Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

MARIE DE SERS

(1688)

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 La lettre suivante fut écrite du port de Toulon et communiquée à Jurieu par un pasteur du Midi, de Sers, avec cette attestation : « je certifie que l'original de la présente copie m'a été écrit par ma fille susnommée, de sa propre main. Sers. Le 1er d'avril 1688. » Nous n'avons pu trouver de renseignements sur cette vaillante « confesseuse ».

 ÉDITION : Jurieu, Lettres pastorales, Il, lettre 15, p. 358.


 DÉPORTÉE !

 Monsieur et très honoré père et ma très chère mère, quoique je vous aie écrit du port de Marseille dès que je fus embarquée, je ne veux pas laisser de vous écrire celle-ci, pour vous dire que l'on nous porte en droite ligne à la Martinique et de là à l'île de Saint-Dominique.

De Marseille jusqu'ici, je fus fort incommodée, mais présentement je n'ai pas la moindre incommodité que celle d'être fort pressée. Car nous sommes 45 femmes dans une petite chambre où nous avons peine de nous pouvoir coucher, et dans une autre, qui n'est pas plus grande, il y a pareil nombre d'hommes ; et sur un autre vaisseau, il y a autant d'hommes et de femmes, tous destinés pour faire le même voyage.

Et je puis vous assurer qu'il n'y en a pas un qui ne s'estime heureux de souffrir pour la gloire de Dieu, et pour moi, je ne me suis jamais trouvée d'une si grande tranquillité d'esprit que je me trouve présentement ; à même temps que Dieu m'abat d'une main, il me relève de l'autre, et j'espère de sa grande miséricorde qu'avec la tentation il me donnera l'issue, en telle manière que je pourrai la supporter, et me tirera un jour par les cordeaux de son humanité au port de salut. Il est fidèle en ses promesses et sage en ses conseils et ne permettra pas que nous soyons tentés, par dessus notre portée.

Que la mer gronde et que les flots s'amoncellent, Dieu les tient en sa main, il leur a mis des bornes qu'ils ne sauraient passer sans sa permission. Que pouvons-nous appréhender, combattant sous l'étendard de Jésus-Christ, qui nous dit que qui abandonnera père, mère, soeurs et frères, champs ou vignes pour l'amour de lui ou de son Évangile, en recevra cent fois autant en la vie présente, et après, la vie éternelle. Et comme Dieu a autrefois délivré son peuple d'Israël de la main de Pharaon en lui faisant passer la Mer Rouge à pied sec, il nous délivrera tous de la main de nos persécuteurs en nous faisant traverser toutes les mers heureusement, car toutes choses aident en bien à ceux qui le craignent, leurs maux leur sont remèdes, et s'il a délivré Joseph de la main de ses frères en faisant réussir en bien le mal qu'ils prétendaient lui faire, et Daniel de la fosse des lions, Jonas du ventre de la baleine, que ne fera-t-il pas aujourd'hui en faveur de ses enfants qui abandonnent tout pour le suivre ? On nous dit en partant de Marseille que de grands maux nous attendaient à l'Amérique, mais nous remettons le tout à la Providence de Dieu, sachant que les hommes ne peuvent rien sans sa permission.




Mme DE TILLY

(1690)


 Ce recueil déroule aux yeux bien des tristesses. Montrons, toutefois, un autre aspect des choses, plus paisible, qu'il serait injuste de ne pas voir. Des amitiés entre catholiques et réformés. Une protestante déterminée qui s'adresse en termes gracieux à Huet, évêque d'Avranches, cela est piquant. Jolie note dans ce livre si douloureux.

À Caen, au XVIIe siècle, les dames distinguées tenaient, à l'exemple des Parisiennes de leur monde, de véritables salons littéraires. En voici deux, des plus lettrées : Mme de Tilly, que vous allez lire, et sa soeur, Mlle de Saint-Contest, férue de Socrate, de Platon et d'Aristote, un peu malgré son pasteur, Pierre Du Bosc (le Du Bosc de Mme de Turenne), et qui écrivit, sous la dictée de Claude, une explication de l'épître aux Hébreux. Elles étaient les filles de Tobie Barberye de Saint-Contest et de Jeanne Le Révérend de Bougy, et les cousines de Jacques Moisant de Brieux, le Conrart de l'Académie de Caen, cette soeur cadette de l'Académie Française et la première en date de nos Académies de province, où se voyaient, dans une intimité grave et douce, les « honnêtes gens » des deux religions. Femmes aimables et tolérantes, mais huguenotes dans l'âme, huguenotes « à brûler », et qui suivirent Pierre Du Bosc en Hollande, préférant aux Plus grands biens de la terre le repos de la conscience. Leur tendre « société » adoucit l'amertume des dernières années de l'illustre pasteur. En termes charmants et spirituels, Mme de Tilly s'avouait réduite au plus triste état ; elle n'avait point perdu pour cela sa belle sérénité. Quelle magnifique nature !

Ne négligeons pas de noter que la tolérance était alors à peu près inconnue. Évêque et grande humaniste huguenote restant en correspondance, prêtres et pasteurs académiciens « s'affectionnant fort », et s'envoyant des livres, ce furent là, sans aucun doute, des cas isolés.

 ÉDITION : A. Galand, Essai sur l'histoire du Protestantisme à Caen et en Basse-Normandie, Paris, 1898, p. 485.

 À CONSULTER : Ph. Le Gendre, Vie de P. Du Bose. 0. Douen, La Révocation de l'Édit de Nantes à Paris, III, p. 384.



 À HUET, ÉVÊQUE D'AVRANCHES.

 De Tergaut, près Rotterdam, le 19 juillet (1690).

 Je commence à croire, Monsieur, que vous n'avez point reçu ma dernière lettre, dans laquelle je vous, envoyais quatre des thèses de M. Wolder...

Le petit ouvrage que vous avez fait contre Descartes a bien remué les esprits, chacun en a voulu dire un mot, plusieurs pour se faire honneur, comme je crois vous l'avoir mandé, en écrivant contre un si grand homme que vous. L'on fait aussi grand état de ce livre que vous fîtes, il y a environ vingt ans : de l'Origine des Romans. Vous me le donnâtes, et je l'ai laissé en France. Je voudrais bien l'avoir ici ; plusieurs personnes me le demandent.

Nous avons à Rotterdam le livre de M. de Meaux (la Défense de l'Histoire des Variations) contre M. Basnage. Je ne l'ai point vu, mais on m'a dit qu'il s'emporte fort et qu'il l'outrage beaucoup : il n'est pas si sage que vous, ni si près du royaume des cieux. M. Basnage (Jacques Basnage, le fameux pasteur), m'a dit qu'il fait grand état de votre livre De l'accord de la Raison et de la Foi...

Ma famille va s'accroître par le mariage de mon fils. J'espère être grand'mère dans neuf mois. Nous n'avons point parlé du mariage de Madame de la G... Qu'en dites-vous ? Cette pauvre femme a fait une grande faute ; vous auriez bien fait de la réveiller, comme vous me réveillâtes, quelques années avant que je partisse de France. Vous me mandâtes que je me gardasse bien de faire trois fautes que M. Justel avait faites : vendre mes livres, me marier, et aller dans les pays étrangers. Je vous promis qu'il y en avait deux que je ne ferais pas, mais que, pour la troisième, je ne vous en répondais pas.

Je suis ici fort doucement, à la réserve que je brûle de chaud du temps qu'il fait. Je suis logée dans une chambre qui est de plain-pied au grenier. Je cherche les bons marchés, et j'en trouve plus au haut des maisons qu'en bas. Un de mes amis qui me vint voir hier me dit que c'était le non ultra ; en effet, je ne puis être plus haut, à moins que je ne sois sur la couverture. En quelque lieu que je sois, croyez, Monsieur, que je penserai toujours à vous avec plaisir, et que je vous estimerai et vous aimerai autant que durera ma vie.

 De Tergaut, le 3 d'août (1690).

 Je n'aurais jamais cru, Monsieur, qu'on eût eu l'insolence de se saisir de vos paquets... Ce n'est point en Hollande que l'on vous a fait ce tour. MM. les Hollandais ne se mettent point en peine de tous les imprimés que l'on envoie en France. Plusieurs de mes amis en ont envoyé de M. Jurieu et de M. Bayle, qui ont été reçus très sûrement...

Je vous mandais dans ce paquet perdu que j'étais fort contente de l'Accord de la Foi et de la Raison. Votre raisonnement me semble juste et bon, et ce qui m'en plaît plus que tout le reste, ce sont les citations que vous faites de l'Écriture, que vous possédez parfaitement bien. C'est une joie pour moi de voir que vous vous en servez si bien et si à Propos. Vous m'êtes cher, Monsieur, et très cher, je ne vous aime point comme les amis du monde aiment leurs amis, je vous aime pour désirer de vous voir heureux : la certitude de votre bonheur me donnerait une joie que je ne vous puis exprimer. Vous ne faites rien pour la gloire de Dieu que je n'y sois sensible, et il me semble que cela vous approche du ciel.

M. Beauval (Jacques Basnage, dit de Beauval) m'a emprunté votre livre (pour en faire un extrait. J'attends à voir ce qu'il en dira dans le mois prochain que son livre (l'Histoire de la Religion des Églises Réformées) paraîtra. Tous vos amis ont envie de le voir. M. Guillebert (ancien pasteur à Caen) m'a prié de le lui prêter ; il vous en a écrit...

Je me suis retirée à Tergaut pour deux raisons : la première est que ma bourse s'affaiblit beaucoup et on fait ici moins de dépense qu'à Rotterdam ; l'autre, qu'il n'y a pas un si grand concours de monde et qu'on a un peu plus de temps de se recueillir. Je ne suis qu'à deux heures de chemin de Rotterdam ; mes amis m'y viennent voir, et je puis les aller voir aisément, quand l'envie m'en prend. C'est proprement une campagne que ce lieu-ci ; les dehors en sont fort agréables. Le Val passe proche la ville et l'on se promène sur la digue avec plaisir. Il y a sept ou huit familles de Français réfugiés fort honnêtes gens, qui lisent et qui ont tous les ouvrages nouveaux...

Ma soeur de Saint-Contest vous fait ses amitiés. Je l'attends ici ; elle y serait sans sa femme de chambre qui est malade. Ma fille m'a mandé qu'elle vous veut aller voir. Je suis très aise quand je sais qu'elle est avec vous, elle ne peut être en meilleure compagnie. Croyez, Monsieur, que mon estime et mon amitié répondent à la vôtre, et que plus les années passent dessus, plus les noeuds s'en étreignent.

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