LETTRES
À MON CURÉ
ONZIÈME LETTRE
Monsieur le Curé,
L'étude à laquelle je me suis
livré ne serait point complète, si je
n'y ajoutais quelques mots sur l'avenir du
catholicisme. L'avenir du catholicisme ! Grave
question, qui en renferme une autre en son
sein : l'avenir de l'humanité.
La réponse des catholiques est toute
prête. Leur religion étant la
vérité de Dieu, durera jusqu'à
la fin des siècles. Rome est immuable, et
l'humanité doit rester immobile. Les
sociétés ont secoué la tutelle
du sacerdoce, mais elles devront, tôt
ou tard, confesser leur erreur
et chercher de nouveau leur salut dans une
soumission sans réserve à
l'autorité de l'Église.
D'un autre côté, il ne manque
pas de gens qui prévoient la ruine du
catholicisme dans un avenir assez rapproché.
Ils appuient leur opinion sur ce qu'ils appellent
des signes manifestes et croissants de
décadence. Avouons, Monsieur le Curé,
que ces fâcheux prophètes ont bien
pour eux les apparences.
Ils rappellent la Réformation.
À les en croire, cet événement
a porté au catholicisme un coup dont il ne
s'est point remis, dont il ne se remettra jamais.
Il a détruit son caractère universel,
c'est-à-dire son caractère
catholique. Il lui a enlevé la moitié
de l'Europe. Il a donné à
l'hérésie une existence permanente,
et au monde le spectacle d'une
société, d'une civilisation et d'une
religion indépendantes de l'Église
romaine. Des princes, des peuples, ont osé
secouer le joug, et la foudre n'est pas
tombée sur leurs têtes, et la terre ne
s'est pas ouverte pour les engloutir. Au contraire,
ils n'ont pas trop mal prospéré.
Les partisans de l'opinion que j'expose ne
s'en tiennent pas là. Le catholicisme,
à les entendre, n'a pas seulement perdu tous
les peuples que la
Réformation a séduits, il a perdu
avec eux la souveraineté du monde. Le
sceptre de la civilisation a passé des
nations catholiques aux nations protestantes. Le
centre de gravité de l'Europe s'est
déplacé et se trouve aujourd'hui dans
les sociétés séparées
de Rome. Il semble, le dirai-je ? que la
dégénération nationale et
morale soit en proportion de la place que
l'Église romaine tient encore dans les pays
qui reconnaissent sa loi, à tel point que
cette loi pourrait passer pour une condition
d'impuissance et de décadence. L'Espagne,
l'Italie, le Mexique, périssent,
attachés au cadavre de leur religion, et si
la France tient encore sa place dans le monde,
c'est moins parce qu'elle est catholique que parce
qu'elle l'est si mal ou si peu.
Cette réflexion petit mener à
une autre. Le catholicisme n'a pas seulement
conduit à la décadence les peuples
que j'ai nommés, il les a en même
temps enfantés à
l'incrédulité. Ils sont catholiques
de nom, de profession, mais, grand Dieu !
quels enfants de l'Église ! Où
la religion a-t-elle moins de puissance qu'au
milieu d'eux ? Où compte-t-elle plus
d'ennemis ? Que vaut un désir du pape
auprès du plus catholique des
gouvernements ? Pourquoi le souverain pontife
ne lance-t-il plus ses foudres ? Pourquoi
est-il devenu si sobre d'interdits ?
C'est, apparemment, que
l'opinion ne le soutiendrait plus, l'opinion,
c'est-à-dire la foi. Hélas !
bien loin d'avoir assez de crédit pour
excommunier des rebelles, l'évêque de
Rome n'en a pas assez pour tenir en respect ses
propres sujets.
L'indépendance des États
à l'égard du pape, et, comme on dit,
la séparation du temporel et du spirituel,
est devenue le trait le plus saillant du
caractère politique de l'Europe. Les rois
honorent encore le souverain pontife, ils ont des
ambassadeurs auprès de lui, ils sollicitent
pour leurs évêques des chapeaux de
cardinaux, ils lui envoient, au besoin, des soldats
pour le soutenir ; mais, au fond, il n'est pas
un prince dont on fasse plus complètement
abstraction dans les conseils. Le roi Othon a plus
d'importance, le grand Turc est plus influent.
Ce n'est pas tout. La sécularisation
menace jusqu'aux États du pape
lui-même. Voici comment la question se pose
à cet égard. La théorie
ultramontaine maintient que le chef de la
chrétienté ne saurait exercer son
ministère avec la liberté et la
dignité nécessaires, à moins
d'être également indépendant de
tous les souverains de l'Europe. Or, il ne peut
jouir de cette indépendance qu'à une
condition, c'est d'être lui-même
souverain. D'un autre
côté, il se trouve que la tendance des
peuples modernes est de revendiquer, sinon une part
dans le maniement des affaires, au moins un certain
contrôle sur le gouvernement. C'est ce qu'on
appelle le régime constitutionnel. Mais le
pape ne saurait faire aucune concession à
cette tendance.
La papauté consiste dans un
mélange si étroit du temporel et du
spirituel, qu'on ne peut toucher à l'un de
ces éléments sans toucher à
l'autre. La conséquence en est que la
moindre concession faite par le souverain pontife,
je ne dis pas au principe démocratique, mais
au principe laïque, équivaudrait
à une sécularisation de la
papauté. Une sécularisation de la
papauté, c'est-à-dire le sacerdoce
abdiquant en faveur des fidèles, et
l'infaillibilité contrôlée par
vous et moi ! Nous en avons vu l'essai. Pie IX
a voulu devenir souverain constitutionnel, et l'on
peut dire que la révolution romaine a
sauvé la papauté de la ruine en la
sauvant de ce suicide. Quoi qu'il en soit,
l'évêque de Rome se trouve aujourd'hui
enfermé dans le dilemme suivant :
régner selon les conditions de la monarchie
moderne et cesser d'être pape, ou rester pape
et régner, au moyen des baïonnettes
étrangères, sur une population qui
maudit à la fois son prince et son
pontife.
Mais il y a pour la papauté quelque
chose de plus fatal encore que cette fausse
position du pouvoir pontifical, que cet
affranchissement croissant des États, que le
schisme séculaire de la moitié de
l'Europe, ce sont les progrès de l'esprit
humain.
On fait souvent abus de ce mot, mais le mot
n'en exprime pas moins un fait. De même, on
exagère souvent la valeur des progrès
dont il s'agit, et il importe, en effet, de
reconnaître que ces progrès ne
supposent nullement un avancement égal dans
la vie morale qui est la vraie vie des peuples. il
n'en est pas moins certain que le niveau
général de l'intelligence
s'élève peu à peu. Les
résultats de la science se popularisent. Les
connaissances qui avaient longtemps
été l'apanage exclusif de quelques
savants, tendent de plus en plus à entrer
dans le domaine public.
Et ce n'est pas seulement la masse des
connaissances qui augmente, c'est l'instrument
intellectuel même qui s'aiguise, la
pensée qui gagne en expérience, le
sentiment critique qui se développe en
s'exerçant. Or, il est de fait que le
catholicisme, né dans des siècles
où l'on n'examinait guère, supporte
mal l'examen auquel il est aujourd'hui soumis.
Ici l'interprétation des Livres
saints renverse le sens prêté à
tel ou tel passage, ailleurs la critique met
à nu le caractère
frauduleux de tel ou tel document, les sciences
naturelles modifient l'ensemble de nos
données cosmologiques, l'histoire montre
l'Église soumise, comme tout le reste,
à l'imperfection et à l'erreur. Il
semble que la pensée moderne fasse
éclater le catholicisme par tous les
côtés à la fois, comme un habit
qui gêne ses mouvements. Les
prétentions romaines sont toutes
percées à jour. Que dis-je ?
Les défenseurs de la papauté
capitulent ; ils font des concessions tacites
et forcées, mais significatives ; ils
ont déjà abandonné la donation
de Constantin, les fausses
décrétales, le droit
théocratique des papes. Ils n'osent plus
alléguer les deux épées de
saint Pierre, pour établir le pouvoir des
évêques de Rome ; le moment
viendra où ils n'oseront pas d'avantage
citer le Tu es Petrus en faveur de la
primauté, le Hoc est corpus meum en faveur
de la transsubstantiation. Le bon sens populaire
suffit, de nos jours, pour trancher les questions
que l'érudition des docteurs parvenait
autrefois à rendre douteuses. Vous plaidez
encore, vous argumentez, vous subtilisez, eh !
de grâce, à quoi bon ? on ne vous
écoute plus.
Tels sont, Monsieur le Curé, les
arguments au moyen desquels beaucoup de
personnes s'imaginent prouver
que le catholicisme approche de sa fin. Vous
connaissez le mot brutal de l'un de ces
prophètes : « Tirons-lui le
chapeau quand nous le rencontrerons, il a encore
cinquante ans à vivre. »
Pour mon compte, je ne saurais partager
cette manière de voir.
Qu'est-ce que le catholicisme ? Si les
recherches que je vous ai soumises ne m'ont pas
trompé, le catholicisme est une institution
de tutelle religieuse, appropriée à
l'incompétence spirituelle des masses,
institution qui, sans être le christianisme,
pourrait être regardée comme une
préparation au christianisme, si elle ne se
considérait, au contraire, comme la forme
parfaite de cette religion. Le catholicisme est un
système conséquent et complet
d'autorité religieuse. Sa puissance repose
sur le besoin qu'éprouvent la plupart des
hommes de renoncer à toute
individualité spirituelle, à toute
piété personnelle, pour se laisser
enseigner, diriger et sanctifier par le
prêtre.
La question de la durée du
catholicisme revient donc à chercher, non
pas quelle est la valeur de celui-ci, mais bien
quelle est la permanence des besoins qu'il
satisfait. Ainsi posée, la question est vite
résolue. Oui, les prétentions du
catholicisme à la vérité
absolue fondent devant l'histoire,
comme la neige devant le soleil.
Oui, le développement critique des
intelligences ruine les preuves et les arguments du
catholicisme, comme le changement du droit publie,
ruine sa constitution politique.
Oui, le catholicisme, dans sa forme
séculaire, dans sa forme consacrée,
dans sa forme romaine, est sans doute
menacé. Je dis plus, la décadence a
commencé, et la ruine entière ne
dépend plus peut-être que d'une
dernière secousse. Il serait, d'ailleurs,
impossible de se dissimuler l'importance de cette
révolution. Le moindre changement doit
être fatal à une Église qui se
dit immuable. Et cependant, ils se font une
singulière illusion ceux qui croient que le
catholicisme peut succomber définitivement
sous les efforts de la critique, sous les
bouleversements de la société, sous
les progrès même de l'humanité.
L'homme restera toujours l'homme. Le penseur
restera toujours rare ; le chrétien
spirituel, et indépendant par cela
même qu'il est spirituel, sera toujours plus
rare encore. Il y aura à jamais des
ignorants, des faibles, qui réclameront un
christianisme proportionné à leur
état, des indifférents surtout,
gagnés d'avance à la religion qui les
troublera le moins. À ce point de vue, le
catholicisme est immortel. Qu'il disparaisse sous
une forme, il reparaîtra sous une autre.
Que dis-je ? Si, par
impossible, il cessait de constituer une
communauté distincte, si son nom même
disparaissait de la surface de la terre, il ne
serait pas anéanti pour cela ; il
renaîtrait, comme en vertu d'une
métempsycose, dans les Églises, dans
les esprits qui s'en croient le plus à
l'abri. Le catholicisme est à la fois
périssable comme tout ce qui est de l'homme,
éternel comme tout ce qui est de
l'humanité.
En terminant ces lettres, j'éprouve
de nouveau, Monsieur le Curé, le besoin de
m'excuser auprès de vous. Je crains de vous
avoir paru, çà et là, trop
confiant dans ma manière de voir, trop
tranchant dans mes assertions. Peut-être
même vous a-t-il semblé parfois que
mon langage trahissait un adversaire du
catholicisme, plutôt qu'il n'indiquait un
homme à la recherche de la
vérité.
Souvent, en effet, je me suis surpris
moi-même en flagrant délit
d'indignation. C'est que souvent j'ai
été amèrement
déçu dans mon attente. J'ai voulu
appuyer ma faiblesse sur l'Église, et, pour
me servir de l'expression de l'Écriture,
j'ai trouvé l'Église semblable au
roseau qui se brise et perce la main. Quoi qu'il en
soit, vous avez maintenant connaissance de toutes
mes difficultés, et j'espère encore
que vous parviendrez à
les dissiper. Soyez sûr
qu'il n'est point trop tard pour me ramener. Je me
sens plus éclairé qu'en
commençant mes recherches, je ne me sens pas
plus prévenu ou plus hostile. Vous pouvez
avoir eu des disciples moins importuns que moi,
j'ose dire que vous n'en avez jamais eu de moins
entêtés. Je suis de ces hommes qui
s'estiment heureux d'être convaincus de leurs
erreurs ; renversez mes arguments dans la
poudre, et j'irai vous serrer la main comme
à un bienfaiteur et à un ami.
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