Lentement, très lentement la caravane
partie d'Hébron s'avançait à
travers le désert. Il est toujours
malaisé de voyager avec de grands troupeaux.
Ajoutez à cela le désordre,
l’absence de discipline qui
caractérisent les caravanes en Orient.
La chaleur est accablante, le sable brûle
comme du feu dans ces solitudes arides. Une soif
ardente dévore hommes et bêtes, car
si, grâce à Joseph, les vivres ne
manquent pas, il est impossible d’emporter de
l’eau en suffisance pour tant de gens. La
troupe se compose d’une centaine de personnes
et d’un millier de bêtes ;
c’est toute une tribu qui se met en route.
Partout des larmes, des cris, des lamentations. Une
vache tombe morte, plus loin une brebis ; on
les abandonne aux chacals. On abat un chameau pour
profiter de sa réserve d’eau. Une
bête de trait s'étend sur le
sable ; les coups de fouet sont impuissants
à la remettre sur pied. Un jeune esclave est
frappé d’insolation. Que de
misères ! Pas de voyages sans fatigue.
Mais un voyage sous le soleil brûlant de
l’Orient, à travers les sables du
désert, est tout particulièrement
difficile.
Enfin, enfin, voici de la verdure ! Les plus
découragés reprennent espoir. Encore
un effort et ils atteindront le sol fertile de
l'Égypte Le patriarche offre une
prière d’actions de grâce, et
envoie en avant Juda comme un héraut charge
d’annoncer son arrivée. Et Joseph,
auquel ces jours de route ont paru plus longs
qu’aux voyageurs eux-mêmes, fait atteler
un char et vole au-devant de son père.
"Dès qu’il le vit, il se jeta à
son cou et pleura longtemps sur son cou." Ainsi
parle la Bible. Joseph vit Israël. Le mot
hébreu traduit dans nos versions par voir n’est presque
jamais employé dans
l'écriture que lorsqu’il s’agit
d’une révélation de Dieu. Il y a
ici quelque chose d’analogue. Non que
l'éclat princier de Joseph ait ébloui
les regards du vieux pèlerin, mais il voit
derrière son fils le Dieu qui le sauve, le
Dieu de l’alliance. Il voit de ses yeux dans
la personne de Joseph les morts ressusciter par la
puissance de Jéhovah. Et c’est pour
cela qu’il prononce ces paroles : "Que je
meure maintenant !" La Bible ne nous dit pas
qu’il ait pleuré ; à son
âge les larmes sont taries. Mais sa joie en
pensant à la mort en dit plus que beaucoup
de larmes. Le Dieu qui éclaire les sombres
jours de l’existence terrestre, peut aussi
faire de la vallée de l’ombre de la
mort la radieuse entrée dans la vie
éternelle. Une espérance infinie
élève le patriarche au-dessus de
toutes les obscurités de l’ancienne
alliance.
Quel éclatant démenti les
événements ne donnent-ils pas
à nos prévisions ! Vingt-deux
ans auparavant Jacob avait envoyé Joseph
auprès de ses frères. Il lui avait
alors adresse des paroles telles que celles-ci. "Va
en paix, dans peu de jours nous nous reverrons."
Mais peu de jours après il tenait dans ses
mains tremblantes la robe bigarrée de son
enfant bien-aimé et il s'écria le
coeur brisé : "Je ne le reverrai
jamais." Maintenant non seulement il le voit, mais
il voit dans sa personne la manifestation visible
de l’action de la Providence. L’angoisse
des années écoulées n’est
pas un prix trop élevé pour cette
heure bénie. Ce revoir était pour lui
la garantie de la réunion éternelle.
Il peut mourir maintenant. Jadis, quand on lui
rapporta la robe ensanglantée il voulait
aussi mourir parce que la vie n’avait plus de
charmes pour lui ; maintenant s’il veut
déloger, c’est qu’il comprend la
vie et l'éternité. Heureux
Jacob ! — Oui, "ceux qui se confient en
l'Éternel renouvellent leur force. Ils
prennent le vol comme des aigles." Esaïe
40, 31. "Plantés
dans la maison de l'Éternel, ils
prospèrent dans les parvis de notre Dieu,
ils portent encore des fruits dans la vieillesse." Ps.
92,14. Nous aurons bientôt
à reconnaître que dans le coeur du
vieil Israël une vie nouvelle commence. Pour
le moment, occupons-nous de Joseph.
De tous les hommes de Dieu Joseph est celui
qui
a le plus pleuré. Il ne nous est pas dit
qu’il ait versé des larmes
lorsqu’il a été vendu aux
Ismaélites, lorsqu’il a paru sur le
marché des esclaves, lorsqu’il a
été mis en prison ; la Bible ne
juge pas qu’il vaille la peine
d’enregistrer de telles larmes. Elles sont
naturelles à tous les hommes sensibles. Mais
Moïse nous répète sept fois que
Joseph a pleuré. La première fois
quand il apprend que ses frères se
repentent, puis lorsqu’il les voit avec
Benjamin, ensuite après le beau discours de
Juda. Une quatrième fois en présence
de ses frères alors qu’il les embrasse,
une cinquième devant le cadavre de son
père, une septième quand ses
frères ne croient pas à son pardon.
Il pleure longtemps "suspendu au cou de son vieux
père." Nous n’estimons pas devoir
laisser de cote ce moment de la vie de Joseph.
Quelle était la cause et quel était
le caractère de ces larmes ?
Sauf celles qu’il a répandues
auprès du cadavre de son père, il
n’a verse de larmes que sous l’empire
d’une sainte émotion, elles
étaient inspirées par le sentiment de
l'éternité.
Notre terre est une vallée de larmes, nous
le savons. L’enfant pleure à son
entrée dans le monde témoignant par
là que la vie dans laquelle il
pénètre est une vie de douleurs. Et
que de larmes le pauvre enfant ne devra-t-il pas
verser pendant le cours de son existence. Les
larmes, quelle que soit leur nature, viennent
toujours d’un coeur ému et trouble,
mais comme nos émotions sont multiples et
variées, nos larmes peuvent avoir des
caractères différents. Il y a des
larmes de déception et des larmes de
colère, des larmes de souffrances physiques
ou morales et des larmes de compassion sur les maux
des autres. Il y a des larmes versées devant
Dieu seul et des larmes répandues sur le
sein d’un être aimé ; des
larmes de reconnaissance envers Dieu et envers les
hommes et des larmes de joie ; il y a aussi
des larmes de repentance. Ce qui distingue la
plupart des larmes, c’est qu’elles
dénotent la souffrance, une souffrance dont
la cause est parfois insensée, mais qui
n’en est pas moins réelle.
Tant qu’il en sera ainsi, une des plus belles
promesses des Saintes Écritures sera
celle-ci. "Il essuiera toutes larmes de nos yeux."
Le prophète Esaïe avait
déjà ouvert cette magnifique
perspective devant le peuple de Dieu et le dernier
livre de la Bible nous la montre encore. Apocalypse
21, 14.
Les larmes les plus saintes sont sans contredit
celles de la repentance, parce que sans elles le
Dieu compatissant ne pourrait jamais "essuyer
toutes larmes de nos yeux." Et encore
n'acquièrent-elles toute leur valeur que
parce que celles de Jésus se mêlent
à elles. Notre Sauveur a pleuré trois
fois. La première au tombeau de Lazare,
alors qu’il fut ému de compassion
à la vue des souffrances que le
péché avait amenées sur les
hommes. La seconde fois il a pleuré sur
Jérusalem. L’auteur de
l'épître aux Hébreux nous dit
encore que Jésus a "présenté
avec de grands cris et avec larmes, des
prières et des supplications" Héb.
5, 7. Nous avons ici des
larmes arrachées au Sauveur par la coupe
qu’il devait boire, et qui renfermait son
martyre et notre salut. Et c’est à
cause de ces larmes qui se sont mêlées
aux gouttes de son sang que Dieu peut essuyer les
nôtres. Sans elles nos larmes de repentance,
fussent-elles assez abondantes pour remplir la mer,
ne pourraient être changées en pleurs
de joie.
Les larmes de Joseph qui ne sont pas dues à
la repentance, sont cependant de saintes larmes
parce qu’elles sont en même temps des
cantiques d’actions de grâce Elles
portent au plus haut degré le cachet de
l'émotion. Je ne songe pas ici à
cette émotion sentimentale qui fait couler
des larmes sans valeur. Il y a des hommes qui
pleurent quand ils entendent une mélodie
mélancolique. Ils s’en veulent du bien
et croient par là faire preuve de sentiments
élevés. D’autres pleurent quand
on leur raconte qu’ici et là il se
trouve des hommes qui ont faim, mais ils ne font
rien pour apaiser cette souffrance. Les larmes de
Joseph sont de saintes larmes ; toutes ses
souffrances, ses angoisses, son abandon, ses
combats, ses humiliations sont renfermés en
elles. Il pleure au moment où le sentiment
de la présence du Dieu tout puissant le
saisit, ou il voit son action dans toutes les
circonstances de sa vie.
Un poète l’a dit :
"Celui qui n’a jamais trempe son pain de
larmes, qui n’a jamais passe de nuit
d’angoisse à pleurer sur sa couche,
celui-là ne connaît pas les puissances
divines."
Si les larmes nous donnent une connaissance plus
complète de Dieu, elles ont accompli leur
oeuvre. La Bible n’a pas été
écrite sans larmes et elle ne peut
être comprise sans larmes, dit Bengel.
Jésus n’a pu nous sauver sans larmes et
nous ne pouvons, sans larmes, saisir le salut. Chez
Joseph la souffrance a accompli son oeuvre, elle
l’a conduit à Dieu. Il peut maintenant
pleurer sur le cou de son père. "O Dieu tu
as pris soin de mon âme, tu as changé
pour moi et pour les miens l’enfer en
paradis." Tel est le langage de ses larmes. Dieu a
atteint son but à son égard. Ce sont
des larmes de joie, celles que nous versons quand
nous sentons la présence de Dieu.
Pourquoi pleure-t-il, cet homme fort qui pendant
des années a méprisé Dieu et
la religion ? Sa petite fille lui a dit ces
simples paroles : Père, ne veux-tu pas
prier avec moi ? La mère était
morte depuis peu, elle avait toujours prié
avec l’enfant en la mettant au lit. Le
père tressaille jusque dans les profondeurs
de son âme. C’est Dieu lui-même,
semble-t-il, qui lui dit : "Que t’ai-je
fait, o homme, pour que tu t'éloignes ainsi
de moi." Dès cette heure la réponse
fut : - "O Dieu, tu as eu le dessus sur
moi ; tu m’as vaincu."
Quand,ô disciples de Christ, vos larmes
ont-elles été comme un
avant-goût des félicités
éternelles ? N’est-ce pas dans ce
jour, dans cette heure bénie, où le
Sauveur vous a rencontrés dans la sombre
vallée de l’humiliation et vous a
dit : "Je vous ai aimés et je vous ai
attirés à moi dans ma
miséricorde ?" Alors pour la
première fois vous avez pu dire du fond du
coeur : II m’a été fait
miséricorde à moi qui n’en
étais pas digne. Les larmes que vous avez
répandues ont été les
dernières, elles étaient un
avant-goût de l’heure ou elles seront
toutes essuyées. Pendant que vous les
versiez vous entendiez déjà le
lointain écho du cantique nouveau chante
autour du trône de Dieu. Telles
étaient les larmes de Joseph. Si vous ne les
connaissez pas encore, o alors, ne vous donnez
aucun repos avant d’en avoir versé de
pareilles.
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