LETTRES
À MON CURÉ
PREMIÈRE LETTRE
Monsieur le Curé,
Je n'ai point l'honneur de vous
connaître et j'éprouve le besoin
d'excuser la hardiesse que je prends de vous
écrire. J'ai longtemps hésité
à le faire. Le besoin de m'éclairer
sur de graves questions a enfin triomphé de
la répugnance que j'éprouvais
à vous occuper de ma personne. On m'assure
d'ailleurs que vous remplissez avec zèle les
fonctions de votre ministère, et que vous
regardez comme l'un de vos premiers devoirs le
soin de guider les âmes dans
la recherche de la vérité. Cette
persuasion achève de vaincre mes
scrupules.
Je ne vous cacherai point, Monsieur, que je
suis né dans une communion différente
de la vôtre. Il vous importe peu de savoir
à quelle nuance du protestantisme
j'appartiens, et il me suffira de dire que je suis
protestant dans ce sens où l'est tout
chrétien qui n'est pas catholique.
Je me hâte d'ajouter que je ne partage
pas les sentiments dont beaucoup de protestants
sont animés à l'égard du
catholicisme. J'ai horreur de cette
polémique mesquine et insultante à
laquelle se livrent trop souvent les avocats des
deux Églises, mais qui me paraît
encore plus déplacée dans la bouche
des adversaires de Rome que dans celle de ses
défenseurs. À mes yeux, l'un des
privilèges du protestant est une position
qui lui permet de reconnaître le bien et le
vrai partout où il les rencontre, et, par
exemple, de proclamer les services que votre
Église a rendus à la religion et
à la civilisation. Que le catholicisme
ramène toutes choses à la
règle absolue de sa propre foi, c'est son
droit, et, selon moi, c'est sa faiblesse et son
malheur ; mais que le protestant en agisse de
même, qu'il s'imagine posséder la
vérité d'une manière exclusive
et complète, que
l'Église romaine devienne pour lui la
personnification de l'erreur et du mal, je ne puis
voir là qu'une déplorable
inconséquence.
Veuillez donc ne point me ranger parmi ceux
qui considèrent le catholicisme comme un
produit de l'enfer, Rome comme la prostituée
de l'Apocalypse, le pape comme l'homme de
péché dont parle saint Paul. Bien
loin de là, le catholicisme me semble l'un
des phénomènes religieux les plus
dignes d'attention. C'est avec un grand
intérêt que je contemple l'histoire de
sa formation, de ses développements et de
ses luttes. Je comprends les séductions
qu'il peut exercer sur les imaginations et
même sur les intelligences. Je reconnais
combien sont profondes les racines par lesquelles
il adhère à la conscience des masses.
Je crois que beaucoup de ses saints et de ses
docteurs, de ses ordres religieux et de ses
pontifes ont bien mérité de
l'humanité. Je ne puis prendre sur moi de
mépriser ou de haïr l'Église de
saint Bernard et de saint Louis, de Pascal et de
Fénelon. Le dirai-je ? Quand je vois
des âmes sincères passer de nos rangs
dans les vôtres, je ne m'en scandalise ni ne
m'en étonne outre mesure. Comment les
blâmerais-je de chercher parmi vous le repos
et l'appui dont elles ont
besoin ?
Telles étant mes dispositions, vous
ne serez point surpris d'apprendre que j'ai
formé le projet d'étudier le
catholicisme avec une nouvelle attention. Quand
même je n'aurais pas toujours
éprouvé du penchant pour cette
étude, les préoccupations actuelles
de l'Europe auraient suffi pour tourner mes
pensées vers les matières de
controverse. L'Église romaine a
considérablement gagné en puissance
depuis la révolution de 1848. Les entraves
qui gênaient son action dans plusieurs pays,
en France, en Prusse, en Autriche, sont
tombées tout d'un coup et lui ont
laissé une liberté d'action dont elle
a usé avec énergie. À
Genève, dans l'antique métropole du
calvinisme, le catholicisme a, d'une manière
plus remarquable encore, profité des
bouleversements politiques. Devenu l'appoint
nécessaire des partis, il a acquis une
influence décisive, et, s'appuyant sur
l'accroissement du chiffre de la population
fidèle, il prévoit
déjà, à ce que l'on assure, le
jour où la messe sera de nouveau
chantée sous les voûtes de
Saint-Pierre.
En présence de ces faits, l'homme
politique est obligé de faire entrer un
nouvel élément dans ses calculs et
ses combinaisons, l'homme religieux est conduit
à examiner plus sérieusement un
système qu'il s'était
accoutumé peut-être à regarder
comme, vieilli et
dépassé. La force vitale du
catholicisme ne serait-elle pas l'indice certain de
sa vérité ? Sa puissance ne
serait-elle pas celle de Dieu ? Cette seconde
jeunesse après tant de siècles ne
dénoterait-elle pas une origine
surnaturelle ? Ou bien, au contraire, le
catholicisme est-il une des formes
inférieures de l'esprit
chrétien ? Ses prétentions
sont-elles condamnées par l'histoire, par la
raison, et, qui plus est, par
l'Évangile ? Ses titres à la foi
disparaissent-ils devant l'examen ? Les
preuves de sa divinité ne peuvent-elles
supporter le grand jour de la discussion et
l'épreuve de la critique ?
Bref, ne faut-il pas regarder ses
succès actuels comme illusoires, ou tout au
moins les attribuer à une cause
indépendante de la puissance
intrinsèque et éternelle de la
vérité religieuse ?
Telles sont les questions dont j'ai
résolu de chercher la solution avec toute la
droiture dont je suis capable, n'apportant à
cette recherche aucun parti pris,
décidé à suivre jusqu'au bout
la conviction à laquelle je serai
conduit.
Malheureusement, je dois vous avouer que,
à peine avais-je abordé
l'étude dont je parle, je me suis vu
arrêté tout court par une
difficulté inattendue. En vain j'ai lu
beaucoup d'auteurs, en vain j'ai consulté
quelques amis, je n'ai pas
trouvé les éclaircissements
nécessaires. C'est alors, Monsieur, qu'on
m'a conseillé de m'adresser à vous.
On m'a assuré qu'en qualité de
curé de ma paroisse vous ne pouviez me
refuser le secours de votre ministère et de
vos lumières. Je vais donc à vous
comme à mon conseiller naturel en un pareil
embarras, et j'ai cette confiance que vous ne
voudrez pas tromper l'attente d'un homme qui peut
être égaré, mais qui ose se
croire sincère.
Désirant procéder aussi
régulièrement que possible dans mes
recherches, je me suis demandé tout d'abord
quelle est l'autorité enseignante dans
l'Église romaine. Vous comprendrez
facilement pourquoi j'ai commencé par ce
point. Avant d'aller plus loin il fallait
absolument que je susse où je pourrais
trouver une exposition authentique des doctrines du
catholicisme. D'ailleurs j'avais toujours entendu
parler de l'infaillibilité comme du
privilège particulier, comme du
caractère essentiel de votre Église,
et dès lors il m'importait par-dessus tout
de découvrir où réside cette
vertu surnaturelle. L'infaillibilité une
fois établie, toutes les autres questions
n'étaient-elles pas tranchées, toutes
les difficultés n'étaient-elles pas
résolues ?
Je vis bientôt que la question n'est
pas aussi simple qu'on pourrait le supposer.
À voir avec quelle assurance les catholiques
parlent de l'infaillibilité, je
m'étais imaginé qu'il suffisait
d'interroger le premier venu pour apprendre quel
est le dépositaire de cette
infaillibilité. Bien loin de là,
autant j'ai fait de questions, autant j'ai obtenu
de réponses différentes.
L'Église est infaillible. Cela
pourrait signifier que tous les fidèles
jouissent du privilège de ne pas se tromper
en matière de foi. Mais jamais pareille
prétention n'a été mise en
avant, et d'ailleurs, au sens catholique,
l'Église c'est moins les fidèles que
le clergé ».
Est-ce à dire que
l'infaillibilité appartienne au
clergé tout entier ? On pourrait le
croire. En considérant avec quelle
plénitude de renoncement le fidèle
abdique intellectuellement et moralement entre les
mains d'un directeur de conscience, la
pensée m'était souvent venue que
l'infaillibilité du directeur pouvait seule
justifier cette conduite. Car enfin, comment
soumettre sans réserve mon esprit aux
enseignements du prêtre, ma conduite à
ses injonctions, si je ne suis pas assuré
que le prêtre représente
l'Église comme l'Église
elle-même représente
Jésus-Christ, si Dieu ne me
parle pas par la voix de ce prêtre, en un mot
si ce prêtre n'est pas infaillible. Aussi
est-il évident à mes yeux que, dans
la pratique dévote, le fidèle regarde
son confesseur comme infaillible, et que le
catholicisme a commis une inconséquence en
ne réclamant pas ce privilège pour le
clergé tout entier. Quoi qu'il en soit, il
ne l'a pas fait, ce n'est pas à moi à
le chicaner là-dessus, et force m'a bien
été de tourner mes regards d'un autre
côté pour découvrir la source
de la certitude.
J'ai pensé à
l'évêque du diocèse. Là
aussi je voyais l'exercice d'une autorité
qui paraît inexplicable ou exorbitante si
elle ne repose sur une inspiration divine. Il est
vrai que là aussi je trouvais l'absence de
toute prétention personnelle à un
pareil privilège. Toutefois, l'idée
de l'épiscopat m'avait mis sur la trace et
je crus enfin tenir l'oracle. Je savais le
rôle considérable qu'ont joué
dans l'histoire de L'Église de grandes
assemblées d'évêques,
convoqués de toutes les parties de la
chrétienté pour décider des
questions de foi ou de discipline. C'est ce qu'on
appelle les conciles oecuméniques. Celui de
Nicée a fixé la doctrine orthodoxe
sur la Trinité, celui de Chalcédoine
a établi la manière dont les deux
natures sont unies en Christ, celui de Trente
a condamné la plupart des
hérésies protestantes. J'en tirai
cette conclusion que l'Église catholique est
officiellement représentée par ses
évêques réunis en concile, que
les conciles sont, par conséquent, les
dépositaires et les organes de
l'infaillibilité, et que, par
conséquent aussi, il faut s'adresser aux
conciles pour connaître l'enseignement
catholique sous sa forme la plus certaine.
Hélas ! je reconnus bientôt que
je m'étais encore une fois
trompé.
En effet, j'avais à faire bien des
questions auxquelles les conciles n'ont jamais
songé à répondre. il aurait
donc fallu convoquer une de ces assemblées
tout exprès pour moi, et quel que soit le
zèle des évêques du monde
catholique pour le salut des âmes, je n'osais
me promettre qu'ils voulussent bien se
réunir dans le but de m'éclairer. Les
conciles peuvent être un tribunal
infaillible, mais avouons que ce tribunal n'est pas
d'un grand usage pour la chrétienté,
puisqu'il ne siège qu'à deux ou trois
siècles d'intervalle, et puisque le simple
fidèle ne peut lui faire parvenir ses
demandes, ne peut lui faire connaître ses
incertitudes. Qui ne voit d'ailleurs que les
conciles sont désormais un rouage superflu
d'une machine qui fonctionne parfaitement sans
eux ? Rome
décrète aujourd'hui
des dogmes sans les réunir.
L'immaculée conception a tué le
synode universel.
Restait le pape. À ce nom, mes
espérances déjà plusieurs fois
déçues se relevèrent
aussitôt. Le pape est si bien devenu, dans la
théorie du catholicisme moderne, le synonyme
de l'infaillibilité, l'Église
catholique est regardée, de nos jours, comme
si complètement centralisée dans la
personne du souverain pontife, la doctrine qui tend
à élever toujours davantage
l'autorité du siège de Rome a fait
tant de progrès dans les esprits, que tout,
pour ainsi dire, m'engageait à chercher dans
Pie IX le secours dont j'avais besoin. Je crois
même que j'aurais commencé par
là si je n'avais reculé devant la
perspective d'un voyage à Rome, et devant la
perte de temps, les dépenses, les fatigues
qu'une semblable entreprise devait entraîner
avec soi. Mais quoi ! du moment qu'il s'agit
d'obtenir une décision infaillible en
matière de foi, il ne sied pas de marchander
sur les conditions. Posséder la
vérité, connaître le chemin du
salut, savoir à quoi m'en tenir sur les plus
grands intérêts de l'homme... j'aurais
été jusqu'à Pékin pour
me rendre maître d'un si précieux
trésor.
J'étais sur le point d'arrêter
ma place à la diligence, lorsqu'un reste de
prudence m'engagea à
examiner les choses de plus près. Bien m'en
prit, Monsieur, bien m'en prit. Mais je veux vous
faire ingénument part des réflexions
qui ébranlèrent ma confiance en Sa
Sainteté.
Tout ce que dit et fait un pape n'est pas
inspiré sans doute, puisqu'il y a eu parmi
les papes, non seulement des
scélérats, mais même des
hérétiques. il faut donc distinguer
entre les décisions que prend le pape dans
sa capacité individuelle et celles qu'il
prend en vertu de son caractère officiel.
Or, pour faire cette distinction, il faut savoir
où finit le caractère privé et
où commence le caractère sacerdotal
du souverain pontife, il faut savoir quand le pape
peut être considéré comme
parlant en qualité de vicaire de
Jésus-Christ. Eh bien, voilà
précisément ce qui n'a jamais
été déterminé.
Reconnaissons-le donc : s'il est
difficile de consulter les conciles
oecuméniques, il ne l'est pas moins de
savoir quand le pape est pape. Mais ce n'est pas
tout. Croirait-on que, pour comble de
difficulté, les papes et les conciles ont
des prétentions rivales à
l'infaillibilité, et que le pauvre
fidèle est obligé d'ajuster leurs
droits respectifs avant de savoir où
réside l'autorité catholique. Il
n'est pas de point, en effet, sur lequel les
docteurs soient plus divisés. Les uns
mettent les conciles au-dessus du
pape, les autres mettent le pape
au-dessus des conciles, d'autres enfin
prétendent que l'infaillibilité
réside dans les conciles
présidés et approuvés par le
pape. Dans l'absence des conciles, la même
question se présente au sujet des rapports
qui existent entre le saint-père et le
collège des cardinaux. Abîme
d'incertitude ! Et moi qui m'étais
bonnement imaginé que
l'infaillibilité romaine allait me rendre
toutes choses certaines.
Une dernière considération me
fit comprendre à quel point je
m'étais abusé. Admettons que le
siège de l'infaillibilité soit
clairement déterminé et
universellement reconnu, en serons-nous plus
avancés ? Nullement. Supposons que tous
les catholiques s'accordent à faire
résider l'autorité suprême dans
le pape, sommes-nous au bout des discussions ?
Pas le moins du monde. En effet, je ne puis
m'empêcher de demander sur quoi repose cette
opinion, et puisqu'il s'agit de
l'évêque de Rome, quels titres,
quelles preuves ce pontife fait valoir en faveur de
ses privilèges surnaturels. À cette
question, on me répondra de deux choses
l'une : on me dira que l'autorité du
souverain pontife repose sur les assertions du
souverain pontife lui-même, ou bien qu'elle
repose sur quelque autre chose. Mais quoi ? Si
c'est le pape qui se dit
infaillible, nous sommes dans ce qu'on appelle un
cercle vicieux, car il faudrait être
sûr que le pape est infaillible pour
être sûr qu'il ne se trompe pas en se
donnant pour infaillible. Si, au contraire,
l'infaillibilité papale repose sur une autre
autorité que celle des papes, elle ne repose
pas sur une autorité infaillible, puisque
c'est dans les papes seuls que réside
l'infaillibilité, et nous retombons dans le
domaine de l'incertain au moment où nous
avions le plus besoin de certitude. En
vérité, c'est à en perdre
l'esprit.
En voici assez, Monsieur, pour une
première lettre. Je ne suis pas au bout des
difficultés que l'étude du
catholicisme a soulevées dans mon esprit, et
je compte recourir de nouveau à vos
lumières.
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