Antoine d'Aliès, seigneur et baron de
Caussade, conseiller du roi en son Conseil
d'État, refusa d'abjurer à la
Révocation et, en 1686, parvint à se
réfugier en Suisse, où le suivirent
plusieurs de ses enfants. Les deux filles
aînées, Marthe-Marie de Caussade et
Marthe de Réalville, habitaient encore
Paris, rue de Seine, avec leur mère,
demoiselle Marthe de Garrisson, en 1689. Elles
avaient 21 et 20 ans. Elles s'absentèrent,
sous prétexte d'aller voir une de leurs
parentes à la campagne, et ne revinrent pas.
L'admirable lettre qu'elles écrivirent
après leur évasion est de la main de
Marthe-Marie.
Elle épousa, en 1717, Jean Robert
Tronchin, et sa soeur, B. J. Courault, sieur du
Portail, lieutenant général en
Prusse.
« NOS CONSCIENCES EN LIBERTÉ. »
Lettre de deux filles à leur mère
Ce 8 octobre 1689.
C'est avec un extrême déplaisir, ma
très chère mère, que nous vous
rendons compte de notre départ. Nous ne
doutons pas que vous n'en receviez beaucoup de
chagrin, mais nous vous prions très
humblement de n'avoir pas la pensée que nous
manquions de respect et d'obéissance envers
vous. Il y a longtemps que nous aurions pris ce
parti, si nous ne vous y avions pas vue trop
opposée, mais enfin, ma très
chère mère, il y avait
déjà trop de temps que nous
résistions aux violents désirs que
nous avions de mettre nos consciences en
liberté.
Nous avons obéi à tout ce
que vous avez soité (souhaité) de
nous, en écoutant tous ceux qui nous ont
voulu donner des instructions. Dieu nous a
fortifiées contre toute sorte de tentations,
et tout ce que nous avons appris par les livres ou
par les conversations n'a point effacé les
premières lumières que
vous-même nous avez inspirées dans
notre première jeunesse. Il ne faut point
vous dissimuler, ma très chère
mère, que nous avons demandé pardon
à Dieu des efforts inutiles que nous avons
faits, pour arracher de nos coeurs l'attachement
que nous avons pour la véritable Religion
que nous croyons professer. Mais ce qui a le plus
contribué à nous faire prendre ce
parti a été le danger où nous
nous trouvions exposées.
Vous savez les premières alarmes
que nous donnèrent l'enlèvement de
nos amies, Mesdemoiselles Dolon, et
l'emprisonnement (à la Bastille)
de notre cher oncle, Monsieur le
comte de Vivans. Il est vrai que nous avions
trouvé un remède apparent contre ces
frayeurs dans l'asile que notre oncle, Monsieur
d'Aliès, nous avait donné dans sa
maison, mais c'est ce qui nous a causé le
plus de peine et d'embarras. Les bontés
qu'il nous a témoignées nous
engageaient à beaucoup de
reconnaissance ; il fallait, pour cela, entrer
dans ses sentiments, et c'est ce que nous ne
pouvions faire. Toutes ses conversations ont
toujours été sur la religion
catholique dans laquelle il est fort instruit. Il
nous a pressées là-dessus trop
vivement, quoique avec beaucoup de
charité ; son zèle est
allé jusques à nous
représenter que, si nous ne prenions pas le
parti qu'il nous inspirait, il ne pouvait
peut-être pas empêcher qu'on ne nous
mît, comme tant d'autres, dans un couvent.
En vérité, ma très
chère mère, c'est ce qui a
achevé de nous désespérer. Nos
pensées ne dépendent point de nous,
Dieu seul en est le maître, et c'est lui qui
s'en est réservé
l'autorité.
Nous ne doutons pas qu'outre les
chagrins que nous vous donnons, vous ne nous
reprochiez peut-être que nous allons nous
exposer à être misérables.
Mais, ma chère mère, ne nous
alléguez point des raisons humaines. Dieu
aura pitié de nous et sa bonne Providence ne
nous abandonnera point, et quand nous serions assez
peu raisonnables pour mettre en balance notre
devoir envers Dieu avec les commodités de la
terre, serions-nous plus heureuses, en demeurant en
France auprès de vous, que dans les pays
étrangers ? Nous ne voyons que trop, ma
très chère mère, que notre
famille est dans la dernière
désolation, et peut-être à la
veille de n'avoir pas de pain ; après
tant de pertes que vous avez souffertes tout
nouvellement, on vous demande encore quarante mille
livres. Que vous restera-t-il
pour vous et pour un si grand nombre
d'enfants ? Ainsi, ma très chère
mère, il vaut bien mieux, pour notre repos,
que nous allions servir hors de notre patrie que
d'y languir avec la secrète
persécution dont nos consciences
gémissaient...
Fille de Josias de Robillard et de
Marie de
La Rochefoucauld, elle avait seize ans lorsqu'elle
quitta La Rochelle et sortit de France, avec ses
petits frères et soeurs. Sa mère
réussit, de son côté, à
gagner l'Angleterre. De là, elles se
rendirent en Hollande, s'installèrent
à Leyde d'abord, puis près de La
Haye, où Josias de Robillard les rejoignit
en juillet 1688.
Suzanne épousa, le 12 décembre
1692, Charles de La Motte-Fouqué, baron de
Saint-Surin et de Tonnay-Boutonne. Celui-ci avait
abandonné, depuis 1685, « pour ne
rien faire contre sa conscience », la
plus ancienne baronnie de Saintonge et un revenu de
plus de vingt mille livres. Il était bien
plus âgé que Suzanne, et il mourut en
1701, la laissant dans le dénuement avec
trois petits garçons et réduite
à implorer la charité des
États-Généraux des Pays-Bas.
Notre héroïne fut la mère
du célèbre général de
La Motte-Fouqué, l'ami de
Frédéric II, et la bisaïeule du
gracieux auteur d'Ondine. Le récit de sa
fuite, dont le manuscrit se
trouve à la Bibliothèque de
Darmstadt, Hesse, ne manque pas de pittoresque.
ÉDITION : Der Deutsche Hugenott (Berlin), février 1984, p. 12. Bull. XVII, p. 489.
À CONSULTER : Gabriel Monod dans Bull. XVII ; et. Bull. XXXIX, 1890, p. 137.
LES CHEMINS DE L'EXIL : PAR MER.
Quatre matelots se trouvèrent sur le
rivage à marée basse, nous prirent
sur leurs épaules, moi avec ma petite soeur
entre mes bras sur la tête de l'un ;
ainsi nous portèrent-ils au navire, et nous
firent entrer dans la cache qu'ils y avaient fait,
dont l'ouverture était si petite qu'un homme
était dedans pour nous y tirer. Après
que nous y fûmes placés et assis sur
le sel, ne pouvant y être en d'autre posture,
on referma la trappe, et on la goudronna comme le
reste du vaisseau pour qu'on n'y pût rien
voir. Le lieu était si bas, que nos
têtes touchaient aux planchers
d'en-haut ; nous primes soin de tenir nos
têtes droit sous des poutres, afin que, quand
les visiteurs, selon leur belle coutume,
larderaient leurs épées, ils ne nous
perçassent pas le crâne.
Aussitôt nous être embarqués, on
mit à la voile, et les gens du roi y vinrent
faire leur visite. Nous eûmes le bonheur de
n'y être ni trouvés ni
découverts, de même qu'à la
seconde et troisième fois.
Le vent, qui nous était
favorable, nous porta, le 28e (d'avril), dès
onze ou douze heures du matin, hors de vue de tous
les ennemis de la vérité. Il
était temps, car nous étouffions dans
ce trou, et croyions y aller
rendre l'âme, aussi bien que tout ce que nous
avions dans le corps. On nous donna de l'air, et en
sortîmes, quelques heures après, plus
morts que vifs. Notez pourtant que, malgré
ce mauvais état, toute ma jeunesse ne jeta
ni cris ni plainte, et qu'après, tous
sentirent beaucoup de joie d'être hors de la
tyrannie.
Nous abordâmes à Fallmouth,
petite ville en Angleterre, où notre
capitaine avait résolu de nous laisser,
quoiqu'elle fût éloignée de
trente lieues de celle où il s'était
engagé de nous mener. Il me demanda le reste
de l'argent que je lui devais donner. Je le trouvai
injuste et j'en portai mes plaintes au gouverneur
de ladite ville, qui m'écouta favorablement,
et me reçut chez lui avec toute ma suite,
avec mille marques de bonté et de
compassion. Il obligea le maître du vaisseau
à nous reprendre et à nous rendre au
lieu que nous étions convenus avec lui,
à peine d'en être puni, s'il
contrevenait à ses ordres... M'étant
aperçue qu'il nous reprenait contre son
gré et avec chagrin, je jugeai qu'il
pourrait nous mal nourrir, quoiqu'il se fût
engagé par notre accord. Pour y
suppléer, je me pourvoyais de provisions,
qui nous furent très nécessaires,
puisque nous fûmes vingt-quatre heures dans
son vaisseau sans nous offrir à boire ni
à manger.
Le lendemain, 6e (de mai), la mer devint
si calme que nous n'avancions point, ce qui rendait
le maître du navire encore plus chagrin.
Plusieurs de ses gens, pour s'occuper, prirent des
lignes pour pêcher. Je les priai de m'en
donner une, qu'ils m'accordèrent ;
j'eus le bonheur de prendre, dans mon
après-dîner, sept gros poissons qu'on
appelle maquereaux, poissons excellents à
manger. Ma bonne pêche mit mon capitaine en
belle humeur. (Il) commença à me
parler et le soir m'en envoya, et à ma
troupe, trois tout cuits et bien
apprêtés, ce qui
nous fut aussi nécessaire
qu'agréable, puisque nos provisions
étant dès lors à peu
près finies.
Lorsque nous crûmes être
bien rapatriés avec lui, le septième
jour à neuf heures du soir, nous vîmes
aborder le vaisseau. On nous fit descendre tous,
avec le peu de nippes que nous avions. Sur ce
rivage ou petit port, il ne nous parut ni ville ni
maison. La peur nous prit, et ce ne fut pas sans
raison, de nous voir dans un lieu qui nous semblait
un désert. Le capitaine vint à moi,
d'un air fort résolu, me dire :
« De l'argent, de l'argent ! Les
cinq cents livres que vous me devez
encore ! » Je lui répondis
que sa demande était injuste, puisqu'il ne
nous menait pas à Tapson, près de
Exceter, où il avait promis de nous laisser.
Il fallut néanmoins le payer. Après
quoi il remit à la voile, et nous
restâmes dans ce lieu qu'on nommait Falcombe,
à vingt lieues de Tapson où nous
devions, aller, et l'avions ainsi stipulé
avec cet honnête homme qui ne se laissa point
fléchir à toutes mes paroles,
quoiqu'accompagnées de larmes et de
sanglots, que moi et ma troupe jetions, qui
était de sept personnes, qui croyions
être perdues.
Les lamentations que nous faisions, et
la curiosité, attira dans ce même lieu
quelques enfants, à qui nous fîmes
pitié. Ils allèrent d'eux-mêmes
chercher un homme, mais qui ne parlait point le
français, ni nous l'anglais. Ne pouvant nous
faire entendre, il nous demanda si nous parlions
latin. Je dis « oui », tout
d'abord, en ayant appris quelques mots avec mes
frères. Il dit :
« Bon », nous prit par la main,
et fit porter la plus jeune de mes soeurs à
un quart de lieue de là, où
était une auberge où il nous mena.
Nous y ayant laissés, il alla ensuite
chercher un ministre, à qui il raconta la
troupe de jeunes personnes qu'il avait
trouvée sur le bord de la mer et
amenée audit lieu où
nous étions ; que
nous ne parlions point l'anglais, ni lui le
français ; aussi ne savait-il pas ce
que nous souhaitions ; qu'une jeune dame avait
dit savoir le latin.
Ce pasteur vint, m'aborda d'une
manière obligeante, me faisant un grand
discours en latin, à quoi je ne pus
répondre ni l'entendre, je demeurai à
peu près muette. Notre triste situation, mes
larmes et celles que mes frères et soeurs
versaient à mon imitation, attendrirent si
fort cet honnête homme, qu'il nous promit de
nous aider en tout ce qu'il pourrait, comme
effectivement il le fit, et comprit peu à
peu où nous voulions aller et d'où
nous venions.
Mes mots de latin me furent fort utiles.
Je lui fis voir que j'avais encore quatre louis
d'or, ainsi que ce n'était point l'argent
qui me manquait ; je le priai de souper avec
nous, ce qu'il n'accepta point, mais dit qu'il
reviendrait le lendemain, à huit heures du
matin, où il me montra, plus par figures
qu'en paroles, qu'il avait loué une chaloupe
où nous devions nous mettre, que je devais
donner deux louis d'or au maître pour nous
mener à Tapson, avec une lettre pour un
monsieur chez qui nous devions descendre, qui nous
devait bien recevoir et fournir d'ailleurs ce que
nous aurions besoin pour nous rendre à
Exceter.
La recommandation nous fut très
utile. Nous y arrivâmes le dimanche, entre
onze heures et midi; il nous donne un bon
dîner, un quartier de boeuf rôti
excellent ; en attendant, il nous fit trouver des
chevaux, les uns sellés pour les plus grands
de nous, les autres avec des bâts et
mannequins ou corbeilles pour y mettre les enfants,
avec un homme pour nous conduire à Exceter,
où nous arrivâmes un peu devant deux
heures après midi, chez le ministre
français, nommé M. Sausai, ci-devant
ministre de l'église de Tonnay-Boutonne,
en Saintonge, fort de notre
connaissance, qui n'eut pas peu de joie de nous
voir, et nous pas moins de l'avoir trouvé et
d'être heureusement arrivés dans ces
heureuses contrées. Il allait monter en
chaire ; il retarda son sermon d'un quart
d'heure, pour que nous eussions la consolation
d'aller l'entendre, et rendre grâces à
Dieu de nous avoir délivrés des
ennemis de notre sainte Religion.
... Je croyais déjà jouir
des délices : du paradis, et ne trouvai
nulle peine à faire même des ouvrages
grossiers, à quoi je n'avais point
été élevée. Je louai
des chambres pour me loger avec ma troupe, et fis
de mes mains deux matelas pour nous coucher,
j'empruntai un berceau pour y mettre ma petite
soeur... Je tins mon petit ménage avec ma
petite famille, à laquelle je servais de
mère, tout le temps que nous étions
privés de la nôtre. ... Enfin,
après trois mois passés, elle nous y
vint trouver... Cette illustre mère arriva
avec mon frère aîné et une
servante. La nuit se passa à pleurer de joie
de nous retrouver ensemble, et à nous
embrasser. Je me levai à six heures du
matin, à quoi j'étais
déjà accoutumée ; je fis
du feu, et mis le pot pour faire de la soupe ;
j'allai ensuite chercher à la boucherie de
quoi régaler cette bonne mère et mon
frère qui, de joie, n'avaient rien pu
manger, le soir d'avant, d'autant que, ne les ayant
point attendus, nous avions soupé, et rien
de bon à leur donner. Cette bonne
mère parut contente des soins et peines que
j'avais pris de mes petits enfants, car c'est la
raison pourquoi on m'appelait à Exceter: la
mère aux petits enfants.
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