La seconde femme d'Agrippa d'Aubigné.
Elle l'épousa à Genève, le 24
avril 1623 (il était plus que
septuagénaire). La veille du contrat,
d'Aubigné apprit qu'il avait
été condamné, en France,
« à avoir la tête
tranchée ». C'était sa
quatrième condamnation à mort. On
pensait le rendre ainsi odieux à
Genève et faire rompre son mariage. Il alla
porter lui-même la nouvelle à
Renée, pour « éprouver,
dit-il dans ses Mémoires, l'esprit et le
courage de ma future épouse. Cette
héroïne me répondit sans changer
de visage : « Je suis bien heureuse
d'avoir part avec vous à la querelle de
Dieu. Ce que Dieu a conjoint, l'homme ne le
séparera point. » Elle
était née en 1568, à
Montargis, à la cour de Renée de
France. De la maison des Burlamachi de Lucques,
elle appartenait à ce « Refuge
italien » qui enrichit Genève de
tant de familles de distinction. « Elle
survivait à toute sa maison. Veuve de
César Balbani depuis deux ans, elle avait
successivement enterré les dix enfants
qu'elle avait eus de lui en trente-cinq ans
de mariage. Son
expérience du malheur ne le cédait en
rien à celle d'Agrippa d'Aubigné. Par
la force de l'âme, la lucidité de
l'esprit elle était son égale. Par
l'égalité, par
l'aménité de son caractère,
elle lui était
supérieure. » (S. Rocheblave).
Elle mourut le 6 septembre 1641.
C'est elle qui nous a dit en détails
la fin du Bayard des armées protestantes.
Précieuse relation, si émouvante dans
sa simplicité. La voici :
ÉDITION : Mémoires d'Agrippa d'Aubigné, éd. Lalanne, Paris, 1854, p. 452. Garnier, Agrippa d'Aubigné et le parti protestant, Ill, p. 177.
À CONSULTER : Charles Eynard, Lucques et les Burlamachi, Paris et Genève, 1848. France protestante, 21 éd., I, art. d'Aubigné. Bulletin, XLII, LXXVII Samuel Rocheblave, Agrippa d'Aubigné, Paris, 1930.
LE CANTIQUE DE COUTRAS.
À Monsieur de Villette (1).
Il faut que je vous dise, avec une main
tremblante et le coeur plein d'angoisses et
d'amertume, que Dieu a retiré à soi
notre bon seigneur, et votre bon et
affectionné père, et à moi
aussi père et mari si cher et
bien-aimé, que je m'estime bien heureuse de
l'avoir servi et malheureuse de ne le servir plus.
Hélas ! tout d'un coup il m'a
été ravi, et il me semble impossible
de croire que ce coup me soit arrivé, je ne
le verrai donc plus I...
Monsieur d'Aubigné, de
très heureuse mémoire, devint malade
le dimanche à 4 heures du matin, le
onzième jour du mois d'avril, style vieux
1630. Il s'était fort
bien porté, depuis le commencement de
l'année, jusques à l'heure même
que le mal le prit, après avoir dormi fort
doucement toute la nuit...
Le jeudi quinze du mois, il soupa encore
bien d'un restaurant qu'il trouva bon, et prit la
nuit son lait d'amandes comme il avait
accoutumé ; mais le vendredi, le
voilà en humeur de ne rien prendre tout
à fait. Il demeura vingt-quatre heures sans
rien mettre dans son corps ; ni pour
prières, ni supplications de ses amis, ni
pour mes larmes, on ne put jamais rien obtenir de
lui, tellement que nous ne lui en osions plus
parler, car il se mettait en colère. Il fut
en inquiétude tout ce jour, qui lui donna le
coup, car n'ayant pris nourriture, il perdit ses
forces et commença à s'abaisser. La
nuit du samedi, il prit son lait d'amandes, qui
nous donna de la joie, mais aussi ce fut le
dernier, car il n'en voulut plus prendre. Mais il
se laissait persuader de prendre, de fois à
autre, quelques cuillerées de restaurant de
perdrix, de jus de mouton et du sirop de Capandu,
ç'a été sur la fin sa plus
agréable nourriture.
Cependant ses forces étaient
encore bonnes, qui ne nous ôtaient pas du
tout l'espérance... Il eut très bonne
connaissance jusques quelques heures avant qu'il
mourût. Le mercredi, tout le jour, il
sommeillait et s'éveillait en riant, et
élevant les mains et les yeux au ciel, il
nous a rendu grand témoignage de la joie
qu'il sentait, et quand il faisait ses
difficultés de pouvoir prendre nourriture,
il disait : « M'amie, laisse-moi
aller en paix, je veux aller manger du pain
céleste. »
Il a été servi en tout ce
qui m'a été possible de m'imaginer,
ma peine n'a été rien, car si eusse
pu donner mon sang et ma vie pour lui, je l'eusse
fait et de bon coeur. En ses deux dernières
nuits, il fut consolé par deux excellents
ministres, ses amis ;
enfin, et jour et nuit, il ne lui a
été manqué ni d'assistance ni
de consolation, jusques à son dernier
soupir, par tous ses bons amis... Il est
regretté de tous les gens de bien.
Il a achevé ses jours en paix, et
deux jours devant sa fin, il me dit d'une face
joyeuse et un esprit paisible et constant :
- La voici, l'heureuse journée,
- Que Dieu a faite à plein désir.
- Par nous soit joye démenée
- Et prenons en elle plaisir (2)
Une fille de Guillaume le Taciturne. La
mère du grand Turenne.
Constatons, une fois de plus, et à
son sujet, la supériorité
épistolaire des femmes. Le fait est que les
lettres d'Elisabeth de Nassau sont
charmantes : on y trouve la grâce, le
naturel, une verve pleine d'abandon,
c'est-à-dire les plus brillantes
qualités.
Née du mariage de Guillaume de
Nassau, prince d'Orange, et de Charlotte de
Bourbon, elle était toute petite mais jolie,
spirituelle et très modeste. « Ne
me parlez plus de mon bon esprit, disait-elle, je
ne suis propre qu'à bercer un enfant et
à faire la folle mère. »
Lorsqu'elles étaient éloignées
l'une de l'autre, Elisabeth de Nassau et sa soeur
Charlotte Brabantine - « la belle
Brabant », - duchesse de La
Trémoïlle, s'écrivaient
exactement chaque semaine. Leur intimité
était la plus vive et cordiale qu'on
pût voir. Nous n'avons, jusqu'à
présent, qu'une importante correspondance
d'Elisabeth, découverte dans le Chartrier de
Thouars. Ces pages, comme le dit très bien
leur éditeur, Paul
Marchegay, « font surtout aimer les
modestes et solides vertus qui, chez les deux
soeurs, étaient le fruit d'une
éducation pure et éclairée
(celle que leur donna Louise de Coligny), d'une
piété sincère, et de la vie de
famille qu'elles ne voulurent jamais abandonner
pour suivre la cour et adopter ses
errements. »
Elisabeth avait épousé, en
1595, Henri de La Tour, duc de Bouillon,
maréchal de France, dont elle eut deux fils
et cinq filles.
ÉDITION : Bull. XV, 1866, p. 45 ; Bull. VI, 1857-1858, p. 196 ; Bull. XXIII, 1874, p. 411.
À CONSULTER : Ramsay, Histoire du Vicomte de Turenne, t. 1. Paul Marchegay, Les deux duchesses, dans Bull. VI. Paul Gounelle, Une grande dame huguenote, Elisabeth de Nassau, princesse de Sedan, dans le Christianisme des 3 et 10 septembre 1931. Cf. les ouvrages hollandais sur la Maison d'Orange-Nassau (voir plus haut Charlotte de Bourbon).
« CE CHER MARI ».
Sedan, 1er septembre 1595.
... Et moi je vous dirai qu'il m'ennuie (que
je
m'ennuie) tant et tant. Il y aura demain trois mois
que je ne l'ai vu, et suis sans espérance de
le voir de longtemps, ce cher mari ! Non, vous
ne sauriez croire que cela est
fâcheux !
Je ne sais comment je te puis dire
à quoi je passe le temps, puisque c'est
à tant de diverses choses. Je ne perds pas
un prêche, je ne dis pas non plus au matin
qu'après dîner ; et toujours
à la ville, n'ayant point de ministre pour
le faire au château, Monsieur Tenant
étant fort malade. Monsieur de Bours ne
bouge d'ici, pour n'être point bien
guéri.
Je joue fort souvent à
piquet-capot avec lui, et je continue toujours aux
martres, mais j'ai bien oublié étant
malade. Ce maudit ménage n'est point revenu
de Paris, et j'ai toutes les envies du monde
d'apprendre à jouer du luth.
Mon coeur, réjouis-toi, je suis
bien aimée de tout le peuple de cette ville.
Veux-tu savoir à quoi je le connais ?
C'est qu'ils confessent, non pas à moi, mais
à ceux qu'ils savent bien qui me le diront,
qu'au commencement que je vins, ils ne m'aimaient
point. L'on leur avait fait des plus beaux contes
de moi qu'il est possible, mais la façon de
quoi je me gouverne avec eux leur a
ôté ces opinions. Encore faut-il que
je vous dise comme l'on m'avait dépeinte.
J'étais du tout (tout à fait)
courtisane, et avec cela bien mauvaise, qui ne
faisais cas de personne, que l'on ne verrait jamais
au prêche, qu'il me fallait six heures pour
m'habiller, mille autres fadaises qui empliraient
trop de papier. Ils me trouvent tout autre, et plus
trop négligente pour m'habiller que trop
mondaine. Non, ma soeur, si Monsieur mon mari
était souvent ici, je serais heureuse selon
mon souhait...
« NOTRE CHER PETIT-FILS ».
Ma chère Madame, le saint nom de Dieu
soit béni, qui m'a fait la grâce
d'embrasser notre cher petit-fils
(3), et
de
l'avoir conduit heureusement et avec plus de
santé que je ne l'eusse osé
espérer. Ce fut jeudi,
sur les trois heures après
dîner, que nous eûmes le
contentement de le tenir entre nos bras...
Puisqu'il est donc fort gaillard, ma
chère Madame, je m'en vais vous dire la peur
qu'il nous donna à son arrivée. Nous
l'attendions, Monsieur son grand-papa, Monsieur son
papa et moi, et force bonne compagnie, sur le bas
du degré. La Sortay (la nourrice) le tenait
au milieu du carrosse, appuyée contre la
portière. Je ne fis qu'entrevoir ce bel
enfant, blanc comme neige, et soudain je la vis
renverser par terre, tenant cet enfant entre ses
bras... La Sortay fut si surprise et
étonnée qu'elle cria :
« je suis morte ! »
Cependant elle se releva fort soudain, tenant
toujours l'enfant, et n'a point eu de mal, Dieu
merci ; mais l'accident était bien
grand. L'on le prend tous à bon
présage, et même Monsieur Du Moulin
(Pierre Du Moulin). Mais je ne vous dis pas, mon
coeur, que ce qui fit tomber la Sortay, ce fut que
l'on vint ouvrir la portière contre quoi
elle s'appuyait sans qu'elle en sût rien.
Certes, cela m'émut bien, mais Dieu soit
loué qui a tout conduit si heureusement
qu'il n'y a eu aucun mal.
Je fais tout ce que je puis pour
apprivoiser le cher enfant, qui n'a fait bien bonne
chère qu'à son papa et à son
grand-papa aussi, mais bien plus au premier, qui
aussi était brave (vêtu avec
élégance), et on remarque qu'il aime
cela. Je l'ai trouvé tout tel que je me le
représentais, hormis plus blanc. Je trouve
qu'il a de l'air de Monsieur son père, mais
pas les traits du visage si beaux. Pour les mains,
il les a en perfection, et endure le mieux du monde
ses gants. Il en est fort honnête aussi, car
il les baise à tout ce qu'il prend. Mais il
est bien volontaire, et à la moindre chose
que l'on lui résiste, il crie. Il n'y a
personne qu'il craigne aussi, et n'y avait que
vous, mon coeur qui en avez eu des
soins admirables. On trouvera
bien à dire aux miens auprès des
vôtres. Mais il faut que je vous die le
scandale qu'il vous donne : c'est que l'on lui
dit qu'il danse comme vous faisiez, et soudain ses
petits bras vont. Il est gai pourvu que l'on le
veille, mais autrement il rêve fort. Il a
trouvé ici des tantes qui lui font beau
bruit. Elisabeth l'a déjà si bien su
gagner, qu'il a bien voulu aller à elle. Il
a été aussi un petit à sa
mère. Pour moi, je n'ai pas encore
gagné ses bonnes grâces jusque
là...
Ma chère Madame, je vous fait un
vrai coq-à-l'âne, tant je vous
écris à la hâte, Monsieur votre
fils m'ayant envoyé dire qu'il vous, allait
écrire, et que l'on partirait dans une
heure...
Je ne vous ai pas dit encore qu'il mange
bien sa panade, et que l'on croit qu'il lui perce
encore des dents...
Adieu, mon cher coeur ; rien
n'est
à ma pensée comme vous, qui pouvez
tout sur moi, qui suis votre servante très
humble et obéissante soeur toute à
vous.
À Sedan, ce 14 mai (1622), samedi, à neuf heures du matin.
Pour vous parler de tout, il faut vous dire que les deux oncles (4) furent au-devant de notre cher enfant, et que l'on a tiré deux couleuvrines.
L'ABJURATION DE HENRI DE LA TRÉMOÏLLE.
Ma chère Madame, il y a
déjà quelques jours que j'ai su
l'horrible affliction dans laquelle vous a mis
Monsieur votre fils, mais j'en suis si vivement
touchée que je puis dire avec
vérité n'en avoir
jamais senti une plus grande. Comment donc vous
consoler, puisque j'ai tant de besoin de
l'être, mon coeur ? Certes, je ne le
puis autrement qu'en versant mes larmes avec les
vôtres, et vous disant que votre juste
douleur me transperce le coeur de telle
façon que je suis toute hors de moi ;
aussi m'êtes-vous chère comme un
second moi-même. Je souffre donc doublement,
puisqu'avec votre intérêt j'ai aussi
le mien ; je suis donc si abattue, ma
chère Madame, que je ne me puis
relever.
Cette affliction est de toute autre
nature que les autres, mais si nous doit-elle mener
à Dieu plus que pas une, et nous humilier
sous sa main puissante... Les sources des
compassions du Seigneur ne se tarissent
point ; il y a pardon par devers lui, afin
qu'il soit craint. Son oreille n'est point
étoupée qu'il ne puisse ouïr, ni
son bras raccourci qu'il ne puisse
délivrer ; les richesses incomparables
de son infinie miséricorde viendront
à notre secours. Si nous retournons à
lui comme il faut, il retirera du naufrage celui
qui nous fait jeter tant de larmes ; il ne
faut qu'un mot de lui pour rendre la tempête
calme, et un regard seulement qui guérira
notre tourment...
Ma très chère Madame, je
suis dans un grand trouble, et tel que je ne le
puis dire, quand je me représente ce que
vous souffrez et l'épreuve où Dieu
met notre chère fille, que je m'assure que
vous n'aurez pas abandonnée si Dieu l'a bien
affermie, comme vous m'avez mandé. Toute mon
espérance est en vous, qui n'oublierez rien,
je le sais bien, pour aider à la fortifier
contre de si puissantes tentations. Mon coeur, Dieu
vous appelle à montrer votre zèle et
pitié si grande et la rendre en
édification à toutes ces
églises au triste sujet qui nous met dans
les pleurs.
Je crois que ce vous serait une
grande consolation d'avoir un de
nos chers petits-enfants auprès de vous.
Quand je pense à eux, le coeur me fend
aussi... Mon coeur, je suis toute hors de
moi ! Le Seigneur veuille venir à notre
aide.
À Sedan, ce 12 août 1628.
(1) Mari de la fille cadette de d'Aubigné, Louise.
(2) Strophe du psaume 118, traduction de Clément Marot, musique de Loïs Bourgeois, que d'Aubigné entonna, à la tête de ses soldats, à la bataille de Coutras, au matin de la victoire, le 20 octobre 1587.
(3) Henri Charles de La Trémoïlle, prince de Tarente, fils de Henri de La Trémoïlle, duc de Thouars, et de Marie de La Tour, et donc petit-fils d'Elisabeth de Nassau, duchesse de Bouillon, et de Charlotte-Brabantine de Nassau, duchesse de La Trémoïlle.
(4) Frédéric-Maurice, l'aîné des fils de la duchesse, et Henri, le futur Turenne, alors enfant.
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