Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

JUDITH RENAUDIN

1674-1731

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 « Les lettres des exilés, « les lettres de Hollande », comme on les appelait jadis avec vénération dans ma famille, ont habité, pendant un siècle et demi, dans les placards du vieux salon boisé ; elles fascinaient mon enfance huguenote ; une aïeule, de temps à autre, m'en lisait des passages, le soir. Pauvres nobles lettres, aux écritures d'un autre âge, aux encres jaunies sur des papiers rudes... Je les touche comme des choses sacrées. » Ainsi Pierre Loti décrit-il dans la préface de Judith Renaudin, drame en cinq actes, les précieuses reliques que son fils, M. Samuel Loti-Viaud, a bien voulu nous confier et dont nous avons extrait les passages qui suivent.

Ces lettres furent envoyées au vieux père resté en France, Samuel Renaudin, procureur fiscal en l'île d'Oléron, l'un des ancêtres maternels de Loti. C'est à peine si l'on y sent planer la grande ombre de la séparation définitive. D'une grosse écriture appliquée, au bas des pages, une fillette, Jeanne Renaudin, la nièce de Judith, affirme parfois à son grand-père qu'elle est « sa très humble et obéissante servante » et les petits frères, Isaac et Samuel, signent après elle. Tout cela respire la patriarcale union d'une pieuse famille. Et pourtant, quelle tourmente avait brisé ce faisceau !

On comprend qu'un Loti ait été fasciné par ces « encres jaunies sur des papiers rudes », que scelle un cachet rouge portant un amour volant au-dessus de deux mains jointes, avec cette devise en exergue : « Si la foy manque, l'amour périra ». Mais la pathétique aventure d'amour qu'il nous a contée dans Judith Renaudin est surtout fille de sa rêverie. Aux vieux parchemins, elle n'a guère emprunté que le nom de l'héroïne. La véritable Judith, née du mariage de Samuel Renaudin avec Elisabeth Chauvet, n'avait que onze ans lorsqu'elle signa sur le registre des abjurations, le 28 septembre 1685. Plus tard, vers l'année 1700, elle alla rejoindre à Amsterdam un oncle, Jean Renaudin, de son métier « faiseur de chandelles », et un frère, Samuel, « traiteur », qui s'y trouvaient établis.

Il fallait gagner son pain. Fille pratique et débrouillarde, Judith entreprit le commerce des eaux-de-vie et verjus, dont elle se fournissait auprès de son père. C'est ainsi qu'elle rencontra un honnête marchand de vins de Leyde, Samuel Robert, originaire de Saint-Fort en Saintonge, qui la demanda en mariage. Judith sollicita la permission de son père. « Tu dois bien prendre garde à mettre peu de chose avec rien, répondit-il. Les enfants viennent par la suite, et il faut que tout le monde vive ; outre que les maladies se mettent bien souvent de la partie. Fais-y tes réflexions. »

Cependant, le futur beau-père s'était mis en route de Saint-Fort pour faire la demande officielle ; mais le mauvais temps l'arrêta à Marennes, d'où il écrivit : « N'étant pas dans notre disposition de tenter les vents et la tempête, toute notre ressource à présent est de vous écrire pour vous prier très humblement d'agréer la recherche que mon fils a déjà faite de Madame votre fille. Je souhaiterais qu'elle vous fût aussi avantageuse qu'elle me fait de plaisir. » Le 24 mars 1702, les fiancés comparurent devant le consistoire de Leyde. Judith avait 28 ans.

Les débuts du ménage Robert furent difficiles, mais courageux et heureux. La maison prospéra. L'un des fils de Judith devint pasteur et fut le père de Jean-Samuel Robert qui exerça le ministère à Amsterdam pendant près de quarante années, jusque vers 1823.

La correspondance que nous avons eue entre les mains s'arrête brusquement en 1706. Sans doute l'aïeul de France, qui se plaignait souvent de sa « santé débile », est-il mort vers cette époque, et a-t-il été enterré clandestinement au fond de son jardin de Saint-Pierre d'Oléron, « à l'entrée du petit bois, au bout de la vigne », peut-être à la place même où un myrte, aujourd'hui, ombrage la tombe solitaire du plus glorieux de ses descendants.

 À CONSULTER : Pierre Loti, Judith Renaudin, Paris, 1898 ; Le Roman d'un Enfant, Paris, 1890 ; Le Château de la Belle au Bois-Dormant, Paris, 1910. J.-W. Marmelstein, Les ancêtres de Pierre Loti en Hollande, 1928. F. de Vaux de Foletier, dans Revue Hebdomadaire, 29 janvier 1927.



 UN MÉNAGE DE RÉFUGIÉS.

 Leyde, ce 26 avril 1702.

 Mon très cher et honoré père, je ne doute point que vous ne soyez surpris de ce que j'ai été si longtemps sans vous écrire, mais j'attendais d'être à mon nouvel établissement, avant que de me donner cet honneur.
Celle-ci est donc pour vous remercier très humblement de l'approbation que vous avez donnée à notre mariage, que j'espère, moyennant Dieu, qu'il sera heureux, puisque je trouve en mon cher époux les qualités que j'ai toujours souhaitées en celui que la Providence me destinait, c'est-à-dire celles d'un véritablement honnête homme et bon ménager, exempt de bien des défauts dont la jeunesse d'aujourd'hui est entachée ; et ce qui augmente encore mon plaisir, c'est de le voir estimé de tout ce qu'il y a d'honnêtes gens et des meilleurs bourgeois de cette ville.

Je vous dirai donc que nous (nous) sommes épousés le mardi 11 du courant. La noce se fit à Amsterdam, chez mon oncle, où nous fûmes traités comme si ç'avait été leur propre fille, n'ayant point voulu que j'aie entré en compte de toute la dépense qui se fit, considérant que je n'étais point en état d'en faire aucune. Vous jugez bien, mon cher père, ce qui me peut rester de mon capital, après mes habits de noce levés ; qui est (c'est), je vous assure, très peu de chose, lorsqu'il faut faire ménage nouveau, quoique je n'aie acheté que ce dont je ne me pouvais nécessairement passer.

Mon mari partit, hier au soir, pour Amsterdam, afin de faire venir quelque peu de vin, que son père nous a envoyé, avec deux pièces de toile qui viennent, je vous assure, fort à propos. Nous reçûmes une lettre de lui, mardi dernier, qui m'a fait un plaisir sensible, puisque je remarque qu'ils ont pour nous toute la tendresse possible, ce qui fait que je ne doute point qu'ils ne nous aident en tout ce qui se pourra. Celle que vous m'avez toujours marquée, mon cher père, fait que je me flatte que, de votre côté, vous ferez tous vos efforts. Mon beau-père nous marque que les vignes sont gelées en leurs quartiers et que les vins enchérissent tous les jours...

 Leyde, ce 21 septembre 1702.

 Vous voulez bien, mon cher père, que je vous entretienne un peu sur notre nouvel établissement. Je vous dirai donc que, peu de temps après (avoir été) mariés, nous achetâmes des vins, espérant que nous y ferions quelque chose et qu'ils enchériraient immanquablement. Ce qui s'est trouvé tout le contraire, par le peu de débit qu'il y a, le temps étant si mauvais que tout le monde se retranche. Cela n'empêche qu'il ne faut payer, lorsque le terme est échu. Ainsi nous (nous) sommes trouvés, je vous assure, fort en peine ; et ne sais même comme quoi nous aurions fait sans le secours de nos amis... Quelques amis que nous avons en cette ville, qui connaissent mon mari pour un fort bon ménager, n'ont pas fait difficulté de lui confier une petite somme, assez considérable, toutefois, en payant de bons intérêts, ce qui emporte, comme vous pouvez croire, la meilleure partie du profit que nous pouvions faire...

Mon frère Pierre était de relâche à Plymouth. Je ne sais s'il vous a écrit. J'en reçus une lettre, il y a trois mois, de Portsmouth, par laquelle il me priait de lui donner de vos nouvelles et vous en donner des siennes. Il me marquait qu'il devait faire son examen la semaine qu'il m'a écrit, et ensuite être second chirurgien (1).

 Leyde, ce 3 janvier 1703.

 ... J'en reçus aussi une (lettre), en même temps de Londres, de notre belle-soeur prétendue, qui me marque que mon frère Pierre était prêt à partir pour les Indes d'Espagne. Je compte que, si Dieu le conserve, les longs voyages lui seront plus avantageux que ceux qu'il a faits ci-devant, et souhaite qu'il vous donne plus de satisfaction...

Mlle Pelon reçut, il y a quelques jours, une lettre de Mme et de Mlle de La Barouère ; elles se portent passablement bien. Je me propose, moyennant Dieu, d'aller, la semaine prochaine, leur souhaiter une bonne année. Les voitures sont si commodes en ce pays, que la rigueur de la saison n'empêche pas d'entreprendre de voyages, n'ayant non plus de fatigue qu'en sa maison et aussi à couvert, ce qui fait qu'on ne s'aperçoit pas du mauvais temps...

 Pour mon frère Jean Renaudin (sur la même lettre).

 ... J'ai une joie sensible de ce que tu me marques que tu as une femme qui a pour toi toute l'amitié et tendresse que l'on peut souhaiter. Le grand Dieu vous maintienne en cette belle union, qui est plus estimable que tous les biens du monde. J'en parle comme l'ayant expérimenté, puisque le grand Dieu m'a fait la grâce d'avoir un même sort que toi, c'est-à-dire de rencontrer un véritable et bon mari qui a pour moi toute l'amitié qu'une femme peut souhaiter. Ainsi, mon cher frère, rendons-en grâce à nôtre (Dieu) ; et que la paix de ce grand Dieu, qui surmonte tout entendement, garde nos coeurs et nos sens, nos entrées et nos sorties, dès maintenant et à tout jamais... Mon mari t'embrasse comme ma chère soeur, et vous souhaite dans peu un gros garçon...

LETTRE AUTOCRAPHE DE JUDITH RENAUDIN.

 Leyde, ce 31 décembre 1705.

 Mon très cher père... Je m'étais proposé d'envoyer à chacune de mes soeurs une pièce d'indienne pour leur étrenne, autant jolie que mon pouvoir qui n'est pas grand l'aurait pu permettre, mais on m'a dit que le capitaine ne s'en voulait point charger, attendu que c'est de contrebande. J'en suis bien fâchée. Il faut attendre une autre occasion. En attendant, qu'elles se contentent de ma bonne volonté et de la joie que j'aurai de leur faire connaître la véritable tendresse que j'ai pour elles.

Je vois par votre dernière que ma soeur Jeanneton n'a point encore d'enfant, ni espérance d'en avoir jusqu'à ce temps-là. Il n'y a rien à désespérer. Elle a du temps assez pour avoir du mal. J'ai été près de deux ans et demi sans en avoir ; mais le temps est venu, si bien que je crois en avoir trois en moins de deux ans. Et ce qui est encore de plus fâcheux, c'est que je ne les puis nourrir. Les nourrices sont ici fort chères ; le moins qu'on donne, c'est 90 écus par an. Vous jugez bien qu'on a assez de peine. Enfin, ce qui me console, c'est que mes petits enfants sont fort aimables, et, grâce au Seigneur, aussi avancés qu'on le peut souhaiter.

Je suis assez contente, pourvu que Dieu me fasse la grâce d'avoir toujours du pain à leur donner et surtout de les élever en sa crainte et en son amour. Je vous demande votre bénédiction pour eux et me flatte que vous me l'accorderez. Contentez-vous qu'en reconnaissance je pousse mes voeux les plus ardents vers le ciel pour vous, et soyez persuadé que je suis avec toute la soumission possible, mon très cher et honoré père, votre très humble et obéissante fille,

 J. Renaudin Robert.

 Leyde, ce 18 février 1706.

 Je vous dirai que nous gagnons doucement notre vie, avec peine et l'aide de nos amis. Comme je n'aspire point à des richesses et que, d'ailleurs, il faut être content de l'état auquel Dieu nous met, je le serais assez, pourvu que Dieu me fasse la grâce de vous embrasser encore une fois. C'est là ma plus grande ambition et où je borne tous mes souhaits...

Nous nous proposons, ma soeur (2) et moi, de faire un voyage à Amsterdam, à la fin de ce mois. Après quoi, nous devons sevrer nos enfants, quoiqu'ils n'auront que dix mois. Ils se donnent, aussi que nous, assez de peine à élever leur petite famille. Leur négoce va passablement. Chez mon oncle, ils se portent tous bien et prospèrent de jour en, jour. Ma tante a tiré cette semaine mille francs à la loterie. On nous a dit que mon oncle, avec un de ses amis, en a aussi tiré cinq mille. Il nous faudrait une pareille aventure.

(En post-scriptum). Je crois que vous recevrez en peu un fromage, par la voie de mon beau-père.




MARIE GEBELIN

vers 1668-1729


 « Et huit jours avant la mort de Louis XIV, en 1715, ce fut un garçon de vingt ans, Antoine Court, qui eut l'audace de constituer, avec quelques prédicants et quelques « laïcs éclairés » le premier synode du Désert, et de « replanter » ainsi l'Église que le roi agonisant croyait avoir détruite. » (G. Goyau, Histoire religieuse de la Nation Française, p. 467). La mère de ce grand « replanteur » du protestantisme s'appelait Marie Gebelin.

Elle naquit vers 1668 au mas de Gebelin, commune de Saint-Pons, près de Villeneuve-de-Berg (Ardèche). À seize ans, elle épousa Jean Court, cardeur de Villeneuve (contrat du 27 avril 1684). À trente et un ans, en juin 1699, elle était veuve avec trois enfants, Antoine, Jeanne et Suzanne. Elle mourut à soixante et un ans, le 18 octobre 1729, à Villeneuve. (Renseignements communiqués par Charles Bost.)

Fervente huguenote, dévouée, toute bonne, mais très ferme et sévère, recommandant au maître d'école de recourir au fouet si Antoine n'était pas docile. Elle allait aux assemblées de culte tenues par des prédicantes. Son fils adolescent l'y accompagna, et y fit maintes fois la lecture et la prière ; il voulait devenir « prédicateur ».

Cinq lettres de Marie Gebelin dans les « Papiers Court ». Trois parlent de la peste qui éclata en 1720 et fit d'horribles ravages en Provence et en Languedoc. Nous y voyons très énergiquement formulée cette idée qui domina la pensée religieuse des Réformés aux XVIIe et XVIIIe siècles, à savoir que toute souffrance, individuelle ou collective - maladie, épidémie, persécution - est un châtiment infligé par Dieu à l'homme à cause de ses péchés.

B.S.H.P.F. Copie des Papiers Court de la Bibliothèque publique de Genève, 601, Lettres à A. Court, t. II, p. 224, 336, 779, 889 (Texte Original, n° 1, t. II, f. 215, 299, 589, 655.)

 ÉDITION : Edmond Hugues, Mémoires d'Antoine Court, Toulouse, 1885, p. 211.

 À CONSULTER : Ed. Hugues, Antoine Court, Histoire de la Restauration du Protestantisme en France au XVIIIe siècle, Paris, 1872.



 LA PESTE DE 1720 ET 1721.

 À Villeneuve-de-Berq, ce 25 août 1720.

 Mon cher fils, ... Je vous prie de vous perfectionner toujours de plus en plus et de vous avancer dans la vocation que Dieu vous a fait la grâce de faire... Quant au bruit du mal contagieux qu'on dit être à Marseille, on compte qu'il est que trop véritable, car on fait garde dans toutes les villes, tant du Languedoc, Provence, Dauphiné et presque par toute la France, et on doute bien d'autre chose. C'est la cause qu'on fait garde partout avec tant d'exactitude, que personne ne peut presque aller ni venir, ni commercer en aucun endroit. C'est pourquoi je vous prie de demeurer encore quelque temps à Genève.

 12 décembre 1720.

 Les afflictions que nous avons sont grandes, mais il les faut prendre comme venant à cause de nos péchés, et se soumettre tous entre les bras de sa divine Providence. Nous avons bien langui d'avoir tant tardé à recevoir de vos chères nouvelles... Nous espérons d'avoir le bonheur de vous embrasser tout de bon, moyennant la grâce de Dieu, pourvu que ce mal contagieux se passe ; donc il est fort allumé par toute la Provence, et il y a toujours des nouvelles qu'il s'allume davantage, et nous vous demandons avec grâce de prier Dieu pour notre conservation.

 12 octobre 1721.

 Quant à ce grand fléau dont nous sommes, menacés et qu'il est à notre porte, cela fait beaucoup de peine, mais toutefois la volonté de Dieu soit faite et non pas la nôtre. Ce mal contagieux n'est qu'à quatre ou cinq lieues de chez nous, car il est à Saint-Ginieys (Saint-Genest de Beauzon), à demi-lieue en delà de joyeuse, et reconnu être en plusieurs villages de ce côté-là, où l'on fait continuellement des lignes, gardées par des gens de guerre, afin qu'aucune personne ne passe en deçà d'Ardèche, à peine d'être fusillée. Nous travaillons actuellement à clore tous nos faubourgs en y laissant des portes aux principales avenues et faisant garde continuelle. Veuille le Seigneur nous en préserver par sa sainte grâce... Vous nous marquez que vous aviez donné ordre à de vos amis de nous faire savoir de vos nouvelles. Cependant nous en avons point reçu depuis votre dernière lettre, que nous en étions fort en peine.

 21 janvier 1722.

 Je suis ravie d'entendre les bons témoignages qu'on rend de vous, et surtout que vous profitez de plus en plus. Agissez toujours avec prudence dans vos affaires, et souvenez-vous qu'en vain auriez-vous fait un bon commencement, si vous ne continuez ; car ce ne sera pas votre commencement qui couronnera votre ouvrage, mais la fin, car la fin couronne l'oeuvre. Je ne vous marque rien de nouveau que comme l'ordinaire, (jamais) la santé mieux établie dans ces endroits, et jamais tant de crainte du mal. Enfin c'est un bruit confus que personne n'y peut rien comprendre. Il faut bien croire que ce sont nos péchés qui nous attirent ces choses...


(1) Chirurgien de marine. Un aventureux, ce Pierre, comme, plus tard, son arrière-petit-neveu Pierre Loti.

(2) La femme de son frère Samuel Renaudin.
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