Il y a quelques semaines, en sortant d’un
cimetière où je venais
d’assister à un enterrement, j’y
vis entrer un brillant cortège
funèbre Le chemin de la chapelle à la
tombe était, malgré la saison
avancée, parsemé de fleurs et de
rameaux verts. Des ornements d’argent
garnissaient le cercueil, auquel pendaient de longs
noeuds de soie. Sur l’un de ces noeuds je lus
en passant ces belles paroles de
l'apôtre : "La charité ne
périt jamais", et sur un autre : "Tu
nous as quittés trop tôt." Le cercueil
était suivi d’un grand char rempli de
couronnes et de palmes. Quelle somme d’argent
représentaient toutes ces fleurs ! Puis
venait une longue file de voitures. Dans la
première étaient assis les fils du
défunt. À leur vue un sourire moqueur
passa sur les traits de mon compagnon et il
dit : "Ils auraient mieux fait de semer des
fleurs sur le chemin de leur père pendant sa
vie ; maintenant qu’il est mort, ils
veulent réparer le mal qu’ils lui ont
fait." Le défunt m'était inconnu,
mais d'après ce que j’appris, il avait
beaucoup souffert par ses enfants.
"Ils auraient mieux fait de semer des fleurs sur
son chemin pendant sa vie". Cette parole me
poursuivit longtemps et me poursuit encore.
Hélas ! on trouve souvent qu’un
enterrement grandiose doit couvrir la multitude des
péchés commis à l'égard
de celui qui ne peut plus jouir de l’amour des
siens. Plus souvent encore on veut, par de
somptueuses funérailles, tromper son
prochain et lui faire croire qu’on a
aimé ses parents, ou bien encore on veut
faire parade de sa fortune. Que d’orgueil
s'étale au bord de la tombe ! Quelles
inutiles prodigalités ! Puis viennent
les remerciements officiels aux amis "pour leurs
nombreux témoignages de sympathie" et au
pasteur pour ses "consolantes paroles",
c’est-à-dire pour les louanges
qu’il a prodiguées aux survivants.
"Oh ! vanité des vanités !"
J’estime qu’il faut enterrer ses morts
avec décence et qu’il convient de
donner à l'Évangile et au chant des
cantiques la première place dans le service
funèbre ; cela ne suppose pas la
béatification du défunt Il est bien
aussi de déposer une couronne sur la tombe,
mais on a tort d'exagérer les dons de
fleurs. La parole de Judas Ischariot : "On
aurait pu vendre ce parfum très cher et en
donner le prix aux pauvres", est ici à sa
place.
Quand les héritiers découvrent que le
défunt a oublié les pauvres et les
oeuvres religieuses, ils doivent eux s’en
souvenir. C’est là un beau monument
à élever sur sa tombe, un monument
plus durable qu’une statue de marbre et
d’airain, un monument qui est une cause de
joie dans le ciel, un monument comme le
souhaiterait le défunt qui, dans les
demeures célestes, juge sa vie autrement
qu’il ne le faisait sur la terre. Ah !
que n’aurait pas donné l’homme
riche, dans les tourments de l’enfer, pour
pouvoir réparer ses négligences
envers Lazare. Agissons donc dès maintenant
comme nous voudrions avoir agi à
l’heure de notre mort. Mes lecteurs sont
vivants et j’aime à croire que
l’avarice et l'égoïsme n’ont
pas encore tué leur coeur ; je les prie
donc de faire dès maintenant ce qu’ils
voudraient avoir fait plus tard.
Le vieux Jacob a mis soigneusement ordre à
ses affaires avant de mourir ; il
n'était pas aussi lâche que beaucoup
de chrétiens qui chassent la pensée
de la mort comme une mouche importune et qui se
mentent à eux-mêmes en se disant
qu’ils ont encore beaucoup de temps devant
eux. Ah ! que de maux, de disputes,
d’amertume, de procès viennent de ce
qu’on a négligé de mettre ordre
à ses affaires.
Là où cela n’a pas
été oublié, il y aura une
amertume pire encore dans l’autre monde pour
celui qui n’aura pensé qu’à
ses proches, riches eux aussi. Le Juge
éternel nous demandera alors à
tous : "Qu’avez-vous fait pour les plus
petits d’entre vos compagnons de route et pour
l’avancement de mon règne sur la
terre ?" Gardez vos fleurs pour les vivants.
Durant votre pèlerinage ici-bas semez-les
sur le chemin de vos frères. Si l’un
d’entre eux vous fait souffrir et que la
colère remplisse votre coeur, si une parole
dure ou une plaisanterie arriérée,
mordante, contre un collègue ou un
concurrent monte à vos lèvres, pensez
que dans peu de temps peut-être vous serez
à côté de son cercueil. Quand
l’avarice, vos convenances, votre
égoïsme, vous empêchent de
témoigner à votre prochain de
l’amour ou de la bienveillance, songez que
vous n’avez peut-être plus que peu
d’instants à vivre ensemble. Semez des
fleurs, aimez pendant qu’il en est temps
encore, pendant que le coeur est chaud et que vos
amis sont là à vos
côtés, car l’heure approche ou
vous gémirez près de leurs
tombeaux.
Les dix fils aines de Jacob purent remercier Dieu
de ce que leur père n'était pas mort
vingt ans plus tôt. À ce
moment-là ils l’eussent
accompagné avec désespoir à sa
dernière demeure en se disant : "Nos
mauvaises actions l’ont conduit à la
tombe." Maintenant le cadavre du
vénérable patriarche était
éclairé de la lumière du
pardon. Et cependant leurs coeurs étaient
encore, à ce moment-là,
traversés par un remords amer.
La douleur de Joseph fut seule pure et sainte et
c'est pourquoi elle est seule mentionnée
(50, 1).
Joseph rendit après sa mort les plus
grands honneurs à son père. Il fit
d’abord embaumer le cadavre afin de pouvoir le
transporter à Hébron et par
égard pour les coutumes des
Égyptiens. Ces païens auraient doute de
son amour et de son respect filial s’il eut
agi autrement. Pour eux la conservation du corps
dans un sépulcre inviolable, était de
la plus grande importance. Les médecins de
Joseph employèrent quarante jours pour
préparer le cadavre du patriarche. Les
hommes chargés de cet office se nommaient taricheutes et
formaient une classe
particulièrement respectée qui tenait
de près à celle des
prêtres.
Voici d'après Hérodote comment se
pratiquait l’embaumement le plus dispendieux
introduit de la Palestine en Égypte. On
sortait la cervelle par le nez, on remplissait la
tête d’aromates. On enlevait ensuite les
intestins qu’on remplaçait par des
épices. Puis on oignait le corps avec du
natron. On le laissait ainsi pendant soixante-dix
jours, alors on l’enduisait de gomme, on
l’enveloppait dans du byssus, et on le
déposait dans la chambre mortuaire. Les
intestins enfermés dans une caisse
étaient jetés au Nil, car ils
étaient censés être le
siège des péchés,
particulièrement de ceux de la table. Toutes
ces préparations sont sans importance pour
nous, de même que le deuil officiel de
soixante-dix jours que prirent les
Égyptiens, et qui probablement fût
général comme nos deuils de cour,
soit que Pharaon voulut honorer de cette
manière le père de son grand
chancelier, soit que la bénédiction
du patriarche lui eut fait une impression profonde.
Le roi qui se montre en toute occasion a nous comme
un homme sensible, ne fit pas de difficultés
d’accorder à Joseph la permission
d’enterrer son père en Canaan.
Joseph ne présenta pas personnellement cette
demande à son souverain, mais il la fit
présenter par d’autres et invoqua
à cette occasion le serment qu’il avait
fait au patriarche mourant. On prétend
qu’il eut agi contrairement à
l'étiquette en se montrant au roi en
vêtements de deuil ; car seuls des
hommes gais étaient censés
s’approcher de lui. Il se peut aussi
qu’il n’eut pas voulu importuner son
maître pour une affaire de famille.
Quelque peine que Pharaon dut avoir à se
passer, de son ministre il lui donna
néanmoins un congé illimité,
il savait que Joseph et les siens reviendraient et
ne se laisseraient pas séduire par la vue de
leur terre natale.
Soixante-dix jours après la mort
d'Israël un imposant cortège se met en
route, il se compose non seulement des membres
adultes de la maison de Jacob, mais des personnages
les plus distingués d'Égypte. On voit
accourir des cavaliers et des hérauts
d’armes. Ces derniers étaient
destinés à servir d'escorter dans le
cas ou des hordes pillardes et sauvages se
trouveraient sur la route. La brillante caravane se
développe en long ruban. Au milieu on
aperçoit le char mortuaire et le cercueil
d'Israël. C’est au fond le cortège
triomphal de Joseph, car ce n’est que par
égard pour lui que les nobles
Égyptiens bravent les fatigues du voyage et
prennent part à cette
cérémonie. Ce cortège, unique
en son genre, passe d’un continent à
l’autre, d’Afrique en Asie, de la maison
de Champ dans le pays des Sémites. Au temps
ou Moïse écrivit ce récit on
montrait encore en deçà du Jourdain
un endroit qui se nommait le deuil des
Égyptiens parce que là Joseph pleura
son père pendant sept jours avant de
l’emporter à Mamré
(50,
11).
Je sais que l'interprétation du récit
présente ici certaines difficultés,
mais elles sont sans intérêt pour mes
lecteurs. Cependant je les rends attentifs au fait
que cet important cortège passant
d'Égypte en Canaan est une prophétie
muette et puissante du retour des Hébreux
dans leur ancienne patrie. Jacob, après sa
mort, précède ses descendants, leur
montre le chemin qu’ils auront à
parcourir et le but qu’ils doivent atteindre.
Pourtant quatre cents ans se passèrent
encore avant que le peuple élu, conduit par
Dieu, put quitter la vallée du Nil. Pendant
ce long espace de temps, la tombe du patriarche a
Mamré était un aimant puissant, un
appel énergique qui lui disait :
"Israël, n’oublie pas qui tu es,
n’oublie pas tes origines, n’oublie pas
les révélations divines. Tes
ancêtres ont voulu être enterrés
en Canaan, ne l’oublie pas ;
l'Égypte n’est qu’un lieu de
pèlerinage, Canaan est ta patrie. Entends
l’appel des patriarches, entends la voix qui
s'élève de leurs tombeaux et te
dit : Israël, n’oublie pas ton
Dieu !"
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