Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

CHAPITRE XXI

VISITES DE JOSEPH À SON PÈRE

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Genèse 47-11, 48-22.

1. Une erreur de Joseph.

 Lorsque j'étais enfant, je trouvais que les histoires de David et de Joseph perdaient de leur intérêt quand le premier devient roi et que le second retrouve son père. La vie de la plupart des hommes, en effet, devient, lorsqu’ils sont heureux, non seulement moins intéressante, mais moins édifiante que jadis. David en est une preuve. Veillons et prions afin qu’il n’en soit pas de même pour nous.

En ce qui concerne l’histoire de Joseph, elle n’est pas semblable à ces romans dont toutes les péripéties aboutissent à un dénouement émouvant ; alors, tout le monde nage dans le bonheur et le rideau tombe. Dans l’histoire de Joseph, après que le noeud embrouillé s’est dénoué, il se produit encore des épisodes fort intéressants et instructifs. Je ne suis pas surpris de les avoir peu goûtés, comme enfant, mais je supplie mes lecteurs de se défendre d’un semblable préjugé. Beaucoup d’entre eux trouveront peut-être à la fin du récit seulement le remède qu’il faut à leur coeur malade.

Il est très remarquable que Joseph ait conservé toute sa simplicité malgré son bonheur et les honneurs qui pleuvaient sur lui. Nous devons néanmoins signaler un danger auquel sont presque toujours exposés ceux qui occupent un poste élevé. Joseph utilisa la famine pour réduire en servitude tous les Égyptiens, à l’exception des prêtres, et pour faire de tout le pays le domaine de la couronne. Ma mère, qui tenait très fortement à la liberté et qui n’admettait pas que Joseph put avoir commis une faute, soutenait, il est vrai, que tout cela devait être pris au sens spirituel. Je ne sais pas comment elle arrangeait la chose et, malgré toute ma piété filiale, je me trouve sur ce point en désaccord avec elle. J’admets volontiers, avec quelques commentateurs, que les Égyptiens auraient pu faire des économies pendant les années d’abondance et être ainsi préservés de la misère. J’admets aussi que Joseph a diminué leur servage en n’exigeant d’eux qu’un cinquième de leurs revenus.

Néanmoins, il est impossible de nier que Joseph n’ait fortifié la puissance royale aux dépens de la liberté du peuple, et je ne chercherai pas à le défendre. Je ne songe pas à le représenter comme un homme sans péché, semblable aux saints du catholicisme. Il avait cette idée, entièrement fausse, que le devoir d’un ministre est d’agrandir, aux dépens de la liberté individuelle, la puissance du monarque. Il ne comprenait pas, que plus un peuple est libre, plus il est intelligent, brave et fidèle. Hélas ! beaucoup de souverains et de ministres de nos jours ne sont pas, à cet égard, plus avancés que lui. Le peuple égyptien a toujours gémi sous une dure servitude, et les fellahs qui descendent des contemporains de Joseph, témoignent encore aujourd’hui, par leur défaut d’initiative et de force de résistance, combien ils sont habitués au joug étranger. Nous n’accuserons pas Joseph de la chose ; néanmoins il a enseigné à son roi à être le tyran et non le père de ses sujets. Joseph n'était qu’un homme et, sur ce point-là, il n'était pas le type du Sauveur. Le conseil qu’il donna à son souverain l’amoindrit à nos yeux.

Il est plus réjouissant, en revanche, de constater quelle tendre affection il avait conservée pour les siens, quel respect en particulier il avait pour son vieux père. C’est là un fait rare, surtout parmi les descendants de Japhet. Plus d’un fils que sa position appelait à être le protecteur et le soutien de sa famille ou tout au moins de ses parents, pourrait apprendre ici en quoi consiste la véritable noblesse.


2. Le fils au lit de mort de son père.

 Lecteurs, vous êtes-vous assis au chevet de vos parents mourants ? Quelles étaient alors vos impressions ? Pouviez-vous dire en toute humilité : "J’ai payé à mon père, à ma mère, ma dette de reconnaissance dans la mesure de mes forces ; j’ai rendu leur vieillesse aussi heureuse que cela m'était possible ?" Ou bien vous disiez-vous : "Oh ! s’ils pouvaient guérir, avec quel bonheur je ferais ce que j’ai jusqu’ici négligé ?" Quelles pensées vous agitent en regardant, rêveurs, le tertre qui recouvre leur dépouille ? Parmi vous il en est beaucoup qui ont encore le privilège de posséder leurs parents. Dites-vous que demain peut-être sonnera l’heure ou ils vous feront leurs adieux, et, quelles que soient leurs infirmités, leur faiblesse morale ou physique, conduisez-vous de telle sorte que votre conscience n’ait rien à vous reprocher au moment suprême.

Sous ce rapport, Joseph est pour nous un exemple à suivre. Si nous faisons comme lui, nous aurons un coeur joyeux et le véritable bonheur.
Israël fit appeler son fils lorsqu’il sentit sa fin approcher, et Joseph se hâta d’accourir. Il nous est dit auparavant qu’il avait pourvu abondamment à la subsistance de ses frères et de leurs enfants, heureux de pouvoir ainsi délivrer son vieux père d’un souci et de lui procurer cette dernière joie.

Lorsque, il y a trente ans, je terminais mes études à Bonn, ma mère perdit une broche en or que je connaissais bien, car elle possédait fort peu de ces trésors que les vers et la rouille gâtent et que les larrons dérobent. Je savais qu’elle tenait à cet objet et qu’elle, qui sacrifiait tout aux autres, ne le remplacerait pas. Je venais de terminer un travail sur ce sujet : Dereceptione gentium in regnum christianum (De l'entrée des païens dans le royaume de Dieu). Ce sujet m’inspirait, aussi le travail réussit-il et obtint-il le prix de cinquante thalers, le premier argent que j’aie gagné de ma vie. Je reçus cette somme en même temps que la lettre de ma mère m'annonçant la perte de sa broche. Ma résolution fut prise immédiatement. Je fis faire un bijou identique et l’offris à ma mère lorsque, peu après, je revins auprès d’elle. Quelle joie de part et d’autre ! Aujourd’hui encore j’en rends grâces à Dieu. On croira peut-être que je raconte ce trait pour m’en glorifier. C’est une erreur ; ce que j’ai fait était tout naturel, je me serais fait l’effet d’un voleur si j’avais agi autrement ; mais j'espère que cette histoire poussera quelque jeune lecteur à rechercher s’il ne pourrait pas, lui aussi, accomplir un de ces actes qui font jaillir des larmes de joie des yeux maternels.

Revenons à Joseph. Cet homme, si surchargé d’occupations diverses, trouve néanmoins le temps d’accourir auprès de son père lorsque celui-ci le fait appeler, et de suivre en cela l’impulsion de son coeur.
Parmi les hommes de Dieu, il en est peu qui aient aussi souvent que Jacob parle de leur fin. Lorsqu’il tint entre ses mains la robe ensanglantée de Joseph, il annonça sa mort prochaine. Son premier cri, en apprenant que son fils était vivant, fut celui-ci : "Que je le voie avant que je meure !" Il redit une parole analogue en serrant dans ses bras son enfant retrouvé. Devant Pharaon, il parle de sa vie comme si le dernier jour en avait lui. À trois reprises il fait appeler ses fils, croyant le terme arrivé ; et pourtant, il s'écoulera encore bien des mois avant que le vieux pèlerin n’entre dans la patrie céleste. Il me paraît en résulter que Jacob devait être infirme. En tout cas, il était presque aveugle, comme l’avait été Isaac ; mais ce qui ressort le plus clairement de ces adieux si souvent répétés, c’est que la mort ne lui inspirait aucune crainte et qu’il l’attendait avec impatience.

Toutefois, pour pouvoir mourir en paix, il a encore une demande à adresser à son bien-aimé. Cette demande a rapport à ses funérailles. Il lui importe fort peu qu’elles soient accomplies avec pompe et qu’une pyramide soit érigée sur son cercueil ; un croyant n’a pas de semblables préoccupations. Non, ce qu’il veut, c’est d'être enterré en Canaan, dans le tombeau de ses pères. Cette affaire a pour lui une importance capitale. La promesse de Joseph ne lui suffit pas, il lui faut un serment. Lorsqu’il est tranquille à cet égard, il fait éclater une prière d’actions de grâce en "se prosternant sur le chevet de son lit."

C'était pour lui une grosse affaire, sur laquelle nous reviendrons en parlant des derniers désirs de Joseph, mais c'était un voeu malaisé à exécuter. Sans parler des autres difficultés, Pharaon accorderait-t-il la permission ? Pourtant Joseph jure car il sait que son Dieu, dans cette occasion comme dans les autres, viendra à son aide.

Peu de temps après cette visite, Jacob fit de nouveau appeler Joseph qui, cette fois, amena avec lui ses deux fils aines. Le vieillard, nous est-il dit, "rassembla ses forces et s’assit sur son lit "; puis il répandit son coeur devant son bien-aimé, en rappelant les souvenirs de sa vie passée et spécialement ceux des révélations divines. Il n’oublia pas, dans cet instant, la mort de Rachel, montrant par là que l’amour de sa jeunesse était resté vivant dans son coeur.

Jacob, animé par la puissance divine, déclara alors que Manassé et Ephraïm seraient considérés comme ses fils, mis sur le même pied que leurs oncles, et deviendraient comme eux les chefs de tribus distinctes.
Sur ces entrefaites, les deux jeunes gens se sont rapprochés. Le vieillard, presque aveugle, ne les reconnaît pas. "Qui sont ceux-ci ?" dit-il, et, lorsqu’il l’apprend : "Fais-les, je te prie, approcher de moi pour que je les bénisse." Joseph les place de telle sorte que la main droite de son père repose sur la tête de l’aîné et la gauche sur celle du cadet. Le vieillard croise ses mains, donnant à Ephraïm la principale bénédiction, et, en réponse aux objections de Joseph, il affirme que les choses doivent être ainsi.

Combien tout cela est remarquable ! La volonté divine fait sentir constamment ses effets dans les actes de ces hommes, parce que leur principale préoccupation est de la suivre. Nous voyons aussi là que la Providence a ses voies particulières et ne tient nul compte de la position extérieure des hommes. Le droit d’aînesse, si important d’ordinaire, est ici passé sous silence ; Jacob bénit non selon ses désirs, mais suivant une impulsion supérieure.

Ceci est plus frappant encore quand nous songeons à la bénédiction prononcée sur ses autres fils. Si un homme eut inventé cette histoire, il eut sans doute fait du vertueux Joseph, du sauveur d'Israël, l'héritier de la promesse et l'ancêtre du Messie. Non, ce n’est pas Joseph, c’est Juda sur la tête duquel brille l'espérance du salut, et c’est Lévi qui sera l'ancêtre de la caste sacerdotale, si honorée parmi les Juifs. Par le fait même qu'Ephraïm et Manassé deviennent des chefs de tribus, le nom de Joseph disparaît de la série des fils de Jacob, et lui, qui les a tous sauvés de la mort, ne figurera plus parmi eux.

Il pouvait aisément s’en consoler, puisque son nom était écrit dans le ciel, et il pensa sans doute peu à la chose. Quelques jours ou quelques mois plus tard, nous le voyons, penche sur le corps inanimé de son père, le baiser en pleurant. Il devait s'écouler encore cinquante-quatre ans avant que Jacob put souhaiter à son fils la bienvenue dans les tabernacles éternels. Dieu veuille que nous les y voyons un jour. Ils y sont, cela est certain ; la question est de savoir si nous les rejoindrons.

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