Elle était le troisième enfant
d'Antoine Molinier, négociant à
Cournonterral (Hérault), et d'Alix ou
Elisabeth Baudoin. Elle avait trois jours lorsqu'on
la baptisa, le 30 septembre 1684, à
Nîmes, et elle avait un an lorsque ses
parents s'enfuirent avec ses deux frères.
Des tantes la recueillirent.
En 1698, un ordre de Bâville la
faisait enfermer à l'École Royale de
Montpellier, d'où elle réussit
à s'évader, le 1er novembre, jour de
la Toussaint 1699 : elle avait quinze ans. De
Nîmes, elle gagna Genève, sous la
protection du guide André ; puis, fin
mai 1700, se rendit en Hollande et de là
passa en Angleterre. À Londres, en avril
1714, elle épousa David de Montolieu,
seigneur de Saint-Hippolyte de Caton, baron du
Saint-Empire romain, qui était venu en
Angleterre en 1688 avec Guillaume d'Orange, et qui
mourut général en 1761. Elle en eut
trois enfants, deux filles et un fils, pour qui
elle écrivit son captivant récit.
ÉDITION : Proceedings du Bulletin de la Huguenot Society of London, 1912, X, p. 156. Bull. LXII. 1913, p. 441.
UNE ASSEMBLÉE DANS UNE GROTTE.
Il se faisait souvent des assemblées aux
environs de ce village ; ma tante et mon oncle
Molinier n'en manquaient que rarement. J'avais
prié instamment ma tante de m'amener avec
elle à une assemblée, ce qu'elle fit.
Je désirais avec ardeur de voir un ministre.
C'était à quelques milles de Cournon,
dans un bois, que l'assemblée se fit. Nous
partîmes entre neuf et dix heures du soir, en
hiver, et marchâmes à travers des
bruyères, et de temps en temps nous
trouvâmes des sentinelles qui nous montraient
le chemin. Enfin nous arrivâmes au pied d'une
montagne, qui nous offrit une ouverture comme celle
d'un four. L'on nous fit entrer dans cette grotte,
où, à ma grande surprise, je vis deux
grandes chambres qui allaient d'une à
l'autre et toutes remplies de monde
(1).
Dans la première se rendit le
ministre, habillé en officier, ce qui me
surprit. Il prit pour texte :
« Sortez de Babylone, mon peuple, de peur
que vous ne participiez à ses
plaies. » Après le sermon, ceux
qui voulaient communier entrèrent dans
l'autre chambre, où la table était
dressée.
MARIE S'ENFUIT DE L'ÉCOLE ROYALE.
Dans cette maison, il y avait deux tables pour
les pensionnaires : l'une s'appelait la table
des pauvres, et l'autre celle des riches, où
on mangeait avec les soeurs. Je leur dis que je
voulais être mise à
celle des pauvres, mais elles ne voulurent jamais
me l'accorder. L'on défendit à ma
tante et à tous mes parents de venir me
voir. Cela m'affligea beaucoup, mais il fallait se
soumettre sans répliquer. Aussi mes parents,
furent-ils bien observés tout le temps que
j'y restai. Ils venaient chez un potier
d'étain qui demeurait vis-à-vis de
l'École ou chez une amie qui était
à côté (tous les deux
protestants), pour me voir par la
fenêtre.
Le soir, l'on faisait la prière
en latin. J'étais obligée d'y
assister. Je n'y entendais rien, ni elles non
plus... Un jour, je trouvai le Nouveau Testament de
Louvain, qu'on avait imprimé pour satisfaire
les Convertis, qu'ils ont traduit à leur
manière. En l'ouvrant, je trouvai le passage
de saint Paul, où il dit :
« Mangez tout ce qui se vend à la
boucherie, sans vous enquérir pour la
conscience. » je le portai à la
soeur et lui dis : « Pourquoi faire
maigre, puisque cela ne fait rien pour la
conscience, viande ou poisson ? »
Elle fut si embarrassée à me
répondre, que le livre fut pris et
caché, et je ne le vis plus.
... il était presque nuit et
pleuvait un peu. J'étais dans un coin
à me lamenter dans mon coeur, lorsque le
Puissant de Jacob vint à mon secours. C'est
à Lui seul que je dois ma délivrance,
et non à aucun secours humain, son doigt y
est marqué dans les circonstances... Je fus
machinalement demander à la soeur la Mer de
me laisser monter à ma chambre. Elle me
l'accorda et me donna deux filles papistes pour
m'accompagner, ne voulant pas me laisser seule. Ces
filles couchaient dans la même chambre.
Étant entrée, je m'assis au pied du
lit, près de la porte, fort rêveuse.
Ces filles commencèrent de se
déshabiller et me demandèrent
pourquoi je ne faisais pas de même. Dans le
moment, le bon Dieu me mit dans
l'esprit de descendre, et comme il arriva à
Saint-Pierre, l'ange me prit par la main. Je me
levai sans savoir ce que je faisais ; les
filles étant à moitié
déshabillées ne purent me
suivre.
Étant descendue, je me plantai
devant cette porte qui renfermait toute la
société, ne sachant ce que je devais
faire, ou de frapper ou de descendre les autres
degrés qui menaient à la rue. Je
levai mon coeur avec ardeur à mon Dieu, en
récitant le psaume 142, en mémoire de
mon cher grand-père Baudoin, qui avait
été mis à l'Inquisition. Me
rappelant que j'étais dans le même
cas, je me servais de même moyen, en priant
Celui qui peut délivrer de la gueule des
lions, disant : « Tire-moi de cette
prison, afin que je chante ton
nom ! »
Soudain, je me sentis un si grand
courage que je descendis le degré et me fus
cacher derrière la porte où il y
avait une petite grille (2)... Ne
voyant personne, je sortis
et
me mis à courir de toute ma force chez le
potier.
Il était seul dans sa boutique
quand j'entrai. Je le surpris si fort que, sans
rien me dire, il courut à sa femme qui
était dans une chambre à
côté. « Voilà cette
jeune demoiselle, dit-il, qui s'est
échappée du
couvent ! » Elle vint tout
effrayée et me dit :
« Hélas ! que puis-je faire
pour vous ? » je la tirai d'embarras
en lui disant d'appeler mon amie, ce qu'elle fit.
Mon amie étant venue, elle voulait m'amener
chez son oncle. Comme nous étions
prêtes à partir, une femme entra,
à qui l'on conta l'affaire. Ce fut comme une
Achitophel pour moi. Elle dit à mon amie
qu'il me fallait changer de robe, crainte que je ne
fusse reconnue dans le chemin... Cette femme
voulait être mon guide
pour m'amener chez l'oncle de
mon amie, qui demeurait à un des faubourgs
de Montpellier. Étant arrivée chez
cet honnête homme, il me reçut d'une
manière si évangélique, qu'il
fit mettre tous ses enfants à genoux et fit
la prière pour rendre grâce à
Dieu de ma délivrance. Cette femme s'en
alla, et je ne l'ai vue ni connue depuis.
LES CHEMINS DE L'EXIL : PAR TERRE.
... (A Nîmes) mes cousines me
reçurent, non sans une grande frayeur,
craignant que je ne fusse découverte chez
elles. De mon côté, l'idée
d'être reprise me donna des agitations si
grandes, que souvent j'ai été sur le
point de me jeter d'une fenêtre qui allait
sur des tuiles où je me serais
estropiée.
... Le jour de mon départ
étant arrivé, mes cousines vinrent me
prendre pour aller trouver le guide qui avait
donné rendez-vous dans le chemin
d'Uzès. Nous allâmes à un mille
de la ville, à une métairie de
Méran, qui était près du
chemin, d'où nous pouvions voir passer notre
guide. L'ayant aperçu, j'embrassai mes
cousines, et je sortis toute seule de la maison
pour que l'on soupçonnât rien, et je
fus trouver mon guide. Quelle surprise pour moi de
voir avec lui cette fille Roquette qui avait
été menée au couvent en
même temps que moi... Comme l'on m'aidait
à monter à cheval, je vis sortir tout
d'un coup d'un fossé deux messieurs qui
vinrent m'embrasser ; l'un était un ami
de mon père, l'autre un parent de ma
mère. Ils recommandèrent fort au
guide d'avoir soin de moi. Il leur promit et leur
tint bien parole, car c'était un
honnête homme, qui ne voulait nous confier
qu'à ses yeux.
À Uzès, nous
logeâmes chez un protestant. Notre guide
était fort connu sur la route, faisant ce
voyage plusieurs fois l'année ; l'on
avait beaucoup d'égards pour lui. Il avait
plusieurs mulets chargés de marchandises et
des valets pour les conduire, lui était
monté à cheval, moi sur un petit
bidet, et la Roquette sur un mulet. Quand nous
approchions des endroits où il y avait des
gardes pour arrêter les personnes qui
sortaient du royaume, il prenait la Roquette
derrière lui et quittait le grand chemin, et
par des sentiers détournés nous
rejoignions, quand le mauvais pas était
passé, les mulets chargés qui
suivaient toujours la grande route.
Au Pont-Saint-Esprit, il nous fit passer
le Rhône en bateau, à deux
portées de mousquet du port. Arrivés
à Montélimar, au signe du Mouton,
l'hôte entra dans ma chambre pour me demander
permission qu'un officier soupât avec nous.
Je lui dis qu'il fallait la demander à
maître André, notre conducteur.
L'ayant obtenue, je vis entrer cet officier,
âgé environ vingt-cinq ans.
Après, les premiers compliments, il me dit
qu'il était protestant et qu'ayant appris
l'arrivée de maître André avec
deux jeunes filles, la curiosité l'avait
porté à nous voir et nous offrir de
nous recommander à notre guide...
Arrivés dans un village
frontière de la Savoie, il (maître
André) nous mit dans une maison, et nous dit
de nous tenir bien cachées, que nous
devions, dans la nuit, passer dans, les terres de
Savoie. Nous fûmes tout le jour en
prière pour demander à Dieu sa
protection. Sur les dix heures du soir, je vis
entrer notre guide avec un autre homme. Ils
montèrent à cheval et nous prirent en
croupe. Nous marchâmes presque toute la nuit.
Étant arrivés au bord d'une
rivière, nous la guéâmes ;
étant de l'autre côté, le guide
me dit : « je vous félicite,
vous voilà en
sûreté dans la
Savoie ! » Pour lors, le roi de
Sardaigne donnait passage aux fugitifs sur ses
terres.
Nous allâmes à
Chambéry et de là à
Genève. Je descendis auprès des Trois
Rois. Il me laissa dans une boutique dont la
maîtresse était d'Uzès, pour
aller mettre ses chevaux à l'écurie.
Dans cet intervalle, je demandai à la
marchande si je ne pouvais pas voir une
église. Elle me mena à Saint-Gervais.
Je me sentis une si grande joie qu'il m'est
impossible de l'exprimer, de me voir dans la maison
du Seigneur. Le zèle que j'avais alors me
fait honte aujourd'hui pour mon refroidissement.
« Issue d'une des premières
familles, et des plus riches, d'Uzès, elle
s'exila, et ses cinq enfants la suivirent à
Lausanne. Ses deux fils combattirent pour le prince
d'Orange, en Irlande ; à la bataille de
la Boyne, où ils furent tués, ils
entraînaient les soldats languedociens en
leur criant : « Anen, zôu, li
gènt d'Aurenge ! En avant, les gens
d'Orange ! »
Une de ses filles épousa un de
Bercher, de Lausanne ; une autre dirigea
l'hôpital de Lausanne. Nous avons d'elle une
lettre à son mari, David de Pérotat,
seigneur de Saint-Victor, resté en France.
Du 13 septembre 1703. On était en pleine
guerre camisarde. Arrêté à
Montpellier, dans les derniers jours de mars 1704,
M. de Pérotat fut conduit à la prison
de Pierre Scize, à Lyon. Il avait 80 ans, On
l'accusa de faire semblant d'avoir des
procès au Parlement de Toulouse, d'où
il écrivait à Montauban et en
Guyenne, demandant aux Nouveaux Convertis des
secours pour les Camisards. C'est le catholique
Louvreleuil qui l'affirme. » (Note
manuscrite de Charles Bost.) David de
Pérotat mourut en prison, vers
1708.
La lettre dont nous citons les principaux
passages a été retrouvée aux
Archives de l'Hérault (dossier
Pérotat) par la baronne de Charnisay ;
M. Charles Bost a bien voulu nous la communiquer.
Lisez ces adjurations, pleines de dignité et
de force, d'une femme qui somme religieusement son
mari de venir la rejoindre en Suisse. Elle le croit
indifférent, endurci ; et lui ne pense
qu'à se procurer des subsides qu'il fait
passer aux Camisards.
À CONSULTER : Baronne de Charnisay, Un gentilhomme huguenot au temps des Camisards, le Baron d'Aigaliers, Musée du Désert, en Cévennes, 1935.
LETTRE À SON MARI, QU'ELLE EXHORTE À S'EXILER.
Le 13 septembre 1703.
J'ai reçu votre lettre du 4 de ce
mois.
Il me serait bien difficile de vous exprimer
tout le déplaisir que votre
procédé me donne. Nous vous
écrivons sur des matières importantes
et qui vous devraient bien tenir au coeur, et vous
êtes plus d'un mois sans y répondre,
et enfin, de quelle manière le
faites-vous ! Votre lettre ne roule que sur
des choses de néant. Vous dites en passant
qu'il faut attendre, un autre temps pour ce que
nous vous proposons. Bon Dieu, quel
endurcissement ! Le temps et les saisons
sont-elles en votre puissance ? Avez-vous fait
accord avec la mort ? Je vous avoue que je
suis dans la dernière désolation de
voir que vous touchez à votre fin, sans
qu'il me paraisse que vous y fassiez la moindre
attention.
Je sais que votre chute (3) de
Toulouse vous
a fort affaibli. Je ne puis pas
me flatter qu'à mesure que l'homme
extérieur déchet en vous, l'homme
intérieur se renouvelle, ce qui me perce le
coeur. Je prie Dieu sans cesse qu'il lui plaise
vouloir toucher le vôtre. Priez l'en aussi,
je vous en conjure, mon cher mari, puisque nous ne
sommes pas capables de nous-mêmes d'avoir une
bonne pensée.
Je vous prie de considérer le bon
support dont Dieu a usé envers vous, et quel
est l'usage que vous en faites ! Je crains
avec raison que sa patience ne se change en fureur
contre vous, qui croupissez volontairement dans
l'état du monde le plus malheureux à
tous égards ; il l'est d'autant plus
que vous n'en (ne) soitez (souhaitez) pas le
changer : c'est ce que votre conduite me
persuade.
Je vous conjure, au nom de Dieu, de vous
réveiller de votre léthargie et de
penser chaque jour à votre fin, qui est
peut-être plus près que vous ne
pensez.
Si vous aviez quelque reste d'amitié
pour moi, vous devriez bien vous faire des
reproches, des déplaisirs mortels que vous
me donnez, et à toute notre famille qui ne
cesse de gémir de votre état. Voyez
depuis quel temps nous sommes dans l'attente sur
votre sujet. Je vous déclare que je ne vous
laisserai jamais de repos, à moins que vous
me marquiez que votre intention n'est pas telle que
je le souhaite. Expliquez-vous donc, je vous en
conjure, mon cher mari, afin que je ne me consume
plus en soins inutiles et vains.
Vous m'opposerez, sans doute, les
difficultés que vous croyez qu'il y a
là-dessus. À quoi j'ai à vous
dire que j'aurais des voies sûres pour cela.
Il ne s'agit que de vouloir...
Faites-moi réponse, s'il vous
plaît, au plus tôt, par la même
voie que je vous écris aujourd'hui...
Adieu, toute à vous.
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