; qu'Alexandre III diffère encore
plus des papes d'alors ; que les évêques sont mille fois
au-dessous de ceux qui vivaient aux époques des quatre conciles ;
et que les souverains temporels sont d'une condition différente et
sont très-inférieurs à leurs ancêtres.
On ne s'opposa pas à tous ces abus, d'abord parce que la donation
supposée de Constantin et les fausses décrétales, antérieures au
pontificat du pape Sirice, avaient tourné toutes les têtes, car on
considérait comme coutume primitive de l'Église, ce qui n'était qu'une
invention postérieure au siècle de Charlemagne : en second lieu,
parce que les Romains fins et persévérants, aidés par les moines
répandus sur toute la surface du monde chrétien, avaient travaillé à
avancer toujours vers l'exécution du projet qui flattait leur
ambition. Ils voulaient convertir le gouvernement ecclésiastique en
une monarchie papale, et soumettre les souverains temporels à leur
volonté, en faisant usage du pouvoir indirect de l'excommunication et
de la dispense des obligations imposées par la fidélité jurée.
Un des décrets du concile fixa le mode des élections pontificales,
afin d'éviter les schismes. Il donne déjà, comme établi, le droit de
choisir seulement aux cardinaux, et il ordonne que, si une personne ne
réunit pas la totalité des suffrages, la réunion des deux tiers est de
rigueur pour qu'on doive et qu'on puisse la reconnaître canoniquement
élue. Pour tout ce qui concerne le dernier schisme, toutes les
ordinations faites par les trois antipapes sont déclarées nulles,
ainsi que les aliénations de biens de l'Église. On ne dit point que
les autres actes de la puissance pontificale soient frappés de
nullité, et, c'est là-dessus, sans doute, qu'est fondé le culte que
quelques églises rendent à l'empereur Charlemagne, qu'on qualifie de
Saint, quoiqu'il n'ait été canonisé par aucun pape. On célèbre sa fête
le 28 janvier, sans autre preuve de sa sainteté que ce qui suit :
L'empereur Othon III fit reconnaître, l'an 1000, le tombeau de
l'empereur Charlemagne, dans la ville d'Aix-la-Chapelle. Il paraît que
son corps fut trouvé bien conservé quoiqu'il fut enterré depuis cent
quatre-vingts ans. Des moines répandirent la nouvelle qu'il avait fait
des miracles. L'empereur Frédéric 1er, ayant tenu une diète générale
de l'empire dans la même ville, le jour de Pâques de l'an 1165, fit
exhumer, le 29 décembre, le corps de Charlemagne, pour s'occuper de sa
canonisation, suivant la bulle d'or rendue par ce prince le 8 janvier
1166. Un auteur contemporain ajoute que Frédéric fit mettre le corps
de Charlemagne dans une urne d'or enrichie de pierres
précieuses ; que l'archevêque de Cologne éleva au rang des saints
que l'Église offre à la vénération des fidèles, ce souverain qui,
jusqu'alors, n'avait obtenu, le jour de son anniversaire, que des
messes et des prières pour le repos de son âme ; et que tout fut
approuvé par Paschal III, antipape, qui mourut le 20 septembre 1168.
On voit par-là et par la date de la bulle d'or de l'empereur, avec
quelle légèreté on traitait les affaires de cette importance. En
effet, une des choses les plus choquantes dans le christianisme, c'est
cette déclaration qui signale comme vertueuse, jusqu'à l'héroïsme, la
vie d'un souverain qui épousa plusieurs femmes, qui en répudia
quelques-unes, qui vécut publiquement avec un certain nombre de
concubines, desquelles il eut plusieurs enfants bâtards ; qui
usurpa, par le droit du plus fort, les royaumes d'Italie, de Saxe, de
Bavière et plusieurs autres ; qui inventa une nouvelle manière de
prêcher l'Évangile, tout-à-fait contraire à celle de
Jésus-Christ ; qui la fit exécuter en Saxe où ses ordres firent
couler des torrents de sang.
Enfin, on lit dans les histoires écrites par ses adulateurs et par son
fils Louis 1er dit le Pieux, que Charlemagne commit un
nombre de mauvaises actions qui prouvent que ce prince fut cruel,
injuste, inique et sanguinaire.
Quelle foi devons-nous ajouter aux canonisations, si nous
réfléchissons sur celle de Charlemagne, puisqu'il est certain
qu'Alexandre III ne la déclara pas nulle ? Le silence qu'il garda
à cet égard ne peut pas être attribué à un oubli de sa part, puisqu'il
se réserva expressément toutes les affaires de ce genre, en déclarant
qu'on devait considérer celle-ci comme une des affaires qu'on appelle
majeures, et qui, sous ce rapport appartiennent au Saint-Siège.
Il n'y a pas de doute qu'on ne doive les considérer comme des affaires
d'une haute importance, à cause du danger qu'on court de proposer au
peuple chrétien, comme un héros de sainteté digne d'être imité et
d'être honoré d'un culte religieux, un individu que Dieu aurait,
peut-être, condamné aux flammes éternelles. Malgré cela, on a fait, à
des époques postérieures, à Rome, d'autres canonisations qu'on eut
mieux fait de supprimer pour ne pas fournir des armes aux hérétiques,
aux schismatiques et aux ennemis de l'Église romaine.
UBALDE, natif de Lucques en Toscane, évêque d'Ostie, cardinal
du titre de Sainte-Praxedes, fut élu pape le 1er septembre 1181, sous
le nom de Lucius III, et mourut à Vérone le 31 juillet 1185.
L'entreprise qu'il fit de supprimer les consuls à Rome, fut cause que
les habitants se révoltèrent, et qu'il ne put habiter la ville. Il
montra dans cette affaire beaucoup d'ambition, puisqu'il voulait
enlever au peuple le peu qui lui restait de son antique liberté contre
le despotisme.
Son orgueil irrita tellement les Romains, qu'il fut la cause des
cruautés qu'ils commirent : dans leur fureur, ils coupèrent les
oreilles et arrachèrent les yeux à beaucoup de prêtres qui avaient
embrassé le parti du pape ; ils empoisonnèrent les eaux que
devaient boire les troupes Allemandes que Frédéric avait envoyées pour
apaiser le tumulte. Si Lucius eut eu la modération qui convenait au
successeur de Saint-Pierre et des douze premiers papes, il eut évité
tant de périls, et tant de malheurs, en laissant aux habitants de Rome
toutes les libertés compatibles avec la soumission qui aurait pour
base l'amour des peuples : elle est plus durable que celle qu'on
obtient par la crainte, et elle doit lui être préférée.
Lucius avait d'autant moins raison, que ses prédécesseurs, malgré leur
ambition, avaient laissé subsister ces coutumes qu'il jura d'abolir.
Cela produisit un mal considérable dans toute la chrétienté, parce
que, privé des revenus de Rome, il demanda des subsides
extraordinaires aux rois et au clergé catholiques, pour se maintenir
dans la possession de son autorité. Cette démarche mit aussi au grand
jour l'avarice pontificale ; mais le clergé d'Angleterre jugea
qu'il ne lui convenait pas de payer directement une contribution au
pape : il crut que, si l'on ouvrait la porte à cet abus, les
papes ne manqueraient pas, dans beaucoup d'autres circonstances, de
répéter auprès ; de lui les mêmes demandes de subsides ;
c'est pourquoi il s'adressa au roi, et pria Sa Majesté d'accorder au
souverain pontife les sommes qu'elle jugerait convenable, et le clergé
promit au roi qu'il ne tarderait pas à en opérer le remboursement.
En 1184, il célébra un concile à Vérone, auquel l'empereur assista.
Parmi les décrets favorables aux exemptions des prêtres contre les
laïques, et à la puissance pontificale contre les droits diocésains
des évêques, on doit particulièrement remarquer celui qui prépara
l'établissement de l'épouvantable tribunal de l'inquisition, que le
pape Innocent III ne tarda pas à organiser.
Il annonça l'existence de différentes sectes d'hérétiques,
particulièrement de celle des Catares ou Patarins ;
celle des Humiliés ou Pauvres de Lyon ; des Passagins
ou Josephistes, et celle des Arnaudins. Il ordonna que
ceux qui seraient convaincus d'hérésie (s'ils n'abjuraient entre les
mains de l'évêque) fussent livrés à la justice séculière, pour être
punis selon les lois ; que ceux qui seraient soupçonnés d'hérésie
(s'ils ne prouvaient pas leur innocence) fissent aussi abjuration, et
qu'on leur fit connaître que, dans le cas de récidive, ils ne seraient
admis à aucune justification, mais qu'ils seraient livrés de suite aux
tribunaux séculiers, et que leurs biens seraient confisqués II ordonna
que la publication de ce décret eût lieu, et fût renouvelée, par les
évêques, les jours de fête solennelle, et toutes les fois que cela
paraîtrait convenable : que les évêques par eux-mêmes, ou par
l'intermédiaire des archidiacres, ou de toute autre personne digne de
leur confiance, fissent la visite, une ou deux fois par an, des
communes où l'opinion publique et les bruits généralement répandus
annonceraient l'existence de personnes soupçonnées d'hérésie, afin de
prendre (des informations auprès de trois ou quatre témoins dignes de
foi, sur l'existence de sociétés secrètes et de personnes suspectes.
Il leur était ordonné d'engager tous les habitants à promettre par
serment de dénoncer à l'évêque, ou à son archidiacre, le nom des
hérétiques, ou des personnes soupçonnées d'hérésie ; d'annoncer à
ceux qui se refuseraient à faire cette promesse, qu'ils seront réputés
hérétiques, et que la preuve de leur hérésie serait acquise par ce
seul refus.
Le même ordre portait que les barons, comtes, gouverneurs, et consuls
d'une commune quelconque, promettraient aussi par serment de donner
aux évêques tous les secours qu'ils croiraient devoir leur demander,
pour persécuter et punir les hérétiques et leurs complices, sous peine
de se voir privés de leurs dignités et magistratures, d'être déclarés
inhabiles à en exercer aucune autre, d'être frappés, eux
d'excommunication personnelle, et leurs terres seigneuriales d'un
interdit ; que la ville qui oserait, après avoir été reprise par
l'évêque, s'opposer à l'exécution de ce décret, ou à quelqu'une de ses
parties, perdrait son titre de ville épiscopale ; que les
fauteurs de tout hérétique seraient notés d'infamie perpétuelle, comme
tels, déclarés inhabiles à exercer l'état d'avocat, à être entendus en
témoignage, et à remplir aucune fonction publique ; que les
exempts enfin étaient, en ce point, à la disposition des évêques qui
devaient être considérés comme délégués du Saint-Siège.
Ceux que l'on désigne, dans ce décret, par pauvres de Lyon, sont les
mêmes que ceux qui étaient connus sous le nom de Vaudoins, du
nom de Pierre Valdo un des principaux sectaires qui prêchait
la doctrine évangélique, et la mettait en même temps en pratique. On
le vit vendre tous ses biens, qui étaient considérables, et en
distribuer la valeur aux pauvres qui se soumettaient à suivre
l'Évangile, conformément à l'interprétation que lui et ses compagnons
en donnaient.
L'exemple de Valdo était une sévère critique de la richesse du
clergé et du luxe de la cour de Rome. C'est pourquoi des catholiques
sages et savants du douzième siècle et des siècles suivants pensèrent
que l'ambition, l'avarice et l'orgueil des papes et du clergé romain
furent et sont la cause et la véritable origine de toutes les sectes
qu'on a vu naître, depuis cette époque, en Europe, et se séparer de
l'Église romaine, qu'elles regardent comme pervertie par les actions
scandaleuses de ses chefs ; et certes, les vices de la cour de
Rome qu'elles désignent par le nom de nouvelle Babylone, et qu'elles
appellent la cour de l'antéchrist, leur en a fourni l'occasion. Cela
n'eût pas eu lieu, si les papes eussent marché sur les traces des
douze premiers pontifes.
HUBERT CRIBELI, natif et archevêque de Milan, cardinal du titre
de Saint-Laurent, fut élu pape le 25 novembre 1185, sous le nom de
Urbain III. Il mourut à Ferrare le 10 octobre 1187.
La mort arrêta la marche rapide de son ambition, de son orgueil et de
son avarice. Il avait débuté dans cette carrière aux dépens de la paix
de l'empire et de l'Italie ; car, quoiqu'on lui eût représenté
les maux que causaient la conduite et le système qu'il avait adoptés,
il avait pris la résolution d'excommunier l'empereur Frédéric Ier. La
mort seule l'en empêcha. Les évêques d'Allemagne réunis à Geilehausen,
lui écrivirent : ils le suppliaient d'éviter une démarche qui
serait la cause de tant de maux. La lettre qu'ils lui adressèrent,
prouve que le pontife avait suscité la révolte de Crémone, et qu'il
travaillait au soulèvement de plusieurs autres villes de
l'Italie ; qu'Urbain avait violé le concordat relatif au droit
d'investiture, en consacrant l'archevêque de Trêves, avant que
l'empereur l'eût mis en possession de l'archevêché, et avant qu'il eut
prêté à ce souverain le serment de fidélité pour les fiefs
impériaux ; qu'il conserva la possession de Milan, malgré les
règles établies, et qu'il exerçait sans cesse des exactions dans son
diocèse et dans les suffragants, ce qui appauvrissait les églises des
terres de l'empire.
Le pape reçut cette lettre à Vérone, et, transporté de colère, il
voulut excommunier l'empereur et ceux qui le protégeaient. Les
habitants de Vérone lui représentèrent qu'il devait s'abstenir d'un
tel acte, dont le résultat pourrait être à craindre, puisqu'ils
étaient les bons serviteurs de l'empereur. Il se retira à Ferrare, où
la mort mit fin à ses projets.
ALBERT, natif de Bénévent, cardinal chancelier, fut élu pape le 20 octobre 1187, sous le nom de Grégoire VIII ; il mourut le 17 décembre de la même année. Dans ce court espace de temps, il chercha à enflammer les esprits, pour entreprendre une nouvelle guerre de croisade en faveur du royaume de Jérusalem. Telle était la manie religieuse de ce siècle.
PAUL ESCOLATI, natif de Rome, cardinal évêque de Palestrine,
fut élu pape à Pise le 19 décembre 1187 , sous le nom de Clément III,
et mourut le 27 mars 1191.
Il fit la paix avec les Romains qui étaient en guerre avec le
Saint-Siège depuis 1144, relativement au droit de la puissance
temporelle. Mais, pour le revendiquer, il consentit à une condition
cruelle qui lui fut imposée par le sénat ; savoir, qu'il
sacrifierait les habitants de Tusculum et de Tivoli à
la vengeance des Romains, parce qu'ils avaient pris les armes pour
aider les papes ses prédécesseurs à subjuguer le sénat. En acceptant
cette condition, Clément démentit son nom, et accrédita, autant qu'il
soit possible de l'imaginer, son ambition de commander dans Rome. Il
soumit immédiatement au Saint-Siège, les églises du royaume
d'Écosse : et cette mesure qu'il venait de prendre, il la vendit
au roi comme une faveur, afin que les évêques ne pussent pas
excommunier le roi comme il le craignait : mais, dans la réalité,
tout l'avantage était pour le Saint-Siège, qui voulait exercer les
fonctions de métropolitain.
Pour se faire une idée de corruption et d'avarice de la cour de Rome,
il suffit de connaître la convention faite depuis avec Richard, roi
d'Angleterre. Il se plaignit, par l'intermédiaire du cardinal
Octavien, évêque d'Ostie, de ce qu'on avait reçu, au nom du pape, sept
cents marcs d'argent, pour la consécration de l'évêque du Mans, quinze
cents pour la légation de l'évêque d'Eli, et une certaine somme énorme
pour empêcher la déposition d'Elie de Meaumort, évêque de Bordeaux,
accusé par son clergé. Il est impossible, disait le roi, de supporter
plus longtemps une simonie aussi horrible que celle qu'on exerce à
Rome.
JACINTE BOBOCARDI, cardinal diacre, du titre de Sainte-Marie de
Cosmedin, fut élu pape le 30 mars 1191, sous le nom de Célestin III,
et mourut le 8 janvier 1198, à l'âge de quatre-vingt-deux ans.
Il livra aux Romains le village de Tusculum, en exécution du
traité de son prédécesseur. Il prévoyait que les Romains avaient le
projet d'exercer de cruelles vengeances : cela eut lieu en effet,
car ils brûlèrent presque tous les habitants. On frissonne d'horreur,
lorsqu'on apprend que c'est le souverain pontife de la religion
d'humilité, de douceur et de paix, qui livra ces malheureux à la mort.
Roger de Hobeden, historien anglais et contemporain, rapporte que
Célestin en procédant au couronnement de l'empereur, renversa d'un
coup de pied la couronne impériale, afin qu'un cardinal, après l'avoir
ramassée, la donnât au roi des Romains. Si ce récit est conforme à la
vérité, l'orgueil était parvenu à son comble chez le successeur des
papes qui se trouvaient très-honorés lorsque les empereurs, fils et
petits-fils de Constantin, les admettaient dans leurs palais à leur
présenter leurs hommages respectueux.
Il excommunia Léopold, duc d'Autriche, et mit ses États en interdit,
parce qu'il avait fait prisonnier Richard, roi d'Angleterre, lorsque
celui-ci revenait de la Palestine. L'action de Léopold pouvait être
répréhensible ; mais celle de Célestin fut un abus de pouvoir
spirituel dicté par l'ambition de soumettre à la puissance pontificale
toutes les affaires, même les plus extraordinaires et les plus
étrangères à la juridiction du Saint-Siège. Il excommunia aussi
l'empereur Henri VI, pour la même cause. Celui-ci mourut peu de temps
après ; le pape défendit qu'on l'enterrât en terre sainte, et ne
leva cette défense que lorsqu'on eut restitué au roi Richard tout ce
que ce souverain avait payé pour sa rançon ; outre cela, Sa
Sainteté exigea pour elle et pour ses cardinaux, mille marcs d'argent.
Il paraît que la simonie n'était défendue qu'à ceux qui n'étaient pas
Romains.
LOTHAIRE, de la famille des comtes de Ségni, cardinal diacre,
du titre de Saint-Serge et de Saint-Bacus, fut élu pape le 8 janvier
1198, sous le nom d'Innocent III, et mourut le 17 juillet 1216.
Ce pape fut un de ceux qui honorèrent le plus la chaire pontificale
par leurs talents et leur profonde instruction ; il fut aussi un
de ceux qui commirent les plus grandes et les plus nombreuses
usurpations de pouvoirs ecclésiastiques et séculiers, en abusant de
l'opinion que l'Europe avait généralement adoptée relativement à la
puissance pontificale.
On ne croirait pas que les souverains temporels ont toléré les excès
d'Innocent III en matière de juridiction si les histoires originales,
si les bulles mêmes et leurs effets permanents ne déposaient en faveur
de la vérité des faits. Il est difficile de faire, en peu de mots,
l'exposé de tout les attentats de ce pape orgueilleux et avare, double
et perfide, ambitieux et abusant sans cesse des textes de l'Écriture.
Il suffira de savoir qu'à force d'excommunications, d'interdits, de
dépositions et de dispenses de serment, il entretint la guerre,
pendant les dix-huit années de son pontificat, dans tout le monde et
particulièrement en Allemagne, en Italie, en France, en Angleterre, à
Constantinople, à Nice, en Bulgarie, à Naples, à Genève, à
Venise, et dans la Palestine.
Il n'y avait ni roi ni duc, ni comte ni baron, ni archevêque ni
évêque, ni abbé, qui n'éprouvassent les effets de sa rage très-souvent
impuissante et de ses excommunications. Il s'attribua le droit de
décider lequel des trois élus à l'empire avait le droit d'être nommé
empereur, et il finit par les excommunier tous les trois ainsi que les
princes qui venaient à la suite.
Philippe Auguste et Louis VIII de France, Jean d'Angleterre et Pierre
d'Aragon, ainsi que les chevaliers des trois royaumes, étaient en
butte, à chaque instant, aux interdits et aux excommunications.
Le souverain anglais fut déposé avec tant de rigueur, qu'Innocent III
voyant que les vassaux lui obéissaient, quoiqu'il les eût dispensés de
l'obligation du serment, leur ordonna de se révolter contre leur
maître, sous peine d'excommunication. Malgré cela, Jean fut réintégré
et comble d'éloges aussitôt qu'il eût rendu son royaume tributaire du
Saint-Siège, et qu'il s'en fût déclaré vassal.
Il commit mille injustices pour donner de l'éclat à sa famille, et
pour élever son frère Richard au rang de souverain. Il envoyait des
légats partout, à tout instant, et pour n'importe quel motif :
ils étaient chargés d'arranger les affaires auxquelles donnaient lieu
les exactions monstrueuses dont ils se rendaient coupables pour
enrichir leur propre famille et celle du pape. Il multiplia avec excès
les corporations intéressées à la propagation des nouvelles doctrines
de Grégoire VII, avec les augmentations postérieures. Aussi,
approuva-t-il verbalement ou par écrit, les instituts des Trinitaires,
des Carmélites, des Dominicains, des Franciscains, de plusieurs autres
ordres, et de certaines congrégations qui furent autant d'autres
troupes auxiliaires pour appuyer les maximes romaines.
Il convoqua le quatrième concile général de Latran, qui fut le
douzième des conciles généraux du christianisme ; il rendit un
grand nombre de décrets sur les choses nouvelles dans la discipline et
dans le gouvernement ecclésiastique, et dont quelques-unes eurent des
suites fatales ; il institua le tribunal de l'inquisition contre
les hérétiques et les suspects d'hérésie. Ce tribunal a sacrifié dans
la chrétienté plusieurs millions d'individus. Ce pontife suscita et
fomenta des guerres entre les princes chrétiens ; la religion en
était le prétexte. Il fut l'apologiste des détestables maximes de
Charlemagne en Saxe. Enfin, on ne peut lire sans scandale l'histoire
de ce pontificat, par l'abbé Fleury, malgré que celui-ci ait cherché,
à cause de son caractère de prêtre, à peindre les objets avec les
couleurs les moins désagréables pour Rome.
Sainte-Lutgarde, religieuse de l'ordre de Cîteaux, et contemporaine
d'Innocent III, raconte que ce pape lui apparut entouré de
flammes ; qu'elle l'interrogea, et qu'il lui fut répondu que
trois choses l'auraient fait condamner aux flammes éternelles, si, à
l'heure de sa mort, la Sainte-Vierge ne lui eût accordé la grâce
d'avoir une contrition sincère de ses péchés ; mais qu'il était
condamné à brûler de ce feu jusqu'au jour du jugement dernier. Thomas
de Cantimprato qui vivait à cette époque, dit que Sainte-Lutgarde lui
raconta tout cela, et qu'elle lui désigna les trois choses, mais qu'il
jugeait convenable de les taire par respect pour la dignité d'un
souverain pontife.
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