Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

Le pain de vie.

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Jean VI.

 D'après Marc, Jésus et ses disciples passèrent de l'autre côté du lac de Génésareth dans le but de prendre un peu de repos, or jamais Jésus n'eut tant à faire que ce jour-là. La foule, faisant un long parcours à pied, se porta à la rencontre de la barque et s'attacha aux pas de Jésus dès son arrivée. Pas un mot de mécontentement ne sort de la bouche du Seigneur. Il fait joyeusement le sacrifice des moments de détente qu'il s'était réservés. Ces brebis sans berger inspirent une telle compassion au bon Berger qu'il se met aussitôt à les instruire, à les guérir, jusqu'à une heure avancée de la journée. Impossible de renvoyer tout ce monde à jeun. Il donne l'ordre à ses disciples de nourrir eux-mêmes ces gens affamés. Comment ? Philippe essaye en vain de déchiffrer ce problème. Le Maître le résout de façon royale. Et dans ces mains qui tout à l'heure s'étaient abaissées, bénissantes, sur des incurables, puis qui s'étaient jointes pour l'action de grâce, les pains et les poissons se multiplient. Il en reste douze corbeilles pleines après que chacun se fut rassasié.

O gens de petite foi que nous sommes ! Pourquoi doutons-nous du Père qui n'ignore aucun de nos besoins et qui donne aujourd'hui encore le pain quotidien à tous ceux qui le lui demandent ?
La foule galiléenne est plus spontanée, plus croyante, échappe davantage à l'influence du sanhédrin que celle de Judée. Ce Jésus de Nazareth qui guérit les malades, qui ressuscite les morts, qui multiplie pain et poissons ne serait-il point le Christ, se demande-t-on de toutes parts.

Un mouvement politique se dessine. On veut enlever le Seigneur et le faire roi. À tout prix il faut empêcher cette manifestation dangereuse qui risquerait de précipiter des événements qui ne doivent s'accomplir que plus tard. Jésus oblige ses disciples à s'embarquer ; il faut éloigner ces hommes qui pactisent - du moins quelques-uns d'entre eux - avec la foule. Puis, après avoir calmé et dispersé le peuple, il se retire à l'écart pour prier. Il faut à Jésus un tête-à-tête avec son Père après toutes ces émotions ; il a besoin de forces et de lumières pour continuer l'éducation de ses auditeurs. Cependant, au milieu de la nuit, Jésus rejoint la barque en marchant sur les eaux et c'est avec ses disciples qu'il aborde sur la rive galiléenne.

Dans cette foule impressionnable qui avait mangé des pains la veille, les pharisiens déterminent un nouveau et singulier courant.
- Le miracle de Jésus, hier, n'est rien en comparaison de celui de Moïse qui a donné la manne à nos pères, affirment-ils à l'envi.
Il est de fait que le miracle accompli par Dieu au temps de Moïse était merveilleux.

Il fit pleuvoir sur eux la manne comme une nourriture.
Il leur donna le blé du ciel,
Ils mangèrent tous le blé des grands,
Il leur envoya de la nourriture à satiété.
Ps. LXXVIII, 24-25.

Pendant quarante ans pas un jour, sauf le sabbat, la manne ne manqua. Aujourd'hui les voyageurs qui font le voyage d'Égypte en Canaan par le Sinaï sur les traces des Israélites conviennent qu'il a dû se passer quelque chose d'extraordinaire. « Jamais, déclare M. le professeur Cart de Neuchâtel, un peuple nombreux n'aurait pu se nourrir dans ces contrées désolées, à moins d'une intervention divine. » Ah ! si cet événement avait été vraiment célébré par les principaux Juifs à la gloire de Dieu, Jésus se serait associé de tout coeur à un tel acte de reconnaissance. Mais on lui jette ce miracle à la face pour le désobliger et pour diminuer le sien. Alors Jésus, sans rien ôter de la puissance et de la bonté de Dieu, est amené à montrer qu'il existe un don de Dieu supérieur à celui de la manne : le vrai pain du ciel dont la manne n'était qu'un symbole, lui-même.
- Vos pères ont mangé la manne et ils sont morts... C'est ici le pain qui descend du ciel, afin que celui qui en mange ne meure point.
- Ce pain que je donnerai, continue Jésus, c'est ma chair que je donnerai pour la vie du monde. Celui qui mange ma chair et qui boit mon sang a la vie éternelle et je le ressusciterai au dernier jour. Car ma chair est véritablement une nourriture et mon sang véritablement un breuvage.

De telles affirmations opèrent un triage. Tous ceux qu'un enthousiasme superficiel anime, qui suivent Jésus parce qu'ils espèrent manger encore du pain et du poisson ou qui ambitionnent des charges à la cour d'un Messie politique, tous ceux des soixante et dix disciples dont l'union avec Jésus n'est pas spirituelle, tous les emballés, tous les tièdes sont arrêtés net par cette parole qu'ils qualifient de « dure », littéralement, de « coriace » : « Si vous ne mangez la chair du Fils de l'homme.... »
- Comment peut-il nous donner sa chair à manger ? C'est de la folie !
Et tous ces gens s'en vont, drapés dans leur gros bon sens.
Jésus se tourne vers les douze restés silencieux autour de lui.

- Et vous, ne voulez-vous pas aussi vous en aller ? Oh ! ils n'ont probablement pas compris ce que Jésus voulait dire. Manger la chair, boire le sang de Jésus leur a paru, à eux aussi, une parole abrupte, violente, difficile à accepter. Mais quelque chose en eux a vibré, leur conscience a été touchée, le sens profond de cette parole leur sera révélé un jour, ils en ont l'intuition. Et puis, des liens si étroits se sont noués au moins entre onze d'entre eux et le Seigneur que rien ne peut les briser. Il leur semble qu'en perdant leur Maître ils perdent tout.
« À qui irions-nous, s'écrie Pierre au nom de tous, tu as les paroles de la vie éternelle. Et nous avons cru et nous avons connu que tu es le Christ, le Saint de Dieu ! »

Non, ils ne peuvent s'éloigner parce que ces paroles leur sont incompréhensibles, tant d'autres déjà, qu'ils n'ont pas comprises tout de suite, sont peu à peu devenues claires à leur conscience. Tout ce qui fait leur joie, leur raison de vivre s'en irait avec Jésus ; ils resteraient nus et désolés dans le désert de la vie. On ne tourne pas le dos au bon Berger quand on a reconnu sa voix et mangé de sa main. On ne fuit pas le soleil pour rentrer dans le froid et la nuit quand on s'est réchauffé à ses bienfaisants rayons. N'est-ce pas, frère, que c'est auprès du Sauveur qu'il fait le meilleur vivre ?
- Quand Jésus se donne comme le « pain de vie » et qu'il parle de l'obligation de « manger sa chair et de boire son sang » il annonce évidemment tout d'abord le repas si simple qu'il instituera plus tard, la Sainte-Cène. Quoi ? du pain seulement, du vin, des aliments si ordinaires qu'ils composent le menu du moindre artisan, deviendraient les symboles de la rédemption ? Oui, Jésus choisit ce qu'il y a de plus simple, pour expliquer les relations spirituelles les plus profondes avec lui. Le pain, dira Jésus, représente mon corps rompu, prenez et mangez ! Cette coupe représente mon sang versé, buvez-en tous, c'est le sang de la nouvelle alliance ! C'est l'Agneau pascal qui, après avoir mis son sang en oblation pour le péché, offre son corps en nourriture et fortifie les siens pour le voyage de la vie.

Mais quand on a appliqué à la Sainte-Cène la parole du Seigneur : « Je suis le pain de vie » a-t-on épuisé cette promesse ? Évidemment non. Le prisonnier dans son cachot, le pêcheur sur sa barque, le berger là-haut sur son Alpe solitaire, le malade à l'hôpital, ce vieux huguenot isolé dans une contrée catholique sont-ils privés du « pain de vie » parce qu'ils ne peuvent prendre la Cène ? Ou, en d'autres termes, ne me suis-je nourri de Christ que quand j'ai pris la communion ? Non pas. Pour autant que je vis de mon Maître, je me nourris du pain de vie.

J'ai été tout le jour plongé dans les affaires, j'ai vécu ma vie moderne, je n'ai pas boudé mon siècle, j'ai travaillé à gagner mon pain quotidien avec les moyens qui sont à ma disposition, j'ai procédé à des achats et à des ventes, j'ai consulté des journaux et des cotes de bourse, j'ai passé des contrats, apuré des comptes, répondu à des clients, j'ai téléphoné, aligné des piles d'écus, j'ai compulsé des dossiers, respiré l'air méphitique du lucre et de la chicane, j'ai dû déjouer la concurrence, imaginer un perfectionnement, gronder un subalterne, répondre à mille questions ou bien, ouvrier, j'ai peiné sur ma machine, j'ai eu mille contrariétés, j'ai subi une injustice, je n'ai pas reçu le plein salaire auquel j'avais droit, j'ai dû âprement défendre mon droit, et me voilà le soir le coeur spirituellement sec, la tête remplie de pensées terrestres. Je me retire dans mon cabinet et là j'ouvre la Parole de Dieu, je lis quelques versets très simples, je les relis, je m'en approprie la substance, je prie, je dis à Dieu mes craintes, je me remets sous sa garde, j'implore l'Esprit de Dieu ; mon âme s'approche si près du Seigneur que je lui parle librement et qu'il me répond ; je sors nourri, vivifié ; j'ai mangé « le pain de vie ».

Allons plus profond encore. Jésus ne donne pas seulement de la vie, il communique sa vie à Lui. « Comme le Père est vivant et que je vis par le Père, de même celui qui me mange vivra par moi. » Cette expression vous paraît-elle insolite ? Mais c'est exactement sous une autre forme ce que dit Jésus à ses disciples (Jean XV) : « Je suis le Cep.... vous êtes les sarments ! » La vie du sarment c'est la vie du cep. « Celui qui me mange » c'est « celui qui vit de moi ». Est-ce aspirer à un mysticisme excessif, dangereux, malsain que de désirer vivre de la vie du Christ, que de demander que les sources de la vie propre, égoïste, orgueilleuse, sensuelle tarissent pour que jaillissent à leur place les sources de la vie de Christ en nous ? Est-ce dangereux de devenir « un avec Christ » ? Non l'obéissance, le don de soi, le renoncement à soi-même pour vivre en Lui ne peuvent être malsains. Si malheureusement il est arrivé à des gens déséquilibrés de prétendre réaliser cette union d'une manière qui nous a paru maladive, les illusions ou les nerfs jouant le grand rôle, il n'en est pas moins vrai que, sans parler des grands hommes de Dieu d'autrefois, les Paul, les Augustin, les Luther, les Calvin, aujourd'hui encore les Zeller, les Frommel, les Rappard, les Stokmayer ont réalisé cette vie-là si sainement que leur être intérieur s'est épanoui dans une parfaite harmonie.

Donne-nous, Seigneur, un coeur nouveau et accorde-nous, avec notre pain quotidien, le pain de vie de ta personne !




Autour de la transfiguration.

 Pierre répondant dit. Tu es le Christ de Dieu. Luc IX, 20.

Celui-ci est mon Fils élu, écoutez-le !
Luc IX, 35.

- Tout est possible à celui qui croit !
- Je crois ! Aide-moi dans mon incrédulité !
Marc IX, 23-24.


Jésus a besoin de s'entretenir dans l'intimité avec ses disciples. Il sort des frontières de la Galilée et se dirige vers les sources du Jourdain au pied de l'Hermon dans le Liban. C'est dans les environs de Césarée de Philippe qu'il séjourne, entouré d'une population juive encore mais déjà fort mélangée de païens. Examinons d'un peu près les trois événements d'ordre religieux qui se produisirent au cours de ce séjour.

C'est d'abord un entretien de la plus haute importance de Jésus avec ses disciples.
Le Seigneur venait de passer quelques moments en prière dans la solitude. Il revient aux douze et leur fait cette question :
- Qui disent les foules que je suis ? Vous qui, mieux que moi, entrez en conversation avec tout le monde, devant qui personne ne se gêne dans l'expression de son opinion, renseignez-moi !
- Les uns disent Jean-Baptiste (ressuscité), d'autres Elie annoncé par Malachie (Mal. IV, 5), ou encore l'un des anciens prophètes ressuscité.

Ainsi pour la masse du peuple, Jésus n'était qu'un précurseur du Messie. Comme à Jean-Baptiste en prison, l'activité du Seigneur lui paraissait trop réduite pour être celle du vrai Messie. Tous ceux qui jugent à vues humaines trouvent trop mesquine la tâche de fonder dans les coeurs le royaume de Dieu.

Aujourd'hui encore un travail profond, de réelle évangélisation et de consécration, apparaîtra toujours - dans cette économie du moins, avant le millénium - aux yeux des pouvoirs humains épris de grandeur, comme quelque chose de peu d'importance. L'Église catholique a voulu être grande et forte ; on compte avec elle ; elle a ses ambassadeurs, ses princes, son pontife, mais elle a perdu le privilège du Seigneur, accordé à la vraie Église : les portes de l'enfer commencent à prévaloir singulièrement contre elle. Elle s'est inféodée au monde, elle partagera le sort du monde.

Ne nous attristons pas, nous qui voulons avant tout bâtir sur un fondement spirituel, qui ambitionnons de moissonner des âmes, qui prêchons Christ crucifié, si on nous accuse de ne pas voir « grand » de manquer d'horizon, de faire oeuvre mesquine en comparaison d'un christianisme plus « moderne » plus social ; nous sommes dans la tradition du grand Méconnu.

Jésus continue son interrogatoire. S'adressant aux apôtres eux-mêmes :
- Et vous qui dites-vous que je suis ?

Pierre répond au nom de tous
- Tu es le Christ de Dieu !

Une reconnaissance profonde remplit le coeur de Jésus à l'ouïe de ces paroles. Au moins ces quelques-uns l'ont saisi dans sa réalité et cette compréhension vient de leur conscience et non pas de « la chair et du sang ». C'est dans le tréfonds de leur être que le Père leur a révélé ces choses. Ces quelques-uns ont entrevu derrière une modeste apparence la grandeur de l'Ouvrier et de l'oeuvre qu'il accomplit, ils sont donc capables de la continuer après lui. On a pu dire en résumant cet entretien : « Les sages de Capernaüm étaient restés impassibles, l'enthousiasme du peuple de Galilée s'était refroidi, Jésus s'en allait de côté et d'autre, menacé du sort de Jean-Baptiste, c'est alors que la foi des disciples éclate comme une foi réelle et sort de l'épreuve comme une prise de possession énergique de la vérité. »

Quelle victoire pour le Christ ! Quelle joie pour les anges quand enfin des êtres humains ont pu dire à Jésus dans la sincérité de leur expérience : « Tu es le Christ de Dieu ! « Le grain de sénevé a pris racine sur le globe terrestre.

Cette réponse des apôtres est un point d'arrivée et un point de départ. Un premier sommet dans l'éducation des disciples est atteint. Les apôtres sont arrivés à la conviction que ce Jésus tout simple est le Messie de Dieu et que son oeuvre modeste, comparée à l'idéal charnel des Juifs, est l'oeuvre de Dieu par excellence.

De ce point, Jésus peut avec les siens, gravir un nouvel échelon ; il va leur dévoiler un nouvel horizon. Pour la première fois, il leur révèle qu'il lui faudra souffrir, qu'il sera rejeté des anciens et des grands du peuple ; et ce rejet sera si complet qu'on le mettra à mort, mais le troisième jour il ressuscitera.

Quel programme nouveau ! Aucun des apôtres ne s'attendait à une fin pareille du Messie. Quoi donc ! ce Christ de Dieu, qui est là devant eux, auquel ils se sont déjà attachés par des liens si profonds et au triomphe final duquel ils croient en dépit des apparences devra mourir ? Est-ce possible ? Est-ce même moral que d'accepter une semblable perspective ? Les prophètes ont-ils annoncé de telles choses ? D'après Matthieu, Pierre tire Jésus à part. Il s'imagine que la promesse de tout à l'heure : « Tu es Pierre et sur cette pierre je bâtirai mon Église », lui confère des droits sur son maître. Il s'écrie avec la meilleure intention, tout plein d'honnête indignation : « A Dieu ne plaise que ces choses ne t'arrivent ! »

Reconnaissez-vous, lecteurs, ce bonhomme qui est en chacun de nous, qui proteste contre tout ce qui le dépasse et qui, quand il a parlé selon le bon sens, croit avoir prononcé le dernier mot de la sagesse ? Ce n'est pas que nous méprisions le bon sens, mais comme tant d'autres excellentes choses : la liberté, le courage, la santé, « il sert à tout mais ne suffit à rien ». L'Évangile de la croix était déjà une folie, même avant la croix !

Jésus reprend sévèrement l'apôtre
- Retire-toi de moi, Satan, tu ne comprends pas les choses de Dieu mais seulement celles qui sont des hommes.

C'est comme si Pierre en cet instant avait été le porte-parole de Satan lui-même pour détourner Jésus de son oeuvre capitale : la mort et la résurrection. Quelqu'un a dit : « Ceux dont les intentions envers nous sont les meilleures sont aussi parfois les plus dangereux quand leurs vues sont purement humaines ! Combien souvent les véritables ennemis d'un homme sont ceux de sa propre maison. Ils l'entraînent des hauteurs du sacrifice personnel, au vulgaire, au conventionnel, au confortable. »

Puis, continuant ses instructions, Jésus montre aux disciples et à ceux qui peu à peu se sont joints au cercle des auditeurs que, dans ces conditions nouvelles, le sacrifice qui est la part du Maître doit aussi devenir celle du disciple : « Si quelqu'un veut venir après moi qu'il renonce à lui-même, se charge chaque jour de sa croix et me suive. » Tel maître tel disciple ! Vouloir sauver sa vie quand le maître donne la sienne, c'est la perdre ; la donner au Maître, c'est la retrouver agrandie et renouvelée. Gagner le monde et perdre son âme, beau profit ! Avoir honte du Seigneur devant les hommes aujourd'hui, c'est être un jour honteusement confus devant les anges de Dieu.

Et Jésus termine cet entretien en annonçant que plusieurs de ceux qui sont là présents verront - nouvel horizon dévoilé - les signes avant-coureurs du retour du Messie, la descente du Saint-Esprit et la ruine de Jérusalem. Il est probable que dans les jours qui suivirent cette conversation un voile de tristesse s'étendait sur le coeur des apôtres. Leur confiance naïve au triomphe visible et prochain du Messie avait disparu ; l'avenir au contraire était sombre, le Messie - il l'avait dit lui-même - marchait à la mort ; l'hostilité des principaux du peuple irait en s'exaspérant. Et eux-mêmes que deviendraient-ils dans la tourmente ? Il est possible qu'en Jésus lui-même un certain trouble se soit produit. Il venait de parler de sa mort prochaine avec une telle clarté qu'il en avait été impressionné lui-même ? Il acceptait la volonté du Père, sans un atome de désobéissance ou même de volonté propre, mais ce qui était en lui chair et sang, bien que contenu par l'esprit, tremblait. Voilà pourquoi la rencontre avec le Père à la montagne de la Transfiguration était nécessaire.

Jésus a pris avec lui Pierre, Jacques et Jean, ils gravissent les pentes de l'Hermon (1). Arrivés au sommet, Jésus se met en prière. Soudain un éclat divin se répand sur lui, c'est la présence même du Père dans une nuée qui enveloppe le Fils. Nous ne savons ce que le Père exprima au Fils, quel saint dialogue s'engagea entre eux, ni non plus ce que dirent à Jésus de la part de toute l'Ancienne alliance ses deux représentants attitrés : Moïse et Élie, ces hommes qui, tous les deux n'étaient pas morts d'une fin naturelle. Moïse, selon l'expression des docteurs juifs, « était mort du baiser de l'Éternel » tandis qu'Élie avait été fait l'objet d'une manifestation unique : l'enlèvement au ciel dans un chariot de feu. Mais ce que nous savons de cette scène grandiose, c'est que les trois apôtres, épouvantés et presque hors de sens, ont entendu une voix sortant de la nuée, la voix de Dieu disant : « Voici mon Fils élu, écoutez-le ! Quoiqu'il vous dise, quelque étrange que puissent être ses affirmations, écoutez-le. » N'était-ce pas une réponse de Dieu même à la parole de Pierre : « À Dieu ne plaise que ces choses ne t'arrivent ! » Et s'il me plaît à Moi que ces choses lui arrivent, écoutez-le ! »

Aujourd'hui encore Dieu nous dit solennellement en parlant de son Fils : Écoutez-le ! Refuser d'écouter le Fils dans ses déclarations de salut et de sainteté pour soi-disant mieux écouter le Père, faire passer les enseignements de Jésus dans l'atelier de la science moderne pour en éliminer ce qui choque la raison, c'est un non-sens et un sacrilège. Qui, ayant écouté humblement la parole du Christ, n'en a été béni et sanctifié ?

Jésus lui-même a été réconforté puissamment par ce contact avec le Père, comme autrefois Élie avait été relevé dans son courage par le son doux et subtil, littéralement le « son de silence » au passage duquel son âme avait touché Dieu. À chaque acte spécial d'obéissance de Jésus, correspond une manifestation directe du ciel : A l'entrée du ministère de Jésus, au bord du Jourdain, descente du Saint-Esprit ; au désert après la victoire sur Satan, des anges qui viennent et le servent ; après la déclaration claire de sa mort aux disciples, la transfiguration ; après l'entrevue avec les Grecs, une voix du ciel : Je l'ai glorifié et je le glorifierai encore ; à Gethsémané après l'angoisse, un ange qui vient et le fortifie.

À chaque victoire de notre foi, à chaque acte d'obéissance et de fidélité, si minime soit-il, un témoignage intérieur, un rayon de bonne conscience peut-être, une courte « transfiguration » illumine notre humble vie et nous apporte un nouveau courage. « Dieu ne se laisse jamais sans témoignage ». Le coeur saute de joie dans la poitrine quand il se sent dans la pleine obéissance.

Au retour, Jésus et les trois apôtres trouvèrent environnés d'une troupe nombreuse les neuf disciples restés au pied de la montagne. Des scribes excités ne cachent pas un sourire moqueur ; à l'écart se tient un homme accompagné de son fils, pauvre démoniaque épileptique. En l'absence de Jésus, le père s'était adressé aux disciples qui avaient vainement tenté de guérir l'enfant. Les ennemis triomphent, le père est déçu, la foule reste perplexe et les neuf apôtres se sentent mal à l'aise. Jésus parle sévèrement aux apôtres qui ont manqué de foi : « Race incrédule et perverse, jusqu'à quand vous supporterai-je ? » Qu'est-ce qui fait le plus de mal à l'Évangile : les attaques des incrédules ou notre impuissance, notre incrédulité à nous chrétiens ?

Jésus commande à ce père d'amener son fils qui, à ce moment, est saisi d'une crise violente. Le père ose à peine espérer une guérison.
- Si tu y peux quelque chose....
- Si tu peux croire.... Tout est possible à celui qui croit ! répond Jésus.

L'impossibilité de la guérison ne gît pas dans la gravité de la maladie ; la possibilité du miracle ne se trouve pas dans la plus ou moins grande puissance de Jésus, mais bien dans l'absence ou dans la présence de la foi dans le coeur de cet homme.
- Si tu peux croire...
- Je crois, Seigneur !

Il y a de la foi dans son coeur, il fait des efforts désespérés pour ne pas douter.
... Mais aide-moi dans mon incrédulité !
Voilà une prière exaucée d'avance. Le Seigneur lui aide dans son incrédulité et au moment où la foule se presse, le miracle s'opère, le démon est chassé et l'enfant est rendu à son père.

Les disciples sont humiliés ; ils sentent bien qu'ils ont rendu un mauvais service à la cause du Maître. Ils veulent savoir à quoi a tenu leur insuffisance. C'est une bonne attitude : Aller au fond des choses, chercher les causes, humiliantes toujours, de notre incrédulité pour y porter remède, voilà le moyen de tirer profit même d'une défaite. Jésus répond :
- Si vous aviez de la foi comme un grain de moutarde vous diriez à cette montagne : Jette-toi dans la mer et elle vous obéirait, rien ne vous serait impossible !

Trois des disciples du moins doivent comprendre cette parole. Ils viennent de voir et d'entendre, là sur la montagne, la personne même de Dieu ; il leur a été donné de jeter un regard de l'autre côté du voile. Eux savent qu'il y a des « Puissances » infinies qui exaucent les prières.

La déclaration de Jésus signifie-t-elle que nous n'avons point du tout de foi ? Dans ce cas elle serait décourageante. Oui nous avons de la foi, mais elle est délayée dans de l'orgueil, dans de la recherche propre. Il la faudrait à l'état pur, comme le radium, alors elle serait tellement agissante qu'une infime quantité suffirait aux plus colossales besognes. Demandons au Seigneur « d'isoler » notre foi, de la purifier des éléments impurs qui la dénaturent en nous souvenant que le meilleur moyen de rendre notre foi intense c'est d'obéir davantage. Il y a une relation étroite entre la prière de la foi et l'obéissance. Plus cette dernière devient vraie, complète, réelle, plus la foi s'affine et acquiert de force. Quand nous obéirons qui sait si nous n'arriverons pas à jeter à la mer une montagne de difficultés ?

Action et réaction magnifique : Plus nous croirons de tout l'être, plus nous obéirons, plus nous obéirons, mieux nous pourrons croire aux promesses divines. À l'obéissance parfaite correspond la toute-puissance.




Les Rameaux.

 Tressaille de joie, fille de Sion ! Pousse des cris d'allégresse, fille de Jérusalem ! Voici ton roi vient à toi, il est juste et victorieux, humble et monté sur un âne et sur un poulain d'ânesse. Je retrancherai d'Ephraïm les chariots et de Jérusalem les chevaux, et l'art de la guerre sera retranché. Il parlera de paix aux nations ; sa domination s'étendra d'une mer jusqu'à l'autre, du fleuve jusqu'aux extrémités de la terre. Zach. IX, 9.


Jusqu'au jour des Rameaux, Jésus s'était soustrait aux hommages populaires. Maintenant le moment est venu de se laisser, une fois au moins, proclamer Roi-Messie, comme le prophète l'a annoncé. Cette manifestation ne peut plus compromettre l'oeuvre de Jésus puisque sa mort est dès maintenant résolue par le Sanhédrin. L'entrée triomphale à Jérusalem constituera un dernier appel adressé à la ville rebelle. Toute la manifestation sera d'une tenue simple, purement messianique, dépouillée de tout élément tapageur ou séditieux. Remarquons à ce propos comment l'Esprit de Dieu disciplina ces manifestants, quand on pense à la difficulté qu'il y a à maintenir dans de justes limites une foule qui est sortie de sa réserve.

Deux événements expliquent un tel enthousiasme à ce moment-là.
C'est d'abord l'époque de l'année. Peu avant Pâques des milliers de Juifs arrivaient à Jérusalem de toutes les contrées du monde, campaient sous les murs de la ville ; leurs petites tentes s'alignaient parfois sur des kilomètres carrés jusqu'à Béthanie. Tous ces Juifs étrangers se sentaient bien moins liés par les décisions du Sanhédrin que les habitants stables de Jérusalem, comme aussi - on l'a vu à la Pentecôte - ils étaient bien plus réceptifs au point de vue religieux que tous ceux qui vivaient sous l'autorité des pharisiens.

Puis un événement venait de s'accomplir à Béthanie qui avait eu un retentissement énorme : la résurrection de Lazare. « De grandes troupes de Juifs ayant appris qu'il était là (à Béthanie) y vinrent, non seulement à cause de Jésus, mais aussi pour voir Lazare qu'il avait ressuscité des morts. » (Jean XII, 9).
Peut-être aussi Jésus a-t-il choisi ce jour-là parce que, en vertu de la date sur laquelle tombait Pâques cette année-là, c'était le jour - le 10 du mois de Nisan - où, selon la loi de Moïse, l'agneau pascal devait être choisi dans le troupeau et mis à part.

Un cortège de disciples et d'enfants accompagne Jésus, monté non sur un coursier de guerre, mais sur une paisible monture. On lui rend des hommages royaux ; des vêtements et des palmes sont étendus sur le chemin tandis qu'éclatent les cris messianiques de : « Hosanna au fils de David ! Béni soit celui qui vient au nom du Seigneur ! »
Avec une saine et sainte intuition, le peuple, qui a vu Lazare ressuscité, ne doute plus, Jésus de Nazareth est véritablement le Messie.

Un second cortège parti, celui-là, de Jérusalem vient à la rencontre du premier ; les cris de joie redoublent, on loue Dieu à haute voix pour tous les miracles accomplis. N'est-ce pas comme la réplique humaine aux cantiques des anges la nuit de Noël ? Une petite troupe d'humains, « un saint reste » d'Israël a reçu des coeurs d'anges ; elle a accordé son coeur sur celui de son Maître.

Aujourd'hui encore, par la grâce de Dieu, le « saint reste » est répandu par toute la terre, il chante, il croit, il attend son Roi au milieu d'une civilisation qui ne le comprend pas et il prend son « la » non sur le diapason de la culture mais sur la parole de son Dieu. Et il se trouve que nos hymnes de culte et nos chants de réveil sont accordés eux aussi à travers les espaces avec les choeurs des anges parce que nous chantons avec eux le même Roi d'une même voix.

Mais cette manifestation fait grincer des dents les ennemis du Seigneur. Impuissants à la faire cesser, ils s'adressent à Jésus lui-même et lui mettent sur la conscience de l'interdire. Ah ! ce n'est pas un vent de folie qui a passé sur ce peuple, ce n'est pas non plus l'exaltation malsaine de ceux qui ne rêvent que prodiges et distributions de pain, c'est le souffle de l'Esprit qui dilate les coeurs et « si ceux-ci se taisent, les pierres mêmes crieront » !

Mais Jésus est arrivé sur le sommet du Mont des Oliviers. Tout à coup Jérusalem, cachée jusque là, s'offre à sa vue. Là, à travers l'atmosphère transparente, s'élevant des vallées profondes et ombragées qui l'entourent, la cité se dresse devant Jésus avec les pinacles de marbre et les toits dorés du temple. « Ceux qui voulaient regarder ce spectacle au lever du soleil, dit l'historien Josèphe, étaient forcés de détourner les regards exactement comme s'ils fixaient les rayons mêmes du soleil. » Au lieu d'être saisi d'admiration, Jésus s'arrête, ému. Son coeur de patriote frissonne. Ne pouvant plus intercéder pour la ville rebelle, désormais condamnée, il pleure sur elle. D'un regard de prophète, il contemple le désastre que l'endurcissement vaudra à la ville de David. Si le bandeau qui ferme les yeux de cette ville tombait « en ce jour qui lui est donné » avant qu'il ne soit trop tard ! Mais non, comme tant de fois déjà, elle laissera passer le temps favorable et il ne restera d'elle « pierre sur pierre ».

Quatre ans avant la guerre avec les Romains, raconte Farrar, alors que Jérusalem était encore en pleine paix une sorte de demi-prophète parcourut les rues en criant : « Une voix de l'Orient, une voix de l'Occident, une voix des quatre vents, une voix contre Jérusalem et la maison sainte, une voix contre les jeunes époux, une voix contre le peuple tout entier ! » Ni les flagellations, ni les tortures ne purent le faire taire et il continua à crier : « Malheur ! malheur à Jérusalem, malheur à la ville, malheur à la maison sainte ! » Au cours du siège, il fut tué par une pierre. Sa voix n'était que l'écho de la prophétie de Jésus.

On sait ce que fut la ruine de Jérusalem. Par leur indomptable résistance, par leurs querelles intestines, par leur fanatisme aveugle, les Juifs s'attirèrent de la part de Titus, le fils de l'empereur Vespasien, la plus terrible des répressions. Beaucoup furent crucifiés, d'autres traînés à Rome et livrés aux bêtes. Jérusalem ruisselait de sang et tout fut détruit. Aujourd'hui celui qui veut chercher des traces de l'ancienne Jérusalem est obligé de creuser sous vingt mètres de décombres.

Et dire que cette ville recevait au jour des Rameaux la visite de son Roi qui est en même temps le Roi du ciel et de la terre, lui apportant de la part de Dieu le traité de réconciliation ! La ville a refusé la visite céleste « nous ne voulons pas que celui-ci règne sur nous ! » Et maintenant « ces choses seront cachées à tes yeux ». C'est comme si un voile avait été tiré sur les yeux et le coeur de ce peuple incrédule. « Jusqu'à ce jour, dit saint Paul, le même voile demeure quand ils font la lecture de l'Ancien Testament.... mais lorsque les coeurs se convertissent au Seigneur le voile est ôté » (2 Cor. III, 15,16). Et il viendra un jour dans l'avenir où les écailles à eux aussi leur tomberont des yeux.

Oui un jour le peuple juif reviendra à d'autres sentiments à l'égard de Jésus. Mais les contemporains du Seigneur, ceux qui ont préféré les ténèbres à la lumière parce que leurs oeuvres étaient mauvaises « qui ont fermé leurs yeux, de peur qu'ils ne voient, bouché leurs oreilles pour ne point entendre, endurci leur coeur pour ne point comprendre, pour ne point se convertir et ne point être guéris », ceux qui ont entendu cette parole terrible sortir de la bouche du Seigneur et qui n'ont pas tremblé : « quiconque parlera contre le Fils de l'homme, il lui sera pardonné ; mais quiconque parlera contre l'Esprit, il ne lui sera pardonné ni dans ce siècle ni dans celui qui est à venir » ceux-là que sont-ils devenus ? Ah ! on ne se joue ni de la vérité, ni de la liberté, ni de la patience de Dieu ! Il est des temps de grâce, des occasions de salut pour un individu, comme pour une génération qui ne se retrouvent plus ! Lecteur, tu tiens peut-être en cet instant, en lisant ces lignes, ta destinée dans le creux de ta main. Que rien ne te retienne, fais maintenant ce que la voix de Dieu te commande !

Jésus, en entrant à Jérusalem avec son petit cortège, a produit une certaine sensation. De toutes parts les gens accourent.
- Qui est celui-ci ? demande-t-on.
Et les troupes joyeuses de répondre :
- C'est Jésus le prophète, qui est de Nazareth en Galilée !

Jésus entra au temple et le purifia une seconde fois. « Il ne permettait point que personne portât aucun vaisseau par le temple » ; il chassa les vendeurs et les changeurs. Avec une dignité simple, au nom de son Père, il prit possession du temple. « Et soudain, avait écrit le prophète Malachie, entrera dans son temple le Seigneur que vous cherchez » (III, 1). Puis il donna audience aux siens : « alors entrèrent des aveugles ; des boiteux vinrent à lui dans le temple et il les guérit » (Matth. XXI, 14). Il semble que ce devait être plus saisissant encore d'être guéri au temple qu'ailleurs. Sous ces voûtes superbes, résonnant encore des prières, de la liturgie sainte, des cantiques sacrés s'accomplissait la prophétie d'Aggée au sujet du nouveau temple : « La gloire de celui-ci surpassera celle du premier « (II, 9). Jusque dans la maison de Dieu les amis de Jésus ne peuvent contenir leur joie ; la majesté du lieu ne les empêche pas de crier encore : « Hosanna au fils de David ! « C'est une petite cour qui s'agite autour de son Roi, c'est un bref éclair de gloire dans la vie terrestre du Seigneur. L'apothéose est courte. Les principaux y mettent ordre. « Comment ! il vient nous braver jusque dans le sanctuaire ! Il amène ici cette populace de malades et d'enfants bruyants ! Il se laisse appeler Messie jusque dans le parvis ! » Incapables de contenir leur colère ils s'écrient comme au mont des Oliviers :
- Entends-tu bien ce que ceux-ci disent ?

À quoi Jésus répond :
- C'est le comble de la louange qui sort de la bouche des enfants ! (allusion au Ps. VIII, 3). Les enfants ! ils disent ce qu'ils pensent ; ils ne boudent pas devant la forme en laquelle Dieu donne sa grâce ! Et là, sous les regards de haine qui s'échangent autour de lui, dans ce temple, un instant transformé en sanctuaire du culte en esprit et en vérité, Jésus jouit pleinement de la louange sainte qui sort de ces humbles bouches. Si dans l'ombre on tord des épines, en pleine lumière, en pleine beauté s'agitent des rameaux de palmes !

Quand le Christ reviendra « trouvera-t-il de la foi sur la terre ? » Seras-tu, lecteur, serons-nous, de ceux qui, bouches purifiées, acclameront avec des coeurs d'enfants leur Roi magnifique ?


1) L'Hermon et non le Tabor, qui, à cette époque, était occupé à son sommet par une ville fortifiée, circonstance peu favorable à une rencontre de la nature de celle qui nous est rapportée.
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