Alors
Jésus fut
emmené par l'Esprit dans le désert
pour être tenté par le diable. Matth.
IV,
1-11.
En conséquence
il a du être rendu semblable en toutes choses
à ses frères.... Ayant
été tenté lui-même dans
ce qu'il a souffert, il peut secourir ceux qui sont
tentés. Héb.
II, 17, 18.
Après avoir franchi le portail grandiose
de la Création dans le livre de la
Genèse, nous sommes immédiatement
placés au chapitre suivant en
présence d'une chute qui a fait crier
victoire au démon. Et autant il naîtra
d'êtres humains dans notre pauvre monde,
autant ils seront marqués de la tare
originelle. On peut se révolter contre cette
déclaration de l'Écriture, s'agiter,
se battre les flancs pour découvrir d'autres
théories, toujours la réalité
s'impose : il n'y a pas d'homme saint. Le plus
beau, le plus pur, le plus noble, celui qui
décidément paraissait être
l'exception cherchée, vu de près,
porte lui aussi l'empreinte de la souillure. Il n'y
en a qu'un seul dont tout l'être, dont toute
la vie soient immaculés.
Au seuil du Nouveau Testament nous
retrouvons le récit d'une tentation. Il a
fallu - c'est l'Esprit lui-même qui envoie
Jésus au désert - que le fils de
l'homme ait lui aussi sa rencontre en champ clos,
seul, au désert, avec le tentateur, n'ayant
pour témoin que son Père et pour arme
que la Parole de Dieu. Mais, cette fois, le
champion de l'humanité et de Dieu, le second
Adam, est sorti vainqueur de la
lutte, il a inauguré la série des
victoires que le Fidèle, le Véritable
remportera dès lors sur l'adversaire au
cours de sa vie terrestre, puis au travers des
siècles jusqu'à la victoire
définitive.
Jésus vient de passer quarante
jours dans la prière et dans le jeûne.
C'est à peu près la limite
extrême du jeûne qu'un homme puisse
supporter. Il a faim ; tout son être
physique est affaibli. Jésus n'offre plus
aux entreprises du méchant une
capacité normale de résistance. Satan
profite aussitôt d'une circonstance aussi
favorable. Du reste, vous l'avez remarqué
sur vous-même, c'est quand un concours de
circonstances propices à la chute se produit
au dehors, qu'au dedans le désir de tomber
se fait le plus fascinant. Voilà pourquoi
Jésus nous apprend à prier et
à dire : « Ne nous induis
point en tentation »,
c'est-à-dire : « Ne permets
pas qu'un besoin intérieur impérieux,
attisé par le souffle du démon,
rencontre en même temps une occasion
extérieure favorable à la
chute. » En Jésus rien ne souhaite
tomber, son coeur est tranquille, mais le diable
cherche à insuffler du poison dans ce coeur
pur en profitant de l'affaiblissement physique qui
se répercute parfois jusque sur la
volonté.
- Tu as faim ! dis que ces
pierres
deviennent des pains ! En quoi ce simple
conseil constitue-t-il une tentation ? En quoi
serait-ce un mal que d'augmenter miraculeusement la
somme de nourriture dont l'humanité
dispose ? Jésus ne l'a-t-il pas fait ce
miracle et dans une mesure considérable,
quand il a nourri de pain et de poisson des
milliers
d'affamés ?
Multiplier des pains, changer de l'eau
en vin, ou transformer des pierres en pain,
n'est-ce pas identique ? Sous ce conseil
anodin, Satan cache une ruse abominable, il incite
le Seigneur à se servir de sa puissance
miraculeuse en sa propre faveur, tandis que
Jésus ne doit employer le pouvoir qu'il
détient du Père que pour les autres.
Riche, il lui faut rester pauvre ; lui qui a
quitté le ciel, la maison paternelle, il ne
doit même point avoir un lieu pour reposer sa
tête, et Satan veut l'aiguiller vers une
fausse vie qui ne vivra plus de foi mais de
prodiges. À quoi bon demander au Père
instant après instant ce dont il a besoin
s'il peut se le procurer tout seul, dès
l'abord.
Jésus a promptement
découvert le piège. Le sens spirituel
du Christ demeure aiguisé. Jésus
veille et prie ; il flaire pour ainsi dire
l'odeur vénéneuse des paroles qui lui
sont insufflées, il ne sait d'où. Il
est très probable que ce n'est qu'à
la troisième tentation que Jésus
s'est rendu clairement compte qu'il était
soumis à une tentation du diable. Mais
dès l'apparition de cette voix
insolite :
- Dis que ces pierres deviennent des
pains ! Jésus
répond :
- Il est écrit
« l'homme ne vivra pas de pain seulement
mais de toute parole qui sort de la bouche de
Dieu ! »
(Deut.
VIII, 3.)
C'est une parole non de
dénigrement pour le pain, mais d'absolue
confiance en son Père. Celui qui a
dit : « Ramassez les morceaux qui
restent afin que rien ne se perde » ne
peut faire fi de ce qui nourrit
le corps mais il faut que chaque chose soit mise
à son rang sur l'échelle des vraies
valeurs. Le pain a son importance, mais
« ce qui sort de la bouche de
Dieu » a plus de valeur encore. Dieu
appelle son Fils à vivre de sa seule parole,
quand le moment sera venu pour le Fils de manger du
pain, le Père y pourvoira avec
munificence.
Donnons à la question du pain
l'importance à laquelle elle a droit,
travaillons à faire disparaître la
misère, luttons contre la vie chère,
les logements insalubres ; veillons à
ce que le pauvre soit nourri, vêtu,
soigné ; donnons au
« mieux-être » la place
qui lui revient dans les préoccupations du
chrétien, mais plaçons toujours
au-dessus de tout la vie spirituelle, la
pensée, la parole, la volonté,
l'amour de Dieu. Frank Duperrut
(1) disait
dans
ses
« Résolutions » :
« Chaque jour une heure Bible ; et
si je n'en puis faire qu'une :
Bible ». Que de gens qui disent :
« D'abord le pain ! »
Comme si en cherchant la parole de Dieu en premier
on risquait de manquer de pain !
Repoussé une première
fois, Satan revient à la charge. Il
transporte Jésus en esprit sur une corniche
du temple et lui dit :
- Si tu es le Fils de Dieu, jette-toi en
bas ; n'est-il pas écrit :
- Il donnera des ordres à ses anges à ton sujet....
- Et ils te porteront sur leurs mains,
- De peur que ton pied ne heurte contre une pierre.
- Ps. XCI, 11, 12.
Satan n'ignore pas les prophéties
messianiques et il en fait ici une application
abusive en incitant Jésus à faire de
son pouvoir un emploi indiscipliné. Au lieu
d'attendre les ordres du Père, le Fils usera
des promesses à sa convenance et il attirera
les foules par des miracles de parade. Jésus
souffle sur ces interprétations malsaines de
l'Écriture et il
répond :
- Tu ne tenteras point le Seigneur ton
Dieu ! c'était dire : tu ne
mettras pas « le Seigneur ton
Dieu » - qui est ton Maître - en
demeure d'intervenir à tort et à
travers au nom de ses promesses, ce serait le
tenter. Sortir de la foi humble, soumise, qui fait
marcher derrière Dieu et prétendre
précéder le Seigneur, lui dicter des
ordres, réclamer le pouvoir de faire des
miracles, le don des langues, sans ajouter :
« Ta volonté et non la
mienne » ; viser à l'effet,
imposer l'Évangile à l'admiration des
peuples plutôt qu'à la conscience,
tout cela c'est inspiré du démon.
Demandons-lui plutôt qu'il nous garde
patients, dans la position modeste où il
nous a mis, et nous apprenne à perfectionner
nos moyens d'action spirituels, en laissant de
côté les armes charnelles. Tous les
moyens qui ne contribuent pas à
établir le Royaume de Dieu sur les bases de
la conversion, de la mort à soi-même
et de la vie conforme à celle de Christ font
l'affaire de Satan et ne donnent que peu de
résultats. Laissons tomber de notre
activité chrétienne tout ce qui est
de parade et ne conservons que ce qui est
vérité et confiance en Dieu.
Battu deux fois, Satan forge rapidement
son dard le plus acéré. Transportant
de nouveau Jésus en
esprit, il le place sur une montagne idéale
d'où l'on aperçoit successivement
tous les royaumes du monde : « Je
n'ignore pas pourquoi tu es venu sur la terre,
affirme celui qui s'est déguisé en
ange de lumière, c'est pour sauver les
hommes ; tu vas chercher à les
convaincre, mais tu n'y parviendras pas. Il te
faudra souffrir, tu seras bafoué et
crucifié et ton oeuvre restera en
échec. En définitive, je ne leur veux
pas tant de mal que tu te l'imagines, aux
hommes ! Tiens, les voilà tous !
Prends possession de ces royaumes d'un seul coup.
Tu feras le bonheur du genre humain et tu
t'éviteras des souffrances inutiles.
Seulement il me faut un petit salaire. Fais acte de
soumission un instant, devant
moi ! » Cette fois Satan cherche
à prendre Jésus par le coeur.
Pourquoi le Seigneur ne s'humilierait-il pas un
instant devant Satan pour lui arracher ses
victimes ? Les hommes sauvés, l'oeuvre
achevée d'un coup, l'amour triomphant dans
l'abaissement, tout cela ne vaut-il pas une
génuflexion libératrice ?
« Paris ne vaut-il pas une
messe ? » dira plus tard Henri IV.
Ne faut-il pas s'accommoder aux circonstances et
profiter des occasions ? Satan, pris au mot,
ne sera-t-il pas joué ? C'est un si
petit mal qui produira un si grand bien !
Jésus a distingué
l'effroyable embûche. Désobéir
à Dieu, même pour sauver le monde,
jamais ! Il est écrit, et cela est
au-dessus de tous les concours de circonstances, de
tous les sophismes et cela est la seule
vérité et la seule
réalité : « Tu
adoreras le Seigneur ton Dieu et tu le serviras lui
seul »
(Deut.
VI, 13). C'est le seul bien,
qui soit le bien. Vouloir sauver
le monde par un péché ce serait se
perdre soi-même en perdant le monde.
Que jamais nous ne nous laissions
prendre à cet hameçon
dangereux : faire du mal pour qu'il en arrive
du bien, de quelques lumineux rayons que soit
paré ce bien. Le seul vrai bien, c'est
d'obéir à Dieu alors même que
ce bien tout modeste en ses apparences, semble
dépourvu de résultats visibles. La
ligne droite, toujours ! Pas de compromis avec
le mensonge et l'idolâtrie ! Que notre
amour pour le prochain soit assez vrai, assez fort
pour qu'il ne nous inspire jamais dans sa
réalisation que l'emploi de moyens dignes de
Dieu et conformes à sa Parole, dussions-nous
souffrir et mourir même sans rien voir et
même sans comprendre la cause de notre
échec : nous serons des vaincus devant
les hommes.... des vainqueurs devant
Dieu !
Deux remarques encore.
S'il est tout un parti qui conteste la
divinité du Seigneur, qui ne voit en lui
qu'un homme meilleur que les autres, qu'un
prophète, qu'un modèle, il en est un
autre, qui méconnaît et compromet
l'humanité de Jésus. À ces
derniers nous disons : Jésus, tout en
étant engendré du Saint-Esprit, a
été tellement homme, tellement
semblable à nous en toutes choses qu'il a
passé par la tentation. Or qui dit
tentation, dit possibilité de chute. S'il
eût été impossible de par sa
nature à Jésus de tomber, la
tentation n'eût pas été
sérieuse et Satan n'eût pas perdu son
temps à se faire battre. Si l'adversaire a
essayé son pouvoir sur Jésus c'est
qu'il a espéré vaincre, c'est que
Jésus s'était mis
dans la situation de pouvoir être vaincu.
« Ah ! tu veux être vraiment
homme, c'est qu'alors tu te mets à la
portée de mes coups ! » Eh
bien, c'est en homme, à qui la chute n'est
pas impossible, que Jésus a accepté
la lutte et c'est en qualité d'homme qu'il a
vaincu avec le moyen de vaincre qui est à la
portée de tous les hommes : la Parole
de Dieu.
Notre seconde remarque découle en
somme de la première.
« Ayant été
tenté lui-même dans ce qu'il a
souffert, il peut secourir ceux qui sont
tentés ». Jésus sait ce que
c'est que la tentation ; il a jaugé les
forces de l'adversaire ; il n'ignore pas, les
ayant expérimentées lui-même,
qu'elles sont redoutables. Il connaît d'autre
part la faiblesse de notre nature et sait bien
« de quoi nous sommes
faits » ; il comprend que nous ne
pouvons pas vaincre seuls, du reste il ne le
réclame pas non plus, il ne demande pas
l'impossible. Il s'offre à secourir ceux qui
sont tentés, il a vaincu pour nous en
même temps que pour lui. D'où vient
alors que nous soyons si souvent vaincus ?
Parce que nous courons au-devant de la
tentation, parce que nous aimons le
péché, parce que nous sommes
déjà vaincus d'avance. Ou bien, si
nous désirons sincèrement vaincre,
parce que nous cherchons à vaincre tout
seuls, par nos petits moyens, en rusant avec
l'adversaire, parce que nous n'usons pas du vrai,
du grand, du seul moyen de salut : le cri
d'angoisse adressé à
« l'homme plus fort » vainqueur
de l'homme fort. Qui ose dire qu'ayant
tremblé devant la tentation et haï le
péché, qu'ayant
réclamé à genoux le secours
divin et saisi la victoire par la foi, il a
été vaincu quand même ?
Personne. Le Seigneur est fidèle, il ne
permet pas que nous soyons tentés au
delà de nos forces ; en laissant agir
la tentation il en prépare aussi l'issue et
cette issue, si nous réclamons son secours,
sera une victoire.
Dieu a tant aimé le monde, qu'il a donné son Fils unique, afin que quiconque croit en Lui ne périsse point mais qu'il ait la vie éternelle. Jean III, 16.
Ce passage est une Bible en miniature ; il
nous met dans l'adoration par tout son poids de
promesse et de beauté. C'est une parole que
l'on cite, que l'on proclame, mais ose-t-on
s'essayer à la développer ? Y
ajouter quelque chose n'est-ce pas
l'affaiblir ? Et pourtant « elle
fait bouillonner dans mon coeur des paroles
excellentes. Je dis : Mon oeuvre est pour le
roi ! Que ma langue soit comme la plume d'un
habile écrivain ! »
(Ps.
XLV, 1).
Dieu voilé dans l'Ancien
Testament par l'obligation pédagogique de ne
découvrir à son peuple qu'une partie
de lui-même, se révèle dans ce
passage par la bouche de son Fils. C'est le
spectacle saisissant pour l'âme, de l'amour
de Dieu qui jaillit de son coeur comme une fontaine
de vie et qui se répand dans le monde
entier. Jésus, l'Envoyé
du Père, n'aurait-il
prononcé que cette seule parole qu'il
devrait être béni à
jamais ; elle suffit à notre
salut : c'est le sommaire de
l'Évangile. Ces quelques mots nous mettent
en présence de Celui qui donne, de Celui qui
est donné ; de ceux qui
reçoivent.
Celui qui donne, c'est l'Être inaccessible que les cieux des cieux ne peuvent contenir, Celui que nous ne pouvons concevoir que comme une Vie sans limites dans le passé et dans l'avenir, qui se meut dans l'éternité, devant lequel seules l'adoration et l'humiliation sont un culte raisonnable. S'il ne se démontre pas à la raison, nous le sentons partout, nous enveloppant, nous contrôlant et parlant à notre conscience. Le donateur, c'est le Tout-Puissant, Créateur du ciel et de la terre, par lequel tout subsiste, qui parle à Job en disant :
- Où étais-tu quand j'ai fondé la terre ?
- Parle, si tu possèdes l'intelligence.
- Qui en a fixé les mesures, si tu le sais,
- Ou qui a étendu sur elle le cordeau ?
- Sur quoi ses piliers ont-ils été fondés,
- Ou qui en a posé la pierre angulaire,
- Alors que les étoiles du matin chantaient en choeur,
- Que tous les fils de Dieu poussaient des cris de joie !
- Qui a fermé la mer avec des portes,
- Quand elle sortit avec force du sein maternel ;
- Quand je lui donnai les nuages pour vêtements,
- Les sombres vapeurs pour langes.
- Quand je lui donnai pour limites des berges abruptes,
- Que je lui mis des barres et des portes ;
- Et que je dis : Jusqu'ici tu viendras, et pas plus loin ;
- Ici s'arrêtera l'orgueil de tes flots!
- Job XXXVIII, 4-11.
C'est celui devant lequel les myriades de
myriades qui habitent les infinis du ciel se
prosternent et chantent de joie. Celui à qui
rien ne résiste, qui sait et qui peut
tout : ce Dieu-là, il a aimé, il
est amour, il a créé des êtres
conscients, à son image, pour multiplier les
occasions de témoigner son amour et pour
recevoir en retour de ces êtres nouveaux un
amour spontané.
Or qu'est-il arrivé ? Ces
êtres créés pour aimer, se sont
révoltés ; le monde sorti du
néant, pour devenir une province du Paradis,
s'est rebellé ; le péché
humain, né du mal diabolique, a
souillé les êtres de beauté et
de bonté que Dieu avait créés
pour sa gloire et la création
elle-même a été asservie
à la vanité. Le Créateur, le
Dieu saint « dont les yeux sont trop purs
pour voir le mal », au lieu de s'en
détourner avec horreur a aimé le
monde tel qu'il est, flétri, souillé,
dans lequel le blasphème est
perpétuel, le monde à la surface
duquel ses plus saintes lois sont foulées
aux pieds, le monde où les plus beaux dons
sont vilipendés, où l'intelligence
s'attache à composer des philosophies qui le
nient, à créer des moyens de
destruction, où l'art, dévié
de son but, augmente la somme des
voluptés ; le monde qui cache un amas
d'iniquités, d'ordures, de malheurs, de boue
et de sang, dans lequel des petits sont
écrasés, des pauvres filles sont
vendues pour servir à un honteux trafic,
où l'on défie la justice, où
le démon semble avoir pour toujours
marqué de sa griffe la créature de
Dieu ; ce monde, Dieu l'a aimé. Dieu
nous a aimés, nous les rebelles, les impies.
Dieu m'a aimé moi qui ai
méconnu ses lois, abusé de ses
bienfaits, étouffé la voix de ma
conscience et qui ne méritais que le rejet
de devant sa face, voilà le miracle des
miracles ; voilà ce que la raison ni la
conscience ne peuvent concevoir ; l'amour de
Dieu pour le monde déchu c'est un acte de
liberté souveraine que rien n'explique, que
l'essence même de Dieu « qui est
amour ».
Et quel don pouvait suffisamment manifester l'amour d'un tel donateur ? Il n'a pas donné seulement un grand prophète, un messager humain possédant à la fois le génie et l'Esprit de Dieu dans une mesure extraordinaire. L'humanité s'est fait des dons auxquels Dieu n'est pas resté étranger, elle s'est donné un Bouddha, un Zoroastre, un Socrate, un Platon, mais Dieu n'a pas donné un homme à l'homme ; c'était trop peu. Il n'a pas donné non plus une créature céleste, le premier des anges qu'il aurait revêtu de puissance et investi du titre de Messie. Non, c'est ici que le sommet étincelant de l'amour de Dieu, se découvre dans toute sa beauté : il a donné son Fils, un ange n'aurait pas pu nous aimer assez. Il a donné ce qu'il avait de plus cher, celui qui faisait partie de lui-même, cet être qui est Lui et pourtant qui est distinct de Lui, auquel l'attachaient des liens que notre faible compréhension humaine est impuissante à déterminer, celui dont Dieu lui-même dira au jour du baptême comme à celui de la Transfiguration : « Celui-ci est mon Fils bien-aimé en qui j'ai mis toute mon affection ! » Voilà le seul être qui, étant Dieu, pourra nous aimer comme Dieu entend que nous soyons aimés pour que la mesure soit comblée. Et cet être si cher, Dieu l'a donné. Il ne l'a pas prêté un instant seulement, l'envoyant dans une sainte magnificence accomplir une oeuvre abrégée de triage, comme ce sera le cas quand il reviendra par la seconde fois. Il l'a donné en le faisant entrer par la porte de la naissance dans une chair semblable à la nôtre, pour être bien réellement des nôtres. Il est devenu chair de notre chair, sang de notre sang, race de notre race, solidaire de notre péché sans être pécheur lui-même, acceptant la responsabilité de notre passif, sans être débiteur lui-même, et mettant sa vie sans tache pour combler notre déficit.
À qui Dieu donne-t-il le Fils de son
amour ? À quiconque croit en lui et
l'accepte. Quiconque, voilà le mot de la
Bible, le mot de Dieu. Il n'y a pas de
privilégiés. Dans ce monde les
parchemins et les titres de noblesse sont pour
quelques-uns. La fortune et les honneurs n'ont de
valeur que parce que tout le monde ne peut y
prétendre. Les dons de la pensée, de
l'art, du sentiment qui créent de la
beauté, de la bonté, dons bien
supérieurs à la fortune et à
la richesse, ne sont l'apanage que d'une
élite. Et on aura beau passer le rouleau
compresseur de l'égalité, on
n'arrivera jamais à faire les hommes parfaitement
égaux. Le
don de Dieu est pour tous. C'est le plus petit
parfois, le plus humble croyant, ce buveur
relevé qui porte encore les stigmates de son
ancien vice, cette femme de mauvaise vie devenue
une « sainte femme » qui
possède le coeur le plus grand pour recevoir
le don de Dieu dans la mesure la plus
complète. Quelle joie d'ouvrir à deux
battants les portes du banquet : il n'y a ni
premières, ni secondes places ; tous
respirent le parfum du même amour, mangent du
même pain de vie, boivent à la
même coupe, se rassasient de la même
bonté : Jésus-Sauveur, Dieu fait
homme.
Dieu ainsi a aimé le monde, le
monde tout entier, il a donné son fils
unique au monde et non pas seulement à une
petite élite, non pas seulement à
ceux qui, selon l'expression de saint Augustin, ont
l'âme « naturellement
chrétienne », qui possèdent
la dotation royale, le plus beau capital qu'il soit
possible d'imaginer, la foi facile, mais dont Dieu
aussi demandera un intérêt
proportionné. Dieu a aimé les
âmes sèches, froides,
indifférentes, orgueilleuses, sur lesquelles
le bien glisse sans les
pénétrer ; Dieu a donné
son Fils à ceux-là et il fait pour
eux tous les efforts compatibles avec leur
liberté pour les attirer à Lui. Une
telle parole : « Dieu a tant
aimé le monde » ouvre devant nos
yeux des perspectives à perte de vue. Il
n'est presque pas possible de penser qu'un monde
« aimé de Dieu » soit en
immense majorité perdu : devant tout
coeur humain où il y a une étincelle
d'amour, un soupir, Dieu fera un jour resplendir
l'éclat de son salut. Puisse la multitude de
ceux que le Prince de ce monde a
aveuglés, ouvrir le coeur et les yeux aux
rayons de cet amour qui subjugue ! Mais le
salut n'est pas automatique, fatal ; l'amour
de Dieu donnant son Fils implique une condition
pour se réaliser : la foi.
Si le mot
« quiconque » est de Dieu, le
mot « croit » l'est au
même titre. C'est entre les mots
« quiconque » et
« croit » que passe la
frontière qui sépare les deux
humanités. La moindre condition qu'un
donateur puisse exiger c'est que le don qu'il fait
soit accepté. Dieu est trop respectueux de
nous, le don de Jésus est trop ineffable,
pour que nous soyons sauvés par contrainte.
Mépriser un don et en jouir quand
même implique une contradiction et une
dissolution. Or le moyen magnifique employé
par Dieu pour faire appel à la
volonté de l'homme, moyen facile
jusqu'à être enfantin, moyen si gros
de conséquences qu'il exige toute la
volonté et toute la liberté de
l'homme, c'est de croire au Fils unique.
Croire en lui ce n'est pas seulement
mettre en jeu toutes les forces de l'intelligence,
tous les moyens d'investigation, étudier
tous les documents qui le concernent pour ensuite
conclure en sa faveur et admettre la
réalité de son existence et de son
oeuvre. Ce n'est pas non plus, dans le sens
inverse, abdiquer sa personnalité, se faire
crédule, accepter d'autorité la
croyance comme le catholique, qui est
décidé à croire, fût-ce
à l'absurde.
Non, croire c'est franchir la ligne de
démarcation qui sépare les deux
humanités, c'est sortir de celle qui est
solidaire du premier Adam et entrer par un seul
pas, par un seul acte de volonté dans les
rangs de la nouvelle
humanité, solidaire du
second Adam. C'est non pas seulement croire
à Christ comme au Sauveur, mais c'est le
posséder comme tel, c'est être
lié à lui par un fil tendu sur lequel
court le saint dialogue de la prière, le
« je me donne à toi » de
l'homme et la réponse le « tu es
à moi » de Jésus. Croire
semble peu de chose, mais c'est tout ; si
croire n'est pas tout, croire n'est rien ;
c'est le don de soi qui répond au don de
Dieu ; Dieu ne donne en fait son Fils
qu'à ceux qui se donnent en
vérité à lui.
Et la conséquence de
l'obéissance de la foi c'est de ne pas
périr, rien de moins. Une balle a
sifflé à mon oreille, si l'instant
d'avant par une sorte d'intuition de l'instinct de
conservation, je n'avais pas imperceptiblement
penché la tête à droite,
j'étais tué net. Ce mouvement a
été très faible, pourtant il a
une portée incalculable, - au moins pour moi
- il m'a conservé la vie. Quand Christ, le
don de Dieu, m'a été
révélé un certain jour,
peut-être à une certaine heure, avec
une force telle que j'en ai compris la grandeur,
que ma conscience a été
ébranlée jusqu'en ses profondeurs et
que j'ai pressenti une faute irréparable
à le refuser ; quand, face à
face avec le tréfonds de moi-même,
j'ai été bouleversé par mon
péché, obligé de dire :
« Christ seul est le salut et la
vie », si j'avais
« résisté à la
vision céleste » sous n'importe
quel prétexte, c'en était
peut-être fait de moi, j'aurais
méprisé la grâce de Dieu et qui
sait ? si cet acte de mépris ne
m'aurait pas mené à un état
d'endurcissement définitif. J'ai cru, je
suis sauvé. Il ne s'agit donc pas en
l'espèce de petits
intérêts en présence desquels
on puisse dire : « Cela m'arrange ou
cela ne me convient pas de croire ». Ce
n'est pas d'un peu plus ou d'un peu moins
d'agrément dans ce monde ou dans l'autre
qu'il est question.
Il s'agit de périr loin de Dieu
dans l'endurcissement ou bien de posséder la
vie éternelle, la joie sans bornes
auprès de Dieu.... Et puis il ne s'agit pas
que de soi ; il s'agit de Dieu, de sa gloire.
La gloire de Dieu d'abord ! Et puisqu'il se
trouve que dans l'existence des mondes et dans la
suite des siècles, mon acceptation à
moi, atome pensant, poussière animée,
a une valeur pour Dieu, j'accepte de tout mon
coeur ; j'entre comme champion de Dieu dans la
lutte - ce qui est en même temps de mon
suprême intérêt ; je ne
consulte plus « la chair et le
sang », je ne regrette pas mes petits
renoncements ; je réponds à
l'amour qui m'est témoigné par le don
de moi tout entier et ma plus pure joie c'est
d'apporter humblement aussi quelque joie à
Celui qui m'a tout donné.
Je lui permets de cueillir en moi, dans
mon amour libre et joyeux le fruit de son travail
à Lui. Non, je n'hésite plus. Je
demande pardon à mon Sauveur d'avoir
hésité si longtemps. Je reconnais
avec confusion que je me suis privé de ma
seule raison de vivre : son amour, et que je
l'ai privé trop longtemps, Lui, du seul
parfum que le ciel ne lui donne pas : l'amour
qui librement répond au sien.
Après cela Jésus sortit et il vit un publicain nommé Lévi, assis au lieu des péages. Il lui dit : Suis-moi ! Et, laissant tout, il se leva et le suivit. Luc V, 27-28.
Les caravanes qui faisaient le service des
marchandises de l'intérieur de l'Asie jusque
dans les ports de la Méditerranée
passaient par Capernaüm. Les Romains, qui
prélevaient un droit de transit, avaient
établi dans cette ville un important bureau
de péages dont Lévi était ou
le directeur ou un des principaux
employés.
Au moment où Jésus passe,
Lévi est assis devant le bureau ; leurs
regards se croisent, une étincelle
jaillit ; un courant de sympathie
s'établit. Qu'a donc lu Jésus dans ce
coeur de douanier ? Quels trésors
d'obéissance et de foi à mettre un
jour en valeur y a-t-il découvert ?
Quelles qualités d'évangéliste
et de témoin se sont-elles affirmées
dans un éclair aux yeux du
Maître ? Quelles merveilles
d'écriture tracera un jour cette plume de
teneur de livres ? Sans autre enquête
que la vision aiguë du fond d'un coeur,
Jésus lui dit : Suis-moi.
D'autre part quelles profondeurs
d'attirance le péager a-t-il entrevu dans ce
regard posé sur lui ? Oh ! ces
yeux ! Jamais il n'en a vu de pareils !
Ils vont jusqu'à l'âme. Quelle
bonté, quelle sainteté ils
révèlent ! Et cette voix ?
Elle fait vibrer des fibres secrètes
jusqu'alors insoupçonnées. Elle
soulève un monde de
pensées ! Elle bouleverse la vie et en
un instant, Lévi se lève et le suit.
En une seconde il s'était lié quelque
chose entre ces deux hommes pour
l'éternité. Il ne faut pas longtemps
pour être sauvé, Dieu soit
loué, un regard, un geste, un soupir suffit.
Mais il ne faut pas grand'chose non plus parfois
pour être perdu, un haussement
d'épaules, un sourire d'ironie, un pas en
arrière.
Sans qu'il y paraisse beaucoup dans le
récit évangélique, cet appel
à l'apostolat du publicain Lévi
marque une date importante dans l'histoire du
règne de Dieu.
Au temps de Jésus, les Juifs
stricts méprisaient les péagers
à un point que nous ne pouvons imaginer
aujourd'hui. On les regardait comme des
renégats ; ne s'étaient-ils pas
mis au service des Romains païens, les
envahisseurs du pays ? À part
d'honorables exceptions, ils avaient la
réputation - peut-être
méritée - de confondre
aisément le tien et le mien. Le serment des
péagers n'était pas admis en
justice ; ils étaient censés
n'avoir pas de parole. Leur seul contact
était considéré comme une
souillure égale à celle que l'on
contractait auprès d'un païen ou d'un
mort et dont il fallait se purifier selon les
rites.
Quelle ne dut pas être la
stupéfaction des six premiers
apôtres : Pierre, André, Jacques,
Jean, Philippe, Barthélemy, en entendant
Jésus dire à ce douanier :
« Toi suis-moi ! » Sans
être de race sacerdotale, sans faire partie
des hautes classes juives, les compagnons de
Jésus n'en jouissaient pas moins
de l'estime publique et des
prérogatives religieuses
réservées aux Juifs pieux et
pratiquants. Pour le dire en passant, il n'y avait
pas de castes chez les Juifs ou
d'aristocratie ; le plus humble Juif qui
gardait la loi avait rang de juste et d'homme de
Dieu. Il n'y avait qu'une déchéance,
mais elle était irrémédiable,
c'était de cesser de pratiquer la loi de
Moïse et de se mêler aux païens. Et
voilà que Jésus donne à ses
disciples - ces Israélites sans fraude -
pour égal et pour compagnon un
péager ! Et Jésus lui-même
va coudoyer journellement cet homme, manger avec
lui, lui parler comme aux autres ; quelle
leçon pour eux !
Par ce simple appel de Lévi,
quelque chose est bouleversé dans leur
mentalité et en acceptant gentiment ce
nouveau compagnon, ils donnent à
Jésus une preuve d'attachement et à
Lévi une marque de fraternité bien
plus grande que nous ne pouvons l'imaginer avec
notre mentalité moderne. Comme Jésus
fait admirablement l'éducation de ses
disciples ! Il leur apprend à ne faire
aucune acception de personne, il prépare des
temps nouveaux.
Quelques années plus tard Pierre,
en vision sur la terrasse de Simon le corroyeur,
verra un linge plié par les quatre coins et
rempli d'animaux impurs et il entendra une voix du
ciel lui dire : « Tue et mange, ne
regarde pas comme souillé ce que Dieu a
purifié ! »
Plus tard encore, Paul et Barnabas
raconteront à l'Église de
Jérusalem les merveilles accomplies par le
Saint-Esprit parmi les païens et ils s'en
retourneront au front d'attaque avec cette bonne
parole de Pierre, contresignée par Jacques
et par Jean :
« Le Saint-Esprit n'a
fait aucune différence entre les païens
et nous, ayant purifié leurs coeurs par la
foi »
(Actes
XV, 9).
Ainsi Jésus introduit sous les
vieux préjugés, par la simple
pratique de l'amour, des charges d'explosif qui les
feront voler eu éclats. Il ouvre des portes
qu'après lui personne ne pourra plus fermer
et par lesquelles entreront dans le Royaume de Dieu
tous les petits, les méprisés, ceux
que la société tient en marge, les
invités des carrefours et des haies, les
buveurs relevés, les femmes tombées,
les misérables, les « pots
cassés » de la vie, les
épaves des prisons et des bouges. Tous
ceux-là trouveront en Jésus des bras
pour les serrer, un coeur qui palpite pour eux, une
table dressée pour le banquet et des
frères pour les aimer au nom du Seigneur
Jésus ! Comme Jésus est vraiment
social ! Sans faconde égalitaire, sans
propagande de mauvais aloi, un mot lui suffit pour
remettre toute une partie de l'humanité
à sa vraie place : « Toi
suis-moi ! » Mais ce mot il a fallu
que le Christ le dise, pour que les droits de
l'homme fussent inscrits plus tard en
caractères indélébiles dans
les constitutions et les
législations.
À ce nouvel apôtre, il
donne un nom nouveau, Matthieu, et ce nom qui
signifie « don de Dieu » est
une action de grâce. Jésus, par ce
nom, bénit son Père de ce qu'il s'est
trouvé parmi les péagers
méprisés un homme capable d'entrer
dans la famille des douze. Point de condescendance
humiliante pour Lévi ou de ton doucement
protecteur ; il est pour le Maître, un
« don de Dieu », une joie, une
fleur rare ajoutée à sa
couronne.
Membres d'organisations
ecclésiastiques bien cotées, de
sociétés pieuses aux banquets
desquelles les autorités du pays font des
discours gracieux, possesseurs
d'hérédités honorables,
d'ancêtres huguenots aux noms aimés
dans les annales religieuses du pays,
écrivains, journalistes,
prédicateurs, membres de comités
actifs, partisans convaincus de l'Alliance
évangélique et des mouvements
revivalistes, chrétiens normaux et
agenouillés, tous tant que nous sommes,
prenons garde à l'esprit clérical,
à l'orgueil spirituel qui se glisse peu
à peu dans les milieux les plus chauds, qui
dessèche, qui refroidit et qui fait
dire : « Je te rends grâce,
ô Dieu, de ce que je ne suis pas comme un
tel ! »
Et si quelque ami, libre penseur
fourvoyé dans de fausses théories,
épave sans tradition religieuse, ou
simplement mentalité que nous ne comprenons
pas, se rencontre sur notre chemin ou
pénètre dans une de nos
assemblées de culte, que notre plus grande
joie soit de l'accueillir non en inférieur,
mais en égal, en « don de
Dieu ».
Si quelque frère en Christ sorti
d'autre milieu que nous-mêmes, encore un peu
hérissé de préjugés, au
langage fruste, à la parole trop
familière, s'approche de nous la main
tendue, s'imaginant dans la naïveté de
son coeur que tous les chrétiens sont
frères, ne soyons pas la cause de sa
désillusion, ne pinçons pas les
lèvres, ne nous montrons pas hautains ou
condescendants, soyons simples et fraternels. Sous
cette gangue il y a un diamant que l'amour polira
bien mieux que toutes les controverses.
Et nous-mêmes, brebis ou drachmes
retrouvées, prodigues
revenus à la vie, sortis des
ténèbres et rentrés dans la
merveilleuse lumière de l'Évangile,
qu'avons-nous que nous n'ayons reçu ?
Que trouvons-nous en nous-mêmes qui ait pu
exciter l'amour de Dieu ? Rien. Tout
n'était que plaies, contusions, banale
vanité, et pourtant nous avons
été aimés et pourtant le
Seigneur nous tient pour des « dons de
Dieu ». Il nous a mis dans son
trésor, il a rapproché ceux qui
étaient loin, il nous a
réconciliés par le sang de sa croix,
un tel honneur jour après jour
réalisé est le plus sûr moyen
de nous tenir dans la plus fraternelle
humilité. Tout est
grâce !
Sans doute en appelant Matthieu, en
mangeant avec les péagers, en faisant
litière des préjugés juifs,
Jésus ajoute des pierres, et non des
moindres, à l'édifice qu'il est venu
fonder sur la terre, mais en même temps il
rompt en visière avec les ennemis de
l'Évangile, avec cette caste des Pharisiens
qui a juré sa perte et qui est à
l'affût de tout bois pour y tailler une
flèche contre lui. L'appel de Lévi va
soulever des haines implacables, on ne le lui
pardonnera pas, c'est un premier pas vers la
crucifixion. Si jusqu'alors le clan pharisien
s'était un peu tenu sur l'expectative, si on
faisait tout de même crédit à
celui que le bruit public appelait « le
Messie », maintenant c'est fini, et tout
nouvel acte libérateur qu'accomplira
Jésus creusera le fossé entre ceux
qui ont rêvé un Messie national,
vainqueur des Romains, conquérant des
nations, et l'homme doux et humble de coeur entrevu
par Esaïe. L'appel de Lévi vaudra
à Jésus des clous et des
épines !
Lévi se leva, laissant tout, il
suivit Jésus. Plus tard
il reviendra sans doute mettre de l'ordre dans son
bureau de péages et passer à son
successeur une comptabilité à jour.
Dieu n'est pas un Dieu de désordre. Mais
à l'instant critique de sa vie, il accepte
de passer du service de l'empereur de Rome à
celui du royaume de Christ. Il obéit sans
hésitation et voyez où cette
obéissance le porta. Il eut part à
cette vision que Jésus annonçait
à Nathanaël : « Tu
verras les anges de Dieu monter et descendre sur la
tête du Fils de l'homme »
(Jean
I, 51). Il entendit les
enseignements merveilleux qui sortaient de la
bouche de Jésus, les Paraboles, la
Prière sacerdotale, il vit les miracles du
Seigneur, reçut la Sainte-Cène,
contempla Jésus ressuscité, le vit
monter au ciel, reçut l'effusion du
Saint-Esprit ; simple douanier mais habile
à tenir la plume, il fut conduit à
écrire l'évangile qui porte son nom.
Nous ignorons quelle fut son
activité comme évangéliste,
mais nous savons qu'à lui fut dévolu
l'honneur de recueillir par écrit ces
bouquets de paroles du Christ qui
s'appellent : le Sermon sur la montagne, les
Paraboles du Royaume, les Révélations
sur la fin du monde. C'est lui qui, dans son
évangile, a dressé en pied la figure
royale du Messie et montré en Jésus
l'accomplissement des prophéties. C'est lui
qui parle du jugement avec un sérieux qui
fait trembler, mais aussi qui relève les
petits avec une douceur qui émeut. De cet
évangile de Matthieu on a pu dire qu'il
serait le livre le plus magnifique qui ait
été écrit si l'évangile
de Jean n'existait pas. Matthieu est encore pour
nous par son écrit le « don de
Dieu ».
Lévi fut si rempli de joie de
l'honneur que Jésus lui faisait et aussi de
l'approbation de sa conscience - d'avoir
obéi, c'est une joie sans pareille - qu'il
fit un grand festin à ses amis auquel il
invite Jésus et les apôtres.
Quel bonheur pour Lévi et ses
collègues de ne plus se sentir
méprisés, d'être traités
en égaux, en amis par des Juifs pieux !
Quelle magnifique occasion
d'évangéliser ses collègues et
comme les coeurs sont ouverts ! Que de coeurs
non seulement touchés mais guéris,
parmi ces invités ! Aux chants des
anges qui célébraient des conversions
parmi les hommes, répondaient sur la rue les
murmures des Pharisiens. « Votre
Maître mange et boit avec des péagers
et des gens de mauvaise vie », disent-ils
aux apôtres. Que répond
Jésus ? Rien de dur, point de
rhétorique tapageuse. Pourtant quel
thème à ronflants discours ! Que
de bonnes causes - pour le dire en passant - sont
gâtées par les rhéteurs qui les
défendent ! Jésus répond
magnifiquement - comme toujours. « Ce ne
sont pas ceux qui sont en santé qui ont
besoin de médecins, mais les malades. Je ne
suis pas venu appeler à la repentance des
justes, mais des pécheurs »
(Luc
V, 31-32). « Vous vous
croyez justes et en santé, n'ayant pas
besoin de moi, laissez-moi aller vers les malades
et les pécheurs. »
Si ces paroles fermaient avec une
logique impeccable la bouche des Pharisiens, elles
ouvraient aux blessés les trésors du
coeur de Jésus. Il est le divin
médecin, qui ampute, c'est vrai ; qui
perce l'abcès, qui arrache l'oeil encore,
mais qui bande la plaie, non pas à
la légère, qui met
sur la blessure le baume de Galaad et qui fait la
transfusion du sang. Il réconforte et sauve
ceux qui désespèrent
d'eux-mêmes.
Je bénis Dieu de ce que
Jésus-Christ est venu pour des malades et
pour des pécheurs et non pour des justes et
des bien portants, car ainsi j'ai part, moi, malade
et pécheur, à la guérison et
au salut.
Cesse, mon frère, de te jouer
à toi-même et aux autres la
comédie de la santé, viens à
celui qui guérit les blessures.
En vérité le jour
où Jésus appela Lévi le
péager, fut un grand jour ; à
tout prendre ce fut même un des tournants de
l'histoire.
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