RAIGNIER, cardinal prêtre du titre de Saint-Clément, fut élu
pape le 3 août 1099, quinze jours après la mort d'Urbain II.
Il prit le nom de Paschal II. Il eut le chagrin de voir la
continuation du schisme qui avait commencé sous Grégoire VII, et enfin
le plaisir de le voir cesser. L'antipape Clément III mourut l'an 1106.
Ses partisans choisirent immédiatement un autre pape nommé
Albert ; mais ceux de Paschal parvinrent à s'emparer de lui le
jour même de son élection, et l'enfermèrent à Saint-Laurent ; les
premiers lui donnèrent pour successeur un certain Théodoric, qui
n'exerça les fonctions pontificales qu'environ quatre mois : il
fut surpris aussi par ses ennemis, qui l'enfermèrent dans le monastère
de Cuba. Les partisans du premier antipape élirent ensuite un nommé
Maginulfe qui passait pour prophète dans l'esprit de quelques-uns, et
que d'autres regardaient comme un devin superstitieux. Celui-ci fut
exilé et mourut dans la misère ; on ne lui donna point de
successeur, parce qu'après la mort de Henri IV, chaque jour on voyait
diminuer le nombre des dissidents qui, comme schismatiques, avaient
été frappés d'excommunication : cette diminution avait même
commencé dès que Henri V, son fils, eut usurpé le royaume d'Allemagne,
par le soulèvement du peuple, pour opérer, disait-il, l'extinction du
schisme.
Ce même Henri IV se soumit à Paschal qui n'eut pas pour lui les égards
qu'il méritait, car il écrivit partout pour qu'on lui fît la guerre.
Le clergé de Liège se couvrit d'une gloire éternelle en lui répondant
entre autres choses :
« Le pape Hildebrand fut l'auteur du schisme, parce qu'il
fut le premier pape qui attaqua le diadème avec le glaive du
sacerdoce..... Si l'empereur est hérétique, nous en sommes très
fâchés ; nous ne dirons rien pour le défendre ; mais
nous ajouterons que, quand il le serait, nous obéirions à ses ordres,
persuadés que nos péchés sont la cause de ce malheur ; qu'il ne
nous est pas permis de prendre les armes contre lui, et que nous
devons nous borner à prier Dieu pour sa conversion. Les rois que saint
Paul nous ordonne de servir n'étaient pas chrétiens. Priez, nous
dit-il, pour les mauvais princes si vous voulez une vie tranquille.
Cette conduite serait vraiment apostolique, puisqu'elle serait
l'imitation de celle de l'apôtre ; mais, pour nos péchés, le
successeur des apôtres, le pape, loin de demander à Dieu la conversion
du roi, qu'il appelle hérétique, excite les peuples à la guerre contre
lui, et met des obstacles à la tranquillité.
D'où le souverain pontife aurait-il donc reçu le pouvoir de faire
usage de l'épée temporelle et du glaive spirituel ? Le pape
Grégoire Ier dit que s'il eut voulu faire mourir les Lombards, leurs
rois et leurs ducs eussent péri ; mais qu'il ne voulait pas
être la cause de la mort d'un seul homme, parce qu'il craignait
Dieu.
Les papes qui lui succédèrent imitèrent cet exemple ; ils se
contentèrent du glaive spirituel jusqu'à ce que le dernier pape
Hildebrand, Grégoire, s'armât militairement contre l'empereur, et
donnât à ses successeurs l'exemple de faire la guerre.
Le défenseur de l'Église de Liège dit en voyant la lettre du pape
Paschal II au comte de Flandres, auquel il ordonne de faire la guerre
à l'empereur, pour la rémission de ses péchés : j'ai
particulièrement médité la sainte écriture et tous ceux qui l'ont
interprétée, et je n'ai pas trouvé un seul exemple d'un semblable
commandement. Hildebrand est le seul qui, ayant enterré dans l'oubli
les saints canons, ait ordonné à la comtesse Matilde de faire la
guerre à l'empereur Henri, pour obtenir de Dieu la rémission des
péchés de ce prince. Nous savons que nul ne peut être condamné
ou absous sans examen ; cette règle a été suivie jusqu'à ce
jour par l'Église romaine. D'où vient donc cette maxime nouvelle qui
accorde aux pécheurs l'absolution sans confession ni pénitence, et qui
laissant leurs fautes impunies, leur laisse la liberté d'en commettre
de nouvelles ? Oh quelle porte l'on ouvre à la malice des
hommes ! »
Paschal II força l'empereur Henri IV à abdiquer en faveur de son
fils ; il ne leva cependant pas les censures qu'il avait lancées
contre lui et contre les évêques qui lui restaient fidèles, et qui
furent privés de leurs mitres. L'empereur mourut le 7 août
1106 : l'évêque de Liège l'enterra dans son église : la
fureur du pape et de ses légats passa les bornes de l'humanité,
puisque, sans égard à plusieurs soumissions que, dans les dernières
années de sa vie, Henri fit à l'Église romaine et à son pontife
Paschal, ils ne se contentèrent pas de le faire exhumer, mais Paschal
II ordonna que le cadavre, que son fils Henri V avait transporté à
Spire, fût privé de la sépulture ecclésiastique pendant cinq ans.
Henri V ayant fait le voyage de Rome, pour se faire couronner
empereur, soutint qu'il devait être couronné sans perdre aucun des
droits en vertu desquels Charlemagne, son fils Louis le Pieux
et tous ses successeurs l'avaient été. Il se passa des choses
scandaleuses ; mais enfin le pape y consentit, et
dit pendant la messe, en divisant l'hostie :
« Ainsi que cette partie du corps de Jésus-Christ est séparée de
l'autre, qu'ainsi soit séparé du royaume du même Jésus-Christ celui
qui violera les conventions qui ont été consenties. »
Tout cela se réduisait, quant à l'empereur, à la restitution à
l'Église romaine, des villages et lieux qui seraient en son
pouvoir ; et quant au pape, à laisser le droit d'investiture dans
l'état où il avait été depuis Charlemagne, et à ordonner aux évêques
la restitution des seigneuries des villages qu'ils avaient usurpées.
Le pape était peu libre alors, parce qu'il était entouré des troupes
de l'empereur ; mais il ratifia le traité à une époque où il
jouissait de toute sa liberté : cependant, par l'instigation des
cardinaux, il le viola, et déclara dans une bulle qu'on le lui avait
arraché par la violence ; il menaça l'empereur, s'il ne renonçait
aux investitures, de l'excommunier, de le déclarer déchu du droit de
régner ; et de porter, par ses exhortations, les princes et les
évêques à lui faire la guerre, et à le dépouiller de son royaume. Il
mourut le 18 janvier 1118, sans avoir fait lever l'excommunication
qu'il avait fait lancer, par un concile, contre l'empereur ; il
invita les cardinaux à faire régner entre eux la plus grande union, et
à se défier des Allemands et des Guibertains ; il
désignait par ce dernier nom les partisans du schisme qui venait de
cesser, et que Guibert, archevêque de Ravenne, avait fait naître.
On remarqua dans ce pape combien forte avait été l'impression que la
nouvelle doctrine du Grégoire VII avait faite sur lui ; car
l'empereur Henri V ayant voulu lui faire représenter que Saint-Paul
lui défendait de se mêler des affaires séculières, et à plus forte
raison de fomenter des guerres, il traita d'hérétiques, d'ennemis de
l'Église tous ceux qui interprétaient l'apôtre de la sorte. Ainsi la
mauvaise doctrine de Grégoire fut reçue comme dogme par les papes qui
lui succédèrent ; et furent dénoncés à l'inquisition, comme
hérétiques, tous ceux qui refusaient aux papes le pouvoir indirect de
détrôner les souverains, soit en les excommuniant, soit en déliant les
sujets du serment de fidélité et vasselage.
JEAN DE GAETE, moine, fut élu pape le 25 janvier 1118.
Il était bénédictin comme tous ses prédécesseurs du demi-siècle
antérieur. Il fut élu clandestinement et dans un lieu non consacré à
cet usage, par l'intrigue des cardinaux évêques d'Ostie, de Porto,
d'Albanie et de Sabinie. Cencio Frangipani, sénateur et préfet de
Rome, eut connaissance que des personnes s'étaient réunies sans
autorisation légale ; il se rendit dans cette assemblée, avec de
la force armée, et emmena prisonniers l'élu et plusieurs électeurs.
L'empereur Henri V désirait de vivre en paix avec le pape parce qu'il
se voyait en danger de perdre la couronne et la vie par l'influence
des maximes nouvelles, propagées avec rapidité dans tout le monde
chrétien, par les bénédictins et par les évêques, tous attachés à la
doctrine monacale, puisque le plus grand nombre de ceux-ci appartenait
à l'ordre des moines.
D'après ces considérations, et quoiqu'on ne lui eût pas demandé la
permission d'élire un pape, il manda à Cencio de mettre en liberté le
nouvel élu, et qu'il se rendrait en personne à Rome. L'empereur s'y
rendit en effet. Jean de Gaëte (Gélase II étant déjà élu) s'enfuit de
Rome. Henri l'engagea à revenir et à se soumettre au concordat de
Paschal II ; il lui fit savoir qu'il reconnaîtrait son élection
et qu'il légaliserait par sa présence l'ordination pontificale ;
mais que, s'il ne se rendait pas à son invitation, il ferait procéder
à l'élection légale d'un autre pape Gélase, ne consultant que l'esprit
orgueilleux et arrogant de ses prédécesseurs et collatéraux, ne voulut
pas aller à Rome. L'empereur fit élire, le 9 mars, pour souverain
pontife, Maurice de Bourdin, archevêque de Braga, et légat du
Saint-Siège auprès de Henri V.
Cela produisit le dix-neuvième schisme. Maurice fut intronisé sous le
nom de Grégoire VIII, et fut reconnu en différents lieux, comme s'il
eût été un pape légitime, quoiqu'il fût généralement regardé comme
antipape, parce que les bénédictins étaient répandus dans toutes les
nations chrétiennes pour diriger les esprits dans le sens qui leur
était indiqué par leurs frères du même habit, résidants à Rome et dont
les principales échelles de commerce politique étaient les monastères
de Mont-Cassin en Italie, et de Cluny en France. C'est de là que
sortaient les émissaires qui parcouraient la chrétienté de l'Orient à
l'Occident et du Nord au Midi.
Gélase II excommunia l'antipape et l'empereur. Il eut pu donner la
paix à l'Église en se contentant d'être ce que furent non les douze
premiers papes, ni ceux du troisième siècle et des siècles postérieurs
au huitième, mais ce que parvinrent à être Léon III, Étienne IV, et
ses successeurs sous les règnes de Charlemagne et de Louis le Pieux,
et en abandonnant aux empereurs les droits dont ceux-ci eurent la
jouissance. Mais rien de tout cela : les nouvelles doctrines
portaient que Rome ne devait reconnaître d'autre souverain que le
pape ; qu'aucun roi ne pourrait prendre le titre d'empereur
romain, s'il ne recevait la couronne impériale des mains du
pape : que celui-ci ne la donnerait qu'à deux conditions.
La première que l'empereur lui ferait serment de fidélité ; qu'il
consentirait à être excommunié s'il devenait parjure, et par
conséquent à être déclaré schismatique, hérétique, ennemi de l'Église,
et à voir ses vassaux dégagés de la fidélité jurée.
La seconde condition était que l'empereur renoncerait aux
investitures, quoique possédées par ses prédécesseurs, depuis
Charlemagne, avec l'approbation du Saint-Siège.
Qu'on compare cette doctrine à celle des anciens papes, et l'on verra
clairement ce que l'on peut obtenir par la persévérance qui suit sans
relâche le même système. Le pape Victor, au milieu des persécutions
des empereurs idolâtres et vers le commencement du troisième siècle,
forma le projet d'obtenir quelque autorité hors de Rome : ses
successeurs n'abandonnèrent jamais ce système ; dès qu'ils
étaient parvenus à faire reconnaître la légitimité sur un article, ils
ne permettaient plus qu'elle fût mise en question ; elle servait
au contraire de prétexte pour ce qu'ils avaient le dessein de proposer
sur d'autres points.
C'est en ne s'écartant point de cette ligne, que les papes parvinrent
à faire de l'église un gouvernement monarchique ; Arrivés là et
ne pouvant plus étendre leur pouvoir de ce côté, on aspira à la
souveraineté temporelle. On eut regardé cela dans le septième siècle
comme une chose impossible à prévoir, à plus forte raison dans le
troisième, et cependant le succès couronna cette entreprise. Le roi
Pépin et Charlemagne, son fils, en furent la principale cause, en
imprimant aux papes un caractère tout-à-fait contraire à celui qui
leur convient.
Gélase II mourut dans le couvent de Cluny, le 29 janvier 1119. Son
orgueil et son ambition furent cause qu'il laissa l'Église en proie au
schisme.
GUIDE, archevêque de Vienne, en France, fils et frère des
comtes de Bourgogne, fut élu pape à Cluny, le 1er février 1119, et
mourut le 13 décembre 1124.
Il mit fin au schisme de l'antipape Grégoire VII l'an 1121. Mais il
déshonora cet heureux résultat par une action barbare. S'étant rendu
maître de la personne de Maurice, il le fit promener monté sur un
chameau, couvert d'une peau de boeuf ensanglantée, imitation ironique
du manteau d'écarlate dont on couvrait ordinairement les papes
nouvellement élus ; le visage tourné vers la queue du chameau,
Maurice la tenait dans ses mains, en guise de bride ; c'est dans
cet état qu'il fut promené dans les rues de Rome, en butte à tous les
opprobres, à tous les outrages, et à toutes les attaques de la
populace, que quelques individus avaient soulevée pour qu'elle se
portât à de si coupables excès.
Il fallait avoir un coeur de roche, ou doublé de bronze pour infliger
un tel châtiment à un vénérable vieillard qui avait été primat de
Lusitanie, légat et serviteur zélé du Saint-Siège, jusqu'à l'époque du
couronnement de l'empereur Henri IV, père de Henri V. Calixte II
effaça en partie la tache déshonorante dont il s'était couvert ;
il s'accorda avec ce dernier souverain, puisqu'enfin, après tant de
guerres, d'homicides, de calamités publiques et privées, il se décida
à absoudre l'empereur Henri V de l'excommunication, et à lui accorder
de nouveau les investitures des évêchés et des abbayes, pourvu
qu'elles ne se fissent point comme précédemment, par les signes de
l'anneau et du bâton pastoral, mais bien par le moyen d'une petite
baguette droite ou du sceptre impérial, afin d'éviter le danger d'une
interprétation qui pourrait tendre à faire croire qu'il accordait un
pouvoir ecclésiastique.
Quelle sottise ! Qu'on ne pense pas que Calixte et les cardinaux
aient cédé par générosité, ce ne fut que par intérêt, et pour des
avantages très-considérables. Les évêques de tout l'empire possédaient
des terres seigneuriales et plusieurs autres droits appelés régales ;
quelques-uns leur provenaient des concessions et de la munificence
impériales, et un très grand nombre d'usurpations faites aux époques
des guerres féodales. Quand les papes voulaient s'emparer des
investitures, les empereurs revendiquaient les fiefs et les régales.
Les papes Grégoire VII, Victor III, Urbain II, Paschal II, Gélase II
et ce même Calixte II, avaient proposé cette disposition. Les évêques,
dès qu'ils en furent instruits, s'agitèrent et représentèrent que tout
était perdu pour eux si on les réduisait au seul pouvoir spirituel et
si on les privait de la représentation civile, dans les diètes et dans
les autres assemblées.
D'un autre côté, la comtesse Matilde étant morte, Henri voulait
revendiquer pour l'empire la seigneurie de Toscane, les villes de
Ferare, de Mantoue et plusieurs autres terres, comme étant des fiefs
séparés du royaume d'Italie et desquels, d'après les lois féodales,
Matilde n'avait pu librement disposer. Henri prétendait aussi aux
biens libres de la comtesse, en sa qualité de plus proche parent,
puisqu'elle était la cousine de l'empereur Henri IV, son père.
D'un autre côté, Matilde, sous le pontificat de Grégoire VII, avait
donné à l'Église romaine la propriété de tous ses biens après sa mort,
et ratifié cette donation sous le pontificat d'Urbain II : c'est
le point sur lequel les papes s'appuyaient pour rendre cet acte
valable, sans exception des seigneuries féodales. Calixte II, en se
relâchant de ses prétentions dans la fameuse dispute des investitures,
obtenait donc réellement tous les biens allodiaux de la comtesse, et
avait l'espoir d'obtenir de l'empereur les biens féodaux, comme
effectivement cela arriva en grande partie. On voit, par cette
histoire, comme l'on trouve, même dans les bonnes actions des papes,
la preuve de cet esprit d'ambition, d'avarice et d'orgueil qui
dirigeait la chaire pontificale.
L'Élection de ce pape, connu auparavant sous le nom de Lambert
de Fagnani, évêque d'Ostie, est un témoignage bien évident qu'elle est
loin d'avoir été faite sous l'influence directe du Saint-Esprit, et
qu'elle fut l'ouvrage des passions humaines, mues par l'ambition de
commander. À peine Calixte II fut mort, que Pierre de Léon,
père d'un cardinal du même nom, Léon Frangipani, et plusieurs
autres sénateurs et consuls convinrent qu'on ne s'occuperait pas de
l'élection d'un successeur jusqu'au troisième jour. Frangipani avait
forgé dans sa tête une certaine intrigue, pour faire élire Lambert,
évêque d'Ostie, quoique le peuple demandât à grands cris que Saxon de
Agnani, cardinal du titre de Saint-Étienne-du-Mont-Cenis, fut élu
pape. Frangipani, pour parvenir à son but, feignit de partager le même
désir. Il fit dire aussitôt, et en particulier, à l'aumônier de chaque
cardinal, de se rendre de très-grand matin à Saint-Jean-de-Latran, et
de porter avec eux le manteau rouge, bien caché sous leur vêtement
noir.
Chaque aumônier crut que le cardinal, son protecteur, était nommé
pape, parce qu'on a la coutume de couvrir de suite le nouvel élu du
manteau rouge, qui est un signe de supériorité, et de lui baiser les
pieds. Les évêques et les cardinaux se réunirent de très bonne heure
dans la chapelle de Saint-Pancrace. Le cardinal diacre Jonatas, du
consentement unanime de tous les membres, proclama élu Théobatd,
cardinal, prêtre de Sainte-Anastase, et le nomma Célestin pape,
en le couvrant du manteau rouge. Tous les assistants commencèrent
aussitôt à chanter le Te Deum laudamus. Fagnani, un de ceux
qui s'étaient assemblés dans ce même lieu, chantait aussi : on
avait à peine chanté la moitié du Te Deum, que Robert Frangipani
s'écria, en disant : C'est Lambert, évêque d'Ostie qui est pape,
et à l'instant même, plusieurs personnes de son parti le revêtirent du
manteau rouge, près de l'oratoire de Saint-Sylvestre. Cela occasionna
un grand tumulte ; mais Théobald renonça de suite à ses droits,
pour éviter le schisme ; tous les autres acquiescèrent à
l'élection de Lambert, et le nommèrent Honoré II. Le pape,
ayant manifesté quelques jours après, qu'il n'était pas satisfait de
la manière dont sa nomination avait été faite, tous les cardinaux se
réunirent, et, dans cette assemblée, où régna la plus grande
tranquillité, le pape fut réélu à l'unanimité, et fut adoré comme on
adore toujours le nouvel élu.
Il n'est pas nécessaire d'approfondir beaucoup cette affaire, pour y
reconnaître l'ouvrage de la faction de Frangipani, laquelle suppose un
haut degré d'ambition dans Honoré II, qui ne tarda pas à donner des
preuves qu'il était animé de l'esprit du siècle de ses prédécesseurs,
à l'occasion de la mort de Guillaume, duc de Apulia et de Calabre,
décédé sans enfants. Son oncle Roger, duc de Sicile, se croyant son
héritier légitime, prit donc aussitôt possession des biens de
Guillaume, en rendit témoignage au nouveau pape, en lui envoyant des
présents et le serment de fidélité. Mais Honoré dédaigna l'ambassade,
et lui fit formellement la guerre, ayant pour auxiliaires le prince de
Capoue et plusieurs autres potentats. Roger dispersa l'armée qu'on
avait envoyée contre lui et réduisit le pape à la nécessité de mendier
la paix, après avoir affiché une rage impuissante et indigne du
souverain pontife du christianisme. Il mourut le 14 février 1130.
Les événements qui eurent lieu à la mort de Honoré II, nous
offrent de nouvelles preuves du mauvais esprit qui présidait à Rome
aux élections pontificales. Les cardinaux présents à la maladie du
pape, dans le monastère de Saint-André, cachèrent sa mort, élurent
clandestinement pour successeur, Grégoire, cardinal de
Saint-Ange, auquel ils donnèrent le nom de Innocent II. Dès
que l'on eût connaissance de cette mort, tous les cardinaux, les
évêques, le reste du clergé, la noblesse, et les principaux
personnages du peuple se réunirent et choisirent pour souverain
pontife Pierre de Léon, prêtre-cardinal du titre de
Sainte-Marie, de l'autre rive du Tibre ; il fut nommé Anaclet II.
Ce schisme dura jusqu'à 1138, et eut duré plus longtemps sans la mort
d'Anaclet ; car, quoique ses partisans eussent élu, pour le
remplacer, Grégoire, prêtre-cardinal, qu'ils avaient appelé Victor
II, celui et tous ceux qui avaient concouru à sa nomination,
préférant la paix à la guerre, renoncèrent volontairement à leurs
droits.
Certes, si dans ces débats il n'eut été question que d'un simple
évêché, je pense qu'Innocent eût perdu son procès ; mais il eut
le bonheur d'être protégé de Saint-Bernard, abbé de Clairveaux, de
l'ordre de Citeau, qui le fit reconnaître en France, en Espagne, en
Angleterre, en Allemagne, et par conséquent dans tout le reste de
l'Europe, à l'exception du royaume de Sicile, de la Calabre, de
l'Apulie, de Capoue et des autres états, qui formaient alors le
royaume de Naples. Au reste, toute élection clandestine, faite par une
réunion sans chef, sans convocation préalable, assemblée par qui n'a
pas le droit de convocation, à moins que celui-là ne soit président ou
vice-président de la corporation, a été, est, et sera nulle dans tous
les temps, suivant les lois naturelles de toute société.
Sans doute on réparera cette nullité par un consentement
subséquent : l'histoire nous dira que le Saint-Esprit n'intervint
pas avec ses divines inspirations, mais bien l'esprit infernal de
l'ambition, qui, au grand préjudice de la religion catholique et de sa
morale, apporta parmi nous la mort et les guerres, les
haines, les inimitiés, les persécutions personnelles, et tous ces
autres grands maux de l'âme et du corps.
Quand Innocent II fut bien affermi sur son trône pontifical, il
célébra à Rome, l'an 1139, un concile général, qui fut le dixième
concile de cet ordre, en comptant celui de Nicée pour le septième, et
le second de l'an 867 ; celui de Constantinople, de l'an 869,
pour le huitième ; et pour le neuvième, celui de
Saint-Jean-de-Latran, premier concile général réuni en Occident, en
1123, par le pape Calixte II.
Plus de mille évêques assistèrent au concile dont nous nous occupons
maintenant.
Le pape Innocent II y proposa une doctrine nouvelle et fausse sur le
pouvoir pontifical, concernant les évêchés, mais doctrine qui se
généralisa peu à peu, et qui finit par être mise en pratique comme
vraie.
« Vous savez, leur dit-il, que Rome est la capitale du
monde ; que c'est là qu'on reçoit les dignités
ecclésiastiques, avec la permission du pontife romain, comme par
droit de fief, de manière qu'on ne peut les posséder légitimement sans
autorisation. »
On n'aurait pas cru qu'il eût été possible de porter le scandale
jusqu'au point de faire considérer comme fiefs du pape les emplois
ecclésiastiques ; mais l'expérience nous fit voir qu'une doctrine
aussi fausse prévalut, qu'on y crut comme a un axiome canonique, et
que de là naquit la coutume de donner aux emplois ecclésiastiques le
nom de bénéfices, parce que c'est ainsi que l'on appelait les
fiefs, lorsque la concession qu'on en faisait était viagère, et sans
aucun caractère d'hérédité. Il est inutile que je m'occupe à prouver
la fausseté de cette doctrine.
Qu'il me suffise de dire que même alors, la puissance pontificale
n'intervenait que dans la consécration des métropolitains, jamais dans
l'élection des évêques, à moins que le concours de quelques
circonstances ne motivât le recours au Saint-Siège ;
l'intervention de la puissance pontificale était inutile dans la
collation des dignités d'abbé, d'archidiacre, d'archiprêtre et de
plusieurs autres du second ordre ; bien moins encore dans celle
des canonicats et bénéfices inférieurs. Les voyages d'Innocent II et
de ses prédécesseurs, depuis Grégoire VII, fournirent au premier
l'occasion de prendre connaissance de quelques affaires
particulières ; il mit tout à profit dans ses usurpations, qui
furent toujours croissantes avec une progression remarquable, depuis
le concile de Saint-Jean-de-Latran.
On eut soin aussi de faire des lois contre les laïques possesseurs des
dîmes ; elles en ordonnaient, sous peine d'excommunication, la
restitution aux églises auxquelles elles appartenaient ; et ce
qui, au premier coup-d'oeil, vous paraît aujourd'hui très juste, ne
l'était pas alors, et ne pouvait l'être, si l'affaire eût été examinée
dans une assemblée mixte, en présence des rois et des grands seigneurs
de leur royaume. Plusieurs possesseurs de dîmes avaient peuplé leurs
propres domaines, ils y avaient attaché des prêtres pour le culte
catholique et pour la conduite spirituelle des laboureurs et de leur
famille. Ils assignaient une dotation au temple et à ses
ministres : dans cet état des choses, le titre, en vertu duquel
ils percevaient la dîme sur leurs propres terres, est incontestable et
conforme à ce qui fut décidé dans le septième siècle, dans le concile
espagnol de Mérida.
Les prêtres cherchaient à éviter les pensions alimentaires qu'on leur
assignait en argent : voilà la véritable cause des déclamations
contre les possesseurs du droit décimal. On commença à abuser du texte
de la loi hébraïque, pour prouver que l'obligation des laboureurs de
payer la dîme, et le droit des ministres de l'autel de la percevoir,
étaient des préceptes de la loi divine, sans distinguer entre celle
des Hébreux, qui est éteinte, et celle des chrétiens, qui est fondée
sur des maximes différentes.
Dans cette même année 1109, le pape Innocent fit la guerre à Roger,
parce qu'il avait embrassé le parti de l'antipape Anaclet II, et parce
qu'il avait reçu de sa main le titre de roi de Sicile, au lieu de
celui de duc-comte qu'il possédait précédemment. Innocent fut fait
prisonnier de guerre. Roger le traita mieux que le pontife ne pouvait
l'espérer, à cause de sa conduite envers lui ; et, par bonheur,
le pape sut se montrer reconnaissant ; il publia une bulle, dans
laquelle il confirmait, dans Robert, le titre de roi de Sicile,
feudataire du Saint-Siège, sans faire mention de celui que lui avait
accordé Anaclet. D'où vient donc aux papes le droit de créer les
rois ? L'Église romaine même chante le contraire dans l'hymne de
la fête de l'Épiphanie. Mais tel était le bouleversement général des
idées européennes, qu'on ne reçut aucun scandale d'un exemple aussi
scandaleux. Rendons-en grâce à Pépin et à Charlemagne son fils qui
firent naître de si funestes maximes, en mettant dans les mains d'un
prêtre souverain un pouvoir mixte, sans en prévoir les conséquences.
Le même Innocent osa nommer à l'évêché de Bourges en France, avant
qu'il eût été procédé à aucune élection. Le roi Louis VII fut
justement irrité de la violation du droit qu'il avait, et qui,
jusqu'alors, ne lui avait pas été contesté, de donner son consentement
à la nomination à un emploi dont le possesseur devait être un des
grands personnages de son royaume. Il jura qu'il ne permettrait pas
que celui qui avait été élu par le pape, entrât en possession, et il
autorisa les électeurs à en nommer un autre qui fut digne de sa
confiance.
Le pape, furieux du parti que le roi avait pris, mit tous les états de
ce souverain en interdit : Saint-Bernard écrivit, à ce sujet,
diverses lettres ; ce qu'elles expriment, joint à celles de
plusieurs autres personnages, prouve clairement que Suger, abbé du
monastère de Saint-Denis, et premier ministre du roi, veillait, comme
il le devait, à la conservation des droits du souverain ; mais
elles prouvent aussi que Saint-Bernard et le plus grand nombre des
évêques et des membres du clergé étaient tellement imbus des nouvelles
idées qu'ils regardaient le roi comme le persécuteur de l'Église, et
qu'ils lui en donnèrent le nom. Innocent II mourut le 24 septembre
1143.
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