"Toutes tes vagues et tes flots ont passé
sur moi" s’écriait le Psalmiste. Un
grand nombre de mes lecteurs savent ce que cela
signifie, mais ils ont aussi fait
l’expérience que les flots divins, au
lieu de submerger le croyant, le purifient. Le
chemin de l’épreuve est le seul sur
lequel nous puissions trouver le salut. La chose
est triste, mais nous n’y pouvons rien
changer. O pourquoi l’amour éternel qui
cherche avant tout notre sanctification est-il
contraint de nous faire traverser un océan
de douleur avant de pouvoir nous rendre
heureux ? Dieu veut notre bonheur ; nos
péchés et ceux de nos frères
sont la cause de nos souffrances. "Le ciel" a dit
un penseur chrétien, "c’est
l'Évangile sans souffrance ;
l’enfer, la souffrance sans
Évangile ; la terre, l'Évangile
et la souffrance indissolublement unis."
Réjouissons-nous du moment où nous
jouirons du salut sans le souvenir du
péché et sans l’ombre d’une
souffrance. Mais auparavant, résignons-nous
à verser des larmes sur le chemin qui
conduit à la vie éternelle. Le vieux
Jacob et ses fils devaient pleurer amèrement
avant de voir briller un rayon de joie.
Les provisions sont presque épuisées
dans la famille d’Israël ; chaque
jour les rations doivent être
diminuées. Alors le vieux père
ordonne à ses fils de reprendre le chemin de
l'Égypte Ceux-ci refusent de partir sans
Benjamin. Le vieillard, saisi d’angoisse,
reproche injustement à ses enfants
d’avoir dévoilé au gouverneur
leurs circonstances de famille. Ceux-ci pourraient
aisément se fâcher. Ils ne le font
pas. Leur conscience parle. S’ils n’ont
pas mérité les reproches actuels, ils
en ont mérité de plus
sévères. Ils pourraient se dire, et
ils se disent sûrement que Jacob a de bonnes
raisons pour ne pas leur confier le second fils de
Rachel. Ils savent ce qu’ils ont fait du
premier, si leur père l’ignore encore.
Aussi ne murmurent-ils pas contre l’injustice
de Jacob. En Égypte, en entendant les
reproches non motivés du gouverneur, ils se
sont dit : "Nous avons été
coupables envers notre frère" maintenant
leur conscience s’écrie : "Nous
avons été coupables envers notre
père." Une accusation injuste rappelle au
coeur repentant, l’injustice dont il
s’est lui-même rendu coupable aussi
l’accepte-t-il sans murmure.
Mais voici Juda qui se lève. Il
n’était pas le premier à se
porter garant de la sécurité de
Benjamin. Ruben, l’aîné,
l’avait fait avant lui. Il avait offert
à Jacob de tuer ses deux fils s’il ne
ramenait pas Benjamin. Cette cruelle proposition
n’avait pas reçu de réponse.
Juda parle autrement : "Si je ne le
ramène pas auprès de toi, je serai
pour toujours coupable envers toi." Ces paroles
dénotent un coeur sérieux, noble,
élève, prêt à se
sacrifier lui-même.
Alors Jacob cède ; plein de tristesse,
il laisse aller Benjamin, mais il accompagne son
consentement de nombreuses recommandations. Il
ordonne à ses fils de prendre avec eux des
meilleures productions du pays. Jacob savait par
l’exemple d’Esaü quelle influence
les présents exercent sur les hommes
mondains. Il se représentait le gouverneur
égyptien comme un despote de la pire
espèce. Quant à l’argent
trouvé dans leurs sacs, ses fils doivent le
rapporter avec une nouvelle somme. Et
Benjamin ? Voilà le don difficile. Que
sont tous les trésors du monde en
comparaison d’un enfant bien-aimé. Mais
il le faut. Et saisi de désespoir, Jacob
prononce ces paroles déchirantes : "Que
le Dieu tout-puissant vous fasse trouver
grâce devant cet homme et qu’il laisse
revenir avec vous votre autre frère et
Benjamin. Et moi, si je dois être
privé de mes enfants, que j’en sois
privé."
Nous voyons couler des larmes sur ce visage
ridé ; nous assistons aux adieux du
père à son fils
bien-aimé ; nous nous le
représentons, suivant des yeux la caravane
qui s’éloigne, nous l’entendons
s’écrier d’une voix
tremblante : "O Dieu tout-puissant, Dieu
d’Abraham, fais-leur trouver grâce
devant cet homme cruel." Puis nous le suivons dans
sa tente alors que seul, il baigne sa couche de ses
pleurs. Tout est sombre autour de lui. Et cependant
le doux chant du rossignol commence à se
faire entendre, annonçant le retour des
beaux jours. Il est encore faible, mais il
s’affermit à chaque instant.
Prête l’oreille, vieux Jacob.
Tandis que le patriarche gémit dans son
isolement ses fils sont entourés de
mystères.
À peine arrivés, ils sont conduits
devant Joseph qui va enfin revoir son frère
Benjamin qu’il a laissé au berceau
vingt-deux ans auparavant. Il ordonne à son
maître d’hôtel de préparer
le repas et de lui amener les étrangers.
Dans d’autres circonstances, les fils de Jacob
n’auraient songé qu’à
l’honneur qui leur est fait, mais,
effrayés et intimidés, soit par leur
mauvaise conscience, soit par ce qu’ils ont
déjà vu, ils redoutent avant tout un
piège. Ils craignent d’être
réduits en esclavage. Pleins
d’angoisse, ils s’entretiennent avec le
maître d’hôtel et lui racontent
comment ils ont trouvé l’argent dans
leurs sacs ; comment, en honnêtes gens
qu’ils sont, ils l’ont rapporté
avec celui destiné à de nouveaux
achats.
Le maître d’hôtel, auquel Joseph a
fait la leçon, joue son rôle en
perfection. La chose ne se passe pas sans
qu’une entorse soit donnée à la
vérité. Joseph lui-même ne peut
accomplir son plan sans dire un mensonge. Nous
sommes d’accord qu’un disciple de Christ
ne pourrait pas agir comme Joseph. Les autres
hommes de l’ancienne alliance avaient une
conscience encore plus émoussée que
la sienne en ce qui touche la
véracité. Souvenons-nous
d’Abraham en Égypte, de David chez les
Philistins, etc. Le maître d’hôtel
assure aux étrangers que leur argent lui a
été remis intégralement
(l’argent consistait à cette
époque en des pièces de métal
que l’on pesait). "C’est votre Dieu, le
Dieu de votre père, qui vous a donne un
trésor dans vos sacs", dit-il.
Les fils d’Israël l’écoutent
en silence, il leur semble voir partout des mains
invisibles agissant sur leurs destinées.
C’est ce que veut Joseph qui désire
leur faire reconnaître les voies de Dieu.
Ils entrent avec plus de courage dans le palais.
Les habitations des princes égyptiens et
même les palais des rois étaient
d’une architecture très simple
comparée à celle des temples et aux
monuments funéraires. Les Égyptiens
trouvaient la vie terrestre si courte qu’ils
estimaient qu’il était inutile de se
donner beaucoup de peine pour l’embellir. Mais
en regard des tentes de Canaan, la maison de Joseph
était d’une rare magnificence. Ils sont
reçus comme des nobles hôtes. Leurs
pieds sont lavés, leurs bêtes sont
nourries.
Et maintenant, o joies ! voici venir
Siméon, Siméon qui a souffert pour
eux. Quelle scène émouvante !
À midi le gouverneur arrive et ils lui
offrent leurs présents. Ces cadeaux lui sont
agréables, car ils lui apportent un parfum
du pays natal. Il leur demande de leurs nouvelles
avec bienveillance, puis vient la question
importante : "Votre père, dont vous
m’avez parlé, est-il en bonne
santé ? Vit-il encore ?"
Après avoir reçu une réponse
satisfaisante il lève les yeux sur Benjamin
le fils de Rachel. Son coeur bondit tandis
qu’il demande si c’est bien là le
fils cadet. Et sans attendre la réponse
— "Dieu te fasse miséricorde, mon fils"
ajoute-t-il. Mais bientôt il n’y tient
plus. Il se retire dans sa chambre pour pleurer
à son aise. Après avoir lavé
son visage il revient et rassemble ses forces pour
ne pas se trahir. Il ordonne d’apporter le
repas. Comme membre de la caste sacerdotale il est
servi à part, car il ne lui est pas permis
de manger soit avec les Égyptiens de basse
extraction, soit avec des barbares. Les
Égyptiens eux-mêmes ne doivent pas
manger avec les Hébreux. À la
troisième table, les onze frères
prennent place. Quel n’est pas leur
étonnement en se voyant placés
suivant leur âge. Ils attribuent cela
à une inspiration divine accordée aux
Égyptiens. La différence
d’âge entre eux est si petite
qu’elle n’est pas visible sur leurs
traits. Voici un mystère. La
cordialité de Joseph en est un autre ;
il leur fait servir des mets de choix de sa propre
table. Comment accorder cela avec sa
sévérité passée ?
Il envoie à Benjamin cinq fois plus
qu’aux autres. Quelle raison pouvait avoir ce
gouverneur pour agir ainsi ? Joseph voulait
voir s’ils seraient jaloux de Benjamin comme
ils avaient été jaloux de lui.
Le mystère cette fois est agréable.
Toute crainte a disparu ; le vin
généreux de l'Égypte fait son
effet ; les Hébreux sont gais et
causants. D’après l’ancien adage
que la vérité est dans le vin,
c’est-à-dire que sous l’action du
vin, on laisse échapper le secret de son
coeur, ils ont dû révéler leurs
sentiments à l’égard de la
préférence accordée à
Benjamin. Ils ne se doutent pas qu’ils sont
observés.
Mais cette épreuve n’était que
le prélude d’une autre plus
sérieuse. Le lendemain au point du jour on
renvoie les étrangers. Leurs ânes sont
sellés et chargés par les gens de
Joseph et pour la seconde fois l’argent est
remis dans leurs sacs. De plus la coupe de Joseph
est, d’après son ordre, placée
dans le sac de Benjamin. À peine partis, ils
sont rejoints par un serviteur : "Pourquoi",
leur dit-il, "avez-vous rendu le mal pour le
bien ? N’avez-vous pas la coupe dans
laquelle boit mon seigneur et dont il se sert pour
deviner ? Vous avez mal fait d’agir
ainsi."
En Égypte, pays des oracles, l'hydromancie,
c’est-à-dire l’art de
prédire l’avenir d’après
l’aspect d’un liquide dans un vase
était en usage. Les signes que l’on
interprétait étaient soit la
réfraction des rayons lumineux dans
l’eau tranquille, soit l’apparition de
figures diverses dans le liquide agite quand on
avait jeté un objet dedans.
D’après Bunsen il fallait
s’attacher à regarder un point fixe
dans l’eau. Cette contemplation plongeait
celui qui s’y livrait dans une sorte de
rêve pareil au sommeil magnétique.
Nous ne pouvons croire que Joseph ait prédit
l’avenir comme les Égyptiens,
d’après la coupe. Cela comme le
serment : par la vie de Pharaon, faisait partie du rôle
qu’il
s’était imposé. Les
frères devaient être maintenus dans
l’idée qu’ils avaient affaire
à un véritable Égyptien.
Les fils de Jacob écoutent avec terreur les
dures paroles de l’intendant. Ils repoussent
l’accusation lancée contre eux :
"Pourquoi mon seigneur parlait-il de la
sorte ? Que celui de tes serviteurs sur qui se
trouvera la coupe meure et que nous soyons
nous-mêmes esclaves de mon seigneur." Mais
l’intendant ne l’entend pas ainsi. Il
réduira en esclavage celui seul en mains de
qui se trouvera la coupe. Alors commencent les
recherches. Pour écarter tous les
soupçons il débute par le plus
âge. Chaque fouille infructueuse est un
triomphe pour les frères. Leurs visages
s’éclairent. Mais, o horreur !
dans le dernier sac, dans celui de Benjamin on
trouve la coupe.
Voici l’instant critique. Si les frères
avaient été animés de leur
mauvais esprit d’autrefois ils auraient
continué leur route abandonnant le
frère cadet a son sort. Soit qu’il fut
coupable, soit qu’un malin esprit eut mis la
coupe dons son sac, eux en tous cas étaient
innocents. Mais pas un d’eux ne songe à
s’éloigner ; tous sans exception
déchirent leurs vêtements avec
douleur. La souffrance de Benjamin est leur propre
souffrance, ils ne songent pas à
séparer leur sort du sien. Ils rentrent dans
la ville bien décidés à ne pas
s’en retourner sans leur frère cadet.
Juda est en tête. Plus tard ses descendants
furent les porte-étendards
d’Israël dans les batailles. Le combat le
plus rude a été livré par
l’ancêtre dans l’occasion qui nous
occupe.
Bientôt ils se retrouvent en présence
de Joseph qui n’est pas encore retourné
à ses affaires. Une besogne plus importante
l’attend ce matin-là. Le plus beau jour
de sa vie a commencé, le jour où il
goûtera et fera goûter à
d’autres des joies célestes. Mais il
doit dissimuler une dernière fois. Regardant
ses frères d’un oeil
sévère : "Quelle action
avez-vous faite ?" leur dit-il, "ne savez-vous
pas qu’un homme comme moi à le pouvoir
de deviner ?" Juda ne peut alléguer en
faveur de son frère aucune excuse :
"Dieu a trouvé l’iniquité de tes
serviteurs" dit-il. "Nous voici esclaves de mon
seigneur, nous, et celui sur qui s’est
trouvée la coupe." Joseph leur assure
qu’il ne veut pas commettre une semblable
injustice, "L’homme sur qui la coupe a
été trouvée sera mon
esclave ; mais vous, remontez en paix vers
votre père." Juda aurait pu se justifier
vis-à-vis de son père en citant ces
paroles. Il avait fait ce qu’il pouvait pour
sauver Benjamin. Mais la pensée de le
laisser en arrière lui parait plus terrible
que la mort. Il s’approche de Joseph et, saisi
d’une sainte hardiesse, lui adresse un
discours émouvant. On dirait que quelques
gouttes du sang de l’Agneau mis à mort
pour les péchés du monde coulent dans
les veines de Juda, de ce Juda qui devait
être l’ancêtre du Sauveur.
Il montre par ce discours que dans son coeur,
purifié par la fournaise divine, brûle
un feu allumé sur l’autel de
Jéhovah.
Nous n’analyserons pas ce discours. Juda
expose à Joseph comment il a obtenu la
permission d’amener Benjamin en Égypte
Il dépeint l’intimité qui existe
entre son père et le fils cadet. Il fait
assister Joseph aux scènes
déchirantes des adieux, il termine en disant
que, ne pas ramener l’enfant, c’est tuer
son vieux père. "Ton serviteur a
répondu pour l’enfant" dit-il, "en
disant à mon père : Si je ne le
ramène pas auprès de toi, je serai
pour toujours coupable envers mon père.
Permets donc, je te prie, à ton serviteur de
rester à la place de l’enfant, comme
esclave de mon seigneur ; et que l’enfant
remonte avec ses frères. Comment pourrai-je
remonter vers mon père, si l’enfant
n’est pas avec moi ? Ah ! que je ne
voie point l’affliction de mon
père !"
Quel discours véhément !
Démosthène et Cicéron sont
dépassés. Une sainte passion anime
ces paroles. La faute que Juda a commise a
l’égard de Joseph, il la répare
vis-à-vis de Benjamin, qui est la chair et
le sang de Joseph. S’il existait une expiation
humaine, la douleur de Juda à
l’idée de voir souffrir son père
rachèterait l’angoisse qu’il a
causée à ce même père en
lui enlevant Joseph. Si nous voulons comprendre ce
qu’est un complet changement d’esprit,
regardons à Juda. Quant à Joseph il
ne peut se contenir plus longtemps.
Joseph eut été un barbare
s’il eut agi comme il le fit envers ses
frères et son père, sans une urgente
nécessité. Mais une épreuve
qui amène les hommes à la repentance
n’est jamais trop dure, même si elle
doit briser le coeur, car la repentance est,
malgré toute la souffrance physique et
morale qu’elle entraîne, la seule route
qui ramène le pécheur a son Dieu.
Trouver Dieu, c’est, se retrouver
soi-même. La conversion de Juda et de ses
frères ne s’est pas seulement
montrée dans l’épreuve, elle est
née au sein de la souffrance. Joseph agit
avec une sagesse divine. Dieu n’agit pas plus
doucement avec les âmes qu’il veut
amener à contempler sa gloire ; Joseph
pouvait se réjouir au milieu de ses larmes
en songeant à cela.
Il a souffert, nous l’avons vu, de devoir
comprimer les battements de son coeur. Maintenant
l’heure est venue ou il peut parler et dire ce
qu’il a si longtemps renfermé dans son
coeur. S’il a dû se montrer cruel envers
ses frères, il a été avant
tout cruel envers lui-même. Et vous, qui
gémissez sous la verge divine, croyez
qu’il en coûte à votre Dieu de
vous laisser souffrir si longtemps. Il attend avec
non moins d’impatience que vous l’heure
où il pourra vous combler d’amour,
car : "mon coeur s’agite au-dedans de
moi. Toutes mes compassions sont émues",
est-il écrit.
"Joseph ne pouvait plus se contenir devant tous
ceux qui l’entouraient. II
s’écria : Faites sortir tout le
monde." Il ne pouvait pas se contenir. Cela nous
fait comprendre avec quelle peine il l’avait
fait jusque-là. Maintenant le moment est
venu de laisser parler son coeur. Il ne veut pas
avoir d’auditeurs indifférents.
L’heure sainte a sonne, celle qui a
réjoui les anges, l’heure pour laquelle
ils ont accordé leurs harpes, l’heure
dans laquelle les frères se sont non
seulement retrouvés les uns les autres, mais
se sont retrouvés unis en Dieu. Pas de
spectateurs dans ce moment. Dieu est
présent, Dieu seul. Les pleurs de Joseph
sont assez bruyants pour ne pouvoir rester caches
aux Égyptiens, mais ceux-ci
n’apprendront que plus tard quelle en a
été la cause.
Enfin le mot de l’énigme est
prononcé, le mot puissant qui, comme un
rayon de soleil éclaire subitement tous les
mystères. "Je suis Joseph." Et comme les
fils de Jacob restaient comme anéantis en sa
présence. — "Approchez-vous de moi",
leur dit-il. Ils s’approchèrent.
"Je suis Joseph, votre frère" poursuit-il,
"que vous avez vendu pour être mené en
Égypte. Maintenant, ne vous affligez pas, et
ne soyez pas fâchés de m’avoir
vendu pour être conduit ici, car c’est
pour vous sauver la vie que Dieu m’a
envoyé devant vous. Voilà deux ans
que la famine est dans le pays ; et pendant
cinq années encore, il n’y aura ni
labour, ni moisson. Dieu m’a envoyé
devant vous pour vous faire subsister dans le pays,
et pour vous faire vivre par une grande
délivrance. Ce n’est donc pas vous qui
m’avez envoyé ici, mais c’est
Dieu ; il m’a établi père
de Pharaon, maître de toute sa maison, et
gouverneur de tout le pays d'Égypte.
Hâtez-vous de remonter auprès de mon
père, et vous lui direz : Ainsi a
parlé ton fils Joseph : Dieu m’a
établi seigneur de toute
l'Égypte ; descends vers moi, ne tarde
pas ! Tu habiteras dans le pays de Gossen, et
tu seras près de moi, toi, ta maison et tout
ce qui est à toi. Là, je te
nourrirai, car il y aura encore cinq années
de famine ; et ainsi tu ne périras
point, toi, ta maison, et tout ce qui est à
toi. Vous voyez de vos yeux, et mon frère
Benjamin voit de ses yeux que c’est
moi-même qui vous parle. Racontez à
mon père toute ma gloire en Égypte,
et tout ce que vous avez vu ; et vous ferez
descendre ici mon père au plus
tôt."
Après ces paroles consolantes, il se jette
au cou de Benjamin, et Benjamin pleure sur son cou
et il embrasse tous ses autres frères. Alors
ils osent lever les yeux sur lui et lui parler
ayant repris confiance.
Où les frères ont-ils pris le
courage de s’entretenir avec lui ? Dans
une double découverte. D’abord ils
s’aperçoivent que Joseph, loin
d’être irrite, leur témoigne de
l’affection, puis ils reconnaissent que Dieu a
fait sortir un grand bien de leur
péché. Ce n’est pas leur
repentance qui est la cause de leur joie. Leur
conscience, au contraire, leur inspirait de la
terreur, car ils sentaient avoir
mérité la colère de Joseph.
Nous y reviendrons.
Joseph lui-même n’aurait pas eu la force
de leur pardonner s’il n’avait vu que
Dieu fait tourner en bien les desseins coupables.
"Il est doux de se venger" dit le vieil homme. "Il
est doux d’avoir compassion" dit l’enfant
de Dieu. Il en est ainsi de Joseph. Il voit la main
de Dieu partout. Les agitations humaines
disparaissent. La sagesse, la patience divines et
l’éternelle vérité
agissent seules. Comment s’irriterait-il
encore ? Il peut prononcer ces paroles :
"C’est pour vous sauver la vie que Dieu
m’a envoyé devant vous." C’est sa
communion vivante avec Dieu qui élève
Joseph au-dessus de toute colère, de toute
haine, de tout désir de vengeance.
L’homme qui a pu former avec une telle
prudence et suivre avec une telle
persévérance le plan qui avait pour
but d’amener les coupables à la
repentance et d’éprouver leurs
sentiments à l’égard de
Benjamin, cet homme devait être exempt de
passions mauvaises. La grandeur de Joseph
n’est pas dans sa haute position, mais dans la
charité qu’il déploie à
l’égard de ses frères.
On dit généralement que l’amour
est l’apanage de la jeunesse. À cette
époque de la vie le sang est chaud, les
passions vives, le coeur s’ouvre
aisément, n’ayant pas encore fait de
tristes expériences sur le froid
égoïsme des hommes. Viennent les
années, viennent les désillusions, et
l’amour s’évanouit. Je proteste de
toutes mes forces contre cette assertion. Je ne
veux pas cesser d’aimer ou aimer moins en
avançant en âge. Je veux aimer plus et
mieux, non pas en divinisant les objets de mes
affections, en voulant ignorer leurs faiblesses,
mais en aimant comme Dieu, en voyant dans chaque
être pécheur un être crée
à l’image de Dieu, en voyant briller
dans chaque âme, malgré ses
ténèbres, l’étincelle de
la foi qui la pousse vers le Père des
esprits. Mais je ne puis en arriver là, o
mon Dieu ! qu’en me laissant remplir de
ton amour. J’apprendrai à me donner en
vivant en communion avec toi ; alors les
expériences douloureuses de la vie ne
réussiront pas à éteindre en
moi l’amour. Les enfants de la nouvelle
alliance qui en savent plus long que Joseph sur la
grâce rédemptrice de notre Dieu,
auraient-ils des coeurs moins aimants que celui du
fils de Jacob ? Il avait de bonne heure fait
de tristes expériences, il connaissait la
méchanceté des hommes ;
cependant chez lui l’amour reste intact. Il a
aussi appris à l’école de Dieu
que la miséricorde ne doit pas être
séparée de la sagesse et de la
sainteté.
L’amour divin n’a pas pour but de nous
donner le bonheur terrestre, mais de nous conduire
à la conversion, d’éveiller dans
l’âme le besoin de communion avec Dieu.
"Si nous sommes enfants, nous sommes aussi
héritiers." Joseph, le représentant
de Dieu, ne s’est pas hâté de
dévoiler la pensée de son
coeur ; il s’est efforcé
d’amener ses frères à la
repentance sans trop craindre de faire couler leurs
larmes. Nous avons vu comment il a réussi et
combien il lui en a coûté. Le moment
vient ou la grâce leur est salutaire ;
le remords seul les aurait
écrasés.
Dieu est saint et là seulement ou il trouve
de la repentance, il peut montrer sa grâce.
Sa grâce attend l’heure de la repentance
pour ramener l’enfant perdu, pour relever
l’homme abattu, pour rendre la vie au mort.
À la suite d’un discours sur la
nécessité de la conversion je vis
venir à moi un homme intelligent. "Si les
choses se passent comme vous le présumez",
me dit-il, "le premier pas dans la vie
chrétienne serait un acte de faiblesse, une
défaillance de la volonté ;
c’est manquer de caractère, en effet,
que de renier toute sa vie passée, de se
condamner soi-même et de recommencer
l’existence à nouveau."
Si quelqu’un appelle la conversion une
faiblesse nous n’y pouvons rien. Si,
après avoir marche longtemps sur une route,
qui m’éloigne de mon but, je reconnais
mon erreur et que je retourne en arrière
jusqu'à mon point de départ, je donne
donc une preuve de faiblesse. Je montrerai sans
doute plus de caractère en raisonnant
ainsi : "Puisque j’ai suivi cette route
jusqu’ici, je m’obstinerai à
continuer pour voir ou j’arriverai."
Les frères de Joseph et tous les hommes qui
ont passé par la repentance
considèrent leur vie
précédente comme une vie perdue et
manquée.
"Couvre, o Dieu, mon passé et dirige mon
avenir", s’écrient-ils.
Il est évident que la conversion est un acte
de douloureuse humiliation et
d’anéantissement de soi, mais en
même temps, bien loin d’être une
faiblesse, c’est la naissance du vrai
caractère. La difficulté et
l’importance d’un acte en font la
grandeur. Pascal l’a dit : "La grandeur
de l’homme est grande en ce qu’il se
connaît misérable."
Pour connaître sa misère, il faut en
première ligne faire acte de volonté.
Nous pouvons fermer les yeux sur notre
péché. Dieu a beau déchirer
les voiles qui nous cachent notre misère
morale, notre amour-propre, notre orgueil, notre
mauvaise volonté en tissent toujours de
nouveaux. Heureuse l’âme qui, ayant
perdu toute illusion sur elle-même,
s’est tournée vers Dieu. Heureuse, non
parce qu’elle est déchirée par
la repentance, mais parce qu’elle est
prête à recevoir la grâce de
Dieu. La terre labourée ne porte pas de
fruit, parce qu’elle est labourée, mais
parce qu’elle est préparée pour
la semence qui germera en son temps. On entend
souvent des personnes pieuses parler de la
repentance, comme si elle entraînait
nécessairement le pardon. Elles la
considèrent comme une expiation pour le
péché.
"Qu’est-ce qui a sauvé l’enfant
prodigue ?" demandai-je un jour à mes
catéchumènes.
"Sa repentance", répondirent-ils presque
tous. Les parents de ces jeunes gens
m’auraient donné la même
réponse. Ce point de vue est faux. La
repentance peut conduire le pécheur sur la
route ou il pourra trouver le salut, mais elle
n’est pas le salut. Le repentir n’aurait
pas suffi pour ramener l’enfant prodigue au
foyer paternel. Il avait foi en l’amour
inébranlable de son père ; il
croyait que malgré tout ce qui
s’était passé il était
encore aimé. Et cette confiance même
n’eut pas suffi pour amener la
réconciliation ; il fallait encore la
miséricorde prévenante du
père.
Celui qui a été pardonné ne
trouve pas la chose toute naturelle. Écoutez
le prophète : "Tu sauras que je suis
l'Éternel, afin que tu te souviennes du
passe et que tu rougisses, afin que tu
n’ouvres plus la bouche et que tu sois confus,
quand je te pardonnerai tout ce que tu as fait, dit
le Seigneur, l'Éternel." Ézéchiel
16 :
63.
Les fils de Jacob sont effrayés en
découvrant que leur frère Joseph est
un homme puissant. Ils ne se disent pas :
"Maintenant que nous lui avons donné des
preuves si évidentes de notre repentance, il
doit nécessairement nous pardonner et nous
faire du bien." Joseph ne trouve pas non plus que
cela aille de soi, mais il reconnaît que les
coeurs de ses frères sont prêts
à goûter les bienfaits de la
miséricorde. Il peut maintenant montrer son
amour et il le fait aussitôt, agissant
d’après la méthode divine, et
non à la manière des hommes.
Les frères ne peuvent comprendre ; cela
leur parait trop étrange. Dix-sept ans
après la mort de Jacob ils tremblent encore,
croyant que le jour de la vengeance est
arrivé. Le pardon de Joseph est, en effet,
un acte surprenant a l’époque ou il a
été accordé ; il
appartient à l’esprit
évangélique, a l’esprit de la
nouvelle alliance. Il est temps de conclure.
Ajoutons seulement que Dieu inclina le coeur de
Pharaon et celui de ses courtisans envers les
nouveaux venus. Si les grands de la cour ont
été jaloux de ces
étrangers ; ils n’en ont rien
laissé deviner, voyant bien de quel
côté soufflait le vent de la faveur
royale. Pharaon est un souverain reconnaissant. Il
se réjouit de pouvoir faire plaisir à
ce gouverneur auquel il a tant d’obligations.
L’histoire touchante de Joseph et sa
réunion avec ses frères lui font une
grande impression. Il invite si cordialement les
Israélites à venir en Égypte
que toute terreur s’évanouit. "Vous
mangerez la graisse du pays", dit-il, ce qui leur
promet une propriété dans la partie
la plus fertile de l'Égypte Il les console
au sujet de ce qu’ils doivent laisser en
arrière et leur montre qu’il a le
pouvoir et la volonté de les
dédommager.
Il charge Joseph d’arranger toutes choses, Tu
as ordre de leur dire. ainsi s’exprime le
souverain. Il ordonne à son favori de ne
rien épargner, accomplissant ainsi
d’une manière délicate le voeu
du coeur de Joseph. Joseph ne se le fait pas dire
deux fois. Rien n’est trop bon pour son
père bien-aimé. Une caravane
imposante sort des portes de Memphis. Des
ânes, des voitures à deux roues
chargées de blé et
d’innombrables cadeaux se dirigent sur Canaan.
Des commentateurs prosaïques ont trouvé
que Joseph aurait pu attendre l’arrivée
de son père pour lui donner ces
témoignages d’affection. Il
était bien peu pratique de faire ainsi
cheminer des cadeaux à travers le
désert. Ainsi parlent ceux qui
n’envisagent jamais que le côté
matériel des questions. Ils comprennent
aussi peu un coeur brûlant d’un amour
divin qu’un chameau ne goûte la musique
de Mozart.
Joseph donne des vêtements de fête
à ses frères, signe extérieur
du changement intérieur de leurs coeurs.
Benjamin en reçoit cinq fois plus que les
autres, ce qui ne nous étonne pas. Les
voilà tous dans la joie. Seul, le vieil
Israël est encore dans les
ténèbres. O que Joseph aurait voulu
pouvoir voler auprès de lui ! Mais son
devoir le retient en Égypte En eut-il
été autrement, toujours est-il que le
vieillard aurait dû attendre. Pas de
télégraphe, pas de poste rapide pour
lui porter la bonne nouvelle. Du reste il
n’aurait pas ajouté foi à des
lettres. Il lui fallait des preuves visibles.
Attendre, c’est la vie. Rien ne se fait
ici-bas sans patience. Mais nous savons que l’attente des justes
est changée en
joie.
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