« Martine, veuve de Roussel », ainsi a-t-elle
signé la lettre que nous transcrivons. Elle s'appelait Suzanne
Martin, et elle épousa Pierre Roussel, boulanger à Uzès. Vers 1700
ou 1701, naquit Alexandre Roussel, qui devint pasteur du Désert et
compagnon d'oeuvre d'Antoine Court. Il fut pris en octobre 1728 dans
la région du Vigan.
La mère, - veuve depuis cinq ou six ans - fit tout pour
sauver son fils, intercéda auprès des « grands ». Elle
avait été la nourrice du duc d'Uzès. On trouve mention de ses
démarches dans les Papiers Court : 601, t. VI, p. 68 et ss.
(Orig., 1. 89.) « Phélix a parti pour Montpellier avec quatre
lettres, trois du Duché et une de Mme de Collorgues... M. le duc de
Crussol a écrit à M. Diverny et Mme la duchesse d'Uzès à M.
l'Intendant... La pauvre veuve... est en état de partir pour
Montpellier. Elle m'a dit que, si le sort voulait que son fils
souffrît la mort pour une si juste cause, il (cela) ne ferait point
de difficulté de lui crier à haute voix de se souvenir de ce que
Jésus-Christ a fait pour lui, de sceller de son
sang l'Évangile. » (Lettres de Carrière à Court, 17, 19 octobre
1728.)
Le 30 novembre, à Montpellier, Alexandre Roussel fit une mort
sublime. Il fut digne de cette admirable Martine. Les fileuses
cévenoles ont longtemps chanté la « Complainte de la mère de
Roussel ».
B. S. H. P. F., Papiers Court, 601, t. VI, p. 82 (orig. f.
111.)
À CONSULTER : Daniel Benoît, dans la Revue Chrétienne, juin 1886. Paul Faivre, Alexandre Roussel, Musée du Désert, en Cévennes, 1929. Bull., XXXV.
SOUS LA CROIX.
Octobre 1728.
Mon très cher honorable Monsieur, je ne doute pas que vous ne
preniez beaucoup de part à mon pitoyable état, et même je suis bien
persuadée que l'affliction que j'ai ressentie de l'enlèvement de mon
cher enfant vous a pénétré jusqu'au fond du coeur ; de ce que (de
quoi) je vous serai redevable tout le reste de ma vie de votre bon
souvenir. Mais enfin, après que je me suis épuisée en versant des
larmes amères et soupirant jour et nuit, j'ai pris résolution de me
tourner du côté de mon Dieu pour adorer sa sage et divine Providence.
Et quoique je fasse tout mon possible pour me servir de
la cause seconde de ce monde, pour me faire plaisir au sujet de mon
cher enfant, ce n'est pourtant pas que je m'appuie sur le bras de la
chair, mais sur le bras de l'Éternel qui peut toute chose dans le ciel
et sur la terre. Et, après que j'aurai fait tout mon possible pour
employer toutes les puissances du monde pour me tirer mon cher enfant
des peines où il est, je prie mon Dieu, du profond de mon
coeur, qu'il maintienne la cause de mon cher enfant, puisqu'Il est le
souverain arbitre de l'univers, que sans sa sainte volonté rien ne
peut avoir son repos sur la terre.
Que si mon cher enfant est décrété de la part de mon Dieu
pour être mené au supplice, quel qu'il soit, j'en bénirai mon Dieu
éternellement du profond de mon coeur, et le prierai qu'il me fasse la
grâce de supporter toutes les épreuves qu'il lui plaira me mettre
devant les yeux.
Ainsi, mon cher et honorable Monsieur, s'il y avait lieu
de pouvoir faire tenir quelque lettre ou billet à mon cher enfant
comme l'on nous fait espérer, que cela se fasse, s'il vous plaît, au
nom de mon Dieu ; je vous en prie, la larme à l'oeil et mes mains
jointes, que cela soit pour le consoler et le fortifier dans tous les
combats qu'on pourrait dénoncer contre lui, de peur que la tentation
ne le surprît. Pourtant (1) je
n'espère (n'attends) pas de lui un tel malheur, moyennant l'assistance
du Seigneur de gloire.
Ainsi, mon très cher honorable Monsieur et maître, je
laisse le tout à votre bonne et sage conduite, et à votre sincère et
grande prudence, et je fais des voeux au ciel sans cesse pour la
conservation de votre chère et précieuse personne et même pour toutes
celles qui vous appartiennent en particulier ; et suis, avec un
profond et très humble respect, Monsieur, votre affectionnée et
obéissante servante.
Martine, veuve de Roussel.
Celle que son mari, le pasteur Corteiz, appelait « la
douloureuse », Isabeau Nadal, était née le 4 avril 1683, au
hameau du mas Gibert, sur le territoire d'Ardaillers, près de
Valleraugue, en Cévennes. « J'ai été en prison deux fois pour
ne pas obéir à l'Église romaine, et la dernière, j'ai été condamnée
à mort. Elle me fut annoncée, mais Dieu, qui voulut bien que je
sente encore la misère de ce monde, trouva le moyen de me faire
déserter la prison. » (Papiers Court, 601, t. VII, p. 90,
orig., f. 105.)
Veuve. Réfugiée à Genève où, en 1712, elle épousa Pierre
Corteiz, le rude Cévenol qui, avec Antoine Court, réorganisa les
Églises dans le Midi. Il revenait en Suisse de temps en temps, puis,
de nouveau, marchait aux Cévennes. Vingt ans d'inquiétudes
ininterrompues pour Isabeau. Elle vécut du métier de tailleuse, eut
à subir la pauvreté, avec toutes sortes de tracasseries, connut la
maladie, vit mourir trois de ses enfants.
En 1729, Court s'établit à Lausanne, d'où il devait diriger,
désormais, l'oeuvre de restauration. Il agissait
dans l'intérêt même des Églises sous la Croix. Mais Isabeau
n'admettait pas qu'un pasteur du Désert abandonnât ses ouailles, et
elle rabroua Court (« Quoique je vous écrive rude... » VI,
p. 38, orig., 1. 59.) Elle avait dix ans de plus que lui. Sa plume
resta toujours malhabile. Ce n'était pas une lettrée. Mais elle
parlait droit et fort, comme « Monsieur de Piquépoivre »
(en languedocien et provençal « Moussu de pico-pebre :
pilepoivre, vocable qui s'applique, là-bas, aux caractères revêches,
épineux ; un compagnon de Corteiz le désignait ainsi.)
En 1732, prise de Pierre Durand et de Claris ; affaire
de Boyer qui « découvre tout à l'ennemi » : lieux
d'assemblées, retraites des prédicateurs. Antoine Court ayant
vivement conseillé à Isabeau de rappeler son mari, elle
« répondit par quelques phrases admirables, dans lesquelles la
simplicité et la grandeur de sa vie de dévouement s'enferment
fièrement, mais sans morgue. » (Ch. Bost.) Corteiz prit, tout
seul, la résolution de rentrer en Suisse.
Isabeau mourut à Zurich, en 1749. « Ce mardi, 22 avril,
sur les dix heures du soir, elle me dit : « Venez vous
coucher, je ne me sens aucun mal. » - je lui dis :
« Souhaitez-vous quelque chose, ma chère amour ? - Non, me
répondit-elle, mais laissez-moi un peu reposer et parler avec mon
Dieu. » Peu de temps après, je lui parle, elle ne me répond
point. »
Je cite d'après les Papiers Court, 601, t. II, p. 32 (orig. f.
34) ; t. VI, p. 333 (f. 377) ; t. VIII p. 110, 217 (f. 171,
$07).
« DIÉU EN LIGNO PREMIÈIRO, DIEU PREMIER SERVI. »
29 septembre 1718.
Mon cher cousin (2) vous pouvez croire que le voyage de votre cousin (c'est-à-dire Corteiz), a coûté beaucoup... Il souhaiterait se pouvoir passer d'être à charge à personne, mais vous savez ses moyens. Je voudrais pouvoir aussi lui fournir son nécessaire, mais je n'ai que mon travail que Dieu me fait la grâce de faire... Je vous assure que son départ m'a été fort fâcheux, non pas que je veuille empêcher son voyage, car je prie Dieu qu'il me garde de ne pas avoir cette pensée, mais l'amitié que j'ai pour lui a fait que j'en suis malade. Mais il ne faut pas le dire, car cela l'affligerait.
10 juin 1730.
Je sais, cher compère, que vous sentez fort bien que Dieu ne
vous a pas orné d'un tel emploi pour le laisser en négligence, et que
il n'y a femme ni enfants qui vous fassent oublier celui de Dieu, de
qui dépend toute chose ; car, si vous le faisiez, vous, ne seriez
pas digne de lui. Aussi, je compte d'apprendre bientôt que vous aurez
parti pour aller à votre devoir et secourir vos frères. Et nos amis
d'ici, qui sont nos bienfaiteurs, le croient aussi bien que moi, et
prient Dieu pour votre voyage... Excusez-moi, c'est ainsi que je parle
à votre cher compère, mon très cher mari. Dieu me préserve de lui
tenir un autre langage, car, si je le faisais, je m'attirerais la
colère de Dieu...
Vous direz : « Ma femme est malade. » je
l'étais aussi (en 1724), que on ne m'attendait pas la vie, du même mal
que ma chère commère (*) (un
accouchement prématuré). Vous dites : « je
risque ! » Vous avez toujours risqué, et tous ceux qui sont
sous la croix en sont de même... Ne soyez pas fâché, puisque c'est
votre commère qui vous le dit. Vous savez que je parle toujours de
coeur.
18 octobre 1732.
Monsieur et très cher compère, j'ai reçu votre cher billet avec
joie, parce qu'il venait de votre part et que vous faisiez diligence
pour me donner la grande joie de l'heureuse délivrance de M. Claris,
fidèle ministre de Jésus-Christ. Dieu a fait merveilles envers lui, à
la grande consolation d'un grand peuple...
Je vois bien que l'amour que vous avez pour votre cher
compère et pour moi et Marion (sa fille) vous engage à me dire
d'écrire à mon très cher mari de se retirer. Monsieur, vous savez que
je vous ai toujours parlé comme à mon propre frère et vous, connaissez
mon naturel. Vous savez que j'aime mon mari autant que femme fidèle
doive aimer un digne mari, et, si je faisais autrement, je serais fort
coupable. D'autre part, je vois que mon cher mari a prêché trente
années sous la croix, que les douleurs l'accablent, et surtout la vue,
qui lui est venue fort faible.
Voilà bien des raisons pour m'engager à lui écrire de
venir près de moi, que je l'aime plus que moi-même, et, si je
consultais la chair et le sang, je lui parlerais fortement pour
l'engager à venir. Mais, comme il ne m'a pas demandé s'il prêcherait
sous la croix, et que je ne lui ai pas dit de le faire,
ainsi je ne le dois pas presser de quitter. C'est Dieu qui lui a mis
au coeur de prêcher, ainsi il faut que ce soit Dieu qui lui mette au
coeur de se retirer, et c'est sur cela que nos très honorés
bienfaiteurs lui ont écrit en lui disant qu'ils (le) laisseraient
faire selon ce qu'il se sentira, qu'il peut s'assurer qu'il sera le
bienvenu. Mais, s'il se retirait et que sa conscience le lui
reprochât, hélas ! que deviendrions-nous si Dieu n'était
pas : content ?
Monsieur, je vous assure que je ne voudrais pas, pour
même de grands biens, qu'il fût été ici, dans ce temps que l'on a tant
besoin de lui, soit à cause du méchant Boyer, soit à l'occasion de la
mort du bienheureux Monsieur Durand, soit pour la prise de ce bon et
fidèle ministre, Monsieur Claris. Tant des choses étaient pour
décourager bien du monde, que lui a pu soutenir par la grâce de Dieu.
À quoi lui aurait servi d'avoir été à la tête de l'armée un si long
temps si, au jour de la bataille, (il) avait tourné le dos ? (3).
Non, Monsieur et cher compère, ne le pressons pas
trop, de peur qu'un jour nous ne pleurions pour cela.
Je vous rends grâce de votre sincère amitié...
17 janvier 1733.
Il y a un mois que je n'ai point de nouvelles de mon cher mari,
mais sa dernière lettre est fort affligeante. Peut-être qu'il vous
aura écrit du depuis... Ces malheureux Boyer et Gaubert découvrent
tout à l'ennemi. On a vu une lettre écrite des mains de Gaubert, qui
découvre les endroits que (où) l'on fait les assemblées et toutes les
retraites anciennes. Ils ont fait emprisonner bien des braves gens...
Ici, il y a beaucoup de malades : d'un méchant rhume
et qu'il en meurt beaucoup... Je vous dirai que je n'ose pas écrire à
mon cher mari que j'ai été malade du rhume. L'année passée, je lui
écrivis que j'avais été fort enrhumée ; voyez ici sa
réponse : « Faut que je vous dise, ma chère femme, que je
m'étonne que des personnes qui sont dans un bon poêle, bien chaud,
comme vous êtes, qui ne sortent que pour aller au temple ou dans
d'autres poêles, s'enrhument. Et moi, qu'il me faut être dans des
chambres bien froides, sans feu, sans vitres, souvent couché des fois
dehors, et pour cela je ne me plains pas. Tout de même je peux dire
que je ne me suis (jamais) mieux porté que quand j'ai pu contempler
les étoiles, de mon chevet ! » Voyez par là, Monsieur et
très cher compère, comme votre compère se moque de votre commère...
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