Je ne parlerai point de Saint-Anaclet, parce que
les critiques modernes s'accordent à dire que c'est la même personne
que Saint-Clet. Ainsi, malgré ce qu'a écrit l'estimable Bernard
Platius, qui s'appuyait sur l'histoire d'Eusèbe, évêque de Césarée,
je compterai pour quatrième pontife Saint-Evariste, dont l'existence
n'a point été contestée.
Nous ne savons rien de certain sur sa vie, si ce n'est qu'un moine
du huitième siècle fabriqua un grand nombre de fausses décrétales ou
constitutions des évêques de Rome ; des quatre premiers
siècles, dans lesquelles on supposait qu'on avait traité différents
points relatifs à la discipline et à l'administration universelle de
l'église chrétienne. Parmi ces lettres supposées, il s'en trouve une
attribuée à Saint-Evariste. L'imposteur les avait toutes rassemblées
en un volume, en les entremêlant avec d'autres dont l'authenticité
était reconnue, et avait donné à tout l'ouvrage le titre de Collection
de Canons et Épîtres pontificales.
Pour leur imprimer plus d'autorité, il usurpa le nom d'un savant
espagnol du septième siècle, Saint-Isidore, archevêque de Séville,
aussi vénéré dans toute l'Europe par ses connaissances que par ses
vertus. Il introduisit son ouvrage dans les archives d'un certain
monastère de la ville de Fuldes, en Allemagne, sous le règne de
Charlemagne, et fit en sorte de faire retrouver son livre comme par
l'effet d'un heureux hasard. L'ignorance générale et le défaut de
connaissances critiques de cette époque, ne permirent pas de
concevoir, des soupçons sur cette supercherie. On crut que ce
recueil était vraiment dû à la science et au zèle de
Saint-Isidore ; de Séville, bien que, pour mieux couvrir son
imposture, l'inventeur l'ait attribué à un Isidore, marchand,
suivant les uns, pécheur,
suivant les autres.
Cette découverte fut célébrée à Rome comme celle de la chose la plus
précieuse, et on ne doit pas s'en étonner ; en faisant passer
pour véritables les décrétales de cette collection, les papes en
pouvaient tirer des témoignages d'une grande antiquité, pour
s'autoriser dans l'exercice d'un pouvoir inventé par une ambition
persévérante, soutenu par une politique corruptrice et.
graduellement augmenté par l'ignorance générale et par un respect de
superstition plus que de dévotion pour le siège de Saint-Pierre.
Certes, personne ne verra de témérité à croire que l'auteur
véritable de ces faussetés fût quelque fanatique adulateur des
Papes, ou quelqu'autre Romain intéressé à l'agrandissement du
pouvoir pontifical.
Les Papes, qui avaient un si grand intérêt à confirmer le crédit de
leur autorité, commencèrent dès lors à canoniser ces décrétales, et
à les citer comme des lois dans toutes les occasions où il leur
convenait de s'en servir, pour exercer leur pouvoir sur les autres
évêques ou églises du monde chrétien, dont le gouvernement intérieur
et particulier ne leur appartenait que par usurpation. C'est pour
cela qu'elles furent insérées comme authentiques, dans les
collections canoniques d'Yves, évêque de Chartres, au onzième
siècle ; du moine Gratien, au douzième ; et dans celles
qui furent faites depuis.
Les critiques du seizième siècle découvrirent cette fiction. Ils
firent voir que si on confrontait les lettres antérieures au pape
Siricius avec les canons véritables des conciles, les oeuvres des
Saints-Pères et les monuments authentiques de l'histoire, on
remarquerait dans leur contenu un style tout-à-fait opposé aux
coutumes des quatre premiers siècles. Ils prouvèrent que, pour
adopter comme vraies plusieurs choses de ces lettres apocryphes, il
fallait supposer que les coutumes et les opinions du sixième siècle
et du septième eussent été les mêmes que celles des quatre premiers
siècles, tandis que le contraire est démontré. Ils firent observer
que quelques clauses étaient prises presque littéralement des écrits
de Saint-Augustin, de Saint-Jérôme, de Grégoire-le-Grand et de
plusieurs pères de l'église des cinquième, sixième et septième
siècles.
L'auteur de cette imposture n'avait pas prévu qu'il viendrait un
temps où la critique ferait d'aussi scrupuleuses recherches ;
elles ont même été poussées si loin depuis le seizième siècle, que
les Romains eux-mêmes vont jusqu'à croire aujourd'hui que les
décrétales antérieures à Siricius sont supposées, et cherchent à
soutenir leur autorité usurpée par divers arguments dont la
faiblesse leur est parfaitement connue, bien que l'avantage qui
revient à la cour de Rome de l'opinion contraire, les empêche de
l'avouer.
Plût à Dieu que les gouvernements de toutes les nations chrétiennes
déployassent la même fermeté que les Papes ! ils les auraient
bientôt contraints à céder, en leur disant : Nous voici tout
prêts à reconnaître dans l'Évêque de Rome une suprématie semblable à
celle qui fut exercée par Saint-Pierre et ses successeurs immédiats,
mais rien de plus. Si le Pape veut bien s'en contenter, à la bonne
heure ; sinon, qu'on s'en prenne à lui seul, si, malgré notre
désir de faire partie de la même église, il nous force à nous
regarder comme une église distincte et séparée.
Les documents certains qu'on possède sur ce Pape,
sont aussi peu nombreux que ceux que l'on a sur le Pape précédent,
puisque la décrétale qui lui est attribuée dans la collection d'Isidore
Mercutor a été reconnue fausse. Il
serait donc inutile de fatiguer le lecteur du récit de son contenu,
dont on peut voir l'extrait dans Platina.
Mais il n'en est pas de même de la vénération, qu'on lui porte comme
martyr, lorsqu'il n'est nullement avéré qu'il le fut. En l'an 119,
où l'on place le martyre de Saint-Alexandre, Adrien était empereur,
et l'histoire ecclésiastique nous donne les preuves les plus
satisfaisantes qu'Adrien fut favorable aux Chrétiens, qu'il alla
jusqu'à placer Jésus-Christ au nombre des dieux de l'empire.
Si donc Saint-Alexandre était mort du dernier supplice, ce ne serait
sans doute pas pour avoir professé la religion chrétienne, mais bien
pour quelque crime contre les lois de l'empire dont il aurait été
convaincu à tort ou à raison, comme de troubler l'ordre public, de
soulever le peuple contre le culte des dieux, ou autre chose
semblable. C'est du moins ce que tendrait à faire croire
l'impartiale justice d'Adrien, constatée par une lettre dans
laquelle il transmettait ses ordres à Fundanus, proconsul d'Asie.
Serenius Granianus, son prédécesseur, avait écrit à l'empereur qu'il
lui semblait d'une injustice extrême de sacrifier aux cris de la
populace la vie de tant d'innocents : l'empereur Adrien, en
réponse, écrivit à plusieurs des gouverneurs de province une lettre
officielle ainsi conçue :
« J'ai reçu une lettre de l'illustre Serenius Granianus, votre
prédécesseur. Je pense que l'objet dont elle traite mérite un
sérieux examen, afin que d'une part on évite de donner lieu à des
troubles, de l'autre à des calomnies. Si les habitants de votre
province veulent intenter une action contre les Chrétiens, qu'ils
les traduisent devant votre tribunal, après avoir donné la
responsabilité requise ; mais n'admettez aucune dénonciation
vague ou trop généralisée, et n'en faites aucun cas quand cela se
réduit simplement à des bruits publics. Si quelqu'un intente contre
eux une accusation directe, il est juste que vous leur donniez
l'attention convenable, et s'il est prouvé qu'ils aient commis
quelque action contraire aux lois, condamnez-les selon la gravité du
cas ; si au contraire, l'accusation est démontrée calomnieuse,
punissez les calomniateurs conformément aux lois établies en
pareille matière. »
Cet ordre manifeste clairement les intentions d'Adrien, déterminé à
ne punir aucun Chrétien pour ses opinions religieuses ; du
reste, il se soumettait aux lois de l'empire relatives à l'ordre
public et social. J'en conclus avec des critiques d'un mérite
distingué, que quelques-uns de ceux qui ont été regardés comme
martyrs, ne l'étaient point pour la cause de Jésus-Christ, mais pour
le triomphe de leur propre opinion, qui les portait à encourir la
peine capitale, en insultant aux païens ou à leurs dieux.
Il a pu en être ainsi de Saint-Alexandre et de divers autres
pontifes romains, morts hors des époques des persécutions générales
prescrites par les édits des empereurs. Nous avouerons toutefois
qu'Adrien, avant l'ordre que nous venons de rapporter, avait
commencé une persécution dont Saint-Alexandre a pu périr victime,
quoique nous n'ayons rien pour le constater.
Ce qu'on sait de plus certain sur Sixte I, c'est
le temps de son pontificat. Cependant, parmi les lettres apocryphes
de la collection d'Isidore Mercator, il en est une dans laquelle on
lui suppose le titre d'Évêque universel
de l'Église apostolique. Cette
lettre étant fausse, ce n'est point à Saint-Sixte que nous devons
attribuer l'usurpation d'un droit qui ne lui appartenait pas ;
mais ses successeurs qui voulurent s'en emparer, se virent fort
heureux de pouvoir s'autoriser de l'exemple d'un Pape si voisin des
temps apostoliques, et persuader aux ignorants, car tels étaient les
Chrétiens des siècles barbares, que l'interprétation donnée à
l'évangile en faveur du pouvoir illimité des Papes, était conforme à
ce qui s'était transmis à Rome par une tradition verbale qui
remontait à Saint-Pierre et à Saint-Paul. Mais le mensonge ne peut
avoir un triomphe éternel ; la vérité se découvre avec le
temps, et il est certain aujourd'hui que les usurpations
exorbitantes des Papes ne purent jamais s'appuyer sur un exemple
antérieur, donné par les successeurs immédiats des Apôtres.
Quant au martyre de Saint-Sixte, on ne peut s'empêcher de le
qualifier de fabuleux, puisque depuis la défense faite par Adrien de
poursuivre les Chrétiens pour les opinions religieuses seulement, il
n'y eut plus de persécution jusqu'au règne de Marc-Aurèle, ou en
l'an 163, époque à laquelle commença la quatrième persécution. Il
est digne de remarque que les Papes précédents n'aient pas été
atteints par les trois persécutions que le souverain avait
ordonnées.
Néron décréta la première en 64, et Saint-Pierre n'en fut pas
victime.
Domitien la seconde en 93, et Saint-Clément n'y mourut point.
Trajan la troisième en 107, et Saint-Évariste y échappa.
N'eut-il pas été vraisemblable que les persécuteurs
sacrifiassent les chefs des Chrétiens, de préférence à tout
autre ? Quel pauvre rôle jouaient donc ces Papes, pour qu'on
les supportât avec indifférence ? Peut-on après cela ajouter
foi à tous les martyrs qu'on nous débite ?
Un zèle mal entendu conduisit Saint-Télesphore au
supplice. Il ne pût supporter patiemment que les Romains offrissent
leur culte aux dieux de l'empire. Il déclama hautement contre les
adorateurs ; ceux-ci l'accusèrent ; les prêtres païens
interposèrent leur autorité, et Télesphore fut condamné à mort.
Que Télesphore eût prêché la religion chrétienne, lorsque le
gouvernement lui en accordait la permission, cela se conçoit ;
qu'après en avoir reçu la défense, il eût cherché à convertir ceux
qui, de leur plein gré, se rendaient à ses instructions
particulières, cela se conçoit encore ; mais ébranler les lois
de l'empire en insultant à la religion établie, me paraît un crime
contre les lois civiles.
Je ne prétends pas dire pour cela que Télesphore était un ambitieux,
qui cherchait à grossir le nombre des Chrétiens afin d'ajouter au
nombre de ceux qui étaient soumis à son autorité pontificale ;
ce qu'il y a de certain, c'est que ses successeurs se proposèrent
cette maxime ; le zèle pour la religion ayant toujours servi de
prétexte et de masque à leurs idées ambitieuses.
Si on en croyait les décrétales apocryphes, on
montrerait Saint-Hygin donnant des lois à tous : les évêques et
à tous les métropolitains. Bien loin d'avoir exercé le grand pouvoir
que lui attribuent ces fables, nous le voyons, au contraire, laisser
à Rome en toute tranquillité, et pendant un temps assez
considérable, les hérésiarques Valentin et Cerdon, quoiqu'il fut
avéré que, tout en se faisant passer pour catholiques dans les
congrégations romaines, ils enseignaient leurs erreurs à ceux qui
assistaient à leurs conférences privées.
Est-ce ainsi que se sont conduits depuis les Papes, ses successeurs,
lorsqu'ils se sont vus en possession de l'autorité, et appuyés par
Constantin. Que d'autres regardent comme plus saints les pontifes
modernes, moi je préfère dans les anciens leur esprit de tolérance,
véritable inspiration de Jésus-Christ.
La collection d'Isidore Mercator renferme des
décrétales attribuées à Saint-Pie, d'après lesquelles on pourrait
supposer qu'il donna des lois de discipline générale. Nous
avons déjà dit dans quel but ces monuments apocryphes nous
paraissaient avoir été inventés. D'ailleurs, la véritable histoire
ecclésiastique nous enseigne que non seulement Saint-Pie n'exerçait
aucune autorité sur la discipline particulière des autres églises,
mais qu'il se regardait comme sans pouvoir pour lever les censures
imposées aux sujets d'un autre évêque. De cette époque, nous nous
trouvons en possession de faits qui nous révèlent la vérité.
L'hérésiarque Marcion nous fournit une première preuve.
Marcion, né dans la ville de Sinope, province de Pont, était fils
d'un évêque catholique, qui le fit élever avec soin. S'étant décidé
à vivre dans la continence, il se retira dans la solitude ;
mais quelque temps après, il se rendit coupable de violation sur une
jeune fille.
Son père l'ayant excommunié, il s'humilia, demanda pardon, et
sollicita d'être admis de nouveau au sein de l'église. Son père se
montra inflexible. Marcion, plein de honte, se rendit à Rome pour y
cacher son ignominie au milieu du tumulte de la cour impériale. Il
pria Saint-Pie de vouloir bien l'admettre à la communion des
fidèles, et chercha à se fortifier de l'intercession des prélats
romains ; mais ces derniers, et Saint-Pie lui-même, lui
répondirent qu'ils n'avaient pas le pouvoir d'absoudre le sujet d'un
autre évêque, sans le consentement de celui qui l'avait excommunié.
Marcion voyant l'inutilité de tous ses efforts pour obtenir sa
grâce, prit enfin le parti violent de fonder une église distincte de
l'église de Jésus-Christ. Il se fit chef de secte, et posa pour base
de ses dogmes l'existence de deux principes, l'un bon et l'autre
mauvais.
Les prêtres romains le citèrent devant eux, et il ne manqua pas de
leur reprocher la dureté avec laquelle ils l'avaient traité, et de
faire retomber sur eux tout le mal qui en était résulté pour
l'église chrétienne. Il ne manquait pas d'exemples en sa faveur.
Jésus-Christ n'avait-il pas montré sur ce point la plus grande bonté
et la plus grande douceur, en pardonnant à la Madeleine, à la femme
adultère, a la courtisane et au publicain, sans autre condition que
celle d'un vrai repentir.
Ce n'est pas là toutefois ce qui doit attirer notre attention, ce
que nous voulions faire remarquer, c'est la réponse de Pie et des
prêtres romains, que le Pape ne pouvait lever une excommunication
sans le consentement de l'évêque qui l'avait imposée. Par quelle
transition a donc pu s'accréditer la doctrine des Papes ses
successeurs, qui agirent en supérieurs, des autres évêques, et
finirent par en faire de simples dispensateurs des sacrements de
l'ordre et de la confirmation ?
C'est sous le pontificat de Saint-Anicet que vécut
à Rome Saint-Hégésippe, le plus ancien de tous les historiens
ecclésiastiques. Il ne nous est parvenu de cet ouvrage que quelques
fragments rapportés par Eusèbe, évêque de Césarée, au 4e
siècle.
Voici comment s'exprime Hégésippe dans un de ses fragments.
« Étant allé à Rome, j'y restai jusqu'au temps du prêtre Anicet
dont Eleuthère était diacre. Il n'y
avait alors aucun siège dont
l'évêque
continuât l'ordre de succession depuis les Apôtres. »
II n'est pas facile de concevoir le véritable sens de ce morceau. Je
ne sais pas non plus si je l'ai bien compris, attendu que
l'interprétation la plus naturelle semble être, que ni Anicet, ni
aucun autre évêque n'était successeur des Apôtres ; ou si
plutôt il entendait par là qu'il n'existait plus aucun de ceux qui
avaient, reçu l'épiscopat des mains des Apôtres ; ou si enfin
il veut dire qu'on n'avait point encore fait la division
territoriale des évêchés, et que chaque évêque avait en soi une
puissance épiscopale sur les personnes dont la foi et la moralité
étaient commises à sa garde ; puisqu'on effet, ce passage
semble indiquer qu'il n'existait aucun
siège épiscopal qui remontât jusqu'aux Apôtres, en suivant une
ligne de succession.
Saint-Justin le philosophe écrivit à Rome sa seconde apologie des
Chrétiens, sous le pontificat d'Anicet. Il paraîtrait naturel que le
Pape l'eût présentée en qualité de pasteur du troupeau. Il n'en fut
pas ainsi. Saint-Justin présente lui-même aux empereurs cette
seconde apologie, ainsi qu'il avait fait de la première, sous le
pontificat de Pie. Tous ces faits ne montrent-ils pas de la manière
la plus évidente le peu d'éclat et d'autorité de l'évêque de
Rome ?
En 163, Marc-Aurèle suscita contre les Chrétiens la quatrième
persécution générale, dans laquelle le Pape Anicet ne fut pas non
plus enveloppé, puisqu'il vécut jusqu'en 168 ; II est assez
remarquable de voir que jusqu'alors il n'est constant qu'aucun des
Papes ait été persécuté en vertu des édits généraux, et que
cependant les écrivains modernes veulent nous faire croire que ces
mêmes Papes ont souffert le martyre dans des occasions
particulières, se fondant uniquement pour leur opinion, sur de
misérables légendes
de...................... dépouillées de toute critique et indignes
de toute confiance.
C'est à cette époque que remonte la première controverse que nous
connaissions entre l'évêque de l'église de Rome et celui des autres
églises.
Saint-Polycarpe, évêque de Smyrne, se rendit à la cour de Rome, dans
l'intention de s'entendre sur le jour de la célébration de la Pâque,
fixé pour toutes les églises d'Asie au quatorzième jour de la lune
de mars, ainsi que l'avait fait Saint-Jean l'évangéliste jusqu'à sa
mort ; mais remis par celles d'Antioche et d'Alexandrie, au
premier dimanche qui suivait le quatorzième jour de cette même lune.
Il vit que l'église de Rome suivait le même style des églises
d'Alexandrie et d'Antioche, et non de celles de Jérusalem, de
Césarée et des autres églises d'Asie. Il eut des conférences sur ce
sujet avec Anicet, qui lui dit que l'usage adopté à Rome lui
semblait d'autant plus juste et d'autant plus convenable, que
c'était un moyen de se mieux distinguer des Juifs, et que d'ailleurs
la véritable Pâques des Chrétiens devait réellement être fixée au
jour de la résurrection de Nôtre Seigneur, qui se célébrait aussi le
dimanche. Saint-Polycarpe de son côté soutenait, par l'exemple et la
doctrine du disciple bien-aimé Jean l'évangéliste, que la pratique
de l'église d'Asie était plus conforme à celle de Jésus-Christ, dont
l'imitation ne pouvait produire ni erreur, ni inconvénient.
Il retourna donc à Smyrne avec la même opinion qu'il avait à son
départ, et Saint-Anicet resta de son côté avec la sienne. Tous les
deux reconnurent que la question en litige ne portait sur aucun
point relatif au dogme, et que la dissidence d'opinion ne devait pas
rompre les liens de l'union et de la charité chrétienne. Il n'en fut
pas ainsi par la suite, comme nous le verrons. Saint-Anicet, dans
cette circonstance montre qu'il n'avait pas l'ambition d'élever
l'empire pontifical au-dessus de l'indépendance des autres évêques.
On attribue à Saint-Sotère beaucoup de
dispositions relatives à la discipline et au culte ecclésiastique,
sans autre fondement que les fausses décrétales. Tout ce que nous
savons c'est que Saint-Denis, évêque de Corinthe, lui envoya des
députés avec une lettre dans laquelle il lui demandait des secours
pour les pauvres Chrétiens, condamnés aux travaux des mines.
Saint-Sotère répondit à sa lettre, et lui fit passer ses aumônes.
Saint-Denis, par reconnaissance, lui écrivit de nouveau pour le
remercier, et lui annoncer qu'on lirait sa lettre tous les dimanches
suivants aux fidèles pour leur instruction, comme on l'avait déjà
fait précédemment de celle qu'on avait reçue de Clément.
On voit par-là, que la lettre de Saint-Sotère n'était point une
constitution, mais seulement une exhortation aux vertus chrétiennes.
Il n'y avait, au reste, dans cette lettre rien de particulier
relativement au pouvoir des Papes, puisque c'était une coutume
généralement introduite de lire les dimanches, dans les
congrégations, toutes les lettres que les évêques des autres villes
ou tout autre Chrétien d'une dévotion reconnue, écrivaient aux
églises pour leur communiquer quelque événement important, ou leur
donner quelques instructions vertueuses.
En l'an 170, Méliton, évêque de Sardes en Asie, présenta à
l'empereur Marc-Aurèle une apologie des Chrétiens, le suppliant de
défendre aux juges de les persécuter suivant l'ordre qu'ils en
avaient reçu, sauf les cas où ils se rendraient coupables de
conspiration contre les lois de l'empire. L'apologie produisit un
effet favorable, et Marc-Aurèle non-seulement ordonna à tous les
juges d'Asie de s'y conformer, mais il ajouta même que, si quelqu'un
était puni seulement pour être Chrétien, il pouvait prendre à partie
son accusateur. Saint-Sotère n'eut aucune part à cette apologie.
Il est de fait que, de toutes celles qui furent écrites durant les
trois premiers siècles, et soumises aux empereurs, aucune ne fut
l'ouvrage des Papes. Vivant dans la capitale de l'empire, il eut
paru convenable de les voir prendre la parole : et si en effet,
ils eussent été monarques spirituels de l'église et de la religion,
ils ne pouvaient se défendre de le faire ; bien plus, les
autres n'auraient pu être autorisés juridiquement à le faire, que
sur une permission expresse des Papes. Tout cela montre assez que
jusqu'à Saint-Sotère, aucun Pape n'eut l'idée de s'emparer du
gouvernement monarchique de l'église.
Le même Méliton, entre autres ouvrages en faveur du christianisme,
envoya à Onésime un extrait des matières contenues dans
l'Ancien-Testament dont il lui cite les livres, parce qu'il
paraîtrait qu'un grand ombre d'églises, non-seulement manquaient
encore de ces livres saints, mais n'en avaient même aucune
connaissance : ce fait est confirmé par Saint-Irénée, qui nous
assure qu'a cette époque, quelques églises se trouvaient dépourvues
de toutes les saintes écritures. S'il était vrai que les Papes
eussent à leur charge, comme ils s'en vantent dans les siècles
modernes, le soin spécial de toutes les églises, cette négligence de
leur part serait un crime énorme. Mais, connaissant la fausseté de
leurs prétentions, je me garderai bien de les en accuser. Chaque
église était gouvernée par son propre évêque, et celui-ci agissait
selon que les circonstances le lui permettaient.
Claude Apollinaire, évêque d'Hiérapolis, présenta au même empereur
une autre apologie, et écrivit divers ouvrages contre l'hérésiarque
Montan, qui commença dès lors à mettre en avant ses erreurs.
Philippe, évêque de Gortines, écrivit contre Mascion ; Musanus,
contre Datien, auteur de l'hérésie des Encratites. Plusieurs autres
savants chrétiens combattirent l'erreur et les fausses prophéties de
Montan et de ses compagnes Prisca et Maximila.
Sérapion, évêque d'Antioche, adressa à toutes les églises avec
lesquelles les évêques ne l'avaient pas empêché de communiquer, une
lettre circulaire de convocation qu'on peut consulter, et les fit
condamner dans ce concile. Bien loin qu'il faille attribuer au Pape
cette chaleur de zèle, il s'était au contraire laissé séduire par un
Montaniste, et il écrivit aux églises d'Asie, interposant sa
médiation en faveur de Montan, pour obtenir dans un nouveau concile,
de Sérapion et des autres évêques, la révocation de la sentence. Les
Chrétiens d'Antioche virent bien que le Pape avait été mal informé,
et Praxeas, auparavant Montaniste, et depuis chef d'une hérésie
distincte, lui donna des preuves de l'hérésie de Montan. Le Pape
convaincu, avoua que les Montanistes avaient été condamnés avec
raison. Quelle force ne donne pas un tel événement, pour réfuter les
exorbitantes prétentions des Papes modernes ?
Ce fut sous le pontificat d'Éleuthère que
Saint-Irénée, évêque de Lyon, écrivit son traité des hérésies.
Saint-Irénée est le premier écrivain qui fasse mention de la
suprématie de l'évêque de Rome sur tous ceux de l'église catholique.
Il fonde cette suprématie sur ce que l'église de Rome a été créée et
construite par les Apôtres Saint-Pierre et Saint-Paul, et confiée
par eux à Saint-Luc, et de lui à ses successeurs, qui avaient
toujours conservé jusqu'à son temps la pureté de l'ancienne
doctrine. Il en donnait pour preuve, que lui-même, se trouvant dans
sa jeunesse en Asie, avait été disciple de Saint-Polycarpe, lequel
l'avait été de l'Apôtre Saint-Jean, et sur ce que sa doctrine était
la même que celle qu'il entendit professer depuis à Rome par Hygin,
Pie, Anicet et Sotère ; et qu'elle était aussi entièrement
conforme à celle de Papias, dont il avait encore été disciple, et
qui avait été en relation avec plusieurs des Apôtres en Asie.
Tout cela porte beaucoup de préjudice sans doute aux maximes
inventées depuis par les Papes ; car, en même temps que
Saint-Irénée cherche à établir la vérité de la suprématie romaine,
il fait voir qu'elle se réduit à l'état des douze premiers Papes,
qui, loin de s'entremêler dans les affaires des autres églises,
avouaient qu'ils ne pouvaient absoudre personne, sans le
consentement de l'évêque qui avait imposé l'excommunication :
en effet, ils furent forcés de se soumettre à Antioche, dans
l'affaire de la condamnation de Montan.
D'autre part, il est démontré que, dans tout ce qui concernait le
maintien délicat du dogme, l'examen des doctrines et la condamnation
des personnes, les autres évêques se croyaient autorisés à procéder
d'eux-mêmes sans en donner avis au Pape, toutes les fois que
l'accusé n'était point à Rome.
On peut s'en assurer, en jetant un coup d'oeil sur le nombre
considérable d'hérésiarques qui s'étaient succédés presque sans
interruption depuis un siècle et demi seulement que la religion
chrétienne était fondée, sans parler en effet des hérésiarques
subalternes, qui, après avoir été disciples d'un autre plus fameux,
se constituaient à leur tour chefs de sectes distinctes de celle de
leur maître.
On compte vingt-six hérésiarques principaux : Simon le Mage,
Apollonius de Thyanes, Nicolas le diacre, ou qui que ce soit qui
usurpa son nom, car c'est encore une chose dont on doute ;
Hébion, Cérinthe, Ménandre, Euphrates de Tyr, Elxai l'Ossenien,
Saturnin, Basilidre, Barcocedas, Valentin, Cerdon, Marcion, Apella,
Peregrin le cynique, Montan, Tatien l'Encratite, Bardesanes,
Carpocrates, Héracléon, Marc le Valentinien, Hermogène, Théodote le
Bysantin, Théodote le changeur (banquier) et Praxéas. Et cependant
les Papes ne se mêlèrent que de la condamnation de ceux qui étaient
à Rome, tels que Simon le mage, Apollonius de Tbyanes, Valentin,
Cerdon, Marcion et quelques autres : et même en les condamnant,
ils ne les poursuivaient pas personnellement ; ils
s'abstenaient seulement de les fréquenter et les regardaient comme
des païens ou des publicains, selon l'expression de l'Évangile. De
leur côté, les condamnés continuaient de vivre tranquilles à Rome,
de la même manière que s'ils n'eussent pas été excommuniés ;
système de conduite fort différent sans doute, de celui qui a été
depuis adopté par les Papes modernes.
Sous le pontificat de Saint-Eleuthère, parurent deux autres
hérésiarques, Blastus et Florin, tous deux prêtres romains. Blastus
prétendait persuader que la loi de Moïse, et en particulier celle
qui prescrit la célébration de la Pâques au quatorzième jour de la
lune de mars, était obligatoire pour les Chrétiens eux-mêmes. Florin
soutenait qu'il y avait deux dieux, l'un auteur du bien, l'autre
auteur du mal, et il déclarait, que c'était faire injure à un Dieu
infiniment bon, de lui attribuer la création du mal. Il est certain
que Saint-Eleuthère condamna leurs erreurs, et que Saint-Irénée
écrivit à Florin, en cherchant à le convaincre qu'elles étaient
tout-à-fait contraires aux saintes écritures et à la tradition
léguée immédiatement des Apôtres. Entre autres choses, Saint-Irénée
le prie de se rappeler la doctrine que, dans leur jeunesse, ils
avaient reçue ensemble de Saint-Polycarpe, afin de mieux se
convaincre de la fausseté de ce qu'il avançait.
Pendant ce même pontificat, Théodocion d'Éphèse, d'abord converti au
christianisme, puis devenu hérétique marcionite, et puis enfin
devenu juif, entreprit la traduction des saintes écritures, et,
malgré sa dernière conversion, il n'en continua pas moins sa
traduction qu'il jugeait digne d'être lue dans les églises. Déjà la
même chose avait eu lieu sous le pontificat de Saint-Télesphore.
Aquilas de Sinope, chassé de l'église chrétienne pour avoir eu foi
en l'astrologie judiciaire, se fit juif par dépit, et n'en traduisit
pas moins le vieux testament, observant toutefois d'altérer dans la
version des septante, les passages relatifs à la venue du Messie, de
manière à leur faire signifier le contraire de ce que les Chrétiens
y avaient vu.
On peut compter jusqu'à l'époque dont nous venons de parler,
vingt-cinq écrivains apologistes et défenseurs de la religion
chrétienne, sans parler de ceux dont les ouvrages ne nous sont pas
parvenus.
Les plus remarquables de ceux qui nous sont connus : Aristide,
Athénagore, Appolonius, Appien, Arbien, Claude-Apollinaire, Candide,
Saint-Clément d'Alexandrie ; Denis de Corinthe, Philippe,
évêque de Gortines, Hermas, Héraclite, Hégésyppe, Saint-Ignace,
Saint-Irénée, Saint-Justin, Saint-Militon, évêque de Sardes, Maxime,
Musanus, Saint-Polycarpe, Saint-Papias, Saint-Quadratus, Rodon,
Sextus, Théophile, évêque d'Antioche, et Saint-Clément de Rome,
depuis Pape ; et de tant d'écrivains, aucun ne nous semble
avoir écrit par l'ordre ou par l'impulsion du pontife, si l'on
excepte le seul Saint-Clément de Rome cité ici. Cette observation ne
laisse pas que de diminuer un peu de l'idée des soins universels du
Pape, pour toutes les églises.
Déjà nous commençons à découvrir dans les Papes
cet esprit de domination qui devait, par la suite amener de si
funestes résultats.
Les douze premiers pontifes Romains bornèrent toutes les
prérogatives de leur suprématie à recevoir les consultations ou
demandes de secours que les autres évêques leur faisaient
volontairement. Saint-Pierre et Saint-Paul ayant dirigé vers Rome la
carrière de leur mission apostolique, tous les évêques du monde
chrétien conçurent, en faveur de son église, un respect religieux
qui, uni à la prépondérance qu'avait déjà Rome, en sa qualité de
capitale de l'empire, produisit véritablement cette suprématie
universelle, non pas de la personne de Saint-Pierre (puisqu'il
l'avait reçue de Jésus-Christ lui-même), mais des autres évêques de
Rome, qui, sans la réunion de ces circonstances, eussent été presque
égaux à tous les autres évêques.
Ainsi, l'évêque d'Alexandrie devint le patriarche d'Orient, parce
qu'Alexandrie était la seconde ville de l'empire, et l'évêque
d'Antioche le second, parce que Antioche était la troisième. Si
c'eût été la qualité de fondateur ou l'ordre de création qui eussent
décidé de la suprématie, l'évêque de Jérusalem eut obtenu le premier
rang, de préférence à celui de Rome.
La véritable cause de la suprématie romaine fut l'assentiment de
tous les évêques du monde en faveur de l'évêque de la capitale de
l'empire, de l'évêque d'une église consacrée par le sang du
président du collège apostolique, et par celui d'un autre apôtre qui
avait prêché l'Évangile sur toute la terre, et fondé de nombreux
évêchés en Orient, en Égypte, en Europe et en Asie. Autrement on ne
pourrait trouver un seul témoignage pour prouver que l'église
romaine appartient plus particulièrement et plus en propre à
Saint-Pierre, que celle d'Antioche et toutes celles qu'il fonda en
Orient et en Occident ; ni pour persuader que Saint-Lin ait
hérité, par la mort de Saint-Pierre, de la présidence universelle du
collège épiscopal.
Il est évident que, puisque ce fut le consentement général des
évêques, concilié par leur respect pour Saint-Pierre et Saint-Paul,
et par la prépondérance qu'avait Rome, en sa qualité de ville
impériale, qui donna l'existence à la suprématie papale, on ne peut
raisonnablement leur supposer l'intention d'attribuer au primat plus
de pouvoir qu'il n'était nécessaire d'en avoir pour maintenir le bon
ordre dans le gouvernement de l'église universelle. On doit croire
qu'ils se réservèrent le pouvoir législatif pour l'exercer, comme
l'avaient fait les onze apôtres, sous la présidence de Saint-Pierre,
soit en communiquant leurs sentiments par écrit, sans se rassembler,
soit en laissant prendre les décisions à la majorité. Telle est la
véritable suprématie romaine, suprématie non-seulement honorable,
mais effective et investie de pouvoirs juridiques, puisqu'elle
confère à l'évêque de Rome le droit de convoquer des conciles quand
les circonstances l'exigent, d'ordonner aux évêques, hors des
conciles, de déclarer leur opinion sur les points de dogme qui se
présentent...................
D'annoncer aux fidèles le résultat des opinions émises en pleine
liberté, et de faire exécuter par des moyens spirituels les lois
ecclésiastiques promulguées par le corps législatif. Telle est la
véritable suprématie : et si elle se fut maintenue dans ses
limites, elle eut pu protéger la conservation de l'ordre public,
sans se rendre odieuse aux évêques qui ne peuvent supporter les
limites arbitraires qu'on a voulu leur imposer dans l'administration
de leur diocèse. On ne détruit point cette vérité en déclarant que
la suprématie romaine est de droit divin par une disposition de
Jésus-Christ. Elle n'est point incompatible avec tout ce qu'on peut
dire sur ce sujet, pourvu qu'on y insère la clause du consentement
général des évêques du monde chrétien ; c'est ainsi que nous
disons que le pouvoir des rois est de droit et de consécration
divine, parce qu'on suppose le consentement préliminaire des peuples
à qui il a plu de choisir un gouvernement monarchique.
L'ambition est la plus forte passion du coeur humain. Il est si bien
dans la nature humaine de désirer au-dessus de ce qu'on a, que ce
fut là le seul moyen employé par le serpent de la Genèse, pour
tenter Eve et par elle Adam. L'appât qu'il leur présenta était de
devenir semblables à un Dieu, s'ils adoptaient sa proposition. Il
n'est pas étonnant que l'ambition se soit emparée de l'esprit de ces
saints personnages, puisqu'Adam et Eve, très saints et très
innocents à l'époque de leur chute, cédèrent cependant à l'espoir
flatteur d'augmenter leur dignité et leur pouvoir. Le pape
Saint-Victor offre un exemple remarquable de ce désir naturel
d'ajouter à ce qu'on possède, bien qu'il ait montré ensuite la plus
grande modération à ne pas abuser des droits qu'il croyait avoir.
En parlant de Saint-Anicet, nous avons traité en passant la question
de la Pâques, Les églises d'Asie continuèrent de la célébrer le
quatorzième jour de la lune de mars. Saint-Victor voulut excommunier
Saint-Policrate, évêque d'Éphèse, pour ne pas vouloir se conformer à
une détermination prise par lui dans un concile romain où il avait
fait fixer la Pâques au dimanche. Saint-Policrate lui dit qu'il
était fils et petit-fils d'évêques, qu'il comptait sept autres
évêques dans sa famille, et qu'enfin, il faisait tout ce que le
monde faisait, ce qu'avaient fait avant lui Saint-Philippe apôtre,
et Saint-Jean apôtre, Saint-Polycarpe disciple, le même qui fut
évêque de Smyrne et martyr, ce qu'avaient fait Saint-Naséas, évêque
d'Arménie et martyr, Saint-Sagaris évêque de Laodicée et martyr,
Saint-Méliton évêque de Sardes, Saint-Papyre et d'autres
saints ; qu'il avait convoqué les nombreux évêques d'Asie qui,
tous, avaient résolu de continuer de se conformer à une pratique si
bien appuyée ; qu'ainsi toutes ses menaces d'excommunication ne
l'effrayaient nullement, se rappelant que les apôtres avaient dit
qu'il était plus juste d'obéir à Dieu qu'aux hommes.
Les évêques du concile romain exhortèrent fortement Victor à ne
point excommunier tant d'évêques afin d'éviter le scandale de
séparer de l'église romaine toutes les provinces d'Asie.
Saint-Irénée d'accord avec un grand nombre d'évêques français,
réunis en concile à Lyon, écrivit la même chose à Victor, le priant
d'imiter l'exemple de ses prédécesseurs. Il savait, pour avoir
résidé à Rome, que les papes Sixte, Télesphore, Hygin, Pie, Anicet
et Sotère avaient été d'une opinion contraire à celle des évêques
d'Asie, et que, cependant, ils n'avaient pas pour cela troublé la
paix de l'église en condamnant un usage opposé au leur.
Le pape Victor céda enfin à leurs instances multipliées, et les
Asiatiques continuèrent d'observer leur coutume qu'ils conservèrent
encore quelques siècles. Il mourut dans la cinquième persécution
générale excitée en l'an 208 par l'empereur Septime-Sévère.
Ce qui est arrivé à Victor nous offre les preuves d'abus de pouvoir
et d'imprudence. Sur quoi se fondait-il pour penser qu'il avait le
pouvoir d'excommunier tous les évêques d'Asie qui n'avaient point
encouru la peine d'hérésie ? Comment pouvait-il se justifier
suffisamment de s'être laissé emporter par la colère jusqu'à
déclarer toutes les provinces d'Asie exclues de la communion
romaine ? Saint-Paul ne lui avait-il pas appris qu'il fallait
se servir des pouvoirs spirituels pour édifier, et non pas pour
détruire ? On peut dire que la sainte ferveur des Pontifes
romains ne se conserva pure que dans les douze premiers. Depuis le
pontificat de Saint-Victor, nous découvrirons dans quelques Papes,
plutôt les passions humaines que la sainteté. Nous verrons que
l'ambition et le désir du pouvoir et du commandement occupèrent
principalement leur attention, quoiqu'ils se couvrissent du voile
d'un zèle apostolique, zèle dont un grand nombre de Papes n'avaient
que l'apparence.
Nous ne devons pas nous laisser arrêter dans l'investigation et
l'aveu de ces vérités par le titre de Saint dont on a qualifié
beaucoup de ces Papes. La raison en est que, d'abord, la
canonisation n'est constante que pour un très-petit nombre ;
qu'en second lieu, même en la supposant constante, ce n'est pas un
article de foi. Comment aurait-on pu faire des articles de foi de la
canonisation de Charlemagne, par exemple, et de tant d'autres
canonisations pareilles ? Troisièmement, parce que même tout en
vénérant les canonisations, nous pouvons croire qu'elles ont été
gagnées par le martyre qui mit fin à leur existence et purifia leurs
défauts antérieurs ; quatrièmement enfin, parce que de ce
qu'ils auraient été canonisés pour des vertus héroïques et non pour
leur martyre, il ne s'en suit pas que toutes les actions de leur vie
aient été vertueuses. C'est pour cela que Saint-Augustin nous dit
que les actions des Saints ne sont pas pour cela toutes
saintes ; bien loin de là, quelques-uns des Saints canonisés
ont même, avec de bonnes intentions, commis de fort mauvaises
actions, tantôt égarés par un faux zèle, tantôt conduits par des
opinions contraires à la vérité. Cet avertissement préalable doit
servir pour tout ce qui va suivre.
La conduite de Saint-Victor avec Saint-Polycrate est d'autant plus
étrange, qu'il avait été d'une indulgence extrême avec les
Montanistes, puisqu'il avait écrit une lettre en leur faveur, et les
avait admis à sa communion, uniquement parce qu'ils avaient eu
recours à lui contre les autres évêques qui les avaient excommuniés.
Il donna son approbation à la sainteté et à la perfection prêchée
par Montan, qui n'était qu'apparente et qu'il croyait
véritable : il persista longtemps dans son erreur avant de
mieux connaître la vérité.
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