"Je tiens, jusqu’à preuve du
contraire, chaque homme pour un coquin" me disait
un jour un personnage instruit et bien
élevé qui avait fait
d’amères expériences dans ses
rapports avec ses semblables. Ce contempteur de
l’humanité était d’une
fidélité scrupuleuse en affaires et
accomplissait avec une minutieuse exactitude les
devoirs de sa vocation. Mais il ne fallait rien lui
demander de plus. Il regardait son prochain avec
défiance, c’est-à-dire sans
amour. Inutile d’ajouter qu’on lui
rendait la pareille. J’ai souvent
rencontré des gens ainsi faits.
L’expérience de la vie ferme le coeur
et le remplit d’amertume ; rien de plus
naturel, mais aussi rien de plus triste. Les
personnes défiantes empoisonnent leur propre
vie. Elles ne sont ni le sel de la terre ni la
lumière du monde. Tout en croyant
connaître la nature humaine, elles n’en
voient qu’un seul côté, le
mauvais. Or l’ignorance complète est
moins dangereuse qu’une connaissance
imparfaite.
Notre Sauveur, bien qu’écrasé
par les hommes, a toujours vu la cote divine de la
nature humaine. Cloué sur la croix par son
peuple, il prie pour ses bourreaux, persuadé
qu’il y a encore quelque chose à faire
pour eux et il sauve le brigand crucifié
à ses côtés.
Tel le maître, tels les disciples. Nous avons
déjà, dans un autre ouvrage,
montré St-Paul, occupé pendant son
voyage à Rome des malfaiteurs, des soldats
et des matelots. Joseph dans la prison, ce Joseph
qui avait certes assez vu les mauvaises cotes de
ses semblables, agit de même. Il n’a pas
devant les yeux l’exemple du Christ, mais ses
rapports avec le Dieu dont il connaît la
miséricorde, la patience et la
fidélité le rendent compatissant et
confiant.
Un jour, en faisant sa tournée dans la
prison, il rencontre les deux officiers royaux que
nous connaissons. Son regard s’arrête
sur eux, il s’aperçoit qu’ils sont
tristes. Il n’est donc pas absorbé par
sa propre souffrance ; il regarde les autres
avec sympathie, il est animé de
bienveillance à leur égard.
S’adressant cordialement à eux :
"Pourquoi avez-vous mauvais visage
aujourd’hui ?" demande-t-il. Cette
sollicitude ne rentrait pas dans son service. Il
n’avait pas charge d’âmes
vis-à-vis des prisonniers, il est vrai, mais
l’enfant de Dieu se sent toujours
pressé de s’occuper de l’âme
de ses frères.
Il ne peut faire autrement. Le serviteur de Dieu
est toujours en même temps le serviteur des
hommes. Il ne saurait voir un être
affligé sans brûler du désir de
changer cette tristesse en joie. La question de
Joseph est une des plus belles paroles qui soient
tombées de la bouche d’un homme. Elle
est belle parce que celui qui la prononce se trouve
lui-même dans une si triste position
qu’il aurait pu se dire : "Mon propre
fardeau est assez lourd ; je n’ai pas le
temps de m’occuper de celui des autres."
Sans qu’il s’en doutât, cette
question bienveillante devait lui attirer plus tard
de grands honneurs.
Oh ! qu’il est beau de voir un homme
sympathiser ainsi aux tristesses des autres !
Vouloir, c’est pouvoir, ici comme ailleurs. Il
y a sans doute des personnes douées
d’un talent tout particulier pour deviner
leurs semblables. Si l’amour n’accompagne
pas ce don, ou bien il reste stérile, ou
bien il est employé pour le mal.
L’amour fraternel apprend à lire dans
le coeur des autres, il communique quelque chose de
ce don divinatoire qui réchauffe comme un
doux rayon de soleil. Que la chose est
rare !
Nombreux sont les hommes qui, perdus dans
l’égoïsme, suivent leur propre
chemin sans s’inquiéter de leur
prochain ou ne s’occupent de lui que s’il
peut servir leurs intérêts ou leurs
plaisirs. À quoi sont bons les gens
tristes ? Ils n’ont rien à donner,
ils s’attendent au contraire à recevoir
de l’amour et de la sympathie. Il faut
s’en débarrasser au plus vite. Les
mélancoliques ne sont pas faits pour les
réunions joyeuses. Il faudrait commencer par
les égayer, et c’est une lourde
tache.
Une autre forme de l’égoïsme,
c’est la distraction. L’homme distrait
concentre ses pensées sur un point unique
d'où il ne veut ou ne peut pas sortir. Il
n’entend pas ce qu’on lui dit, ne voit
pas ce qu’on lui montre, ne remarque rien de
ce qui est autour de lui. Il y a certaines
situations où cet état
d’âme a son excuse, mais alors il
faudrait éviter la société de
ses semblables. Le distrait, qu’il soit
préoccupe de choses agréables ou
pénibles, de projets bons ou mauvais, est
incapable de s’intéresser aux
autres.
"Comment vous portez-vous ?" dit-il en
abordant une connaissance, puis il
n’écoute pas même la
réponse, bien loin de l’avoir
devinée sur la physionomie de son
interlocuteur. Le distrait traverse la vie sans
entendre les soupirs, sans voir les larmes, sans
comprendre les douleurs secrètes de ceux qui
sont trop tristes, ou trop timides, ou trop fiers
pour étaler leur chagrin au grand jour. Nous
ne devrions jamais aller dans la
société de nos semblables sans avoir
auparavant prié Dieu d’ouvrir nos yeux
et nos coeurs pour nous faire sympathiser aux
souffrances cachées des autres. On diminue
déjà le fardeau quand on montre
qu’on l’a deviné et qu’on le
comprend.
Je remarquais dernièrement le soin avec
lequel un conducteur de tramway aidait une dame
âgée à descendre de voiture. Je
demandai au conducteur qui était cette
dame.
"Je ne sais pas son nom", répondit-il, "mais
c’est un ange ! Ce matin j’ai vu
mourir mon unique enfant. J’ai dû
quitter son lit de mort pour aller à mon
travail et tout le jour je n’ai pu parler de
ma souffrance à personne. Les messieurs et
les dames qui montaient dans le tramway ne voyaient
en moi qu’une machine faite pour donner des
billets. Enfin vint cette dame, elle me regarda
avec attention et me demanda ce que j’avais
pour être si triste. Personne ne
s’était avisé de me faire cette
question. Je pus tout lui raconter. Elle me serra
la main sans rien dire, si grande était sa
compassion, et des larmes coulèrent le long
de ses joues." Le conducteur pleurait
lui-même en me racontant la chose.
Ah ! pourquoi traitons-nous les
employés comme des machines ? Pourquoi
n’avons-nous jamais un mot cordial à
l’adresse du facteur ou du messager du
télégraphe, tout occupés que
nous sommes des missives qu’ils nous
apportent. Que le monde serait plus beau et plus
lumineux si chacun prenait à coeur la
recommandation apostolique : "Que votre
douceur soit connue de tous les hommes." Quand vous
sonnez chez une de vos connaissances et que pour la
vingtième fois peut-être la servante
vient ouvrir, quel bien ne lui feriez-vous pas en
la saluant amicalement avant de demander ses
maîtres. O bienveillance, o compassions, o
don de sympathie, que vous êtes rares, mais
que vous êtes puissants !
C’était à Londres, sur un des
ponts de la Tamise. Un homme au regard sombre
allait se jeter à l’eau, pour mettre
fin à ses jours. Il se croyait seul. Mais
une petite fille l’avait remarqué.
Quittant brusquement la main de son père,
elle s’approcha du malheureux et tandis
qu’elle le regardait de ses yeux compatissants
sa douce voix murmurait ces quelques mots :
"Pourquoi êtes-vous si triste ?" Ces
simples paroles sauvèrent le pauvre
être qui allait commettre un crime, elles
fondirent la glace de son coeur et le firent croire
de nouveau à l’amour.
Voici le contre-pied de cette histoire. Un savant
distingué raconte dans ses Confessions le
fait suivant : Il était un jour
plongé dans une profonde méditation
quand il vit entrer un jeune homme de sa
connaissance. Le malheureux venait lui
révéler qu’il avait volé
la caisse de son patron et que dans peu
d’instants il serait dans les mains de la
police. L’érudit, distrait,
absorbé par ses pensées, ne vit pas
la figure bouleversée de son jeune ami, et
ne saisit pas le sens de ses paroles.
"Je suis heureux d’apprendre que tout va bien"
lui répondit-il en lui serrant la main. "Je
suis très occupé aujourd’hui,
j’espère que vous ne tarderez pas
à revenir me voir." Le jeune homme se retira
et alla mettre fin à ses jours. Lequel des
deux, de la petite fille ou du savant, nous offre
l’idéal de l’être
humain ? Que de malheurs peuvent suivre un
moment de distraction et que de
bénédictions sont semées par
l’amour lorsque cet amour se retrempe dans la
source divine.
Quand nous apprenons que la tristesse des
employés de la cour tenait à ce que
leurs rêves n’avaient pu être
expliqués, nous trouvons cette histoire
ridicule. Joseph savait par expérience que
Dieu se révèle parfois dans des
songes. Il connaissait assez les Égyptiens
pour savoir combien ils attachaient
d’importance aux songes. Ils avaient toutes
sortes de recettes mystérieuses pour obliger
la divinité à répondre
à leurs questions ; dans chaque ville
se trouvaient des sages dont l’occupation
était d’interpréter les
songes.
Joseph encourage ses compagnons à lui
raconter leurs rêves. Il commence par leur
dire, afin de ne pas se faire valoir, que
l’interprétation des songes vient de
l'Éternel ; les Égyptiens
étaient d’accord avec lui
là-dessus. Puis nous ne doutons pas
qu’il n’ait en silence supplié
Dieu de l’aider à comprendre ces gens.
Sa prière fut exaucée. Il put
annoncer à l’échanson que dans
trois jours il reprendrait ses fonctions. Son
message au panetier était plus dur. Il dut
lui apprendre que Pharaon dans trois jours le
ferait décapiter et exposerait son cadavre
en pâture aux oiseaux du ciel, chose affreuse
pour les Égyptiens, puisque
l’ensevelissement était
nécessaire pour être admis dans la vie
éternelle. Ne pas être embaumé
était une punition réservée
aux parricides.
On a reproché à Joseph d’avoir
divulgué au panetier le sort qui
l’attendait. "Pourquoi, dit-on, n’a-t-il
pas garde la chose pour lui ?" Nous
connaissons assez le caractère de Joseph
pour présumer qu’il ne s’est pas
borné à prononcer ces dures paroles,
mais qu’il a recommandé au malheureux
de se confier à la miséricorde de
Dieu, puisqu’il n’avait rien à
attendre de celle des hommes.
Il nous importe peu de savoir comment les
prédictions de Joseph se
réalisèrent. Le troisième jour
Pharaon célèbre son jour de naissance
avec ses amis, ses prêtres et ses ministres.
Il s’aperçoit de l’absence du
panetier et de l’échanson et se
souvient de leurs fautes. L’échanson
n’avait, parait-il, commis qu’une
légère offense, aussi le
rétablit-il dans ses fonctions ; quant
au panetier, accusé d’un crime plus
grave, il le fait exécuter sur-le-champ et
sans autre forme de procès, suivant
l’habitude d’un despote oriental.
Revenons à Joseph. Il nous montre comment un
croyant prive d’argent, d’honneurs,
d’influence, a le pouvoir de consoler et de
bénir. L’enfant de Dieu fut-il un
mendiant, est bien plus riche que ne le croit le
monde. Il a beau manquer de tout, il a plus
à donner aux affligés que le mondain
le plus riche. Il connaît la vraie source de
toute consolation ; il a le désir
ardent d’éclairer les coeurs assombris
et il sait trouver la parole propre à cela.
Heureux serez-vous si l’amour de Christ vous
presse : alors vous ne défaillirez
jamais. Heureux serez-vous, vous qui êtes
dans l’affliction, si vous rencontrez un
consolateur qui s’appuie sur Jésus.
L’histoire ne se termine pas avec
l’interprétation des songes.
Après avoir donne a l’échanson
la réponse demandée, il lui adressa
à son tour une requête. Il voit le
prisonnier rétabli dans les bonnes
grâces de son maître et le prié
de ne pas l’oublier auprès du roi. Il
lui raconte en peu de mots comment il a
été enlevé du pays des
Hébreux et mis en prison sans avoir commis
aucun crime en Égypte.
Joseph n’avait pas présenté sa
requête à d’autres captifs
sortant de prison, mais aujourd’hui Dieu lui
donne la joie de pouvoir ouvrir son coeur à
l’un de ses semblables. Un instinct secret
l’avertit que cet homme servira à lui
faire rendre la liberté.
Joseph n’appartient donc pas à cette
catégorie de personnes pieuses, mortes au
monde et qui vous disent : Tout m’est
égal ; qu’il m’arrive ce
qu’il pourra sur la terre, pourvu
qu’à la fin je sois sauvé !
De telles personnes existent, mais j’ai
toujours pensé que leurs paroles ne sont
qu’un vain babil.
Joseph n’est point un fataliste ; il ne
pense pas que les choses qui doivent arriver,
arrivent infailliblement sans que nous nous
donnions aucune peine. Il n’est pas non plus
trop fier pour implorer l’assistance d’un
païen. Il sait et il croit que "cela ne vient
point ni de celui qui veut ni de celui qui court,
mais de Dieu qui fait miséricorde." Il sait
aussi que Dieu agit par le moyen des hommes, et que
nous ne devons pas mépriser les secours
qu’il met sur notre route.
"Aide-toi, le ciel t’aidera." Ce proverbe peut
être mal compris. On l’interprète
trop souvent ainsi : "Aide-toi toi-même
et ne t’inquiète pas de Dieu." Il
renferme cependant une grande vérité.
St-Paul lui-même n’a pas jugé
indigne de son apostolat de se prévaloir
contre ses ennemis de sa qualité de citoyen
romain et de leur montrer qu’il avait le droit
d’en appeler à l’empereur.
Dans le naufrage sur l’île de
Malte,
Actes XXII, il annonce à ses
compagnons, d’après une
révélation qui lui a
été faite, qu’ils seront
sauvés, et cependant il veille avec soin
à ce que les matelots ne quittent pas le
navire et ordonne plus tard à ceux qui ne
savent pas nager de se mettre sur des planches. En
résumé la vraie piété
n’a rien de commun avec ce fatalisme qui se
croise les mains et laisse agir la Providence.
L’instinct de Joseph ne l’a pas
trompé, mais les choses ne tournent pas de
suite suivant ses prévisions. S’il
avait cru que l’échanson
s’empresserait de parler de lui à
Pharaon à la première occasion (ce
que cet employé aurait pu faire sans danger,
car l’histoire des songes aurait vivement
intéressé le souverain), il
s’était trompé.
L’échanson ne valait ni plus ni moins
que tant d’hommes qui, dans les temps heureux,
oublient le plus possible les mauvais jours
passés. L’échanson oublia
l’homme qui lui avait témoigné
tant de bonté dans la prison, et il fallut
une nouvelle intervention de la Providence pour lui
rappeler sa promesse. O pauvre Joseph, quelle dure
épreuve ! Dieu t’avait fait
comprendre que l’échanson serait
l’instrument de ton salut, mais tu t’es
trompé quant au moment de la
délivrance. Encore deux années
d’attente et d’angoisse. Qu’elles
vont te paraître longues !
Il y a peut-être plusieurs de mes lecteurs
qui comprennent les sentiments amers de Joseph. Je
les comprends aussi. Je me souviens d’une
époque où je me trouvais dans une
position très gênée et
où je priais Dieu avec ardeur de me
délivrer. Survint un homme qui me parut
avoir au front une auréole. Une voix
secrète me dit qu’il parlerait en ma
faveur et m’obtiendrait le secours
désiré. Cette voix me parut une
révélation de Dieu et
c’était bien une
révélation. La délivrance
arriva, mais pas aussi vite que je le
croyais ; les choses marchèrent
très lentement. Cela prit un an, tandis que
quelques jours auraient suffi. Pendant cette longue
attente, les flots sombres menacèrent mon
âme. Rien n’est plus dur que de se
dire : Dieu avait l’air de te donner
cela, mais tu t’es trompé. Le danger
est grand alors de jeter le manche après la
cognée et de ne plus compter sur rien.
Joseph a tenu ferme. Avec la prière et le
travail, il a chassé le diable et enfin le
soleil s’est levé sur sa vie.
Chapitre précédent | Table des matières | Chapitre suivant |