Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

CHAPITRE XIII

UN PRISONNIER QUI A CHARGE D’ÂMES

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Genèse 40. 5-23.

1. Pourquoi êtes-vous si tristes ?

 "Je tiens, jusqu’à preuve du contraire, chaque homme pour un coquin" me disait un jour un personnage instruit et bien élevé qui avait fait d’amères expériences dans ses rapports avec ses semblables. Ce contempteur de l’humanité était d’une fidélité scrupuleuse en affaires et accomplissait avec une minutieuse exactitude les devoirs de sa vocation. Mais il ne fallait rien lui demander de plus. Il regardait son prochain avec défiance, c’est-à-dire sans amour. Inutile d’ajouter qu’on lui rendait la pareille. J’ai souvent rencontré des gens ainsi faits. L’expérience de la vie ferme le coeur et le remplit d’amertume ; rien de plus naturel, mais aussi rien de plus triste. Les personnes défiantes empoisonnent leur propre vie. Elles ne sont ni le sel de la terre ni la lumière du monde. Tout en croyant connaître la nature humaine, elles n’en voient qu’un seul côté, le mauvais. Or l’ignorance complète est moins dangereuse qu’une connaissance imparfaite.

Notre Sauveur, bien qu’écrasé par les hommes, a toujours vu la cote divine de la nature humaine. Cloué sur la croix par son peuple, il prie pour ses bourreaux, persuadé qu’il y a encore quelque chose à faire pour eux et il sauve le brigand crucifié à ses côtés.

Tel le maître, tels les disciples. Nous avons déjà, dans un autre ouvrage, montré St-Paul, occupé pendant son voyage à Rome des malfaiteurs, des soldats et des matelots. Joseph dans la prison, ce Joseph qui avait certes assez vu les mauvaises cotes de ses semblables, agit de même. Il n’a pas devant les yeux l’exemple du Christ, mais ses rapports avec le Dieu dont il connaît la miséricorde, la patience et la fidélité le rendent compatissant et confiant.

Un jour, en faisant sa tournée dans la prison, il rencontre les deux officiers royaux que nous connaissons. Son regard s’arrête sur eux, il s’aperçoit qu’ils sont tristes. Il n’est donc pas absorbé par sa propre souffrance ; il regarde les autres avec sympathie, il est animé de bienveillance à leur égard. S’adressant cordialement à eux : "Pourquoi avez-vous mauvais visage aujourd’hui ?" demande-t-il. Cette sollicitude ne rentrait pas dans son service. Il n’avait pas charge d’âmes vis-à-vis des prisonniers, il est vrai, mais l’enfant de Dieu se sent toujours pressé de s’occuper de l’âme de ses frères.

Il ne peut faire autrement. Le serviteur de Dieu est toujours en même temps le serviteur des hommes. Il ne saurait voir un être affligé sans brûler du désir de changer cette tristesse en joie. La question de Joseph est une des plus belles paroles qui soient tombées de la bouche d’un homme. Elle est belle parce que celui qui la prononce se trouve lui-même dans une si triste position qu’il aurait pu se dire : "Mon propre fardeau est assez lourd ; je n’ai pas le temps de m’occuper de celui des autres."
Sans qu’il s’en doutât, cette question bienveillante devait lui attirer plus tard de grands honneurs.

Oh ! qu’il est beau de voir un homme sympathiser ainsi aux tristesses des autres ! Vouloir, c’est pouvoir, ici comme ailleurs. Il y a sans doute des personnes douées d’un talent tout particulier pour deviner leurs semblables. Si l’amour n’accompagne pas ce don, ou bien il reste stérile, ou bien il est employé pour le mal. L’amour fraternel apprend à lire dans le coeur des autres, il communique quelque chose de ce don divinatoire qui réchauffe comme un doux rayon de soleil. Que la chose est rare !

Nombreux sont les hommes qui, perdus dans l’égoïsme, suivent leur propre chemin sans s’inquiéter de leur prochain ou ne s’occupent de lui que s’il peut servir leurs intérêts ou leurs plaisirs. À quoi sont bons les gens tristes ? Ils n’ont rien à donner, ils s’attendent au contraire à recevoir de l’amour et de la sympathie. Il faut s’en débarrasser au plus vite. Les mélancoliques ne sont pas faits pour les réunions joyeuses. Il faudrait commencer par les égayer, et c’est une lourde tache.

Une autre forme de l’égoïsme, c’est la distraction. L’homme distrait concentre ses pensées sur un point unique d'où il ne veut ou ne peut pas sortir. Il n’entend pas ce qu’on lui dit, ne voit pas ce qu’on lui montre, ne remarque rien de ce qui est autour de lui. Il y a certaines situations où cet état d’âme a son excuse, mais alors il faudrait éviter la société de ses semblables. Le distrait, qu’il soit préoccupe de choses agréables ou pénibles, de projets bons ou mauvais, est incapable de s’intéresser aux autres.
"Comment vous portez-vous ?" dit-il en abordant une connaissance, puis il n’écoute pas même la réponse, bien loin de l’avoir devinée sur la physionomie de son interlocuteur. Le distrait traverse la vie sans entendre les soupirs, sans voir les larmes, sans comprendre les douleurs secrètes de ceux qui sont trop tristes, ou trop timides, ou trop fiers pour étaler leur chagrin au grand jour. Nous ne devrions jamais aller dans la société de nos semblables sans avoir auparavant prié Dieu d’ouvrir nos yeux et nos coeurs pour nous faire sympathiser aux souffrances cachées des autres. On diminue déjà le fardeau quand on montre qu’on l’a deviné et qu’on le comprend.

Je remarquais dernièrement le soin avec lequel un conducteur de tramway aidait une dame âgée à descendre de voiture. Je demandai au conducteur qui était cette dame.
"Je ne sais pas son nom", répondit-il, "mais c’est un ange ! Ce matin j’ai vu mourir mon unique enfant. J’ai dû quitter son lit de mort pour aller à mon travail et tout le jour je n’ai pu parler de ma souffrance à personne. Les messieurs et les dames qui montaient dans le tramway ne voyaient en moi qu’une machine faite pour donner des billets. Enfin vint cette dame, elle me regarda avec attention et me demanda ce que j’avais pour être si triste. Personne ne s’était avisé de me faire cette question. Je pus tout lui raconter. Elle me serra la main sans rien dire, si grande était sa compassion, et des larmes coulèrent le long de ses joues." Le conducteur pleurait lui-même en me racontant la chose.

Ah ! pourquoi traitons-nous les employés comme des machines ? Pourquoi n’avons-nous jamais un mot cordial à l’adresse du facteur ou du messager du télégraphe, tout occupés que nous sommes des missives qu’ils nous apportent. Que le monde serait plus beau et plus lumineux si chacun prenait à coeur la recommandation apostolique : "Que votre douceur soit connue de tous les hommes." Quand vous sonnez chez une de vos connaissances et que pour la vingtième fois peut-être la servante vient ouvrir, quel bien ne lui feriez-vous pas en la saluant amicalement avant de demander ses maîtres. O bienveillance, o compassions, o don de sympathie, que vous êtes rares, mais que vous êtes puissants !

C’était à Londres, sur un des ponts de la Tamise. Un homme au regard sombre allait se jeter à l’eau, pour mettre fin à ses jours. Il se croyait seul. Mais une petite fille l’avait remarqué. Quittant brusquement la main de son père, elle s’approcha du malheureux et tandis qu’elle le regardait de ses yeux compatissants sa douce voix murmurait ces quelques mots : "Pourquoi êtes-vous si triste ?" Ces simples paroles sauvèrent le pauvre être qui allait commettre un crime, elles fondirent la glace de son coeur et le firent croire de nouveau à l’amour.

Voici le contre-pied de cette histoire. Un savant distingué raconte dans ses Confessions le fait suivant : Il était un jour plongé dans une profonde méditation quand il vit entrer un jeune homme de sa connaissance. Le malheureux venait lui révéler qu’il avait volé la caisse de son patron et que dans peu d’instants il serait dans les mains de la police. L’érudit, distrait, absorbé par ses pensées, ne vit pas la figure bouleversée de son jeune ami, et ne saisit pas le sens de ses paroles.
"Je suis heureux d’apprendre que tout va bien" lui répondit-il en lui serrant la main. "Je suis très occupé aujourd’hui, j’espère que vous ne tarderez pas à revenir me voir." Le jeune homme se retira et alla mettre fin à ses jours. Lequel des deux, de la petite fille ou du savant, nous offre l’idéal de l’être humain ? Que de malheurs peuvent suivre un moment de distraction et que de bénédictions sont semées par l’amour lorsque cet amour se retrempe dans la source divine.

Quand nous apprenons que la tristesse des employés de la cour tenait à ce que leurs rêves n’avaient pu être expliqués, nous trouvons cette histoire ridicule. Joseph savait par expérience que Dieu se révèle parfois dans des songes. Il connaissait assez les Égyptiens pour savoir combien ils attachaient d’importance aux songes. Ils avaient toutes sortes de recettes mystérieuses pour obliger la divinité à répondre à leurs questions ; dans chaque ville se trouvaient des sages dont l’occupation était d’interpréter les songes.

Joseph encourage ses compagnons à lui raconter leurs rêves. Il commence par leur dire, afin de ne pas se faire valoir, que l’interprétation des songes vient de l'Éternel ; les Égyptiens étaient d’accord avec lui là-dessus. Puis nous ne doutons pas qu’il n’ait en silence supplié Dieu de l’aider à comprendre ces gens. Sa prière fut exaucée. Il put annoncer à l’échanson que dans trois jours il reprendrait ses fonctions. Son message au panetier était plus dur. Il dut lui apprendre que Pharaon dans trois jours le ferait décapiter et exposerait son cadavre en pâture aux oiseaux du ciel, chose affreuse pour les Égyptiens, puisque l’ensevelissement était nécessaire pour être admis dans la vie éternelle. Ne pas être embaumé était une punition réservée aux parricides.

On a reproché à Joseph d’avoir divulgué au panetier le sort qui l’attendait. "Pourquoi, dit-on, n’a-t-il pas garde la chose pour lui ?" Nous connaissons assez le caractère de Joseph pour présumer qu’il ne s’est pas borné à prononcer ces dures paroles, mais qu’il a recommandé au malheureux de se confier à la miséricorde de Dieu, puisqu’il n’avait rien à attendre de celle des hommes.

Il nous importe peu de savoir comment les prédictions de Joseph se réalisèrent. Le troisième jour Pharaon célèbre son jour de naissance avec ses amis, ses prêtres et ses ministres. Il s’aperçoit de l’absence du panetier et de l’échanson et se souvient de leurs fautes. L’échanson n’avait, parait-il, commis qu’une légère offense, aussi le rétablit-il dans ses fonctions ; quant au panetier, accusé d’un crime plus grave, il le fait exécuter sur-le-champ et sans autre forme de procès, suivant l’habitude d’un despote oriental.

Revenons à Joseph. Il nous montre comment un croyant prive d’argent, d’honneurs, d’influence, a le pouvoir de consoler et de bénir. L’enfant de Dieu fut-il un mendiant, est bien plus riche que ne le croit le monde. Il a beau manquer de tout, il a plus à donner aux affligés que le mondain le plus riche. Il connaît la vraie source de toute consolation ; il a le désir ardent d’éclairer les coeurs assombris et il sait trouver la parole propre à cela. Heureux serez-vous si l’amour de Christ vous presse : alors vous ne défaillirez jamais. Heureux serez-vous, vous qui êtes dans l’affliction, si vous rencontrez un consolateur qui s’appuie sur Jésus.


2. Souviens-toi de moi quand tu seras heureux.

 L’histoire ne se termine pas avec l’interprétation des songes. Après avoir donne a l’échanson la réponse demandée, il lui adressa à son tour une requête. Il voit le prisonnier rétabli dans les bonnes grâces de son maître et le prié de ne pas l’oublier auprès du roi. Il lui raconte en peu de mots comment il a été enlevé du pays des Hébreux et mis en prison sans avoir commis aucun crime en Égypte.

Joseph n’avait pas présenté sa requête à d’autres captifs sortant de prison, mais aujourd’hui Dieu lui donne la joie de pouvoir ouvrir son coeur à l’un de ses semblables. Un instinct secret l’avertit que cet homme servira à lui faire rendre la liberté.

Joseph n’appartient donc pas à cette catégorie de personnes pieuses, mortes au monde et qui vous disent : Tout m’est égal ; qu’il m’arrive ce qu’il pourra sur la terre, pourvu qu’à la fin je sois sauvé ! De telles personnes existent, mais j’ai toujours pensé que leurs paroles ne sont qu’un vain babil.

Joseph n’est point un fataliste ; il ne pense pas que les choses qui doivent arriver, arrivent infailliblement sans que nous nous donnions aucune peine. Il n’est pas non plus trop fier pour implorer l’assistance d’un païen. Il sait et il croit que "cela ne vient point ni de celui qui veut ni de celui qui court, mais de Dieu qui fait miséricorde." Il sait aussi que Dieu agit par le moyen des hommes, et que nous ne devons pas mépriser les secours qu’il met sur notre route.

"Aide-toi, le ciel t’aidera." Ce proverbe peut être mal compris. On l’interprète trop souvent ainsi : "Aide-toi toi-même et ne t’inquiète pas de Dieu." Il renferme cependant une grande vérité. St-Paul lui-même n’a pas jugé indigne de son apostolat de se prévaloir contre ses ennemis de sa qualité de citoyen romain et de leur montrer qu’il avait le droit d’en appeler à l’empereur.

Dans le naufrage sur l’île de Malte, Actes XXII, il annonce à ses compagnons, d’après une révélation qui lui a été faite, qu’ils seront sauvés, et cependant il veille avec soin à ce que les matelots ne quittent pas le navire et ordonne plus tard à ceux qui ne savent pas nager de se mettre sur des planches. En résumé la vraie piété n’a rien de commun avec ce fatalisme qui se croise les mains et laisse agir la Providence.

L’instinct de Joseph ne l’a pas trompé, mais les choses ne tournent pas de suite suivant ses prévisions. S’il avait cru que l’échanson s’empresserait de parler de lui à Pharaon à la première occasion (ce que cet employé aurait pu faire sans danger, car l’histoire des songes aurait vivement intéressé le souverain), il s’était trompé. L’échanson ne valait ni plus ni moins que tant d’hommes qui, dans les temps heureux, oublient le plus possible les mauvais jours passés. L’échanson oublia l’homme qui lui avait témoigné tant de bonté dans la prison, et il fallut une nouvelle intervention de la Providence pour lui rappeler sa promesse. O pauvre Joseph, quelle dure épreuve ! Dieu t’avait fait comprendre que l’échanson serait l’instrument de ton salut, mais tu t’es trompé quant au moment de la délivrance. Encore deux années d’attente et d’angoisse. Qu’elles vont te paraître longues !

Il y a peut-être plusieurs de mes lecteurs qui comprennent les sentiments amers de Joseph. Je les comprends aussi. Je me souviens d’une époque où je me trouvais dans une position très gênée et où je priais Dieu avec ardeur de me délivrer. Survint un homme qui me parut avoir au front une auréole. Une voix secrète me dit qu’il parlerait en ma faveur et m’obtiendrait le secours désiré. Cette voix me parut une révélation de Dieu et c’était bien une révélation. La délivrance arriva, mais pas aussi vite que je le croyais ; les choses marchèrent très lentement. Cela prit un an, tandis que quelques jours auraient suffi. Pendant cette longue attente, les flots sombres menacèrent mon âme. Rien n’est plus dur que de se dire : Dieu avait l’air de te donner cela, mais tu t’es trompé. Le danger est grand alors de jeter le manche après la cognée et de ne plus compter sur rien.

Joseph a tenu ferme. Avec la prière et le travail, il a chassé le diable et enfin le soleil s’est levé sur sa vie.

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