Il y aurait beaucoup à dire sur cette
femme remarquable et sur sa soeur
aînée, Mlle de Saint-Véran.
Elles furent les grand'tantes du héros de
Québec. Filles de Pierre de Montcalm, baron
de Saint-Véran-Gozon, conseiller au
Parlement de Grenoble, et de Madeleine de Vignoles,
sorties de France en 1689, elles jouissaient d'une
haute considération parmi les
réfugiés de Genève. Mlle de
Gozon est l'auteur d'un livre paru sous le voile de
l'anonymat : L'Art de penser et la Recherche
de la Vérité. Protectrice de Jacques
Saurin, qui était son parent et qu'elle
regardait un peu comme son fils, elle laissa par
testament aux enfants du grand sermonnaire le bien
qu'elle possédait en Hollande. Cette
intelligente femme critiquait sans
miséricorde les dissertations savantes qui
encombraient parfois la prédication de
Saurin. Elle était liée avec Antoine
Court, dont elle appréciait vivement la
clarté, le sens pratique, et
s'intéressait fort à cette
Histoire des Confesseurs, pour
laquelle il amassait des matériaux.
« Il y a peu de chose à corriger
dans votre cahier sur M. de Salgas », lui
écrivait-elle le 29 août 1741. Quand
il le pouvait, il allait la voir à Bursins,
canton de Vaud, où elle s'était
retirée, et lui lisait l'un de ses
manuscrits.
B. S. H. P. F., Papiers Court, 601, t. V, p.
20, 449 (f. 23, 495) ; t. XII, p. 399 (f.
474) ; t. XV, P. 22 (f. 7).
À CONSULTER : J. Gaberel et E. des Hours-Farel, Jacques Saurin, Genève, Paris, 1864. Mme A. de Chambrier, Henri de Mirmand.
TOINON ET L'ANCIEN CAMISARD.
On me mena dimanche votre cher fils, Monsieur.
Je vous félicite de son arrivée, et
ma chère commère. C'est un petit ours
que les soins de la mère et de Marion
(1) perfectionneront bientôt. Il
a bonne façon, et, s'il a vos dons naturels
comme votre ressemblance, avec le secours de
l'étude, vous pourriez bien vous voir
surpasser. Je le souhaite et crois bien que vous
n'en serez pas jaloux.
Le notable M. Bonbonnoux soupa hier avec
moi. Je lui remis cinq écus que M. Vial
(2) me
donna pour
lui, et il lui en avait déjà
donné autant. Apparemment il vous le
dira ; ainsi ne lui en parlez pas. Cela vous
défrayera pour quelque temps de sa
nourriture, mais, en vérité, ayant
autant d'enfants que vous en avez, ma
commère délicate, vous ne pouvez pas
vous charger d'embarras ni de dépense. Cet
homme, quoiqu'affaibli par ses courses, pourrait
pourtant un peu s'occuper à quelque ouvrage
en laisse (3), car peut-être, si
Leurs
Excellences lui assignent
quelque pension, elle ne sera pas bien
considérable ; un travail
modéré ne nuit en aucune
manière.
Vous avez raison, mon cher compère,
de croire que je m'intéresse à ce qui
vous regarde ; vous avez acquis ces sentiments
à grand prix, et qui sait ce qu'il vous
reste à faire ? Puisse-t-il être
toujours dirigé par la divine Providence,
à laquelle je vous recommande de tout mon
coeur.
Mardi 19 septembre (1730).
Je ne sais, Monsieur, si vous persistez dans le dessein de composer l'Histoire dont vous m'avez parlé et si vous trouvez les secours qui vous sont nécessaires. Les personnes à qui j'en ai parlé, bien loin de m'indiquer où puiser, m'ont fait des difficultés, quoiqu'elles approuvent que l'on recueille les divers événements et qu'on les écrive en forme de Mémoires. C'est tout ce que je puis vous dire pour le présent. Vous avez à Lausanne d'habiles gens que vous consultez sans doute.
15 août 1731.
... Ce qui reste donc de solide est de transmettre à la postérité les souffrances, la persévérance des saints, et comment la divine Providence a conservé son Église, malgré les attaques de ses ennemis.
9 avril 1740.
« ON DIT QUE LE ZÈLE SE RÉVEILLE EN FRANCE. »
À Étiennette Pagès.
Il doit vous paraître, ma chère
commère, que je tarde bien à vous
remercier l'excellent bonbon que
vous m'envoyâtes par Janette. Les occasions
pour Lausanne sont rares, et comme je voulais vous
renvoyer votre boîte, je souhaitais de la
remplir de quelque chose qui en valût la
peine.
... La maison de M. de Salgas est toujours
bien sociable. Au reste, ma chère
commère, j'ai fait demander à M.
Court les lettres du digne confesseur, Monsieur son
père ; il peut faire copier les
endroits dont il veut se servir et me renvoyer les
lettres, que je serais bien aise de revoir et de
les donner à Monsieur son fils.
Nous ! avons vu son petit-fils aux
vendanges. C'est un très bon sujet,
chéri de ses professeurs par les
progrès qu'il fait dans les études.
Je souhaite que votre fils mérite les
mêmes éloges. Pour l'encourager, vous
trouverez pour lui un écu neuf dans la
boîte...
Adieu, Madame ma chère
commère... J'aime toujours mes amis, mais je
ne suis plus bonne à rien. Puissé-je
le devenir à moi-même, en travaillant
efficacement à mon salut !
On dit à Genève que le
zèle se réveille en France. En
savez-vous quelques nouvelles
particulières ? Le bon Dieu veuille
revêtir les conducteurs de lumière et
de prudence et donner à ces brebis errantes
des pasteurs selon son coeur.
Ceux qui s'y sont dévoués dans
votre ville font-ils des progrès ? Et
leur vie répond-elle à leur
destination ? Mon compère, sans doute,
y veille, pour en détourner ceux qui ne sont
pas de bon aloi, car il ne faut que des gens
fidèles.
26 novembre 1743.
Belle, avec de l'humour et de
l'esprit, et
une grande charité, elle fut un philosophe
chrétien de premier ordre, dont les livres
eurent le plus vif succès.
Elle naquit à Genève, de
Jean-Jacques Huber et de Catherine
Calandrini-Fatio, dans un milieu piétiste,
Elle mourut à Lyon, où elle passa
presque toute sa vie. Elle est la soeur de
l'historien des oiseaux de proie, Jean Huber, la
tante de l'historien des abeilles, François
Huber, et la grand'tante de l'historien des
fourmis, Pierre Huber.
Ses ouvrages : Écrit sur le jeu
et les Plaisirs, Le Monde fou
préféré au Monde sage,
L'état des Âmes séparées
des Corps, Lettres sur la Religion essentielle
à l'Homme, parurent en 1722, 1731, 1738,
sans nom d'auteur, et portent comme lieu
d'impression Londres et Amsterdam, alors qu'ils
furent tous édités à
Genève.
Pour Marie Huber, il n'y a qu'une seule
autorité religieuse : la conscience,
à la fois raison, sentiment et
volonté. « L'obéissance
à la conscience est la
véritable clef de la connaissance ;
c'est l'introduction à toute
vérité. » Elle cherchait
à réconcilier les incrédules
avec le christianisme, un christianisme
simplifié réduit à
« l'essentiel », à
quelques vérités
élémentaires et pratiques,
« un système de religion où
tout aboutit, non à la spéculation,
mais à l'action ». Il nous manque
une bonne biographie de cette célèbre
théologienne et moraliste, inspiratrice de
Rousseau.
ÉDITION : Le monde fou préféré au monde sage, 1731, Il, p. 60. Lettres sur la Religion essentielle à l'homme, 1738, 1, p. 21 ; 11, p. 54, 59.
À CONSULTER : E. Ritter, La jeunesse et la famille de Marie Huber, 1882. V. Courdavaux, Une aïeule du protestantisme libéral, Mlle Marie Huber, 1884. Gustave A. Metzger, Marie Huber, Genève, 1887. Pierre-Maurice Masson, La religion de Jean-Jacques Rousseau, Hachette, 1916.
ON SE BAT SUR DES MOTS.
Eraste. - Qu'il y a de différence, mon
cher Criton, entre le raisonnement et la droite
raison, c'est manque d'en savoir faire la
distinction que l'on s'est battu contre son ombre
par des disputes de mots sans fin.
Criton. - Sans parler des différends
qu'il y a eu sur cet article entre les
théologiens, vous savez que l'on taxe les
mystiques d'interdire tout usage de la raison et
d'en parler comme d'une chose très
pernicieuse.
Eraste. - Les mystiques, ou plutôt les
apprentis mystiques, qui ont voulu faire les singes
des autres, ont peut-être parlé contre
la raison à l'ombre des premiers sans les
avoir compris. Il est risible de
voir à quoi les hommes s'accrochent ou se
heurtent. Un mot qu'ils regardent comme
sacré ne peut être attaqué
qu'ils ne s'hérissent tout de bon ; il
faut qu'ils le défendent jusques à
extinction. Un mot qu'ils tiennent pour proscrit,
en tant qu'il l'a été par quelqu'un
de leurs saints, ce mot les effarouche, ils ne le
peuvent non plus souffrir que s'il était
sorti de l'abîme. À force de se battre
sur des mots, l'on s'accoutume à les
substituer aux idées des choses. Les mots
sont pour bien des gens ce qu'étaient
pendant un temps, les billets de banque : l'on
se contentait d'être payé avec du
papier et l'on payait les autres de
même ; il y a quelque sujet de croire
que le crédit des mots ne tombera pas moins
que celui du papier pour ceux qui aimeront de la
réalité.
Criton. - La comparaison est
plaisante ; ce qu'il y a, c'est que chacun
aime fort la réalité en or et argent
et que très peu se soucient de la
réalité du vrai. L'on n'est point
fâché à cet égard de se
payer de mots, au lieu que ce n'était que
par force que l'on se payait de papier.
Philon. - Puisque les mots destitués
d'idées ne doivent plus avoir cours entre
nous, il faut, mon cher Eraste, que vous nous
donniez ici l'idée de la différence
que vous mettez entre le raisonnement et la droite
raison.
METTRE LES CHRÉTIENS D'ACCORD.
Si le sentiment et l'expérience ne
devaient pas servir de base à la religion
essentielle à l'homme, il serait en droit de
se plaindre de la divinité ; elle
l'aurait avantagé infiniment moins du
côté des choses
spirituelles que du côté des
matérielles ; il ne pourrait avoir de
certitude au premier égard, tandis qu'elle
serait entière au dernier ;
c'est-à-dire que la partie la plus noble de
son être se trouverait réduite
à flotter dans l'incertitude, à se
nourrir de spéculations creuses, sans
arriver jamais à l'indubitable, qui ne peut
être qu'un effet de l'expérience.
On a chargé la religion d'une
infinité de questions qui lui sont tout
à fait étrangères, et qui,
loin de conduire l'homme à ce qu'elle a
d'essentiel, ne sont propres qu'à l'en
détourner.
C'est qu'en effet les hommes aiment bien
mieux spéculer qu'agir. De la
spéculation ils viennent à la
dispute, et là ils trouvent un vaste champ
à faire travailler leur imagination.
La religion, dans ce qu'elle a de simple,
couperait racine à tant de débats, on
l'a remarqué plus d'une fois : il n'y a
que le composé, la multiplicité
d'opinions, qui puisse les entretenir.
Hé ! soit, dira quelqu'un, on ne
demanderait pas mieux. Quel plus grand bonheur pour
la chrétienté, si par le
retranchement d'une multitude d'opinions, les
chrétiens pouvaient enfin être mis
d'accord !
Cela aurait lieu, sans doute, s'ils
voulaient se réduire ou se borner à
des principes simples et en très petit
nombre, ou, pour dire mieux, à des principes
si dépendants l'un de l'autre que les
conséquences ne pussent être mises en
opposition...
... Toutes ces difficultés
levées, que reste-t-il à faire ?
Il reste à faire la chose de toutes qu'on
aime le moins : c'est de pratiquer, c'est
d'agir.
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