Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

Gethsémané.

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 Abba, Père, toutes choses te sont possibles, éloigne cette coupe de moi, toutefois non point ce que je veux, mais ce que tu veux. Marc XIV, 36.


C'est à Gethsémané, un jardin ombragé, au penchant du mont des Oliviers que Jésus se rend avec les siens pour achever d'y passer la nuit. Les nuits d'Orient, à la saison de Pâques, sont déjà douces. Tout est calme, quelques rares souffles tièdes font bruire les cimes des arbres. Plusieurs fois déjà, Jésus et ses disciples sont entrés dans cet enclos dont le propriétaire est bien disposé pour eux et s'y sont reposés jusqu'au matin. Mais pour Jésus, durant cette dernière nuit, il n'y aura ni sommeil, ni repos.

La scène de Gethsémané nous est dépeinte dans les trois évangiles synoptiques. Chacun apporte au récit un trait particulier. À l'entrée du jardin Jésus ne garde avec lui que Pierre, Jacques et Jean, ses trois disciples préférés, ceux dont la foi était la plus forte, le sens religieux le plus éclairé et l'amour pour lui le plus profond. Jésus, qui va passer par le crible, a besoin de sentir quelques amis fidèles près de lui. Mourir seul, n'est-ce pas l'effroi de l'isolé ? À Sainte-Hélène, Napoléon suppliait le général de Montholon de ne pas s'en aller « afin, disait-il, que quelqu'un qui n'eût pas figure de salarié recueillît son dernier soupir et lui fermât les yeux. » Jésus avait besoin de la présence de ses humbles disciples pour le soutenir de leur affection et de leurs prières. Comme toute cette scène va nous le montrer proche de nous, véritablement homme, puisque des êtres humains pouvaient lui être de quelque secours !.
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Si Jésus a été si calme lors de l'arrestation, de la comparution, de la flagellation, si le Seigneur a supporté les douleurs physiques et morales de la crucifixion avec un tel sang-froid, une telle présence d'esprit, c'est pour une bonne part parce qu'il avait au préalable remporté la victoire à Gethsémané ; c'est là qu'il a bu la coupe amère et descendu d'avance les degrés de son martyre..

Quand le diable se fut retiré de Jésus au désert, ce n'était que pour un temps, il attendait de nouvelles occasions favorables. Lors de la visite des Grecs, Jésus subit une atteinte anticipée de l'angoisse qui le saisira à Gethsémané. Peut-être, déjà alors, le diable essaya-t-il d'envenimer ce trouble. Au désert, Satan profita du fait que le Fils avait mis sa volonté dans la dépendance d'un physique humain et de ce que cette volonté, la claire vision de la pensée du Père, était affaiblie en même temps que le corps par un Jeûne prolongé. À Gethsémané Jésus se retrouve dans une situation analogue. Il savait depuis longtemps qu'il était l'Agneau de Dieu, qu'il ne pouvait se soustraire au sacrifice par la fuite, qu'au-dessus des basses manoeuvres du Sanhédrin, s'accomplissait la volonté du Père ; sa propre volonté avait choisi dès longtemps le sacrifice par avance. Et pourtant à la pensée que le moment du sacrifice est là, parce qu'il est vraiment homme, il est envahi d'une angoisse inexprimable. À cette heure, dans le jardin clos, séparé par quelques heures seulement de la croix, il se sent cerné.

Mourir ! C'est pour son être physique une appréhension d'autant plus violente que son être parfaitement saint, ne doit rien au péché. La mort tient du péché dont elle est le salaire, elle inspire à Jésus une répugnance plus grande encore qu'à l'homme souillé. Elle est pour « l'Agneau sans tache » une anomalie, une monstruosité. Il ne mourra que parce qu'il le veut bien : « Personne ne m'ôte la vie, mais je la donne de moi-même » (Jean X, 18).

Et puis il ne s'agit pas seulement de mourir mais de se charger d'une montagne de crimes ; le péché humain va bientôt l'écraser. Il s'engage une lutte désespérée entre tout ce qu'il y a de saint en lui qui proteste contre la mort et une sainteté plus haute encore, l'obéissance. La lutte n'est pas entre lui et Dieu mais entre deux parties saintes de lui-même. Cette lutte est si terrible - car sa sensibilité est infiniment plus grande que celle des hommes pécheurs - que les sources de sa vie physique en sont presque taries. « Mon âme est accablée de tristesse jusqu'à la mort. » C'est à ce moment précis que le diable fait sentir son action sur Jésus. Il stimule la volonté personnelle de Jésus : « Abba, Père, toutes choses te sont possibles, éloigne cette coupe de moi ! » Est-ce que pour Dieu qui est « magnifique en conseil, admirable en moyen » il n'existerait pas un autre remède pour sauver le monde ? Mais tout aussitôt la volonté de vouloir la seule volonté de Dieu s'affirme et triomphe en Jésus. Il n'y a eu que tentation, il n'y a pas eu l'ombre d'un péché ; pas un instant le contact avec la volonté du Père n'a été rompu. « Père, ce que tu veux et non pas ce que je veux. » Satan est vaincu et cela par trois fois dans sa tentative d'opposer en Jésus la nature physique, humaine, à l'esprit soumis à Dieu.

Ah ! quand nous passons nous aussi par des orages intérieurs, des ouragans, quand tout semble se déséquilibrer en nous, que demanderons-nous ? comment prierons-nous ? « Père, fortifie en moi la volonté de ne vouloir que ce que tu veux ! »

Satan, battu sur ce point, revient à la charge d'une manière mystérieuse, mais sur laquelle un passage des Hébreux jette, semble-t-il, une lumière effroyable. Voici le passage : « C'est lui (Jésus) qui, dans les jours de sa chair, ayant présenté avec de grands cris et avec larmes, des prières et des supplications à celui qui pouvait le sauver de la mort et ayant été exaucé à cause de sa piété, a appris, bien qu'il fût Fils, l'obéissance par les choses qu'il a souffertes » (Héb. V, 7-8). Ces paroles ne peuvent pas signifier que Jésus ait été exaucé en Gethsémané dans sa demande d'être délivré de la croix, puisqu'il est mort en croix ; il semble plutôt qu'il ait été délivré d'une mort anticipée. Jésus était à ce moment-là saisi de tristesse « jusqu'à la mort » ; les sutures entre l'être spirituel et l'être physique étaient prêtes à se rompre, le poids d'angoisse était trop grand ; le coeur trop oppressé, refusait de battre. C'est alors que le diable, ayant échoué dans sa tentative de séparer la volonté de Christ de celle de Dieu, porte tout son effort à disjoindre le corps de l'esprit, pour tuer Jésus avant le temps.
- Tu ne veux pas céder ? Meurs !

Jésus a compris la manoeuvre du « meurtrier dès le commencement ». Non, il ne veut pas mourir traîtreusement sous les coups du diable ; il mourra volontairement, offert en spectacle à l'humanité sur la croix de Golgotha. Et c'est alors qu'il poussa de grands cris, qu'il supplia son Père avec larmes et le Père intervint. Dans le conflit en Jésus même, quand il s'agissait pour le Fils d'harmoniser pleinement son être tout entier avec le Père, il semble que celui-ci ait laissé la décision dernière se prendre par le Fils seul. Mais maintenant c'est la vie humaine du Fils qui est en péril ; Jésus ne peut pas tout seul maintenir ce fil de son existence sur lequel l'adversaire pèse de tout son poids. Dans le duel entre Dieu et le démon, la vie du Sauveur est soudain devenue l'enjeu. Le Père intervient puissamment, Jésus est sauvé ; mais la lutte a été si intense qu'il s'est produit comme un commencement de dissolution physique : Jésus a transpiré du sang.
Est-ce qu'un tel spectacle ne nous saisit pas jusqu'à l'âme ! N'est-ce pas ici que nous voyons le mieux comment Jésus a véritablement pris notre nature et comme il a vraiment été homme comme nous ?

Jésus aurait tant aimé que ses disciples s'associassent à cette lutte. Il ne pouvait pas tout leur dire, mais il leur en avait révélé assez pendant le souper pour qu'ils comprissent quels moments il allait traverser. Ils sont accablés de sommeil. Ils sont incapables de lutter une heure avec lui. Lui, le saint descendant de la femme, il est seul dans toute l'humanité à lutter avec le serpent ancien qui l'étouffe de ses replis. Jamais nous ne comprendrons au prix de quelles souffrances - auxquelles se sont encore ajoutées celles de l'isolement moral - le Seigneur a vaincu !

Quand le Seigneur revient pour la troisième fois, réconforté par un ange, un compagnon céleste que le Père lui a envoyé, il dit à ses disciples sans dureté mais avec un doux reproche : « N'avez-vous pas pu veiller une heure avec moi ? » Et alors, lui qui vient de voir quelles puissances effroyables s'agitent là, tout près, derrière le voile, il ne peut s'empêcher de leur adresser ce très sérieux avertissement : « Veillez et priez, de peur que vous ne tombiez dans la tentation, l'esprit est prompt mais la chair est faible. »

Veiller, dans la bouche de Jésus signifie pratiquement deux choses. D'abord se connaître soi-même, porter des regards exempts d'indulgence et d'illusion sur soi-même. Tel qui est sensuel, passionné de tempérament, n'ira pas s'imaginer que, parce qu'il est converti, cette nature là ne peut plus faire explosion. Tel qui est disposé à l'avarice, à la susceptibilité, à la colère, appellera ces choses par leur nom en les découvrant en lui, comme s'il les voyait poindre chez autrui et leur cherchera remède au bon endroit. Veiller c'est ensuite prendre ses précautions contre les ennemis du dehors, l'action du monde, des puissances diaboliques pour ne pas donner prise à la tentation.

À la recommandation de veiller, Jésus ajoute celle de prier. Ne pouvons-nous pas dire que la meilleure méthode de veiller sera de prier ? Prier c'est parler continuellement à celui qui « ayant été tenté peut aussi secourir ceux qui sont tentés. » C'est une télégraphie sans fil qui fonctionne entre le Seigneur et nous. Voici un petit poste militaire, isolé en pleine zone dangereuse, mais il est en relation télégraphique avec le quartier général. Il tient l'officier supérieur au courant de tout ce qui se passe. Au besoin, il appelle au secours ; on lui envoie immédiatement du renfort. Reçoit-il l'ordre de se replier, il obéit aussitôt. Voilà aussi notre seul, mais magnifique système de défense.

Pourquoi tant de précautions ? Si l'on tombe on se relève ; si l'on pèche on demande pardon. Ah ! chers lecteurs, une chute est toujours infiniment grave ! Oui, le Seigneur s'est parfois servi d'une chute comme celle de Pierre pour faire toucher à quelqu'un du doigt sa faiblesse et pour compléter une éducation insuffisante. Mais toute chute laisse derrière elle une trace de flétrissure et a un retentissement de scandale dans le monde moral, quand bien même les hommes n'en seraient pas informés. « Quand on fait du mal, on en fait toujours plus qu'on ne pense. »

Veiller est toujours nécessaire ; il ne vient jamais un moment dans la vie chrétienne où la victoire soit définitive et où les risques aient totalement disparu. Le Seigneur l'a dit : « l'esprit est prompt mais la chair est faible ». L'esprit est enthousiaste ; en un jour d'émotion, rien en lui ne paraît trop difficile ; il a des ailes, il plane sur les sommets ; mais l'être physique, physiologique, psychique, « le frère âne » comme l'appelait saint François, ne marche qu'au pas et même se montre rétif. Il faut que l'esprit dans la prière appelle celui qui est le « grand secours » et que le corps prenne force en devenant le temple de l'Esprit. Il faut que par la mort et la résurrection de Christ, des puissances de vie pénètrent jusque dans l'être physique et l'harmonisent avec l'esprit. Et puis, ensuite, toujours et quand même, veiller, prier !




La sainteté de Jésus.

 Qui de vous me convaincra de péché ? Jean VIII, 46.

Je t'ai glorifié sur la terre, j'ai achevé l'oeuvre que tu m'as donnée à faire.
Jean XVII, 4.

Ils cherchaient un témoignage contre Jésus et n'en trouvaient pas.
Marc XIV, 55.

J'ai trahi le sang innocent.
Matth. XXVII, 4.


Le verdict de la justice romaine, relativement impartiale, a été prononcé sur Jésus par la bouche de Pilate : « Je ne trouve aucun crime en lui ! » Il a suffi du simple bon sens ou, si l'on veut, de l'absence de passion chez un fonctionnaire, pour mettre à bas tout l'échafaudage d'accusation péniblement élevé par les principaux des Juifs. Avaient-ils cependant peiné pour dresser un acte d'accusation qui parût se tenir debout ! Ils avaient cherché partout quelque témoignage probant. Certaines gens, comme au temps de Naboth, se prêtaient au honteux métier de faux témoins. Quelques-uns se présentent, évidemment ceux qui peuvent produire les plus écrasantes accusations. Mais ils se contredisent et finissent par se disputer. Forcément on doit les récuser. Enfin il en paraît deux - quelle aubaine ! - qui articulent une accusation contre Jésus : Ils lui ont entendu dire qu'il détruirait le temple et le rebâtirait en trois jours. Par malheur, les deux témoins ne s'accordent pas tout à fait. D'après l'un, Jésus avait dit : « Je détruirai ce temple.... » ; d'après l'autre : « Je puis détruire ce temple.... » Le fait est que Jésus n'avait dit ni l'un ni l'autre, mais : « Abattez ce temple, je le relèverai en trois jours.... » Ainsi après avoir battu tout le pays pour trouver une accusation qui tienne en justice, voilà tout ce que l'on a découvert. Plein de colère - la haine rend ingénieux comme l'amour - le souverain sacrificateur va demander à Jésus lui-même cette base d'accusation que personne ne peut fournir :
- Je t'adjure, par le Dieu vivant, de nous dire si tu es le Christ, le fils de Dieu !

Tout à l'heure Jésus se taisait ; maintenant le moment de parler est venu. C'est lui qui va signer son arrêt de mort. Il répond :
- Je le suis et vous verrez le Fils de l'homme assis à la droite de la puissance de Dieu et venant sur les nuées du ciel.
- Il mérite la mort !

Tel est le cri unanime que pousse le Sanhédrin, inquiet un instant auparavant de se voir acculé à l'acquittement. Et des coups d'oeil malins s'échangent sous le masque de la gravité.
- Pensez donc, un blasphème !

Pilate a percé à jour cette comédie judiciaire :
- Je ne trouve aucun crime en lui !

C'est et restera le verdict de l'histoire.
Sans doute la déclaration de Pilate ne prouve pas encore la sainteté de Jésus. Ce n'est qu'un certificat de bonne vie et moeurs tel que le premier citoyen venu, privé de casier judiciaire, peut s'en faire délivrer un par l'autorité compétente.

Cherchons ailleurs pour nous convaincre de la sainteté du Seigneur.
Un jour, au cours de son ministère, Jésus mit les Juifs hostiles au pied du mur.
- Qui de vous me convaincra de péché ?
« Vous refusez de croire à mes paroles, mais pour appuyer votre refus, faites voir dans ma conduite quelque faute. La vérité et la sainteté sont soeurs. Si ma vie est inattaquable, n'est-ce pas la preuve que Dieu parle par ma bouche et agit par mes mains ? »
À ce défi les ennemis répondent :
- Tu es un Samaritain ! Tu es possédé du démon. Évidemment si dans l'auditoire on avait pu articuler quelque chose contre Jésus, on l'aurait fait. C'est faute de rien trouver qu'on l'injurie gratuitement.

Et si Jésus a prononcé cette parole, c'est qu'il était lui-même convaincu de sa sainteté. Il en est même tellement convaincu qu'il peut dire de son Père : « Il ne m'a pas laissé seul parce que je fais toujours ce qui lui est agréable » (Jean VIII, 29). Le Fils mettait une telle fidélité à vivre dans la plus étroite communion avec son Père que ses actes, à chaque instant, traduisaient exactement les pensées du Père. Il dira encore à Dieu dans la prière sacerdotale :
- Je t'ai glorifié sur la terre, j'ai achevé l'oeuvre que tu m'as donnée à faire !

Jésus n'a péché ni en transgressant un ordre du Père, ni en négligeant l'un quelconque des devoirs dont son Père l'a chargé. Voilà la sainteté parfaite : absence permanente en Jésus de volonté propre, présence continuelle de celle de son Père. Il a voulu ne vouloir que dans le Père.

On pourrait objecter :
- Jésus a cru de bonne foi être saint. Mais il s'est fait illusion. On ne se considère pas soi-même avec les mêmes yeux que ceux avec lesquels on épluche les autres.

Appelons les apôtres en témoignage. « Il n'y a pas de grand homme pour son valet de chambre », a-t-on dit. Ceux qui ont vécu, mangé, voyagé avec lui auront-ils surpris quelque faiblesse, quelque incursion de la chair dans l'esprit, restée inaperçue du Maître ? Jean dit de Jésus avec lequel il a vécu dans une si étroite intimité :
- Nous avons vu sa gloire, comme celle du Fils unique venu du Père.

Pierre a prononcé les paroles que l'on sait :
- Tu es le Christ, le Fils du Dieu vivant !

Un simple homme soumis aux mêmes misères que nous ? - Non, jamais ! - Le Christ ? - Oui. Un Dieu fait homme ? - Oui.
Enfin Judas, le traître, qui eût été déchargé d'une partie de son faix de remords s'il avait trouvé la plus légère faute en Jésus, s'écrie, devant ceux-là même qui sont les moins désireux de l'entendre :
- J'ai péché en trahissant le sang innocent ! Mais tout cela ne prouve pas encore la sainteté absolue de Jésus. Cette preuve irréfutable, c'est la résurrection du Seigneur qui la fournit. Si Jésus avait eu dans son sang, dans ses nerfs, dans son psychique comme dans son physique ou dans son esprit ne fût-ce qu'un atome de péché, une cicatrice de conscience, la mort, qui est le salaire inéluctable du péché en vertu même de la loi divine, n'aurait pas lâché sa proie. Si le Seigneur a brisé les liens de la mort comme on écarte le réseau impuissant d'une toile d'araignée, c'est parce qu'il a été saint de la sainteté radieuse, immaculée de Dieu même, et de par sa volonté d'homme. L'homme en lui a été normal. Parti de l'innocence comme le premier Adam, il est arrivé - comme le premier homme aurait dû le faire - à la sainteté ! Et nous restons en adoration devant cette vie humaine devenue sainte, qui a « appris l'obéissance par les choses qu'elle a souffertes. »

C'est dans les Alpes que j'ai entrevu comme une sorte de révélation, la sainteté. Assis au bord du glacier de l'Eiger, je contemplais les névés du Silberhorn, de la Blumlisalp. Cette blancheur absolue, immobile, sereine m'était un tel reproche que je n'osais plus la regarder, les larmes m'en venaient aux yeux, et ces cimes me faisaient peur.

Pierre, quand il vit le miracle de la pêche s'opérer à la parole de Jésus, fut saisi d'effroi et s'écria :
- Retire-toi de moi qui suis un homme pécheur ! Ah ! quel élan vers la perfection, quelle horreur du péché, quelle joie et quelle émotion tout à la fois s'emparent de nous, quand nous contemplons dans ce pauvre monde impur un être saint, une cime de neige, un frère, vrai homme, venu de Dieu et retourné à Dieu !

Plus nous apprenons à le connaître dans les écrits qui nous présentent son portrait, plus il nous saisit. Ses paroles, ses actes sont la sagesse même, le bon sens, la bonté ; il est la grâce et la vérité faites chair. Le penseur trouve un infini, et toutes les intelligences humaines réunies n'arrivent pas à en faire le tour. L'enthousiaste n'y peut suffire, il éprouve toujours des surprises nouvelles ; le pécheur est comblé, reçu, aimé, pardonné, sauvé. Et jamais l'amour ne permet une intrusion du péché et jamais le péché n'empêche l'amour pour le pécheur de se manifester, c'est l'équilibre parfait. C'est le rayon de soleil qui descend dans la boue sans se salir et sans permettre à celui qui veut s'y réchauffer de continuer à se salir ; il y a la santé et la guérison dans ce rayon.

Et voilà le caractère de la sainteté de Jésus ; elle ne m'écrase pas, elle ne me désespère pas, elle me stimule. Un être humain comme moi, ayant chair et sang, nerfs et sensibilité, respirant le même air que moi, coudoyant toutes sortes de gens, obligé de voir, d'entendre ce que je vois et entends, ayant comme moi un cerveau qui pense, un coeur qui sent, un corps qui réclame ses droits, un être semblable à moi en toutes choses, a été un saint. Il me faut lui ressembler, je le sens. Et cette ambition-là non seulement ne lui paraît pas démesurée, mais il l'allume lui-même en moi parce qu'il peut me la faire réaliser, parce qu'il me donne les forces qu'il me faut pour cela. Il nous veut comme lui ; il fait de nous des « frères », des « saints », des semblables.

Ne nous laissons pas détourner de poursuivre la conformité avec Christ, par la discussion de cette question qui est oiseuse et qui cache un vrai traquenard de l'ennemi : Pouvons-nous arriver ici-bas à la sanctification parfaite ? C'est perdre son temps que de discuter cela. Je ne sais pas exactement, étant donné ma nature, mon tempérament, mon caractère, la mesure de foi qui m'a été départie, en un mot, ma dotation initiale, jusqu'à quelle distance du sommet je parviendrai.

Je dois monter, voilà ce que je sais. Et monter c'est laisser s'accomplir de plus en plus complètement la promesse du Seigneur : « nous viendrons, moi et mon Père, faire notre demeure chez lui. » Je ne veux pas mettre de mesure par avance au degré de vie spirituelle, de fidélité, que cette présence en moi me communiquera. Je ne veux pas même me poser la question : jusqu'à quel point est-ce que je saurai ouvrir la porte à cette présence divine en moi, comment et jusqu'à quand saurai-je la conserver ? Je veux simplement croire aujourd'hui que le Saint absolu veut faire de moi un « saint » relatif, une image de lui, dans la mesure où un humain, créé dans le premier Adam et recréé dans le second, est capable de le devenir dans cette économie, sans sortir du fini. C'est Lui qui le fera.

J'ai le droit de douter de ma nature ; je n'ai pas le droit de douter de sa puissance. Je puis en quelque mesure faire le tour de mon tempérament, fixer les limites de mon être intérieur, analyser le sable de ma volonté, mais je n'ai pas le droit de prétendre que le Créateur ne puisse changer, ici-bas déjà, le plomb vil qui est moi en l'or exquis qui est lui. Souvenons-nous de ce que le Maître a fait de Georges Muller. Dans une nature basse, dans un être peu chevaleresque qui partait sans payer sa note d'hôtel, il a sculpté un vase d'élection. Je ne veux pas couper les ailes de ma foi et lui dire : Tu ne voleras pas plus haut ! Je veux dire : « Seigneur, fais de moi ce que tu voudras, je te donne ma volonté ! » Un progrès appelle un autre progrès. Un acte d'obéissance sincère rend plus facile le suivant. Paisible, je veux m'avancer, espérant tout de Dieu, rien de moi, dans la foi au Fils unique, mon Sauveur qui, m'ayant tiré de la mort, saura me mener aussi haut qu'il le voudra dans la vie ! En Lui la sainteté est devenue humaine et possible, je m'attends à lui pour qu'il m'en rende participant sans lui fixer de limites.

Oh ! mon Sauveur, saint, adorable, donne-moi d'être droit, humble et croyant et de désirer te ressembler avec une ardeur que ni le temps, ni même aucune rechute, ne puisse éteindre ! Amen.




Pour les autres.

 Il a sauvé les autres et il ne peut se sauver lui-même. Marc XV, 31.

Jésus voyant sa mère dit : Femme, voilà ton fils.
Jean XIX, 26.

Père, pardonne-leur car ils ne savent ce qu'ils font.
Luc XXIII, 34.

Aujourd'hui tu seras avec moi dans le paradis.
Luc XXIII, 43.

Comme Moïse éleva le serpent dans le désert, il faut de même que le Fils de l'homme soit élevé, afin que quiconque croit en lui ait la vie éternelle.
Jean III, 14-15.


Toute sa vie Jésus, s'oubliant lui-même, a vécu pour les autres. Ses journées ne lui appartenaient pas ; elles étaient accaparées par des gens qui, quelquefois, ne lui laissaient pas le temps de manger. Ses miracles, c'étaient les autres qui en bénéficiaient. Connaissez-vous une seule parole de lui, un seul acte qui ait eu pour but de lui valoir un honneur ou un bénéfice ? Je n'en connais point. Comme Jésus ne faisait rien « de lui-même », il ne faisait rien non plus « pour lui-même ». Et s'il a sauvé sa vie à quelques reprises durant son ministère, c'est parce qu'elle était encore nécessaire aux autres, jusqu'au temps marqué par le Père. Jésus devait mourir à la fête de Pâques, à Jérusalem et non ailleurs ni à une autre époque, pour que le bénéfice que cette mort allait procurer aux autres fût complet.

Pendant qu'il était sur la croix, offert en spectacle, Jésus pouvait fermer les yeux, s'absorber en Dieu, se rendre étranger à tout ce qui l'entourait. De la croix, il évangélise encore ; il pense à ceux qui l'entourent ; jusqu'au dernier souffle, il ira « faisant du bien ».

Il y avait des moqueurs autour de cette croix qui s'écriaient : « Il a sauvé les autres et il ne peut se sauver lui-même. » Comme Caïphe prophétisait sans le savoir en disant : « Il est avantageux que celui-ci meure pour la nation », les pharisiens ne savaient pas si bien dire. C'était justement pour sauver les autres, qu'il ne pouvait se sauver lui-même. Mais il n'y a pas que des moqueurs autour de la croix. Un groupe de femmes et de disciples est là qui regarde et qui pleure. Et parmi ces femmes, il en est une que Jésus considère avec tendresse, c'est sa mère. En cet instant la prophétie de Siméon s'accomplit pour elle, une épée lui transperce l'âme. Jésus ne pouvant plus lui donner son affection filiale, lui rend un fils en la personne de Jean. Et du même coup, il donne à Jean le privilège de témoigner de l'amour à son Maître en le reportant sur sa mère.
La tradition rapporte que Marie vécut encore douze ans à Jérusalem avec Jean et qu'elle mourut à l'âge de cinquante-neuf ans.
Au milieu de ses tortures Jésus pense à adoucir aux siens l'amertume de la séparation.

Jésus avait été livré aux mains d'une bande de soldats cruels, par les principaux. Ce sont des huissiers du temple, et des soldats que les Romains prêtaient aux Juifs, principalement aux époques de fête, pour maintenir l'ordre parmi les pèlerins. Ils accomplissent impassibles leur tâche de bourreaux. Ils ont battu et maltraité Jésus comme tout autre prisonnier. lis l'ont crucifié sans émotion et se partagent maintenant ses vêtements. Dans son tableau de la Voie douloureuse, Burnand a écrit lisiblement sur le visage de ces soldats : « ils ne savent ce qu'ils font ». Ils participent à un drame sans se douter que, depuis la création du monde, c'est le plus important que la terre et le ciel aient contemplé. Jésus pense à eux : « Père pardonne-leur... ! Il ne veut pas que ces hommes soient punis pour un acte dont ils ne comprennent pas la portée, quand même cet acte, c'est sa torture à lui.

À côté de lui, il y a deux bandits dont l'un se moque et l'insulte. Chez l'autre, subsiste une étincelle de conscience. Il a peut-être lu l'écriteau : Celui-ci est le roi des Juifs ! Il a peut-être entendu la parole adressée à Jean et à Marie, la prière pour les bourreaux. Une révélation se fait dans ce coeur obscurci. Cet homme comprend par la conscience bien plus que par la connaissance, que ce compagnon de souffrance est un martyr : « Seigneur ! souviens-toi de moi quand tu seras dans ton Règne ! » Il se sent infime, la vie d'un bandit vaut-elle qu'on lui donne une pensée ? Cette âme a du prix aux yeux du Christ : « Aujourd'hui tu seras avec moi dans le paradis ! » Aujourd'hui, dit Bossuet, quelle promptitude ! Avec moi, quelle compagnie ! Dans le Paradis, quel repos !

Nous, qui pensons toujours à nous-mêmes, à nos aises, à nos petits succès, à donner le minimum pour recevoir le maximum, quel spectacle que de voir Jésus sur la croix ne penser qu'aux autres ! Honte à nous, égoïstes ! Humilions-nous jusqu'aux larmes devant cette vie donnée et ne crucifions plus par nos vanités le Seigneur de gloire !

Jésus meurt là, non pas seulement pour quelques saintes femmes, pour quelques disciples - c'est un premier cercle concentrique - mais pour les milliers qui, dans l'avenir, croiront par leur moyen - second cercle concentrique. Et, s'il nous est permis de dire toute notre pensée, Jésus meurt pour tous ceux qui, dans le passé, ont cru aux sacrifices de l'ancienne alliance : les Juifs, ou ont obéi à leur conscience : les païens, et ont eu part ainsi par avance à son sacrifice, - troisième cercle concentrique.

C'est en définitive pour cette race humaine tout entière dont, par l'incarnation, Jésus s'est fait solidaire, qu'il meurt en Golgotha - « Le Fils de l'homme est venu non pour être servi mais pour servir et pour donner sa vie en rançon de plusieurs » (Marc X, 45). Les deux sacrifices se sont rencontrés, celui du Père « qui était en Christ réconciliant le monde avec soi-même » et celui de l'humanité qui expie en la personne de son plus parfait représentant. Nous ne voulons pas échafauder de théorie. Nous ne comprenons pas le pourquoi d'un tel sacrifice ; le fond de Dieu et le fond du péché nous restent inconnus. C'est un mystère d'amour, de justice, de réparation, de guérison, de sainteté devant lequel les anges mêmes sont en adoration.

« Comme Moïse éleva le serpent dans le désert, il faut aussi que le Fils de l'homme soit élevé afin que quiconque croit en lui ait la vie éternelle. » À la fin de la traversée du désert les Israélites se montrent ingrats, décriant la nourriture et les soins dont Dieu les a fait bénéficier au cours de ces quarante ans. La punition surgit sous la forme d'une de ces migrations de cérastes, ces vipères cornues du désert, dont les morsures brûlent et infectent le sang. Israël se repent. Dieu ne veut pas la mort du pécheur mais sa conversion et sa vie ; il ne fait pas durer l'épreuve plus longtemps qu'il ne faut. Un serpent d'airain est dressé sur une perche et tous ceux qui regardent à lui sont guéris. C'est le moyen de punition qui devient celui du salut.

Jésus, en rappelant ce souvenir historique à Nicodème, veut lui dire : « Tu n'ignores pas que le Messie doit être élevé aux yeux de tous. Tu penses qu'il sera élevé comme un roi, qu'il montera sur le trône de David, puis de là sur le trône de Dieu. Il sera élevé d'une manière tout autre. Il sera élevé comme le serpent d'airain, pour devenir le moyen de salut de ceux qui regarderont à lui ! » Et quand plus tard Nicodème vit Jésus sur la croix, il se souvint de ce qui lui avait été dit dans la nuit mémorable où la nouvelle naissance lui avait été révélée.

Ainsi Jésus fut élevé, non pour lui-même mais pour les autres, non pour briller mais pour sauver, en une élévation qui était le plus profond abaissement, puisqu'il a été « mis au rang des malfaiteurs ».

La colline du Calvaire n'est pas bien élevée, la croix n'est pas très haute et pourtant on peut voir ce crucifié des extrémités du monde, comme depuis les bouts de l'histoire. Elle est là plantée au centre de l'univers, l'unique espérance du pécheur ! Et pourtant, dans son ignominie, la croix est pour le Sauveur la première marche de la gloire. Jésus est mort pour les autres, et parce qu'il est mort pour les autres, il est monté de gloire en gloire ; par la croix il est arrivé au trône de Dieu d'où il reviendra un jour pour occuper le trône de David et régner sur une terre qu'il s'est acquise au prix de sa vie d'homme.

Les Israélites, au désert, n'étaient pas sauvés mécaniquement par ce serpent d'airain. Ils devaient le regarder. Le regard impliquait l'effort de la volonté et de la foi. Il fallait désespérer de soi, des petits remèdes qu'on pouvait connaître pour désinfecter la plaie. Il fallait détourner sa vue de sa blessure pour la porter sur le remède donné de Dieu. Il fallait consentir à être guéri comme Dieu voulait et pas autrement.

Mais quelle singulière comparaison ! Pourquoi parler aujourd'hui de serpent, de morsure, de guérison ? Grâce à Dieu, nous n'habitons pas un pays infesté de reptiles ; il faut laisser aux missionnaires l'honneur de courir ce genre de risques. N'était-ce pas Mme Berthoud-Junod de la Mission romande qui, un soir, dans une étroite piste de la brousse, fut tout à coup immobilisée par un long serpent venimeux qui s'était enroulé autour de ses deux chevilles à la fois. Elle eut le courage de prendre la bête par le cou, de la dérouler et de la jeter. Ce fut miracle de s'en tirer sans morsure.

C'est vrai, nous habitons un bon pays, mais nous avons été mordus par le serpent ancien. Il souille nos yeux et les fait briller d'une flamme impure. Il touche nos oreilles qui écoutent complaisamment la calomnie. Il empoisonne nos langues pour falsifier la vérité. Il a infecté nos coeurs pour les faire distiller la convoitise. Pensée, mémoire, imagination, volonté, chairs, nerfs, sang, tout est atteint. Le venin court par tout l'être. L'art, la science, la civilisation et jusqu'à la philanthropie sont entachés de péché. Or le salaire du péché c'est la mort.

Le moins que Dieu puisse nous demander, comme à l'Israélite mordu, c'est de regarder à Jésus sur la croix, c'est de désespérer de nous-mêmes et de nos moyens d'amélioration, c'est de venir à « la source ouverte pour le péché », c'est d'accepter par la foi, par toutes les forces de notre volonté, le moyen, le seul, que Dieu ait choisi pour nous sauver.

Je n'aurais pas été converti par les menaces de punition, par les terreurs de l'enfer. Toutes sortes de pensées surgissaient en moi : « Est-ce notre faute si nous sommes pécheurs ? Ne sommes-nous pas nés dans le péché après avoir été conçus dans l'iniquité ? Avons-nous demandé à naître ? Ne subissons-nous pas un état de péché qui nous est imposé par la vie même ? Alors Dieu est-il juste en nous condamnant ? »

En face de la croix, devant ces bras étendus qui sont en même temps tendus vers moi ; à regarder le Fils de Dieu qui meurt pour moi ; j'ai la bouche fermée. La voilà la justice de Dieu ! Le voici l'amour du Père ! Le remède a été mis à côté du mal. Et si je suis solidaire fatalement de l'humanité coupable en Adam, je deviens par la foi en Jésus-Christ et par un acte de volonté, solidaire de la seconde humanité « qui est affranchie de la condamnation et de la mort ». Je le sens bien dans ma conscience, je n'ai plus qu'à adorer, qu'à accepter par le Saint-Esprit, l'oeuvre de salut qui est faite tout entière. Il n'y a plus qu'un péché, celui de repousser Christ qui est venu porter tous les autres « en son corps sur le bois », mais ce péché-là, je le sens, c'est le péché irrémissible. Ce n'est plus le péché originel et la corruption qu'il a engendrée qui me perdent, mais bien le refus et le mépris du pardon que Jésus est venu m'offrir.
O Dieu, quelle grâce tu m'as faite de m'avoir aidé à accepter l'oeuvre de ton Fils !

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