"Celui qui croit à la Providence,
connaît mal le monde. Les destinées
humaines s’arrangent comme les pièces
d’un kaléidoscope, sans aucun ordre."
Je lisais dernièrement ces lignes et je
comprends qu’on les écrive quand on
regarde superficiellement les choses. Celui qui ne
sait pas attendre, cherche en vain un ordre divin
dans les événements, il ne saurait
l’y trouver, car il n’y voit pas la main
de son Dieu.
Comment croire à la Providence quand on voit
les impies réussir dans leurs vils projets
comme s’ils étaient les maîtres
du monde, tandis que les enfants de Dieu sont
accablés et reçoivent comme prix de
leur fidélité le mépris, la
honte et la pauvreté ?
Il semble, après la victoire
héroïque remportée par Joseph,
que Dieu doit lui donner une récompense
toute spéciale et l’honorer devant les
hommes. Il n’en est rien. La femme coupable a
le dernier mot. Potinerai se met en
colère ; il sacrifie Joseph et le
désigne aux yeux du monde comme un
être vil et ingrat. Ce qui nous étonne
c’est qu’on ne lui ait pas fait son
procès et que sa tête soit
restée sur ses épaules. La vie de
Joseph tenait à un fil. Que serait devenu le
royaume de Dieu sur la terre si ce fil
s'était brisé ? À vues
humaines il s’en faut de peu souvent pour que
l’histoire du peuple de Dieu soit interrompue.
L’avenir d'Israël est renfermé
avec Moïse dans ce petit coffret qui flotte
sur les eaux du Nil. Vienne un crocodile, vienne un
passant qui s’empare de la corbeille et
c’en est fait. Cinq cents ans plus tard tout
se concentre sur l’existence de David. Et
David est poursuivi, traque par Saul comme une
bette féroce ; pendant vingt ans il est
chaque jour en péril. Mais le fil ne se
rompt pas, quelque tenu qu’il soit. La
Providence peut se permettre des imprudences. Elle
sait ce qu’elle fait. Le fil tenu par la main
de Dieu est plus solide que les chaînes de
fer forgées par la main des hommes. Ne nous
inquiétons pas au sujet de Joseph.
Humainement parlant, il est destiné à
ne jamais sortir de prison. Potiphar avait le plus
grand intérêt à faire
disparaître son esclave ; il
était le dernier à désirer que
le prisonnier reparut au jour. Une main plus forte
que la sienne devait arranger l’affaire.
Combien de temps Joseph passa-t-il dans le
cachot ? Nous l’ignorons. Treize
années s'écoulèrent entre le
jour de l’achat et celui de la
libération, et Joseph resta deux ans en
prison après la sortie du panetier. Nous ne
savons pas depuis combien d'années il
était captif quand il expliqua les songes du
panetier et de l'échanson. Son avenir devait
lui paraître sombre et sans issue, et comme
sur la porte de l’enfer on aurait pu tracer
sur le seuil de la prison le vers du Dante :
"Lasciate ogni speranza voi ch'entrate. "
Quant au lieu de la captivité, l'écriture nous dit que c’était "la prison du roi". celle où l’on enfermait, non les petits voleurs, mais les hommes accusés de crimes contre la majesté royale. De vieilles inscriptions nous apprennent qu’ils étaient gardés plus étroitement, mais mieux tenus que les condamnés ordinaires. Cette prison était située près de temples magnifiques et de belles casernes, dans cette ville de Memphis qu'Ebers nous dit être appelée la ville des blanches murailles. C’est là que nous chercherons Joseph.
Dans quel esprit Joseph est-il entré dans
cette nouvelle phase de sa vie ? Il
s'était en quelque mesure attiré ses
souffrances précédentes, tandis que
son épreuve actuelle était la
récompense de sa fidélité au
devoir. C’est une leçon toute nouvelle
pour cet homme de foi. Il court le danger de douter
de son Dieu. Dix-neuf siècles plus tard, le
Sauveur a averti ses disciples à cet
égard. Heureux serez-vous, dit-il,
lorsqu’on vous outragera, qu’on vous
persécutera, et qu’on dira faussement
de vous toute sorte de mal à cause de moi.
Il a gravé ce mot heureux dans leur coeur.
Ne nous pressons cependant pas trop de prendre cet
encouragement pour nous quand nous avons à
nous plaindre de nos frères. Demandons-nous
d’abord si nous souffrons réellement
pour le nom de Christ et ensuite s’il n’y
a pas quelque fondement dans les plaintes
qu’on formule sur notre compte. Si nous
pouvons nous rendre le témoignage que nous
rentrons dans la catégorie de ceux que
Jésus appela heureux, alors consolons-nous
et chantons de joie fut-ce au milieu des larmes.
Nous ferons de merveilleuses découvertes,
car Jésus-Christ règne. Si la mort
vient avant notre réhabilitation,
n’importe, le ciel est le pays de la grande
rétribution. L'éternité
développera, expliquera et redressera les
affaires de ce monde.
Pour Joseph rien n'était expliqué.
Mais Dieu met toujours un rayon dans le coeur de
ceux de ses enfants qui souffrent pour la
vérité et une joyeuse assurance que
leurs ténèbres seront changées
en lumière. Des épreuves
exceptionnelles sont un honneur pour l’enfant
de Dieu ; elles prouvent que le Seigneur a
confiance en lui.
Le général place l’officier le
plus distingué au poste le plus
dangereux ; la mère de famille exige de
l’enfant dont elle a la plus haute opinion un
renoncement qu’elle ne réclame pas des
autres.
Des honneurs particuliers, des joies
spéciales sont plus tard la
récompense de l’officier et de la fille
dévouée, cela va de soi. Dieu ne
récompense-t-il pas bien mieux que les
hommes ? Ceux qui ont souffert pour la justice
comprendront un jour que Dieu ne se contente pas de
compter nos larmes, mais qu’il les essuie
lui-même de nos yeux et alors ils ne se
demanderont plus pourquoi il a fallu pleurer. Leur
bienheureuse expérience sera une
récompense suffisante. Mais ce n’est
pas seulement dans l'éternité que
Dieu accorde ses faveurs. La joie des martyrs au
milieu de leurs souffrances serait
incompréhensible s’ils n’avaient
pas senti d’une manière
particulière la présence divine. Plus
la position de Joseph était sans issue, plus
l’espoir lui était interdit, plus il
dut faire cette expérience bénie.
"Dans la sombre vallée je suis avec
toi."
"Il fut là en prison." lisons-nous au verset
20. Et
au
verset 21 : "L'éternel
fut avec Joseph et il étendit sur lui sa
bonté." Ce rapprochement est digne de
remarque. Les croyants seuls en comprennent le sens
profond. Sermo amantis barbarus est non
amanti a dit Bernard de Clairvaux. "Les paroles
de celui qui aime, paraissent une folie à
qui ne connaît pas l’amour." Ceci est
vrai déjà dans les affections
humaines. Le tendre langage de deux heureux
fiancés éveille la moquerie de ceux
qui ne comprennent pas le bonheur d’aimer.
Dans le domaine religieux dont parle St-Bernard il
en est de même. L’homme charnel dont
toutes les pensées sont pour ce monde ne
peut juger des choses spirituelles et il ne devrait
pas le tenter.
J’aurais honte pour ma part de donner mon
opinion sur la gravitation des corps
célestes, mes études ne m’ayant
pas conduit à m’occuper de cette
question. Que mon ignorance soit un mal, j’en
conviens ; mais puisqu’elle existe, le
silence est un devoir. De même ceux qui ne se
sont jamais préoccupés des choses de
Dieu, ne peuvent avoir la plus faible idée
de ce que Dieu est pour une âme qui
s’est donnée à lui, ni
comprendre comment il la soutient et lui fait
traverser joyeuse les circonstances les plus
difficiles. L’homme charnel s'étonne de
voir combien peu une âme, remplie de la
grasse divine, à besoin des biens de ce
monde. Il ne comprend pas comment Joseph,
après avoir traversé tant de luttes
et de déceptions, pouvait encore supporter,
joyeux, la vie solitaire et terne de la prison.
Mais celui qui sait que Dieu est la vraie vie de
l'âme comprend que Joseph a eu des
jouissances et des consolations intimes dont pas un
habitant de Memphis la superbe, ne pouvait se faire
une idée. Sa conscience lui rendait
témoignage qu’il était un enfant
de Dieu et lui garantissait un avenir bienheureux.
Les souffrances du présent n’avaient
d’autre but que de le préparer au
bonheur à venir. Dieu donne aux âmes
droites l’assurance que les
contrariétés d’ici-bas
s’expliqueront plus tard. Dans cette
pensée on peut vivre en paix. Celui qui
souffre injustement sait mieux que tout autre
qu’il est à l'école de la
grâce et que toute souffrance est une preuve
de l’amour de son Dieu. Le Seigneur lui montre
clairement que ce n’est qu'après avoir
été abaissé jusqu’au fond
de l’abîme qu’on peut être
élevé sur les purs sommets du bonheur
céleste. Je termine ces remarques en
transcrivant ici un hymne du poète
écossais, Horaires Sonar. Il est
intitulé : « Touché
par le maître ».
"La brise du soir soupire de douces
mélodies, et dans le bloc de marbre
sommeille une forme idéale, mais nul
n’entend, nul ne voit. Pour nous
révéler la musique et la
beauté il faut la main du maître.
— Oh Maître ! touche nos coeurs
pour leur faire livrer leur céleste
harmonie, touche nos âmes pour leur faire
reproduire ton image divine. N'épargne pas
les coups, sculpte et cisèle à ton
gré, achève ton oeuvre, Seigneur, et
sans te lasser poursuis le plan que tu as
formé à notre égard."
Nous ne pouvons clore ce chapitre sans faire
remarquer que Joseph a travaille dans la prison et
que ce travail a été, après
ses rapports avec Dieu, la source la plus pure de
son bonheur. Pour parler plus exactement,
c’est parce qu’il était un enfant
de Dieu qu’il a eu le désir de
travailler. Il a exposé ce désir
à Dieu et sans doute aussi au geôlier
de la prison.
"L'éternel fut avec Joseph", est-il
écrit. "Il le mit en faveur aux yeux du chef
de la prison. Et le chef de la prison plaqua sous
sa surveillance tous les prisonniers qui
étaient dans la prison ; et rien ne
s’y faisait que par lui. Le chef de la prison
ne prenait aucune connaissance de ce que Joseph
avait en main, parce que l'Éternel
était avec lui. Et l'Éternel donnait
de la réussite à ce qu’il
faisait." - Il devait y avoir beaucoup de besogne
dans cette prison ; des livres de comptes
à tenir, une surveillance à exercer,
des détenus à visiter
séparément, une correspondance
à faire. Tels furent les devoirs de
Joseph.
Comment le chef de la prison en vint-il à
lui confier de telles charges ?
Peut-être reconnut-il son innocence ?
Mais cela n’aurait éveillé chez
lui que de la pitié. Joseph dut lui donner
des preuves de sa capacité et de son amour
pour le travail. Le jeune prisonnier se fut-il
contenté de pleurer, de prier, de raconter
ses malheurs, d’avoir l’air aigri, se
fut-il borné à philosopher sur les
dispensatrices de Dieu et à faire une
élégie sur son triste sort : se
fut-il appliqué comme d’autres captifs
à apprivoiser des souris ou des
araignées, il n’aurait pas
attiré l’attention du geôlier. On
ne s'arrête pas auprès des gens
aigris. Joseph devait avoir dans la prison un
regard aimable et lumineux. Il a probablement
demandé à son chef de lui permettre
de l’aider. Celui-ci s’est vite
aperçu que l’ouvrage se faisait
à souhait. Il devina qu’une main
puissante conduisait Joseph, il en fit son homme de
confiance. Joseph eut bientôt sur les bras
autant d’ouvrage qu’il voulait et
n’eut pas de temps à donner aux regrets
inutiles ; il fut aussi traité avec
douceur. Tous deux, le chef et le prisonnier se
trouvèrent bien des mesures prises.
Ne pas occuper les détenus est une chose
inique. On croyait bien faire, il n’y a pas
longtemps, même en pays chrétiens, en
les laissant agglomérés sans aucun
travail. La prison, dans de telles circonstances,
est une école de vice et de
grossièreté. Maintenant on a reconnu
que les condamnés étaient des hommes
et devaient être mis, par un travail
régulier, en mesure de redevenir des membres
utiles de la société. Il y a encore
cependant de grands progrès à
accomplir dans ce domaine. Joseph n'était
pas un moine ou un ermite paresseux. Il montre que
l’homme, s’il entretient avec son Dieu
des rapports normaux, est aussi en rapport avec le
monde. Un homme pieux doit être un membre
utile de la société.
L'indifférence pour les affaires terrestres
est un signe de maladie spirituelle. J’ai
connu des paysans qui discutaient des
matinées entières sur la
prédestination ; pendant ce temps,
leurs pommes de terre gelaient dans les champs.
J’ai connu des hommes qui voulaient
éteindre un incendie par la prière
tout en laissant de cote la pompe à feu.
J’en connais d’autres qui croient
guérir par des psaumes et des cantiques et
violent les lois les plus
élémentaires de l'hygiène dans
leurs propres demeures. Il ne manque pas de
caricatures de la piété. Les pieux
voleurs sont en réalité plus rares
que les rochers qui marchent. Ou bien ils ne sont
pas des voleurs, ou bien ils ne sont pas pieux.
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