Transportons-nous par la pensée dans la
vaste salle du palais de Memphis. Elle domine le
fleuve et elle est décorée avec tout
le luxe dont disposaient les anciens. Le soleil
vient de se lever sur le désert et verse son
éclat de pourpre sur la ville somptueuse.
Malgré l’heure matinale, tout se
prépare dans le palais pour une solennelle
audience, car dans la brûlante Égypte
le souverain reçoit dès l’aurore
ceux qu’il a mandés en sa
présence. Le cours du fleuve offre un coup
d'oeil magique, des centaines de barques avec leurs
voiles brunes et blanches glissent sur les flots
dorés et des chants tristes ou gais montent
jusqu'à nous. Des troupes de pélicans
et de flamants aux ailes multicolores
s'élèvent au-dessus du rivage et
disparaissent bientôt après. De grands
aigles traversent le ciel et volent vers la ville
des morts. Elles parlent également de mort,
ces gigantesques pyramides dont le brouillard
matinal enveloppe le sommet, ce qui les fait
paraître plus grandes encore. Sur la route
poudreuse à nos pieds se meuvent de longues
caravanes ; des hommes bruns et noirs
conduisent en criant des chameaux, des
éléphants, des chevaux et des
ânes, leur laissant à peine le temps
d'étancher leur soif au bord du fleuve.
Les fils de Jacob, que nous rencontrons dans la
salle d’audiences, n’ont pour toutes ces
splendeurs ni yeux, ni oreilles ; ils sont
là tremblants, attendant l’instant
où le roi, représentant du dieu
soleil, leur apparaîtra. Joseph, qui a seul
gardé son calme et sa
sérénité, à grand-peine
à les rassurer.
En cet instant, des esclaves aux somptueux
vêtements, annoncent l’approche de
l'être divin. Une draperie est
tirée ; il est là devant eux.
Eux sont prosternés en terre jusqu’au
moment où Pharaon leur ordonne de se
relever.
Ce fut un beau jour dans la vie de Joseph que celui
ou il put présenter au roi sa famille.
Jusqu’ici un voile mystérieux avait
enveloppé son passé. Il était
venu en Égypte comme esclave et n’avait
pas sans doute raconté comment les choses
s'étaient passées. À supposer
qu’il l’eut fait, il ne manquait pas
d’envieux et de calomniateurs pour
répandre des doutes sur l’origine de
l'étranger. Aujourd’hui il peut prouver
qu’il est le libre enfant d’un prince
nomade et cela est doux à son coeur. Quant
à ses dix frères, ils durent
supporter devant les Égyptiens la honte
d’avoir réduit sans raison leur propre
frère en esclavage.
Il semble que Pharaon les ait reçus assez
froidement. Joseph leur a dit d’avance ce
qu’ils devaient lui répondre ; il
a lui-même préparé le terrain
et appris au roi que ses frères sont bergers
et ont amené leurs troupeaux. Les onze
patriarches ne sont pas du reste conduits devant le
maître, cinq d’entre eux seulement ont
cet honneur. Cinq était pour les
Égyptiens un nombre sacré qui revient
plusieurs fois dans le cours du récit. La
réception eut lieu conformément au
programme. Les journaux nous racontent encore
aujourd’hui les détails des audiences
royales. L’heure de l'arrivée, la
durée exacte de l’entrevue, les
vêtements, les saluts, les paroles, tout est
ordonné d’avance. Aussi ne se
produit-il jamais d’incidents ; tout
marche comme un mouvement d’horlogerie. Nulle
place n’est laissée à
l’esprit, à la gaieté, à
l'originalité. Le premier rôle est
joué, non par le plus intelligent, mais par
le meilleur courtisan. La vie n’est nulle part
aussi raide et ennuyeuse que dans les palais des
rois.
Nous n’avons donc rien de plus à dire
sur l’audience de Memphis. Les cinq fils de
Jacob récitent leur leçon et
demandent la permission de s'établir en
Goscen (Gochen), la terre des pâturages.
Remarquons que Pharaon accorde cette demande, non
à eux, mais à Joseph. Il fait plus
encore. Il charge son favori de donner à ses
frères la surintendance sur ses propres
bergers, ce qui leur assure beaucoup
d’influence et de considération dans le
pays, sans parler de la somme qu’ils recevront
pour cela. Pharaon s'était si bien trouve de
la confiance qu’il avait
témoignée a Joseph, qu’il
était tout disposé à remettre
ses affaires à ses frères. Nous avons
lieu de croire que les patriarches
méritèrent la faveur qui leur fut
accordée.
Une heure critique avait sonné pour la
famille de Jacob et tout dépendait pour elle
de la tournure qu’allaient prendre les
événements. II y a dans les vies,
même les plus calmes, des heures
décisives où le cours de
l’existence prend une direction nouvelle,
où l’homme met le pied dans un domaine
inconnu et entreprend une tache qui l’expose
à des épreuves et à des
tentations imprévues. Tel est par exemple
l’instant ou l’enfant va pour la
première fois à l'école et
quitté la maison qui fut jusqu’alors
pour lui le monde entier. Il ne sait pas à
quel point ce changement est sérieux et gros
de périls, mais les parents le savent bien.
Ils doivent chercher à armer l’enfant
qui acquiert une plus grande dose de liberté
et entre en contact avec un monde corrompu. Une
foule de dangers l’attendent, d’autant
plus redoutables qu’il ne les soupçonne
même pas. La prière des parents doit
être alors plus fervente, car leurs yeux et
leurs bras sont impuissants à écarter
le mal des pas de leur bien-aimé. Un moment
tout aussi critique est l’admission à
la Sainte Cène L’enfant quitte alors
l'école. Son indépendance peut
dégénérer en esclavage
s’il l’emploie à suivre la pente
du mal et à obéir aux hommes
plutôt qu’à Dieu.
D'autres moments critiques sont ceux où un
homme entreprend une vocation, se marie, ou quitte
sa patrie. Nous mentionnerons aussi le cas
où les circonstances extérieures
subissent un changement radical, lorsqu’un
homme, par exemple, acquiert subitement de la
fortune ou, de riche qu’il était, tombe
dans l’indigence, lorsqu’il reçoit
des honneurs ou se trouve en but à la
réprobation de ses semblables,
lorsqu’enfin la maladie fond sur lui à
l’improviste, et qu’au lieu de
travailler, il est condamné à
souffrir.
Toutes ces différentes circonstances
exposent le coeur à devenir mondain, soit
par la séduction du plaisir et du gain, soit
par l’aigreur qu'amène
l'adversité. On voit souvent à partir
de ces moments-là ceux qui les ont
traversés tellement occupés
d'eux-mêmes et du monde qu’ils
n’ont plus de temps pour Dieu. Cette parole de
la parabole : "Je viens de me marier et
c’est pourquoi je ne puis aller" trouve son
application dans nombre de cas. On se laisse
entraîner par une foule d’amis,
soi-disant indispensables a notre bonheur ;
quant à Dieu il doit patienter et nous
regarder agir, en attendant son tour, qui, le plus
souvent, ne vient jamais.
Que faire dans ces heures décisives ?
Avant tout ayons une idée claire de notre
position et ouvrons les yeux sur les dangers
auxquels elle nous expose. En second lieu,
disons-nous bien que notre seule sagesse et notre
seule force sont impuissantes à nous diriger
et nous mèneront droit aux écueils.
Il faut donc à ce moment-là nous
attacher à Dieu avec une force toute
nouvelle et lui dire : "Je ne te laisserai pas
aller que tu ne m’aies béni." Il faut
redoubler de vigilance dans la prière,
demander de ne pas tomber dans la tentation et de
ne pas perdre la perle de grand prix. Alors cette
époque critique deviendra pour vous une
source de développement,
d’affermissement, de grâce nouvelle, au
lieu d'être une cause de ruine morale.
Ce qui est vrai de la vie individuelle, l’est
aussi de la vie de famille et tel fut le cas des
enfants d'Israël. Joseph, le
représentant de Jéhovah, dirigea
alors ses frères à travers une foule
d'écueils. S’il leur avait permis de
s'établir au milieu des Égyptiens et
d’abandonner leur vocation, s’il avait
fait d’eux des fonctionnaires publics,
Israël eut été perdu. Les
descendants de Jacob se seraient unis par mariage
aux Égyptiens, mêlés à
eux et ils auraient été
anéantis. Où sont aujourd’hui
les Vandales dont les hordes envahirent
l’Afrique ? Où sont les Goths dont
les tribus innombrables s'établirent
victorieuses en Italie ? Où sont leurs
villes ? Qu’auraient donc pu faire une
poignée d'israélites en face de
milliers d'égyptiens ?
La vie en commun aurait également
anéanti le culte du vrai Dieu, d’autant
plus que la religion des Égyptiens
était riche en conceptions profondes et
poétiques, qu’elle possédait
même des notions positives sur la vie
éternelle.
Joseph montra donc une grande sagesse en cantonnant
ses frères dans une province spéciale
et en leur faisant continuer l'élevage des
troupeaux qui était en abomination aux
Égyptiens ; ainsi ils formèrent
une caste séparée et purent conserver
leurs usages et leur religion, se développer
et multiplier en paix.
Tel fut le résultat capital obtenu dans
cette première audience à la cour de
Pharaon.
L’entrevue de Jacob avec le roi fut plus
intéressante que l’audience
accordée à ses fils. Joseph
présenta à Pharaon son père
après ses frères. Lorsqu’il
conduisit son vieux père à son
maître, son visage dut être brillant de
joie et empreint de fierté. Ses
frères étaient venus pour
recevoir ; Jacob vient pour donner.
Jacob bénit Pharaon au début
et a la fin de leur entrevue ; c’est lui
qui est ici le personnage principal. Sans
même le soupçonner, il viole les
règles de l'étiquette. Il est venu
dans la vallée du Nil comme un homme
éprouvé, ayant besoin de protection,
sa vie dépend, humainement parlant, de la
faveur royale et pourtant par deux fois il
bénit Pharaon. Ce fait est digne de
remarque. Jamais pareille chose n'était
arrivée au souverain. Pour la
première fois il a devant lui un homme qui a
lutté avec Dieu et a remporté la
victoire, un homme qui, malgré ses
péchés et sa faiblesse, est le
dépositaire de la révélation
et de la grâce divine, et cet homme-là
peut offrir au roi un bien qu’il ne
possède pas encore.
Cette bénédiction donnée par
le vieillard dénote la conscience de sa
valeur morale. On aurait pu supposer qu’il
tiendrait à remercier le roi de ce
qu’il avait élevé son fils en
dignité, de ce qu’il daignait
l’accueillir lui et toute sa famille ;
qu’il demanderait pour l’avenir la
continuation de ces faveurs et promettrait
d'être lui-même un vassal fidèle
et soumis. Pas un mot de tout cela ; il
bénit, ce qui est le don
suprême.
Que peut-il donc donner ce vieillard ? Des
phrases pieuses, des gestes, des mains qui se
lèvent sans rien tenir. Elles sont vides en
effet pour ceux qui désirent de l’or,
un sceptre ou une décoration ornée de
brillants, mais elles ne sont pas vides pour ceux
qui savent que les mains qui se joignent en
prière sont les plus fortes et les plus
riches, car elles sont en communication avec le
Dieu tout-puissant, le dispensateur de toute
grâce parfaite. Sans doute Jacob a
rattaché sa bénédiction aux
bienfaits accordés à Joseph et
invoque la grâce divine sur le souverain et
le pays qu’il gouvernait. C'était sa
manière de témoigner sa
reconnaissance.
Ce n’est pas toutefois en sa seule
qualité de vieillard
vénérable, mais comme souverain
sacrificateur de Jéhovah, comme
dépositaire de la révélation
qu’il bénit.
Remarquons que Jacob nous apparaît parmi tous
les hommes de la Bible comme celui par excellence
qui bénit. Nous en verrons
bientôt de nouveaux exemples. Le patriarche
qui fut naturellement le plus faible, celui qui,
par le fait de ses faiblesses, traversa les plus
rudes épreuves, monta si haut en passant par
le creuset divin, sa communion avec Dieu devint si
intime qu’il semble disposer de l’avenir
et des suprêmes bénédictions
comme un représentant de la divinité.
Aussi ayant pleine conscience de sa dignité,
bénit-il ici Pharaon comme il bénit
plus tard ses propres fils.
Les enfants de Dieu sont les plus humbles des
créatures. Ils sont
pénétrés du sentiment
qu’ils n’ont rien à offrir
à Dieu que ce qu’il leur a accorde par
grâce et qu’ils ne peuvent rien faire
sans lui qui ait une valeur quelconque. Mais ils
savent aussi ce que signifie la parole : "Par
la grâce de Dieu je suis ce que je suis", et
ceci leur donne de leur valeur une conscience
à la fois noble et enfantine. L'apôtre
Paul comparut un jour devant le roi Agrippa et
devant le gouverneur Félix qui avaient le
pouvoir de le condamner à mort. Contemplant
ces hommes aux brillants costumes, ces dames
somptueusement parées il put dire cette
parole : "Plaise à Dieu que non
seulement toi, mais tous ceux qui m'écoutent
aujourd’hui vous deveniez tel que je suis." Actes
26, 29. Luther écrivant
à l'Électeur qui l’avait
engagé à quitter la Wartbourg dans
laquelle il ne pouvait plus le protéger
s’exprime ainsi : "Mon Seigneur
Jésus est puissant et s’il s’agit
de protection, je puis en offrir à votre
Grâce une plus efficace que celle
qu’elle me refuse." Telle est la confiance
humble et fière de l’enfant de
Dieu.
Je vois encore un pauvre vieux tisserand
bénissant son pasteur. Le vieillard
était debout devant la porte de sa cabane,
le soleil couchant dorait ses cheveux blancs, des
larmes brillaient dans ses yeux. Il éleva
ses mains presque transparentes et, d’un geste
solennel, les posa sur la tête de mon
grand-père en disant : "Que la
bénédiction de Dieu soit sur vous et
qu’il vous accorde la sainte
simplicité, de telle sorte que votre
prédication procure la paix aux âmes
de vos auditeurs." Je me sentis, moi garçon
de onze ans, remué jusqu'à la moelle.
Mon grand-père continua sa route, ému
et silencieux. Il ne méprisait pas la
bénédiction de ce laïque, car il
voyait en lui un prêtre du Dieu très
haut.
Pharaon apprécia sans doute, lui aussi, la
bénédiction du vieil Israël,
elle dut lui causer une impression étrange.
Il ne blâma pas la hardiesse du vieillard qui
lui imposait les mains, à lui le prince
aimé des dieux ; en tous cas il ne
manifesta pas de courroux. Il s'était
informé de la vocation des fils ;
maintenant il interroge le père sur son
âge, celui-ci répond : "Les jours
des années de mon pèlerinage sont de
cent trente ans. Les jours des années de ma
vie ont été peu nombreux et mauvais,
et ils n’ont point atteint les jours des
années de la vie de mes pères durant
leur pèlerinage". Il parle comme si sa vie
était finie, maintenant que par
l’action providentielle de Dieu toute sa
souffrance était changée en joie. Il
pensait donc que Jéhovah allait le rappeler
près de lui mais, contrairement à son
attente, il vécut encore dix-sept ans en
Égypte et après les jours
d’orage, il put jouir d’une paisible fin
de vie. Malgré cela son existence fut
sensiblement plus courte que celle d’Abraham
et d’Isaac qui vécurent, l’un 175
et l’autre 180 ans, aussi ses jours furent-ils
relativement courts et mauvais,
c’est-à-dire riches en douleurs.
Peu de vies furent en effet aussi labourées
que celle de Jacob.
Que de souffrances lui furent infligées par
les membres de sa famille : Esaü, Laban,
ses fils ! Puis, que de
déplacements ! Le Jourdain,
l’Euphrate, le Jabok et le Nil virent
successivement couler des larmes que Dieu seul put
compter. Et pourtant ce ne furent pas là les
pleurs du désespoir car il était un
pèlerin qui marchait vers un but place plus
haut que la terre. Il cherchait une cité
dont Dieu est l’architecte et le fondateur et
il savait qu’il la trouverait un jour,
c’est pourquoi il nomme sa vie un
pèlerinage Et nous, nous chantons :
"Heureux celui qui a pour secours le Dieu de
Jacob." Le Dieu de Jacob en effet sera votre Dieu
si vous êtes comme le patriarche un
pèlerin, un homme dont la force, la
lumière, la consolation, l'espérance,
le but suprême sont Dieu lui-même. Un
vieux commentaire s’exprime ainsi :" Avec
une telle espérance, celui qui cherche Dieu
peut être satisfait dans les plus mauvais
jours, puisqu’une si grande gloire doit suivre
une peine si légère. Que nul homme
n’estime heureux le temps dans lequel il a
vécu pour satisfaire ses désirs ou
ses plaisirs, et pour s’abreuver
d’honneurs et de biens superflus."
Que chacun souffre comme un bon soldat de
Jésus-Christ et accepte les jours
mauvais ; qu’il s’enveloppe de
patience et croie qu’il est très
salutaire d'être éprouvé comme
Jacob. Ne contemplons pas les choses vaines, mais
comme un pèlerin courageux et un bourgeois
des cieux, élevons notre coeur vers Dieu, la
source de notre être. Alors nous aurons une
bonne conscience jusque dans notre vieillesse et
une éternité bienheureuse remplacera
nos courtes souffrances. Là nous
goûterons la joie de la victoire ; un
jour éternel sans obscurité ni
changement luira pour nous.
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