Lorsque j'étais enfant, je trouvais que
les histoires de David et de Joseph perdaient de
leur intérêt quand le premier devient
roi et que le second retrouve son père. La
vie de la plupart des hommes, en effet, devient,
lorsqu’ils sont heureux, non seulement moins
intéressante, mais moins édifiante
que jadis. David en est une preuve. Veillons et
prions afin qu’il n’en soit pas de
même pour nous.
En ce qui concerne l’histoire de Joseph, elle
n’est pas semblable à ces romans dont
toutes les péripéties aboutissent
à un dénouement
émouvant ; alors, tout le monde nage
dans le bonheur et le rideau tombe. Dans
l’histoire de Joseph, après que le
noeud embrouillé s’est
dénoué, il se produit encore des
épisodes fort intéressants et
instructifs. Je ne suis pas surpris de les avoir
peu goûtés, comme enfant, mais je
supplie mes lecteurs de se défendre
d’un semblable préjugé. Beaucoup
d’entre eux trouveront peut-être
à la fin du récit seulement le
remède qu’il faut à leur coeur
malade.
Il est très remarquable que Joseph ait
conservé toute sa simplicité
malgré son bonheur et les honneurs qui
pleuvaient sur lui. Nous devons néanmoins
signaler un danger auquel sont presque toujours
exposés ceux qui occupent un poste
élevé. Joseph utilisa la famine pour
réduire en servitude tous les
Égyptiens, à l’exception des
prêtres, et pour faire de tout le pays le
domaine de la couronne. Ma mère, qui tenait
très fortement à la liberté et
qui n’admettait pas que Joseph put avoir
commis une faute, soutenait, il est vrai, que tout
cela devait être pris au sens spirituel. Je
ne sais pas comment elle arrangeait la chose et,
malgré toute ma piété filiale,
je me trouve sur ce point en désaccord avec
elle. J’admets volontiers, avec quelques
commentateurs, que les Égyptiens auraient pu
faire des économies pendant les
années d’abondance et être ainsi
préservés de la misère.
J’admets aussi que Joseph a diminué
leur servage en n’exigeant d’eux
qu’un cinquième de leurs revenus.
Néanmoins, il est impossible de nier que
Joseph n’ait fortifié la puissance
royale aux dépens de la liberté du
peuple, et je ne chercherai pas à le
défendre. Je ne songe pas à le
représenter comme un homme sans
péché, semblable aux saints du
catholicisme. Il avait cette idée,
entièrement fausse, que le devoir d’un
ministre est d’agrandir, aux dépens de
la liberté individuelle, la puissance du
monarque. Il ne comprenait pas, que plus un peuple
est libre, plus il est intelligent, brave et
fidèle. Hélas ! beaucoup de
souverains et de ministres de nos jours ne sont
pas, à cet égard, plus avancés
que lui. Le peuple égyptien a toujours
gémi sous une dure servitude, et les fellahs
qui descendent des contemporains de Joseph,
témoignent encore aujourd’hui, par leur
défaut d’initiative et de force de
résistance, combien ils sont habitués
au joug étranger. Nous n’accuserons pas
Joseph de la chose ; néanmoins il a
enseigné à son roi à
être le tyran et non le père de ses
sujets. Joseph n'était qu’un homme et,
sur ce point-là, il n'était pas le
type du Sauveur. Le conseil qu’il donna
à son souverain l’amoindrit à
nos yeux.
Il est plus réjouissant, en revanche, de
constater quelle tendre affection il avait
conservée pour les siens, quel respect en
particulier il avait pour son vieux père.
C’est là un fait rare, surtout parmi
les descendants de Japhet. Plus d’un fils que
sa position appelait à être le
protecteur et le soutien de sa famille ou tout au
moins de ses parents, pourrait apprendre ici en
quoi consiste la véritable noblesse.
Lecteurs, vous êtes-vous assis au chevet
de vos parents mourants ? Quelles
étaient alors vos impressions ?
Pouviez-vous dire en toute humilité :
"J’ai payé à mon père,
à ma mère, ma dette de reconnaissance
dans la mesure de mes forces ; j’ai rendu
leur vieillesse aussi heureuse que cela
m'était possible ?" Ou bien vous
disiez-vous : "Oh ! s’ils pouvaient
guérir, avec quel bonheur je ferais ce que
j’ai jusqu’ici
négligé ?" Quelles
pensées vous agitent en regardant,
rêveurs, le tertre qui recouvre leur
dépouille ? Parmi vous il en est
beaucoup qui ont encore le privilège de
posséder leurs parents. Dites-vous que
demain peut-être sonnera l’heure ou ils
vous feront leurs adieux, et, quelles que soient
leurs infirmités, leur faiblesse morale ou
physique, conduisez-vous de telle sorte que votre
conscience n’ait rien à vous reprocher
au moment suprême.
Sous ce rapport, Joseph est pour nous un exemple
à suivre. Si nous faisons comme lui, nous
aurons un coeur joyeux et le véritable
bonheur.
Israël fit appeler son fils lorsqu’il
sentit sa fin approcher, et Joseph se hâta
d’accourir. Il nous est dit auparavant
qu’il avait pourvu abondamment à la
subsistance de ses frères et de leurs
enfants, heureux de pouvoir ainsi délivrer
son vieux père d’un souci et de lui
procurer cette dernière joie.
Lorsque, il y a trente ans, je terminais mes
études à Bonn, ma mère perdit
une broche en or que je connaissais bien, car elle
possédait fort peu de ces trésors que
les vers et la rouille gâtent et que les
larrons dérobent. Je savais qu’elle
tenait à cet objet et qu’elle, qui
sacrifiait tout aux autres, ne le remplacerait pas.
Je venais de terminer un travail sur ce
sujet : Dereceptione gentium in regnum
christianum (De l'entrée des païens
dans le royaume de Dieu). Ce sujet
m’inspirait, aussi le travail
réussit-il et obtint-il le prix de cinquante thalers, le
premier argent que j’aie
gagné de ma vie. Je reçus cette somme
en même temps que la lettre de ma mère
m'annonçant la perte de sa broche. Ma
résolution fut prise immédiatement.
Je fis faire un bijou identique et l’offris
à ma mère lorsque, peu après,
je revins auprès d’elle. Quelle joie de
part et d’autre ! Aujourd’hui encore
j’en rends grâces à Dieu. On
croira peut-être que je raconte ce trait pour
m’en glorifier. C’est une erreur ;
ce que j’ai fait était tout naturel, je
me serais fait l’effet d’un voleur si
j’avais agi autrement ; mais
j'espère que cette histoire poussera quelque
jeune lecteur à rechercher s’il ne
pourrait pas, lui aussi, accomplir un de ces actes
qui font jaillir des larmes de joie des yeux
maternels.
Revenons à Joseph. Cet homme, si
surchargé d’occupations diverses,
trouve néanmoins le temps d’accourir
auprès de son père lorsque celui-ci
le fait appeler, et de suivre en cela
l’impulsion de son coeur.
Parmi les hommes de Dieu, il en est peu qui aient
aussi souvent que Jacob parle de leur fin.
Lorsqu’il tint entre ses mains la robe
ensanglantée de Joseph, il annonça sa
mort prochaine. Son premier cri, en apprenant que
son fils était vivant, fut celui-ci :
"Que je le voie avant que je meure !" Il redit
une parole analogue en serrant dans ses bras son
enfant retrouvé. Devant Pharaon, il parle de
sa vie comme si le dernier jour en avait lui.
À trois reprises il fait appeler ses fils,
croyant le terme arrivé ; et pourtant,
il s'écoulera encore bien des mois avant que
le vieux pèlerin n’entre dans la patrie
céleste. Il me paraît en
résulter que Jacob devait être
infirme. En tout cas, il était presque
aveugle, comme l’avait été
Isaac ; mais ce qui ressort le plus clairement
de ces adieux si souvent
répétés, c’est que la
mort ne lui inspirait aucune crainte et qu’il
l’attendait avec impatience.
Toutefois, pour pouvoir mourir en paix, il a encore
une demande à adresser à son
bien-aimé. Cette demande a rapport à
ses funérailles. Il lui importe fort peu
qu’elles soient accomplies avec pompe et
qu’une pyramide soit érigée sur
son cercueil ; un croyant n’a pas de
semblables préoccupations. Non, ce
qu’il veut, c’est d'être
enterré en Canaan, dans le tombeau de ses
pères. Cette affaire a pour lui une
importance capitale. La promesse de Joseph ne lui
suffit pas, il lui faut un serment. Lorsqu’il
est tranquille à cet égard, il fait
éclater une prière d’actions de
grâce en "se prosternant sur le chevet de son
lit."
C'était pour lui une grosse affaire, sur
laquelle nous reviendrons en parlant des derniers
désirs de Joseph, mais c'était un
voeu malaisé à exécuter. Sans
parler des autres difficultés, Pharaon
accorderait-t-il la permission ? Pourtant
Joseph jure car il sait que son Dieu, dans cette
occasion comme dans les autres, viendra à
son aide.
Peu de temps après cette visite, Jacob fit
de nouveau appeler Joseph qui, cette fois, amena
avec lui ses deux fils aines. Le vieillard, nous
est-il dit, "rassembla ses forces et s’assit
sur son lit "; puis il répandit son
coeur devant son bien-aimé, en rappelant les
souvenirs de sa vie passée et
spécialement ceux des
révélations divines. Il n’oublia
pas, dans cet instant, la mort de Rachel, montrant
par là que l’amour de sa jeunesse
était resté vivant dans son
coeur.
Jacob, animé par la puissance divine,
déclara alors que Manassé et
Ephraïm seraient considérés
comme ses fils, mis sur le même pied que
leurs oncles, et deviendraient comme eux les chefs
de tribus distinctes.
Sur ces entrefaites, les deux jeunes gens se sont
rapprochés. Le vieillard, presque aveugle,
ne les reconnaît pas. "Qui sont
ceux-ci ?" dit-il, et, lorsqu’il
l’apprend : "Fais-les, je te prie,
approcher de moi pour que je les bénisse."
Joseph les place de telle sorte que la main droite
de son père repose sur la tête de
l’aîné et la gauche sur celle du
cadet. Le vieillard croise ses mains, donnant
à Ephraïm la principale
bénédiction, et, en réponse
aux objections de Joseph, il affirme que les choses
doivent être ainsi.
Combien tout cela est remarquable ! La
volonté divine fait sentir constamment ses
effets dans les actes de ces hommes, parce que leur
principale préoccupation est de la suivre.
Nous voyons aussi là que la Providence a ses
voies particulières et ne tient nul compte
de la position extérieure des hommes. Le
droit d’aînesse, si important
d’ordinaire, est ici passé sous
silence ; Jacob bénit non selon ses
désirs, mais suivant une impulsion
supérieure.
Ceci est plus frappant encore quand nous songeons
à la bénédiction
prononcée sur ses autres fils. Si un homme
eut inventé cette histoire, il eut sans
doute fait du vertueux Joseph, du sauveur
d'Israël, l'héritier de la promesse et
l'ancêtre du Messie. Non, ce n’est pas
Joseph, c’est Juda sur la tête duquel
brille l'espérance du salut, et c’est
Lévi qui sera l'ancêtre de la caste
sacerdotale, si honorée parmi les Juifs. Par
le fait même qu'Ephraïm et
Manassé deviennent des chefs de tribus, le
nom de Joseph disparaît de la série
des fils de Jacob, et lui, qui les a tous
sauvés de la mort, ne figurera plus parmi
eux.
Il pouvait aisément s’en consoler,
puisque son nom était écrit dans le
ciel, et il pensa sans doute peu à la chose.
Quelques jours ou quelques mois plus tard, nous le
voyons, penche sur le corps inanimé de son
père, le baiser en pleurant. Il devait
s'écouler encore cinquante-quatre ans avant
que Jacob put souhaiter à son fils la
bienvenue dans les tabernacles éternels.
Dieu veuille que nous les y voyons un jour. Ils y
sont, cela est certain ; la question est de
savoir si nous les rejoindrons.
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