Et la pierre qui avait frappé la
statue devint une grande montagne et remplit toute la terre.
Dan. Il,
35.
Et dans le temps de ces rois-là, le
Dieu des cieux suscitera un royaume qui jamais ne sera détruit et
dont la domination ne passera point à un autre peuple, qui brisera
et anéantira tous ces royaumes-là, mais qui, lui-même, subsistera
à jamais, selon que tu as vu qu'une pierre s'est détachée de la
montagne sans main et a brisé fer, argile, airain, argent et or.
Dan. II,
44, 45.
Je contemplais dans les visions de la
nuit, et voici arriva sur les nuées comme un fils d'homme ;
il vint jusqu'au vieillard et on l'amena devant lui. Et il lui fut
donné domination, gloire et règne ; et tous les peuples,
nations et langues le servirent. Sa domination est une domination
éternelle qui ne passera point, et son règne ne sera point
détruit. Dan.
VII, 13, 14.
Sans nous arrêter aux discussions théologiques que soulève le livre
de Daniel, nous nous bornons à affirmer que sa présence dans l'Ancien
Testament comble une lacune de la prophétie. Non pas que nous voulions
nous servir des visions que ce livre raconte, des chiffres qu'il
mentionne pour essayer de fixer le temps du retour du Seigneur ;
nous croyons qu'à ce point de vue il a été fait dans certains milieux
chrétiens un usage abusif de ce livre.
Au lieu de reconnaître que certaines de ses pages et de
ses visions restent mystérieuses, on a voulu tout expliquer, les uns
par la science de l'histoire, les autres par l'imagination et ou a
perdu la notion simple et vraie de ses magnifiques passages
messianiques. Ce sont les éléments nouveaux et importants que ces
passages apportent au portrait du Messie futur et
les effets mondiaux de l'Évangile qu'ils révèlent que nous voudrions
essayer de recueillir pour achever cette brève esquisse de la
prophétie messianique dans l'Ancien Testament.
Résumons les deux visions des chapitres Il
et VII
qui ont une signification à peu près semblable.
Le roi Nebuchadnetsar avait eu un songe qui lui échappa
au réveil. Il fait venir ses sages et, sous peine de mort, leur
ordonne de lui rappeler et d'interpréter le songe oublié. C'est là un
trait du despotisme oriental très plausible. Daniel seul est capable
de satisfaire le roi. Nebuchadnetsar a vu une grande statue, dressée
dans la campagne babylonienne ; la tête est d'or, les bras et la
poitrine d'argent, les reins de cuivre, les jambes et les pieds
d'argile mêlée de fer ; une petite pierre détachée sans main
roule de la montagne, frappe la statue qui tombe et s'évanouit,
balayée par le vent ; tandis que la petite pierre devient une
grande montagne couvrant toute la terre. Daniel, auquel Dieu a révélé
le songe, est rendu capable aussi de le comprendre, et son
interprétation fait autorité.
Les quatre parties de la statue représentent quatre
monarchies successives dont Daniel ne nomme que la première, Babylone,
représentée par la tête d'or. Sous la quatrième monarchie, il se
produira quelque chose de nouveau, une intervention directe de Dieu.
L'ensemble des royaumes terrestres recevra un coup qui aura pour
conséquence l'effritement, puis un jour la disparition de ces
monarchies, tandis que la petite pierre, détachée sans main, ira en
grandissant et finira par prendre toute la place. En
d'autres termes, il s'élèvera un jour une monarchie universelle et
divine sur les débris des royaumes humains.
À Ezéchiel, le prêtre, l'avenir apparaissait sous la
forme d'un temple, à Nebuchadnetsar, le grand roi, il est révélé sous
la forme qu'il peut le mieux comprendre, une succession de monarchies.
Et ce qui est à retenir, c'est que le règne messianique apparaîtra
sous la quatrième monarchie à partir de Nebuchadnetsar. Le voilà donc
situé dans l'histoire ! Ce règne débutera très modestement et
sera le résultat de la volonté souveraine de Dieu introduisant un
commencement nouveau dans l'histoire humaine.
Daniel eut personnellement une vision analogue mais plus
précise encore.
De la mer des peuples, il voit sortir quatre bêtes qui
représentent aussi quatre monarchies successives : un lion, un
ours, un léopard ailé et à quatre têtes, puis un animal monstrueux qui
détruit et qui broie. Il a dix cornes, et parmi elles une petite corne
apparaît qui parle avec arrogance et devant elle plusieurs grandes
cornes sont arrachées. Après une apparition de Dieu, les animaux sont
dépouillés de leur puissance, la quatrième bête est tuée, et dans les
nuées, paraît « un fils d'homme » auquel la domination est
accordée éternellement. C'est à lui que sont confiées la puissance et
l'autorité qui, dans la vision de Nebuchadnetsar, appartenaient à la
petite pierre.
Daniel ne peut pas mettre des noms à ces monarchies, la
prophétie reste sobre et ne se fait pas devineresse.
Si, d'une part, elle prédit les événements à venir assez clairement
pour entretenir l'espérance et pour que ces faits soient reconnus
vrais quand ils s'accomplissent, elle ne dispense pas l'homme de la
foi et d'une sage interprétation des oracles divins. Aujourd'hui nous
pouvons les nommer ces monarchies. La première c'était la Chaldée, la
seconde l'empire des Perses et des Mèdes, la troisième se constituera
sous Alexandre le Grand qui, comme un léopard bondissant, créa en peu
de temps un empire immense partagé après sa mort entre ses quatre
généraux. Enfin le quatrième animal, correspondant aux jambes et aux
pieds d'argile mêlé de fer de la statue, c'est l'empire romain, le
plus colossal de tous qui s'étendit de l'Espagne à la Perse, mais qui
restait fragile dans son insuffisante cohésion.
Dans saint Luc nous lisons - « La quinzième année du
règne de Tibère César, l'empereur de Rome, lors que Ponce Pilate était
gouverneur de Judée.... la parole de Dieu fut adressée à
Jean.... » (III,
1). Ainsi Dieu n'a pas oublié l'époque fixée par la prophétie
pour l'apparition « d'un fils d'homme » qui arrive au milieu
de ces bêtes féroces armé de sa seule qualité d'homme, envoyé,
« sans main », directement du ciel. Et ce « fils
d'homme », porteur de la puissance divine, fondera son royaume
non par le fer et la tyrannie, mais par sagesse et par grâce ; il
aura finalement raison de tous les autres royaumes et s'installera à
leur place.
Quand Jésus est venu sur la terre, ce royaume n'existait
encore qu'en germe, dans le propre coeur du Fils,
c'était là seulement que Dieu était pleinement roi. Puis ce coeur en a
attiré d'autres, dans lesquels la volonté du Père s'est
accomplie ; d'autres encore se sont mis à battre à l'unisson du
sien, et bientôt le Seigneur s'est constitué une Église ; c'est
en elle que se concentre et se prépare le Royaume de Dieu.
On entrevoit déjà des éléments constitutifs de ce futur
royaume. Des progrès moraux s'affirmant. L'Esprit de Jésus-Christ se
projette dans les lois et dans les moeurs. La disparition de
l'esclavage, le respect de la vie humaine, le souci de la justice
impartiale, la guerre à la guerre, à la prostitution, au jeu, à
l'alcoolisme, en sont les pierres d'attente les plus marquantes.
Est-ce à dire que ce royaume se constituera sans reculs, par évolution
progressive, comme le croient les chrétiens sociaux, jusqu'à amener le
paradis sur la terre ? Nous ne le pensons pas. N'oublions pas la
petite corne de Daniel, l'Antichrist, qui déchaînera une formidable
réaction contre le royaume de Dieu. Ce n'est que quand cette corne
aura été brisée que « le règne, la domination et la grandeur de
tous les royaumes qui sont dans les cieux seront donnés au peuple des
saints du Très-Haut » ; c'est alors aussi que la petite
pierre deviendra « la grande montagne s'élargissant sur toute la
terre ». Alors il y aura un seul royaume et un seul Roi,
« un seul berger et un seul troupeau ». Alors ce qui n'est
encore que de la civilisation chrétienne, reflétant toutes les
lâchetés, tous les compromis de coeurs inconvertis, sera remplacé par
l'observation fidèle de la loi du Royaume :
« la volonté de Dieu accomplie sur la terre comme au ciel. »
Toute cette vision de Daniel offre de magnifiques
espérances. En voyant comment la première partie de la vision, celle
qui se rapporte à la venue historique de Jésus, s'est accomplie à la
lettre, on peut être sûr que la seconde partie, l'établissement
définitif du Royaume divin sur la terre, s'accomplira aussi au temps
voulu.
Et pour travailler à la réalisation de cette prophétie
qu'avons-nous à faire ? Dans la mesure où nous sommes « mis
à part » - car c'est là le sens du mot « saint » - pour
le service de Dieu, où la prière persévérante est notre respiration,
où les victoires secrètes sur « la bête » qui est en chacun
de nous se multiplient, nous devenons des propagateurs de ce royaume.
Quand notre coeur est rendu à sa vraie destination et devient le
sanctuaire de Dieu, il fait partie intégrante du Royaume ; nous
contribuons alors par l'obéissance tout humble et toute simple qui est
le caractère d'une vie normale à augmenter sur la terre la place qu'y
tient déjà la « petite pierre ».
Le voici l'Agneau de Dieu qui enlève le péché du monde. Jean I, 29.
Au chapitre
V de l'Apocalypse, au moment où le Ciel, la demeure du
Très-Haut, s'ouvre devant les yeux de Jean et où celui-ci est initié
aux mystères divins qui se déroulent en fresques extraordinaires à ses
regards, personne ne peut lire le livre que Dieu tient à la main si ce
n'est le « lion de la tribu de Juda », le rejeton de David.
Mais ce lion, ce fils de roi, voici, c'est un Agneau « qui est là
au milieu du trône comme immolé », et les myriades de myriades,
les vieillards, les quatre êtres vivants lui offrent leur adoration et
le célèbrent dans leurs cantiques. Ainsi, « le lion de
Juda », « le rejeton de David », « l'Agneau
immolé » sont les titres glorieux donnés au Fils éternel, à celui
qui partage la divinité avec Dieu. Et c'est en définitive ce titre
« d'Agneau immolé » qui fait vibrer dans tous les coeurs des
êtres célestes la suprême adoration : « L'Agneau qui a été
immolé est digne de recevoir la puissance, la richesse, la sagesse, la
force, l'honneur, la gloire et la
louange ! » Ces paroles vont se répercutant de cercle en
cercle autour du trône jusqu'aux confins de l'univers moral, puis
elles reviennent de ces extrémités transformées en triomphal
écho : « À celui qui est assis sur le trône et à l'Agneau
soient la louange, l'honneur, la gloire et la force aux siècles des
siècles ! Et les quatre êtres vivants disent : Amen !
Et les vieillards se prosternent et adorent » (V,
12-14).
Et l'auteur de l'épître aux Hébreux parle ainsi :
« Tu n'as voulu ni sacrifice ni offrande, mais tu
m'as formé un corps ; tu n'as agréé ni holocauste, ni sacrifices
pour le péché. Alors j'ai dit : Voici je viens (dans le rouleau
du livre il est question de moi) ô Dieu, pour faire ta volonté »
(Héb.
X, 5-7).
Quand Jésus parut au bord du Jourdain, à l'âge de trente
ans, pour commencer son oeuvre, Jean-Baptiste, le premier homme qui
ait connu la mission du fils de Marie, au nom de l'ancienne alliance,
au nom de l'humanité tout entière, le salua du titre par
excellence : « L'Agneau de Dieu ! »
Pourquoi ce nom donné à Jésus sur la terre et dans le
ciel ?
En Egypte, au moment de la dixième plaie, Moïse annonce
de la part de Dieu, qu'un événement solennel est sur le point de
s'accomplir. L'ange de la mort frappera le premier-né de chaque
famille. Seules les maisons dont le linteau aura été aspergé du sang
d'un agneau seront épargnées. Au jour dit, les Israélites firent comme
Moïse l'avait ordonné, le sang de l'Agneau pascal protégea leurs
enfants, tandis que dans toutes les maisons
égyptiennes il y avait un mort. Et cet agneau, après avoir garanti
Israël de la mort servit à le nourrir au moment de son départ
d'Égypte. Il fut mangé, par les Israélites, les reins ceints, un bâton
de voyage à la main avec des pains sans levain et des herbes
amères ; il fournit ainsi des forces aux émigrants qui fuyaient
en hâte la terre d'oppression. L'agneau pascal fait de son sang un
salut et de son corps une nourriture. Plus tard, quand parurent les
diverses lois cérémonielles, l'agneau continua à jouer un rôle
important dans les sacrifices. À la naissance de son premier-né,
l'Israélite offrait un agneau. Après avoir recouvré la santé, le
lépreux devait présenter au sacrificateur deux agneaux sans défaut (Lév.
XIV, 10), l'un pour son péché dont la lèpre était le symbole et
l'autre en signe de reconnaissance pour la guérison accordée. Dans les
sacrifices sabbatiques où entraient plusieurs victimes, les agneaux
apparaissaient au nombre de sept (Nomb.
XXVIII, 19).
Au chapitre
LIII d'Esaïe, nous avons vu que le Serviteur de l'Éternel,
l'Homme de douleur, sera semblable à « un agneau que l'on mène à
la boucherie » et « il mettra son âme en oblation pour le
péché ». Les anciens interprètes juifs de l'Ancien Testament ne
faisaient aucune difficulté d'appliquer ce caractère d'agneau au
Messie futur. Ce n'est que depuis la venue de Jésus-Christ et
l'application par les apôtres et les chrétiens des prophéties et des
types messianiques à Jésus de Nazareth qu'ils ont cherché d'autres
explications.
Ce personnage qui vint à Jean-Baptiste au bord du
Jourdain ne différait en rien d'un Juif quelconque. Il portait les
traits distinctifs de sa race, le vêtement habituel aux hommes de sa
condition ; à le voir rien ne le distinguait des autres jeunes
hommes de son âge sinon la pure expression de son visage et un grand
sérieux.
Ses compatriotes de Nazareth n'avaient rien remarqué de
spécial en lui, jusqu'au moment où il se met à leur prêcher à la
synagogue. Il avait passé tellement inaperçu qu'ils s'écrient quand il
déclare que la prophétie d'Esaïe est accomplie en lui :
« N'est-ce pas ici le fils du charpentier Joseph ? Ne
connaissons-nous pas sa famille ? » (Matth.
XIII, 55.)
Il n'y avait en lui ni beauté, ni éclat pour attirer les
regards ; il ne possédait ni la stature, ni le port altier, ni
des dons exceptionnels qui imposent immédiatement un homme à
l'attention publique. Mais quand il eut, dans un entretien
particulier, exposé à Jean-Baptiste qui il était ; quand, dans le
Jourdain, l'Esprit descendit sur lui, quand la voix même de Dieu lui
eut rendu cet éclatant témoignage : « Celui-ci est mon Fils
bien-aimé en qui j'ai mis toute mon affection ; » quand
l'Esprit parlant au coeur du Baptiste, lui ouvrit les yeux de la foi,
celui-ci put dire avec une certitude absolue et dans une intuition
divine qui résumait le caractère le plus admirable de Jésus :
« Le voici, l'Agneau de Dieu qui ôte le péché, du
monde ! »
Et nous, en contemplant ce jeune Juif qui s'avance humble
et sérieux à l'entrée de sa carrière, nous nous écrions avec
émotion : L'Agneau de Dieu, le Fils unique du
Père, celui que les anges adorent, le vrai agneau pascal, dont celui
d'Égypte n'était que le type, le voici qui est venu vivre au milieu de
nous ! Le miracle des miracles s'est accompli, la parole a été
faite chair, elle a vécu au milieu de nous pleine de grâce et de
vérité. « Et nous avons vu sa gloire, dit Jean, semblable à celle
du Fils unique du Père » (Jean
I, 14).
À voir Jésus grandir, se développer, s'instruire,
d'enfant devenir homme fait, puis aller, venir, manger, boire, dormir,
pleurer, vivre de la vie des humains, nul ne pouvait soupçonner qu'il
n'eût pas devant les yeux un « fils d'homme ». Mais à
l'entendre parler, à contempler ses oeuvres d'amour, à plonger le
regard dans le sien, c'était le Fils de Dieu, qui transparaissait.
Imaginez un prince royal qui, par suite de quelque revers de fortune,
soit tout à coup obligé de travailler dans l'une de nos fabriques
d'horlogerie. Le voici, vêtu comme un ouvrier, taché d'huile, couvert
de limaille, le visage mâchuré ; rien ne le distingue plus de ses
collègues. Et pourtant quand il marche ou sent l'homme qui sait se
tenir, quand il parle il est poli, il fait passer les femmes devant
lui ; il est calme et ferme avec les supérieurs, simple et bon
avec ses égaux, et tandis qu'un soupçon de supériorité émane de toute
sa personne, telle ouvrière, plus fine que les autres, murmure à sa
compagne : « Oui. oui, cet homme travaille avec nous, mais
il a tout de même les allures d'un prince ! » En voyant
Jésus, quelques-uns se sont écriés : « Tu es le Christ, le
Fils du Dieu vivant »
C'est le miracle des miracles Comment le Fils
éternel, l'image empreinte de la personne divine, celui qui était avec
Dieu et qui était Dieu a-t-il pu devenir chair de notre chair, sang de
notre sang ? Nous ne le comprendrons jamais, c'est le mystère de
piété. Comment le Verbe divin a-t-il été déposé dans l'humble vase
qu'était Marie de Nazareth ? Cela dépasse notre entendement.
Pourquoi, par contre, Christ s'est-il vidé lui-même de la divinité en
prenant une forme de serviteur.... pourquoi s'est-il humilié lui-même
se rendant obéissant jusqu'à la mort, jusqu'à la mort de la
croix ? (Phil.
II, 7, 8) Paul et Jean nous l'ont dit, c'est pour mieux se
solidariser avec nous, c'est pour être le second Adam, c'est pour ôter
le péché du monde que l'Agneau de Dieu est devenu chair.
Sans doute Jésus sera celui qui révèle. Par lui l'homme
connaît Dieu, il pénètre jusqu'à l'essence du Père qui est l'amour.
Par lui l'homme se connaît lui-même et descend jusqu'au fond de
lui-même qui est le moi, l'égoïsme. Par lui l'homme distingue le sens
de la vie et découvre l'au delà derrière le voile de la mort. Mieux
que tous les grands hommes de toutes les religions, il dira d'où nous
venons et où nous allons.
Oui, Jésus sera le vrai modèle, l'homme parfait, la seule
« conscience sans cicatrice », la cime immaculée de la
sainteté absolue et quiconque voudra monter les degrés de l'échelle
morale devra mettre le pied dans l'empreinte de ses pas. La beauté
morale des plus grands hommes ne sera jamais qu'une pâle décalque de
la sienne. Il sera l'auteur des plus profondes
réformes dans l'humanité ; il inspirera les plus saintes
décisions.
Il apprendra aux hommes à aimer comme il a aimé lui-même.
Il introduira l'esprit de l'Agneau dans les relations humaines. Les
royaumes sont des bêtes brutales, les hommes sont des loups les uns
aux autres. De notre nature nous sommes tigres, serpents, rapaces,
renards, et lui, il est venu créer une race d'agneaux capables d'aller
le prêcher même au milieu des loups. L'agneau n'est ni habile à la
course, ni muni de défenses naturelles, il n'est fort que de sa
faiblesse, il n'est armé que de sa douceur. Et cette race d'agneaux
elle n'aura que l'amour pour mobile, elle n'opposera que le support à
toutes les persécutions et à toutes les haines.
Créer ces oeuvres nouvelles dans l'humanité c'est une
merveille, mais l'oeuvre divine, l'oeuvre par excellence, l'oeuvre qui
confond le ciel et la terre, c'est que l'Agneau s'est laissé immoler.
Sur lui, sur son sang versé, l'amour et la justice se sont rencontrés.
En Dieu la propitiation est faite et en l'homme l'affreux désordre du
péché est réparé. Par-dessus la « mer Morte » du péché,
l'océan de la Grâce a coulé, toutes les réparations sont possibles
jusqu'à la fin des temps parce que le sang de la nouvelle alliance a
été offert.
Est-ce que, au préalable, avant tout essai de nous
instruire aux pieds de Jésus-Christ, de nous modeler sur lui, de
respirer le parfum de ses déclarations révélatrices et de publier la
grande nouvelle de l'Évangile, nous nous sommes placés sous
l'aspersion du sang de l'Agneau qui nous garantit de
la mort, qui ôte notre péché personnel, connu de Dieu et de
nous ? Avons-nous été justifiés, rachetés par lui ? C'est là
le premier commencement ; avant de faire, il faut être.
« Primum vivere, deinde philosophari », disaient les
rabbins ; « avant de raisonner, il faut vivre. »
Et voilà la faiblesse incalculable de l'Église, de sa
science, de ses institutions : on étudie des textes, ou rédige
des confessions de foi, on discute des révélations les plus sacrées,
on entreprend des oeuvres et l'on n'a pas été personnellement lavé de
son péché par le sang de l'Agneau !
Juda eut de Tamar, Pharez.... Salomon eut Booz de Rahab, Booz eut Obed de Ruth. Matth. I, 3-5.
Autant les Orientaux, épris de généalogies, s'intéressent à ces
kyrielles de noms - il paraît que les missionnaires captent souvent
l'attention des lettrés kabyles ou malgaches en leur lisant la
généalogie de Jésus - autant nous, Occidentaux, nous nous y arrêtons
peu. Dans notre siècle de démocratie, l'héraldisme, la science du
blason, est en baisse. C'est la valeur personnelle de l'individu que
l'on considère et non plus l'ancienneté de la famille dont il sort ou
le nom qui faisait la gloire de ses ancêtres. Il suffit même
aujourd'hui dans certains milieux politiques
d'avoir des ancêtres quelque peu connus pour être de ce fait mis à
l'écart des fonctions publiques, tant les partis avancés boycottent
tout ce qui sent l'ancien régime. Dans la généalogie de notre Sauveur
il y a d'intéressantes constatations à faire et de magnifiques
promesses à recueillir.
La généalogie de Matthieu cite les ascendants de Joseph,
tandis que celle de Luc donne ceux de Marie. Joseph descendait de
David par Salomon tandis que Marie en descendait par Nathan, un autre
fils du roi-prophète.
Mais ce qui nous paraît hautement digne d'intérêt c'est
qu'en remontant de David, l'ancêtre commun de Joseph et de Marie,
jusqu'à Abraham, Matthieu cite dans sa généalogie trois femmes :
Ruth, Rahab et Tamar, tandis que Luc ne parle que des hommes. Jamais
les généalogies orientales ne mentionnent les femmes. Quelquefois, en
citant le nom d'un roi, on y ajoutait le nom de sa mère, surtout quand
celle-ci, une princesse de sang royal, pouvait apporter quelque gloire
à son fils par l'éclat de sa propre naissance. Mais que des femmes
païennes, et pour deux d'entre elles d'une moralité douteuse, aient
été mentionnées dans les ascendants de Jésus, c'est un fait insolite,
mais voulu et émouvant.
Le but principal poursuivi par Matthieu en écrivant son
évangile a été de faciliter aux Juifs pieux et sincères la foi à
Jésus-Christ et il s'efforce de montrer comment la personne de Jésus
et son oeuvre remplissent magnifiquement le cadre des prophéties. À
chaque instant on rencontre sous sa plume cette
parole qui sonne comme un refrain : « Afin que fût accompli
ce qui avait été dit par le prophète.... » Mais à côté de ce but
principal, Matthieu en poursuit un autre c'est de manifester les
droits des païens et des pécheurs méprisés sur Jésus-Christ, C'est
pour marquer d'emblée ce but que l'ancien péager, qui a connu le
mépris des hautes classes, introduit les trois femmes mentionnées plus
haut dans la généalogie du Seigneur.
Que Ruth ait été accueillie dans le peuple Juif, que Dieu
ait permis que cette noble femme entrât dans la lignée sainte et
fournît du sang à la mère du Seigneur, c'était encore admissible pour
les Juifs, Ruth n'était-elle pas en tout point digne d'un tel
honneur ? Sans doute elle était Moabite, et Moab était le fruit
de l'inceste de Lot ; sans doute les descendants de Moab étaient
tombés dans l'idolâtrie et ne perdaient pas une occasion de jouer de
méchants tours à leurs cousins israélites. Mais enfin ces Moabites
étaient les descendants de Taré, le père d'Abraham ; le souvenir
du vrai Dieu n'était pas entièrement éteint dans leur coeur, il
pouvait reparaître plus facilement en eux que chez les Cananéens au
contact des vrais adorateurs de Jéhova. Et puis Ruth était
personnellement une femme d'élite ; elle avait honoré sa
belle-mère ; elle s'était montrée bonne et dévouée ; et
comme jamais Dieu ne laisse le bien sans récompense - c'est un côté de
sa justice - on comprend qu'Il ait voulu récompenser par l'admission
dans la race élue une telle femme, Israélite selon l'esprit encore
plus que par son mariage. Ne s'écriait-elle pas devant Naomi :
« Ton peuple sera mon peuple, ton Dieu sera mon
Dieu ! » Que Ruth devînt une ancêtre du Christ, c'était donc
un apport de sang nouveau et de foi à la lignée royale. Et Matthieu
est heureux de montrer aux Juifs étroits, qui volontiers méprisaient
tous ceux qui n'étaient pas fils d'Abraham selon la chair, que même
parmi les « nations » il y avait des coeurs sans fraude, au
fond desquels brûlait la flamme de la vraie piété.
Pourquoi Matthieu cite-t-il Rahab parmi les ancêtres de
Jésus sans faire aucune remarque ? Que Dieu ait accueilli Ruth,
c'était compréhensible, mais Rahab ?
Celle-ci avait rendu un grand service aux espions et, en
leur sauvant la vie, elle avait été utile à Josué, au peuple d'Israël
tout entier. C'est entendu, elle méritait une récompense. Qu'on
épargnât sa propriété, qu'on lui laissât la vie sauve, à elle et à ses
parents, c'était justice ; mais l'incorporer sans autres dans le
peuple élu et permettre qu'elle entrât dans la lignée royale, sur
laquelle certainement Dieu veillait, c'était autre chose.
Rahab était Cananéenne, elle appartenait à la race des
peuples maudits, avec lesquels Israël ne devait entretenir aucun
rapport ; de plus elle exerçait un métier infamant. Certaines
versions traduisent « Rahab l'hôtelière » tandis que le
terme littéral c'est « Rahab la prostituée ». Comment se
fait-il alors que Dieu l'ait accueillie et que Matthieu l'ait citée
dans ce livre d'or qui s'appelle une généalogie ? Dieu regarde au
coeur et non à ce qui frappe les yeux. Une femme tombée n'est-elle pas
parfois plus près du salut qu'un propre juste ?
Jésus n'a-t-il pas dit : « Les péagers et les femmes de
mauvaise vie vous devancent dans le royaume des cieux » (Matth.
XXI, 31) ?
Et qu'est-ce que Dieu avait vu dans ce coeur ? Une
foi extraordinaire, en tenant compte de l'hérédité de cette femme, de
ses préjugés et de son ignorance. Quand une Rahab disait aux
espions : « L'Éternel, je le sais, vous a donné ce pays....
car c'est l'Éternel votre Dieu qui est Dieu en haut dans les cieux et
en bas sur la terre » (Josué
II, 9-12), c'était parler avec autant de foi que quand Pierre
dira à Jésus : « Tu es le Christ, le Fils du Dieu
vivant. »
Ce n'est ni la grandeur du personnage qui parle, ni la
solennité, de l'occasion dans laquelle la parole est prononcée qui
manifeste la vraie foi, c'est la difficulté à croire. Et ce qui
réjouit le Seigneur aujourd'hui encore et ce qui prépare au croyant
une magnifique récompense, ce n'est pas de jouer un rôle éclatant et
de prononcer une parole historique, c'est, dans une position toute
modeste, dans une occasion restée inconnue aux yeux des hommes, de
remporter une victoire sur l'incrédulité fatale, de croire envers et
contre tout, et d'honorer Dieu par une confiance qui paraît une folie.
Voilà ce que fit Rahab, aussi l'auteur de l'épître aux Hébreux la
met-il en bon rang parmi les héros de la foi. Et Matthieu est heureux
de montrer aux Juifs raides et ergoteurs, une prostituée cananéenne
que Dieu a trouvée digne de donner, à cause de sa foi, du sang au
Messie.
Mais ce qui est encore beaucoup plus difficile à
comprendre c'est que Tamar soit citée, elle aussi, dans la lignée des
ancêtres de Jésus-Christ. Il ne faut pas confondre
la Tamar dont nous nous occupons et qui est la belle-fille du
patriarche Juda avec la fille de David qui devint la victime de la
bestialité de son frère Ammon.
Juda, le fils de Jacob, avait épousé une Cananéenne dont
nous ignorons le nom ; il en avait eu des fils Er, Onan et
Schéla. Er épousa aussi une Cananéenne, Tamar, mais il était méchant
et l'Éternel le fit mourir ; il disparut sans laisser de
postérité ; il en fut de même du second fils. Tamar restait
veuve. D'après la loi de retrait lignager Juda aurait dû lui donner
son troisième fils, Schéla, qui aurait suscité postérité aux deux
aînés ; il ne le fit pas et Tamar usa d'un stratagème immoral
pour conserver ses droits dans la famille patriarcale.
Par elle Juda devint père de deux jumeaux dont l'un,
Pharès, fut un ancêtre de David. On n'aperçoit guère ici la femme de
foi ; on ne voit apparaître qu'une Cananéenne rusée et sans
principes moraux et pourtant elle figure dans la généalogie de Jésus.
Loin de la cacher, Matthieu la met en lumière ; du reste la
généalogie de David, citée au chapitre IV de Ruth, la cite de la même
manière. C'est comme si Dieu avait voulu que cette femme soit
mentionnée elle aussi, comme les deux autres païennes, Lui, qui voit
ce que nous n'apercevons pas, n'a-t-il pas entrevu dans l'âme obscure,
adroite de cette femme, un peu de vraie foi, mêlée - diamant divin - à
des scories nombreuses ?
Mais, objectera-t-on à propos de ces deux Cananéennes,
Dieu défendait le mariage avec les peuples de race maudite. Il fait un
devoir à Abraham de chercher dans sa famille une femme à Isaac,
n'aurait-il pas dû écarter la postérité de ces femmes, surtout celle
de Tamar qui, était née d'une sorte d'inceste avec Juda, son
beau-père ? Il semble que Dieu, tout en défendant dans la règle
l'union avec les païens pour maintenir l'intégrité de la race élue,
ait en même temps accepté exceptionnellement l'entrée, jusque dans la
lignée messianique, de représentants des païens pour affirmer que le
Christ n'est pas venu seulement pour les Juifs.
Le sang païen qui coule dans ses veines ne préfigure-t-il
pas l'universalité du don de Dieu, accordé au monde tout entier ?
Jésus n'est pas seulement « un homme » né d'une race
spéciale, il est « l'homme » qui ne peut pas être confisqué
par les seuls Juifs. C'est dans ce sentiment que Matthieu, tout en
montrant en Jésus le Messie des prophètes, découvre en lui aux yeux
des Juifs dans l'antique généalogie du Sauveur la promesse d'un don
universel.
Et puis, à voir deux femmes pécheresses parmi les
ancêtres de Jésus, combien ce fait le rapproche de nous, pécheurs.
Rejettera-t-il le malheureux dégradé, lui qui est entré dans une race
dégradée ? Lui qui a reçu du sang de toutes sortes d'êtres
humains ne nous accueillera-t-il pas tous pour nous transfuser un sang
nouveau et purifié ? Jésus n'a pas de préjugés de race, de
famille ; il est entré dans l'humanité et tous les humains ont
droit à son sang. Il n'a de prévention contre qui que ce soit puisque
Dieu n'a éloigné de sa lignée aucun peuple, aucun individu si taré
fût-il aux yeux des hommes.
Et aussi quelle leçon d'humilité ! Nous nous
valons tous devant la loi naturelle. Juda valait-il mieux moralement
que Tamar ? Valons-nous mieux, vous et moi, que telle pécheresse
dont le milieu familial et l'éducation furent au-dessous de toute
description ? N'avons-nous pas les mêmes instincts, les mêmes
penchants que les malheureux qu'on met au ban de la société ?
Et si nous sommes tombés moins bas, le devons-nous au
sang de notre race, à notre propre valeur, oui bien à la grâce de Dieu
qui nous a gardés, nous et nos pères. Tout est grâce, l'orgueil est
exclu. De quel droit mépriserions-nous quelqu'un puisque le Christ ne
nous a pas méprisés nous-mêmes ? De quel droit une honnête femme
repousserait-elle du pied sa pauvre soeur tombée, quand Jésus s'est
incarné dans une lignée où se rencontrent des meurtriers et des
prostituées ?
Qui comprendra jamais l'abaissement de celui qui, étant
en forme de Dieu, consentit non seulement à descendre en forme de
Dieu, mais à naître en forme de petit enfant ! Sans doute le
Saint-Esprit, l'agent créateur, a purifié le germe, il n'en reste pas
moins que c'est le sang de Marie, elle-même le produit de ses
ancêtres, le lait de Marie qui ont constitué la chair et le sang de
Jésus.
Qui dira encore : « Je n'ose pas venir à
Christ », quand celui-ci est venu à nous à travers une humanité
souillée jusque dans les moelles ?
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