Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

CHAPITRE XVII

DES TÉNÈBRES A LA LUMIÈRE

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Genèse 43-45.

1. Un abîme appelle un autre abîme.

 "Toutes tes vagues et tes flots ont passé sur moi" s’écriait le Psalmiste. Un grand nombre de mes lecteurs savent ce que cela signifie, mais ils ont aussi fait l’expérience que les flots divins, au lieu de submerger le croyant, le purifient. Le chemin de l’épreuve est le seul sur lequel nous puissions trouver le salut. La chose est triste, mais nous n’y pouvons rien changer. O pourquoi l’amour éternel qui cherche avant tout notre sanctification est-il contraint de nous faire traverser un océan de douleur avant de pouvoir nous rendre heureux ? Dieu veut notre bonheur ; nos péchés et ceux de nos frères sont la cause de nos souffrances. "Le ciel" a dit un penseur chrétien, "c’est l'Évangile sans souffrance ; l’enfer, la souffrance sans Évangile ; la terre, l'Évangile et la souffrance indissolublement unis."

Réjouissons-nous du moment où nous jouirons du salut sans le souvenir du péché et sans l’ombre d’une souffrance. Mais auparavant, résignons-nous à verser des larmes sur le chemin qui conduit à la vie éternelle. Le vieux Jacob et ses fils devaient pleurer amèrement avant de voir briller un rayon de joie.
Les provisions sont presque épuisées dans la famille d’Israël ; chaque jour les rations doivent être diminuées. Alors le vieux père ordonne à ses fils de reprendre le chemin de l'Égypte Ceux-ci refusent de partir sans Benjamin. Le vieillard, saisi d’angoisse, reproche injustement à ses enfants d’avoir dévoilé au gouverneur leurs circonstances de famille. Ceux-ci pourraient aisément se fâcher. Ils ne le font pas. Leur conscience parle. S’ils n’ont pas mérité les reproches actuels, ils en ont mérité de plus sévères. Ils pourraient se dire, et ils se disent sûrement que Jacob a de bonnes raisons pour ne pas leur confier le second fils de Rachel. Ils savent ce qu’ils ont fait du premier, si leur père l’ignore encore. Aussi ne murmurent-ils pas contre l’injustice de Jacob. En Égypte, en entendant les reproches non motivés du gouverneur, ils se sont dit : "Nous avons été coupables envers notre frère" maintenant leur conscience s’écrie : "Nous avons été coupables envers notre père." Une accusation injuste rappelle au coeur repentant, l’injustice dont il s’est lui-même rendu coupable aussi l’accepte-t-il sans murmure.

Mais voici Juda qui se lève. Il n’était pas le premier à se porter garant de la sécurité de Benjamin. Ruben, l’aîné, l’avait fait avant lui. Il avait offert à Jacob de tuer ses deux fils s’il ne ramenait pas Benjamin. Cette cruelle proposition n’avait pas reçu de réponse. Juda parle autrement : "Si je ne le ramène pas auprès de toi, je serai pour toujours coupable envers toi." Ces paroles dénotent un coeur sérieux, noble, élève, prêt à se sacrifier lui-même.

Alors Jacob cède ; plein de tristesse, il laisse aller Benjamin, mais il accompagne son consentement de nombreuses recommandations. Il ordonne à ses fils de prendre avec eux des meilleures productions du pays. Jacob savait par l’exemple d’Esaü quelle influence les présents exercent sur les hommes mondains. Il se représentait le gouverneur égyptien comme un despote de la pire espèce. Quant à l’argent trouvé dans leurs sacs, ses fils doivent le rapporter avec une nouvelle somme. Et Benjamin ? Voilà le don difficile. Que sont tous les trésors du monde en comparaison d’un enfant bien-aimé. Mais il le faut. Et saisi de désespoir, Jacob prononce ces paroles déchirantes : "Que le Dieu tout-puissant vous fasse trouver grâce devant cet homme et qu’il laisse revenir avec vous votre autre frère et Benjamin. Et moi, si je dois être privé de mes enfants, que j’en sois privé."

Nous voyons couler des larmes sur ce visage ridé ; nous assistons aux adieux du père à son fils bien-aimé ; nous nous le représentons, suivant des yeux la caravane qui s’éloigne, nous l’entendons s’écrier d’une voix tremblante : "O Dieu tout-puissant, Dieu d’Abraham, fais-leur trouver grâce devant cet homme cruel." Puis nous le suivons dans sa tente alors que seul, il baigne sa couche de ses pleurs. Tout est sombre autour de lui. Et cependant le doux chant du rossignol commence à se faire entendre, annonçant le retour des beaux jours. Il est encore faible, mais il s’affermit à chaque instant. Prête l’oreille, vieux Jacob.
Tandis que le patriarche gémit dans son isolement ses fils sont entourés de mystères.


2. Un monde de mystères.

 À peine arrivés, ils sont conduits devant Joseph qui va enfin revoir son frère Benjamin qu’il a laissé au berceau vingt-deux ans auparavant. Il ordonne à son maître d’hôtel de préparer le repas et de lui amener les étrangers. Dans d’autres circonstances, les fils de Jacob n’auraient songé qu’à l’honneur qui leur est fait, mais, effrayés et intimidés, soit par leur mauvaise conscience, soit par ce qu’ils ont déjà vu, ils redoutent avant tout un piège. Ils craignent d’être réduits en esclavage. Pleins d’angoisse, ils s’entretiennent avec le maître d’hôtel et lui racontent comment ils ont trouvé l’argent dans leurs sacs ; comment, en honnêtes gens qu’ils sont, ils l’ont rapporté avec celui destiné à de nouveaux achats.

Le maître d’hôtel, auquel Joseph a fait la leçon, joue son rôle en perfection. La chose ne se passe pas sans qu’une entorse soit donnée à la vérité. Joseph lui-même ne peut accomplir son plan sans dire un mensonge. Nous sommes d’accord qu’un disciple de Christ ne pourrait pas agir comme Joseph. Les autres hommes de l’ancienne alliance avaient une conscience encore plus émoussée que la sienne en ce qui touche la véracité. Souvenons-nous d’Abraham en Égypte, de David chez les Philistins, etc. Le maître d’hôtel assure aux étrangers que leur argent lui a été remis intégralement (l’argent consistait à cette époque en des pièces de métal que l’on pesait). "C’est votre Dieu, le Dieu de votre père, qui vous a donne un trésor dans vos sacs", dit-il.

Les fils d’Israël l’écoutent en silence, il leur semble voir partout des mains invisibles agissant sur leurs destinées. C’est ce que veut Joseph qui désire leur faire reconnaître les voies de Dieu.
Ils entrent avec plus de courage dans le palais. Les habitations des princes égyptiens et même les palais des rois étaient d’une architecture très simple comparée à celle des temples et aux monuments funéraires. Les Égyptiens trouvaient la vie terrestre si courte qu’ils estimaient qu’il était inutile de se donner beaucoup de peine pour l’embellir. Mais en regard des tentes de Canaan, la maison de Joseph était d’une rare magnificence. Ils sont reçus comme des nobles hôtes. Leurs pieds sont lavés, leurs bêtes sont nourries.

Et maintenant, o joies ! voici venir Siméon, Siméon qui a souffert pour eux. Quelle scène émouvante ! À midi le gouverneur arrive et ils lui offrent leurs présents. Ces cadeaux lui sont agréables, car ils lui apportent un parfum du pays natal. Il leur demande de leurs nouvelles avec bienveillance, puis vient la question importante : "Votre père, dont vous m’avez parlé, est-il en bonne santé ? Vit-il encore ?" Après avoir reçu une réponse satisfaisante il lève les yeux sur Benjamin le fils de Rachel. Son coeur bondit tandis qu’il demande si c’est bien là le fils cadet. Et sans attendre la réponse — "Dieu te fasse miséricorde, mon fils" ajoute-t-il. Mais bientôt il n’y tient plus. Il se retire dans sa chambre pour pleurer à son aise. Après avoir lavé son visage il revient et rassemble ses forces pour ne pas se trahir. Il ordonne d’apporter le repas. Comme membre de la caste sacerdotale il est servi à part, car il ne lui est pas permis de manger soit avec les Égyptiens de basse extraction, soit avec des barbares. Les Égyptiens eux-mêmes ne doivent pas manger avec les Hébreux. À la troisième table, les onze frères prennent place. Quel n’est pas leur étonnement en se voyant placés suivant leur âge. Ils attribuent cela à une inspiration divine accordée aux Égyptiens. La différence d’âge entre eux est si petite qu’elle n’est pas visible sur leurs traits. Voici un mystère. La cordialité de Joseph en est un autre ; il leur fait servir des mets de choix de sa propre table. Comment accorder cela avec sa sévérité passée ? Il envoie à Benjamin cinq fois plus qu’aux autres. Quelle raison pouvait avoir ce gouverneur pour agir ainsi ? Joseph voulait voir s’ils seraient jaloux de Benjamin comme ils avaient été jaloux de lui.

Le mystère cette fois est agréable. Toute crainte a disparu ; le vin généreux de l'Égypte fait son effet ; les Hébreux sont gais et causants. D’après l’ancien adage que la vérité est dans le vin, c’est-à-dire que sous l’action du vin, on laisse échapper le secret de son coeur, ils ont dû révéler leurs sentiments à l’égard de la préférence accordée à Benjamin. Ils ne se doutent pas qu’ils sont observés.

Mais cette épreuve n’était que le prélude d’une autre plus sérieuse. Le lendemain au point du jour on renvoie les étrangers. Leurs ânes sont sellés et chargés par les gens de Joseph et pour la seconde fois l’argent est remis dans leurs sacs. De plus la coupe de Joseph est, d’après son ordre, placée dans le sac de Benjamin. À peine partis, ils sont rejoints par un serviteur : "Pourquoi", leur dit-il, "avez-vous rendu le mal pour le bien ? N’avez-vous pas la coupe dans laquelle boit mon seigneur et dont il se sert pour deviner ? Vous avez mal fait d’agir ainsi."

En Égypte, pays des oracles, l'hydromancie, c’est-à-dire l’art de prédire l’avenir d’après l’aspect d’un liquide dans un vase était en usage. Les signes que l’on interprétait étaient soit la réfraction des rayons lumineux dans l’eau tranquille, soit l’apparition de figures diverses dans le liquide agite quand on avait jeté un objet dedans. D’après Bunsen il fallait s’attacher à regarder un point fixe dans l’eau. Cette contemplation plongeait celui qui s’y livrait dans une sorte de rêve pareil au sommeil magnétique. Nous ne pouvons croire que Joseph ait prédit l’avenir comme les Égyptiens, d’après la coupe. Cela comme le serment : par la vie de Pharaon, faisait partie du rôle qu’il s’était imposé. Les frères devaient être maintenus dans l’idée qu’ils avaient affaire à un véritable Égyptien.

Les fils de Jacob écoutent avec terreur les dures paroles de l’intendant. Ils repoussent l’accusation lancée contre eux : "Pourquoi mon seigneur parlait-il de la sorte ? Que celui de tes serviteurs sur qui se trouvera la coupe meure et que nous soyons nous-mêmes esclaves de mon seigneur." Mais l’intendant ne l’entend pas ainsi. Il réduira en esclavage celui seul en mains de qui se trouvera la coupe. Alors commencent les recherches. Pour écarter tous les soupçons il débute par le plus âge. Chaque fouille infructueuse est un triomphe pour les frères. Leurs visages s’éclairent. Mais, o horreur ! dans le dernier sac, dans celui de Benjamin on trouve la coupe.

Voici l’instant critique. Si les frères avaient été animés de leur mauvais esprit d’autrefois ils auraient continué leur route abandonnant le frère cadet a son sort. Soit qu’il fut coupable, soit qu’un malin esprit eut mis la coupe dons son sac, eux en tous cas étaient innocents. Mais pas un d’eux ne songe à s’éloigner ; tous sans exception déchirent leurs vêtements avec douleur. La souffrance de Benjamin est leur propre souffrance, ils ne songent pas à séparer leur sort du sien. Ils rentrent dans la ville bien décidés à ne pas s’en retourner sans leur frère cadet. Juda est en tête. Plus tard ses descendants furent les porte-étendards d’Israël dans les batailles. Le combat le plus rude a été livré par l’ancêtre dans l’occasion qui nous occupe.

Bientôt ils se retrouvent en présence de Joseph qui n’est pas encore retourné à ses affaires. Une besogne plus importante l’attend ce matin-là. Le plus beau jour de sa vie a commencé, le jour où il goûtera et fera goûter à d’autres des joies célestes. Mais il doit dissimuler une dernière fois. Regardant ses frères d’un oeil sévère : "Quelle action avez-vous faite ?" leur dit-il, "ne savez-vous pas qu’un homme comme moi à le pouvoir de deviner ?" Juda ne peut alléguer en faveur de son frère aucune excuse : "Dieu a trouvé l’iniquité de tes serviteurs" dit-il. "Nous voici esclaves de mon seigneur, nous, et celui sur qui s’est trouvée la coupe." Joseph leur assure qu’il ne veut pas commettre une semblable injustice, "L’homme sur qui la coupe a été trouvée sera mon esclave ; mais vous, remontez en paix vers votre père." Juda aurait pu se justifier vis-à-vis de son père en citant ces paroles. Il avait fait ce qu’il pouvait pour sauver Benjamin. Mais la pensée de le laisser en arrière lui parait plus terrible que la mort. Il s’approche de Joseph et, saisi d’une sainte hardiesse, lui adresse un discours émouvant. On dirait que quelques gouttes du sang de l’Agneau mis à mort pour les péchés du monde coulent dans les veines de Juda, de ce Juda qui devait être l’ancêtre du Sauveur.

Il montre par ce discours que dans son coeur, purifié par la fournaise divine, brûle un feu allumé sur l’autel de Jéhovah.
Nous n’analyserons pas ce discours. Juda expose à Joseph comment il a obtenu la permission d’amener Benjamin en Égypte Il dépeint l’intimité qui existe entre son père et le fils cadet. Il fait assister Joseph aux scènes déchirantes des adieux, il termine en disant que, ne pas ramener l’enfant, c’est tuer son vieux père. "Ton serviteur a répondu pour l’enfant" dit-il, "en disant à mon père : Si je ne le ramène pas auprès de toi, je serai pour toujours coupable envers mon père. Permets donc, je te prie, à ton serviteur de rester à la place de l’enfant, comme esclave de mon seigneur ; et que l’enfant remonte avec ses frères. Comment pourrai-je remonter vers mon père, si l’enfant n’est pas avec moi ? Ah ! que je ne voie point l’affliction de mon père !"

Quel discours véhément ! Démosthène et Cicéron sont dépassés. Une sainte passion anime ces paroles. La faute que Juda a commise a l’égard de Joseph, il la répare vis-à-vis de Benjamin, qui est la chair et le sang de Joseph. S’il existait une expiation humaine, la douleur de Juda à l’idée de voir souffrir son père rachèterait l’angoisse qu’il a causée à ce même père en lui enlevant Joseph. Si nous voulons comprendre ce qu’est un complet changement d’esprit, regardons à Juda. Quant à Joseph il ne peut se contenir plus longtemps.


3. Les voiles tombent.

 Joseph eut été un barbare s’il eut agi comme il le fit envers ses frères et son père, sans une urgente nécessité. Mais une épreuve qui amène les hommes à la repentance n’est jamais trop dure, même si elle doit briser le coeur, car la repentance est, malgré toute la souffrance physique et morale qu’elle entraîne, la seule route qui ramène le pécheur a son Dieu. Trouver Dieu, c’est, se retrouver soi-même. La conversion de Juda et de ses frères ne s’est pas seulement montrée dans l’épreuve, elle est née au sein de la souffrance. Joseph agit avec une sagesse divine. Dieu n’agit pas plus doucement avec les âmes qu’il veut amener à contempler sa gloire ; Joseph pouvait se réjouir au milieu de ses larmes en songeant à cela.

Il a souffert, nous l’avons vu, de devoir comprimer les battements de son coeur. Maintenant l’heure est venue ou il peut parler et dire ce qu’il a si longtemps renfermé dans son coeur. S’il a dû se montrer cruel envers ses frères, il a été avant tout cruel envers lui-même. Et vous, qui gémissez sous la verge divine, croyez qu’il en coûte à votre Dieu de vous laisser souffrir si longtemps. Il attend avec non moins d’impatience que vous l’heure où il pourra vous combler d’amour, car : "mon coeur s’agite au-dedans de moi. Toutes mes compassions sont émues", est-il écrit.

"Joseph ne pouvait plus se contenir devant tous ceux qui l’entouraient. II s’écria : Faites sortir tout le monde." Il ne pouvait pas se contenir. Cela nous fait comprendre avec quelle peine il l’avait fait jusque-là. Maintenant le moment est venu de laisser parler son coeur. Il ne veut pas avoir d’auditeurs indifférents. L’heure sainte a sonne, celle qui a réjoui les anges, l’heure pour laquelle ils ont accordé leurs harpes, l’heure dans laquelle les frères se sont non seulement retrouvés les uns les autres, mais se sont retrouvés unis en Dieu. Pas de spectateurs dans ce moment. Dieu est présent, Dieu seul. Les pleurs de Joseph sont assez bruyants pour ne pouvoir rester caches aux Égyptiens, mais ceux-ci n’apprendront que plus tard quelle en a été la cause.

Enfin le mot de l’énigme est prononcé, le mot puissant qui, comme un rayon de soleil éclaire subitement tous les mystères. "Je suis Joseph." Et comme les fils de Jacob restaient comme anéantis en sa présence. — "Approchez-vous de moi", leur dit-il. Ils s’approchèrent.
"Je suis Joseph, votre frère" poursuit-il, "que vous avez vendu pour être mené en Égypte. Maintenant, ne vous affligez pas, et ne soyez pas fâchés de m’avoir vendu pour être conduit ici, car c’est pour vous sauver la vie que Dieu m’a envoyé devant vous. Voilà deux ans que la famine est dans le pays ; et pendant cinq années encore, il n’y aura ni labour, ni moisson. Dieu m’a envoyé devant vous pour vous faire subsister dans le pays, et pour vous faire vivre par une grande délivrance. Ce n’est donc pas vous qui m’avez envoyé ici, mais c’est Dieu ; il m’a établi père de Pharaon, maître de toute sa maison, et gouverneur de tout le pays d'Égypte. Hâtez-vous de remonter auprès de mon père, et vous lui direz : Ainsi a parlé ton fils Joseph : Dieu m’a établi seigneur de toute l'Égypte ; descends vers moi, ne tarde pas ! Tu habiteras dans le pays de Gossen, et tu seras près de moi, toi, ta maison et tout ce qui est à toi. Là, je te nourrirai, car il y aura encore cinq années de famine ; et ainsi tu ne périras point, toi, ta maison, et tout ce qui est à toi. Vous voyez de vos yeux, et mon frère Benjamin voit de ses yeux que c’est moi-même qui vous parle. Racontez à mon père toute ma gloire en Égypte, et tout ce que vous avez vu ; et vous ferez descendre ici mon père au plus tôt."

Après ces paroles consolantes, il se jette au cou de Benjamin, et Benjamin pleure sur son cou et il embrasse tous ses autres frères. Alors ils osent lever les yeux sur lui et lui parler ayant repris confiance.


4. Le Seigneur a bien fait toutes choses.

 Où les frères ont-ils pris le courage de s’entretenir avec lui ? Dans une double découverte. D’abord ils s’aperçoivent que Joseph, loin d’être irrite, leur témoigne de l’affection, puis ils reconnaissent que Dieu a fait sortir un grand bien de leur péché. Ce n’est pas leur repentance qui est la cause de leur joie. Leur conscience, au contraire, leur inspirait de la terreur, car ils sentaient avoir mérité la colère de Joseph. Nous y reviendrons.

Joseph lui-même n’aurait pas eu la force de leur pardonner s’il n’avait vu que Dieu fait tourner en bien les desseins coupables. "Il est doux de se venger" dit le vieil homme. "Il est doux d’avoir compassion" dit l’enfant de Dieu. Il en est ainsi de Joseph. Il voit la main de Dieu partout. Les agitations humaines disparaissent. La sagesse, la patience divines et l’éternelle vérité agissent seules. Comment s’irriterait-il encore ? Il peut prononcer ces paroles : "C’est pour vous sauver la vie que Dieu m’a envoyé devant vous." C’est sa communion vivante avec Dieu qui élève Joseph au-dessus de toute colère, de toute haine, de tout désir de vengeance. L’homme qui a pu former avec une telle prudence et suivre avec une telle persévérance le plan qui avait pour but d’amener les coupables à la repentance et d’éprouver leurs sentiments à l’égard de Benjamin, cet homme devait être exempt de passions mauvaises. La grandeur de Joseph n’est pas dans sa haute position, mais dans la charité qu’il déploie à l’égard de ses frères.

On dit généralement que l’amour est l’apanage de la jeunesse. À cette époque de la vie le sang est chaud, les passions vives, le coeur s’ouvre aisément, n’ayant pas encore fait de tristes expériences sur le froid égoïsme des hommes. Viennent les années, viennent les désillusions, et l’amour s’évanouit. Je proteste de toutes mes forces contre cette assertion. Je ne veux pas cesser d’aimer ou aimer moins en avançant en âge. Je veux aimer plus et mieux, non pas en divinisant les objets de mes affections, en voulant ignorer leurs faiblesses, mais en aimant comme Dieu, en voyant dans chaque être pécheur un être crée à l’image de Dieu, en voyant briller dans chaque âme, malgré ses ténèbres, l’étincelle de la foi qui la pousse vers le Père des esprits. Mais je ne puis en arriver là, o mon Dieu ! qu’en me laissant remplir de ton amour. J’apprendrai à me donner en vivant en communion avec toi ; alors les expériences douloureuses de la vie ne réussiront pas à éteindre en moi l’amour. Les enfants de la nouvelle alliance qui en savent plus long que Joseph sur la grâce rédemptrice de notre Dieu, auraient-ils des coeurs moins aimants que celui du fils de Jacob ? Il avait de bonne heure fait de tristes expériences, il connaissait la méchanceté des hommes ; cependant chez lui l’amour reste intact. Il a aussi appris à l’école de Dieu que la miséricorde ne doit pas être séparée de la sagesse et de la sainteté.


5. Ce n’est pas la repentance, mais la grâce qui sauve.

 L’amour divin n’a pas pour but de nous donner le bonheur terrestre, mais de nous conduire à la conversion, d’éveiller dans l’âme le besoin de communion avec Dieu. "Si nous sommes enfants, nous sommes aussi héritiers." Joseph, le représentant de Dieu, ne s’est pas hâté de dévoiler la pensée de son coeur ; il s’est efforcé d’amener ses frères à la repentance sans trop craindre de faire couler leurs larmes. Nous avons vu comment il a réussi et combien il lui en a coûté. Le moment vient ou la grâce leur est salutaire ; le remords seul les aurait écrasés.

Dieu est saint et là seulement ou il trouve de la repentance, il peut montrer sa grâce. Sa grâce attend l’heure de la repentance pour ramener l’enfant perdu, pour relever l’homme abattu, pour rendre la vie au mort. À la suite d’un discours sur la nécessité de la conversion je vis venir à moi un homme intelligent. "Si les choses se passent comme vous le présumez", me dit-il, "le premier pas dans la vie chrétienne serait un acte de faiblesse, une défaillance de la volonté ; c’est manquer de caractère, en effet, que de renier toute sa vie passée, de se condamner soi-même et de recommencer l’existence à nouveau."

Si quelqu’un appelle la conversion une faiblesse nous n’y pouvons rien. Si, après avoir marche longtemps sur une route, qui m’éloigne de mon but, je reconnais mon erreur et que je retourne en arrière jusqu'à mon point de départ, je donne donc une preuve de faiblesse. Je montrerai sans doute plus de caractère en raisonnant ainsi : "Puisque j’ai suivi cette route jusqu’ici, je m’obstinerai à continuer pour voir ou j’arriverai."

Les frères de Joseph et tous les hommes qui ont passé par la repentance considèrent leur vie précédente comme une vie perdue et manquée.
"Couvre, o Dieu, mon passé et dirige mon avenir", s’écrient-ils.

Il est évident que la conversion est un acte de douloureuse humiliation et d’anéantissement de soi, mais en même temps, bien loin d’être une faiblesse, c’est la naissance du vrai caractère. La difficulté et l’importance d’un acte en font la grandeur. Pascal l’a dit : "La grandeur de l’homme est grande en ce qu’il se connaît misérable."

Pour connaître sa misère, il faut en première ligne faire acte de volonté. Nous pouvons fermer les yeux sur notre péché. Dieu a beau déchirer les voiles qui nous cachent notre misère morale, notre amour-propre, notre orgueil, notre mauvaise volonté en tissent toujours de nouveaux. Heureuse l’âme qui, ayant perdu toute illusion sur elle-même, s’est tournée vers Dieu. Heureuse, non parce qu’elle est déchirée par la repentance, mais parce qu’elle est prête à recevoir la grâce de Dieu. La terre labourée ne porte pas de fruit, parce qu’elle est labourée, mais parce qu’elle est préparée pour la semence qui germera en son temps. On entend souvent des personnes pieuses parler de la repentance, comme si elle entraînait nécessairement le pardon. Elles la considèrent comme une expiation pour le péché.

"Qu’est-ce qui a sauvé l’enfant prodigue ?" demandai-je un jour à mes catéchumènes.
"Sa repentance", répondirent-ils presque tous. Les parents de ces jeunes gens m’auraient donné la même réponse. Ce point de vue est faux. La repentance peut conduire le pécheur sur la route ou il pourra trouver le salut, mais elle n’est pas le salut. Le repentir n’aurait pas suffi pour ramener l’enfant prodigue au foyer paternel. Il avait foi en l’amour inébranlable de son père ; il croyait que malgré tout ce qui s’était passé il était encore aimé. Et cette confiance même n’eut pas suffi pour amener la réconciliation ; il fallait encore la miséricorde prévenante du père.

Celui qui a été pardonné ne trouve pas la chose toute naturelle. Écoutez le prophète : "Tu sauras que je suis l'Éternel, afin que tu te souviennes du passe et que tu rougisses, afin que tu n’ouvres plus la bouche et que tu sois confus, quand je te pardonnerai tout ce que tu as fait, dit le Seigneur, l'Éternel." Ézéchiel 16 : 63.

Les fils de Jacob sont effrayés en découvrant que leur frère Joseph est un homme puissant. Ils ne se disent pas : "Maintenant que nous lui avons donné des preuves si évidentes de notre repentance, il doit nécessairement nous pardonner et nous faire du bien." Joseph ne trouve pas non plus que cela aille de soi, mais il reconnaît que les coeurs de ses frères sont prêts à goûter les bienfaits de la miséricorde. Il peut maintenant montrer son amour et il le fait aussitôt, agissant d’après la méthode divine, et non à la manière des hommes.

Les frères ne peuvent comprendre ; cela leur parait trop étrange. Dix-sept ans après la mort de Jacob ils tremblent encore, croyant que le jour de la vengeance est arrivé. Le pardon de Joseph est, en effet, un acte surprenant a l’époque ou il a été accordé ; il appartient à l’esprit évangélique, a l’esprit de la nouvelle alliance. Il est temps de conclure. Ajoutons seulement que Dieu inclina le coeur de Pharaon et celui de ses courtisans envers les nouveaux venus. Si les grands de la cour ont été jaloux de ces étrangers ; ils n’en ont rien laissé deviner, voyant bien de quel côté soufflait le vent de la faveur royale. Pharaon est un souverain reconnaissant. Il se réjouit de pouvoir faire plaisir à ce gouverneur auquel il a tant d’obligations. L’histoire touchante de Joseph et sa réunion avec ses frères lui font une grande impression. Il invite si cordialement les Israélites à venir en Égypte que toute terreur s’évanouit. "Vous mangerez la graisse du pays", dit-il, ce qui leur promet une propriété dans la partie la plus fertile de l'Égypte Il les console au sujet de ce qu’ils doivent laisser en arrière et leur montre qu’il a le pouvoir et la volonté de les dédommager.

Il charge Joseph d’arranger toutes choses, Tu as ordre de leur dire. ainsi s’exprime le souverain. Il ordonne à son favori de ne rien épargner, accomplissant ainsi d’une manière délicate le voeu du coeur de Joseph. Joseph ne se le fait pas dire deux fois. Rien n’est trop bon pour son père bien-aimé. Une caravane imposante sort des portes de Memphis. Des ânes, des voitures à deux roues chargées de blé et d’innombrables cadeaux se dirigent sur Canaan. Des commentateurs prosaïques ont trouvé que Joseph aurait pu attendre l’arrivée de son père pour lui donner ces témoignages d’affection. Il était bien peu pratique de faire ainsi cheminer des cadeaux à travers le désert. Ainsi parlent ceux qui n’envisagent jamais que le côté matériel des questions. Ils comprennent aussi peu un coeur brûlant d’un amour divin qu’un chameau ne goûte la musique de Mozart.

Joseph donne des vêtements de fête à ses frères, signe extérieur du changement intérieur de leurs coeurs. Benjamin en reçoit cinq fois plus que les autres, ce qui ne nous étonne pas. Les voilà tous dans la joie. Seul, le vieil Israël est encore dans les ténèbres. O que Joseph aurait voulu pouvoir voler auprès de lui ! Mais son devoir le retient en Égypte En eut-il été autrement, toujours est-il que le vieillard aurait dû attendre. Pas de télégraphe, pas de poste rapide pour lui porter la bonne nouvelle. Du reste il n’aurait pas ajouté foi à des lettres. Il lui fallait des preuves visibles. Attendre, c’est la vie. Rien ne se fait ici-bas sans patience. Mais nous savons que l’attente des justes est changée en joie.

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