Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

CHAPITRE IX

UN HOMME QUI ACCOMPLIT SON DEVOIR

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Genèse XXXIX. 1-6.

1. Ce qui saute aux yeux.

 Un philanthrope hollandais fit construire une fontaine couverte au bord d’une route sur laquelle passaient journellement des centaines d’ouvriers. L’eau était pure et abondante, et des gobelets irréprochablement propres invitaient les passants à se rafraîchir. Au bout de quelque temps, on informa le donateur que son oeuvre prêtait le flanc à de nombreuses critiques. Le style de la fontaine était défectueux, elle n’était pas à la bonne place, bientôt elle serait tarie, etc. Le philanthrope, pour toute réponse, demanda si les passants faisaient usage de l’eau qu’il avait mise à leur disposition. On put l’assurer que journellement une foule de travailleurs se pressaient à l’entour, s’y rafraîchissaient avec délices et bénissaient leur bienfaiteur. Celui-ci sourit : "Mon but est atteint, dit-il, laissez causer les gens, leur critique m’est absolument indifférente."

Il avait raison, et c’est ainsi qu’on devrait juger les hommes, les chrétiens en particulier. Le monde vous critiquera, il dira que vous êtes arrière, étroit, que votre piété est exagérée, vos intentions incompréhensibles, qu’importe, pourvu qu’on dise également de vous que vous êtes fidèle à votre devoir et que votre influence est bénie pour votre entourage.

Je voyageais un jour dans un train en compagnie d’hommes qui m’étaient inconnus, mais qui passaient pour être des libéraux éclairés. Malgré leur libéralisme, ils ne ménageaient guère dans leur conversation leurs concitoyens piétistes. J’aime à croire qu’ils les calomniaient, car ils blâmaient l’indélicatesse de l’un, l’entêtement de l’autre, la mauvaise langue du troisième. Leurs méchants propos atteignirent enfin un certain négociant ; à ce moment l’un d’entre eux se dressa dans le wagon et s’écria : "Vous savez que je suis un libéral de la plus belle eau et que X. est un piétiste, néanmoins, que personne ne dise rien contre lui en ma présence. S’il y avait dans la ville cent hommes comme lui, les choses iraient mieux qu’elles ne vont." Aucun des assistants ne protesta contre cette affirmation ; leur silence fut un bel éloge adresse à cet homme qui, à ce que j’ai su depuis, rendait à l’occasion un courageux témoignage de sa foi, mais qui prouvait par sa conduite surtout, qu’il voulait être la lumière et le sel de la terre.

La Bible nous montre à chaque page que les meilleurs serviteurs de Dieu sont aussi les plus zèles serviteurs de leurs frères. Voyez Moïse, "qui était fidèle dans toute la maison de Dieu" ; voyez Daniel, le gouverneur agréable à Dieu et aux hommes ; voyez enfin St-Paul, qui a contribué plus puissamment au bien de l’humanité que tous les philosophes, les législateurs et les philanthropes réunis. Dans toute la suite du récit sacré nous retrouvons une série ininterrompue d’hommes et de femmes qui ont trouvé que la piété est utile à tout, ayant les promesses non seulement de la vie qui est à venir mais aussi de la vie présente.

Vous glorifierez le nom de votre Père céleste, vous rendrez ce nom précieux pour ceux qui ne le connaissent pas encore, dans la mesure où vous prouverez que le christianisme a fait de vous un membre béni de la famille. Quelle que soit votre position, montrez que votre foi vous rend fidèle à l’accomplissement de votre devoir, que vous êtes bon patriote, ami sûr. Les paroles, les sentiments, les témoignages rendus à la tribune ou par écrit, ne sont rien. La cuisinière qui gaspille les provisions de ses maîtres ou brûle du gaz inutilement en se disant que cela importe peu, du moment que son salut est assuré ; le pasteur qui néglige la préparation de ses sermons en se figurant que pourvu que Christ soit annoncé, la forme importe peu ; l’industriel qui donne des traités à ses ouvriers, mais ne fait rien pour améliorer leur condition ; le professeur qui compose un livre excellent sur l’oeuvre de la rédemption, et qui pour sa femme et ses enfants est un poisson muet ou un tyran ; tous ces chrétiens-là serviraient mieux les intérêts du royaume des cieux en n’ayant jamais le nom de Dieu à la bouche.

Heureux celui dont toute la vie prouve que l'Évangile est la vraie source de la liberté, de la fidélité, de l’amour, du bonheur. Celui-là, qu’il soit homme ou femme, savant ou agriculteur, patron ou ouvrier, souverain ou manoeuvre, est un témoin de Dieu sur la terre. Notre récit nous montre un esclave libre comme un roi parce qu’il est fidèle devant Dieu. Joseph n’est pas étranger sur la terre d’exil, parce que la source céleste que nul pouvoir humain ne peut faire tarir, jaillit pour lui. C’était là un réformateur capable de renouveler la face du monde, si le monde eut fait attention à lui.


2. Quand tu jeûnes, lave ton visage.

 La terre étrangère, quelque belle qu’elle soit, ne saurait jamais devenir une patrie ; c’est là ce que Joseph apprit par expérience. L'Égypte était un paradis terrestre et le palais de Potiphar devait être un chef-d’oeuvre d’architecture ; les beaux vêtements, la bonne chère ne manquait pas au jeune homme ; néanmoins, toute la splendeur de Memphis ne lui faisait pas oublier les montagnes de Canaan ; il était seul, nul ne devinait ses regrets, les désirs de son coeur, nul ne connaissait sa foi, ses affections, ses espérances.
Seul, le Dieu qu’il servait et qui veillait sur lui, lisait dans son coeur et savait que son pauvre enfant éprouvé avait besoin de consolation.

Il y a dans la Bible une parole particulièrement douce : "Dieu ne permettra pas que vous soyez tentés au-delà de vos forces." Cette promesse est vraie pour tous ceux qui veulent croire, bien qu’elle paraisse parfois une ironie à ceux qui de loin contemplent certaines positions. La tentation d’Abraham lorsque Dieu lui ordonna d’immoler Isaac, n’était-elle pas trop forte ? David avait-il vraiment assez de constance pour se laisser pendant des années traquer comme une bête fauve par Saul ? Le malheur de Job ne passa-t-il pas la mesure ? Ces hommes pourtant ne se sont pas suicidés, ils n’ont même pas perdu leur confiance en Dieu et tous auraient été heureux de rendre témoignage à la vérité de la promesse divine.

Parmi mes lecteurs, il y en a sans doute beaucoup qui ont subi des épreuves qui les faisaient frissonner eux et leur entourage, et qui néanmoins n’ont pas été au-dessus de leurs forces tant que leur foi a tenu bon. Au jour de la tempête, le Dieu qui sonde les coeurs comme seul le Créateur peut le faire, leur a donne un secours mystérieux qu’ils ne soupçonnaient pas jusqu’alors. Dans des situations intolérables en apparence il a porté notre fardeau. Il nous a montré par les rayons inattendus qu’il faisait briller sur notre route qu’il pensait à nous et nous bénissait.

Non le jeune homme isolé dans la maison de Potiphar, associé à cette tourbe bigarrée, immorale, plongé dans une existence ou le coeur réclame en vain ses droits, ne se perdra pas. Tous les moyens ordinaires d’édification lui font défaut ; il n’a à sa portée ni culte, ni Bible, ni église, ni conducteur spirituel, ni encouragement d’aucune sorte ; il n’a que la communion directe avec son Dieu et cela lui suffit. Deux choses lui sont restées et l’ont sauvé : la prière et le travail. Il a compris que Dieu avait vu ses larmes et voulait éclairer sa route.

Pour que Dieu vienne en aide à Joseph il est indispensable que Joseph se laisse aider de la manière que Dieu jugera être la bonne. Beaucoup de chrétiens affligés gâtent leur position parce qu’ils décident par eux-mêmes quel secours Dieu doit leur envoyer. Leur enfant, par exemple, est malade, Dieu doit le guérir ; leur honneur commercial est compromis, il doit le leur rendre. Mais non, Dieu a pour les relever d’autres moyens, et pendant qu’ils s’obstinent à n’attendre le secours que d’un côté, ils ne voient pas la main miséricordieuse qui se tend vers eux à l’opposite, et par conséquent ils négligent de la saisir.

Si Joseph avait fait comme eux, il serait resté dans les ténèbres. S’il avait estimé qu’il était indigne d’un enfant de Dieu d’être l’esclave d’un païen, si dans toutes ses prières il avait demandé à Dieu de le délivrer naturellement ou par un miracle, il n’aurait pas été secouru.

Dieu n’a pas d’ordre à recevoir de nous. Si nous lui prescrivons de venir de l’Orient, il jugera peut-être précisément à propos de venir de l’Occident. Joseph n’est ni volontaire, ni obstiné ; dans ses prières il ne trace aucun plan a Dieu, il se borne à lui dire : "Seigneur, aide-moi comme tu le jugeras bon, fais moi goûter ton amour, sentir ta présence ; en ce qui concerne mon avenir, je suis tranquille. Donne-moi aujourd’hui la lumière, la sagesse, la joie, la force. Demain je viendrai de nouveau te demander les mêmes grâces."
Qu’ils sont insensés ceux qui exigent sans cesse des garanties pour des difficultés que l’avenir seul pourra résoudre et qui n’existeront peut-être jamais, parce que les circonstances auront changé. La sainte simplicité en revanche reçoit avec une joyeuse reconnaissance les biens que le Seigneur lui accorde aujourd’hui, elle a la ferme assurance que sa table est assez abondante pour la nourrir demain de la même manière. C’est ainsi qu’on devient capable de traverser les temps les plus difficiles. L’âme affamée et suppliante est rassasiée de la manne, mais lorsqu’elle se laisse envahir par la crainte de voir le lendemain le ciel tomber et l’écraser, la manne déjà entre ses lèvres est empoisonnée. Redeviens enfant, o coeur critique et soucieux :

Pour aujourd’hui,
Comptons sur lui.
Il nous garde,
Il nous aime,
Quant à demain,
Sa bonne main,
Y pourvoira de même.


Telle était la foi de Joseph, il faisait de son mieux et Dieu naturellement ne trompa pas son attente. Il le mit dans une position propre à faire valoir ses forces et ses aptitudes. Joseph, de son côté, savait qu’un croyant doit faire tous ses efforts pour développer ses facultés dans la place ou il se trouve, que les circonstances de sa vie soient ou non conformes à ses goûts. S’il se fut borné à gémir et à se lamenter sur les impies qui l’entouraient, s’il avait accompli son devoir avec aigreur parce qu’il y était obligé, et dans la mesure seulement ou il y était obligé, il se serait enfoncé dans le bourbier et aurait contribué à alourdir l’atmosphère paludéenne qui régnait autour de lui. Longtemps avant que le Seigneur eut dit : "", Joseph suivait ce précepte, jouissant avec reconnaissance des biens mis sur sa route, et surtout de la confiance que lui témoignait son maître. Il ne s’écriait pas sans cesse entre deux soupirs : "À quoi bon ces faveurs, je n’en suis pas moins esclave !" Il n’était en rien semblable à ces saints aigris qui ne cessent de chanter des complaintes sur la corruption du monde, qui méprisent tout ce qui se fait sur la terre uniquement parce que cela est terrestre, qui croient montrer leur piété en disant qu’ils sont sous le joug. Non, les chrétiens ne sont pas des chattemites ; comme Joseph, ils font l’oeuvre qui leur est assignée avec entrain, amour et enthousiasme, et ils savent par expérience que, dans ces conditions, Dieu répand sur leur travail la paix et la joie.

Joseph s’est donc mis à l’oeuvre avec ardeur, il y a mis toute sa force et tout son zèle, il a compris que mieux vaut travailler que raisonner, qu’il est plus sain pour le corps et pour l’âme de déployer de l’activité physique que d’écrire des tragédies, voire même des tragédies pieuses. Il envisageait sa tache journalière comme si Dieu la lui avait directement assignée et comme si c’était à lui qu’il dut en rendre compte. C’est là le seul véritable aspect sous lequel nous devons considérer notre activité terrestre. La prière dans de telles conditions nous pousse au labeur et le labeur nous ramène à la prière ; ou, mieux encore, prier et travailler devient pour nous la même chose, et nous accomplissons la recommandation de l’apôtre : "Priez sans cesse."


3. Le travail dans la maison de Potiphar.

 Les savants se sont livres à une foule de suppositions sur la nature du travail que Joseph avait à accomplir dans la maison de Potiphar. Son maître est appelé le chef des gardes, il était donc le pacha de la troupe qui environnait le trône de Pharaon et qui exécutait les sentences royales. Était-il un maître aussi aimable qu’on l’a quelquefois prétendu ? Je me permets d’en douter. Dans les cours orientales on ne choisit pas en général pour un semblable poste des âmes douces. Le fait qu’il honora Joseph de sa confiance parle simplement en faveur de sa clairvoyance et de sa connaissance des hommes. C’était là pour lui la meilleure manière de veiller à ses propres intérêts. En se bornant âpres l’acquisition d’un tel serviteur à manger et à dormir sans se faire de souci, il prouve simplement qu’il était un paresseux. D’innombrables orientaux ont la funeste coutume de se déshabituer du travail et de la réflexion quand ils savent leurs affaires en de bonnes mains. Potiphar n’était pas un Bismarck. Le christianisme seul a donné au travail ses lettres de noblesse.

Potiphar n’était pas non plus ce que les Anglais appellent un gentleman. Lorsque plus tard sa femme calomnie Joseph, il le fait jeter dans une prison. S’il avait cru à la parole de sa femme, s’il n’eut pas soupçonné la vérité, il eut sans doute déféré Joseph au bourreau. L’honneur de sa noble maison lui interdit d’exposer sa femme au pilori. Joseph doit donc être sacrifié. N’est-ce pas ainsi que les choses se passent trop souvent ?
En un mot, nous pensons que Potiphar n’était ni meilleur ni pire que la plupart des pachas qui ont vécu avant et après lui sur les rives du Nil.

Sa personnalité n’est donc pour rien dans la célébrité qu’il a acquise. Quiconque, comme Joseph, servait le chef des bourreaux avait sans cesse au-dessus de sa tête une épée suspendue à un fil. Un accès de mauvaise humeur du maître, une habile calomnie d’un serviteur envieux, pouvait trancher ce fil et tel eut été le cas en effet, si Joseph n’eut pas été dans la main de Dieu. Il ne prospérait donc pas lui-même, mais la prospérité l’accompagnait, ce qui est assurément une cause de bonheur, néanmoins cette joie était mêlée de beaucoup d’amertume.

Potiphar n’a pas fait immédiatement de Joseph l’intendant de tous ses biens, le jeune homme a dû remplir d’abord des emplois inférieurs.
L’intelligent Égyptien comprit bien vite qu’il avait un serviteur à la fois très capable et très fidèle. La Bible nous apprend aussi qu’il avait découvert la source à laquelle Joseph puisait sa force, sa sagesse, sa sérénité. Il avait compris que Jéhovah était avec Joseph, parce que Joseph marchait avec lui ; aussi accorda-t-il à cet étranger une confiance illimitée et lui abandonna-t-il tout ce qu’il possédait. Avec un autre, cette abdication complète eut pu avoir de fâcheuses conséquences.

La caste des guerriers avait en Égypte de vastes possessions territoriales et le chef des gardes doit en avoir eu sa large part. Joseph était donc vraisemblablement chargé de la régie du domaine, il levait la dîme, l’encaissait, la faisait valoir. Ceci était une préparation excellente pour la charge importante dont il fut plus tard revêtu par le roi. "Au milieu des instruments d’agriculture et des produits du sol qui sont représentés sur les tombeaux égyptiens, nous voyons souvent un régisseur qui inscrit les résultats de la récolte. Dans un tombeau près de Kum el Ahmaar nous voyons même le cabinet de l’intendant avec tous ses accessoires." (Ebers).

Joseph était donc inspecteur du domaine de Potiphar, ou quelque chose d’analogue. En tous cas, il était aussi fidèle que capable. C’est une belle chose, lorsque la fidélité et le talent sont associés ; tel est rarement le cas. Trop souvent les habiles se laissent séduire par leur propre coeur ou par des insensés qui les flattent et ils se figurent qu’ils pourront arriver au but sans peine et sans honnêteté. Ils croient traverser la vie en jouant et s’enfoncent dans le bourbier. En revanche, ceux qui sont fidèles réussissent toujours dans l’accomplissement de leur tache, pourvu qu’ils l’aient entreprise avec discernement. J’ai beaucoup vécu, mais je n’ai jamais vu un homme consciencieux n’être pas regretté après sa mort. Tous ceux qui connaissent la nation juive n’ignorent pas qu’elle a fourni un noble contingent d’hommes distingués, mais ils savent également que la loyauté n’est pas la qualité dominante de ce peuple. Abraham, Moïse, David est à la fois pieux et honnêtes, mais ils sont une exception. De nos jours encore, les Juifs font servir leurs talents à leur propre profit et on les accuse de chercher avant tout à exploiter leurs semblables.

J’avais parlé dans une conférence de l’avenir glorieux d’Israël auquel je crois, puisque je crois aux prophéties. Pour éviter des malentendus, j’avais ajouté néanmoins : En attendant, les Juifs sont maudits par les autres peuples, et sont pour eux une malédiction. Les Juifs ont trouvé cela mauvais car ils sont très susceptibles. Ils m’ont même fait comparaître devant le juge de paix, ce qui naturellement a tourne a leur confusion, car ce que j’avais avance était, non une calomnie, mais le simple énoncé d’un fait historique. Je n’offenserai pas davantage un français en affirmant que ses compatriotes ont été les pères de la révolution. Je ne suis d’ailleurs nullement ennemi des Juifs et j’ai souvent dit en public et en particulier que si les chrétiens pratiquaient plus fidèlement les vertus juives, la tempérance, l’économie, l’activité, la sanctification du jour du repos, etc., l’équilibre financier entre les deux races se rétabliraient. Je ne puis changer les faits. Le peuple juif est malade parce que ses aptitudes remarquables sont au service d’un froid égoïsme.

Le talent n’a de valeur devant Dieu, il n’est une bénédiction véritable pour le monde et pour celui qui le possède que lorsqu’il est joint à l’honnêteté. Cette honnêteté est une vertu religieuse qui a sa source unique dans les rapports intimes de l’âme avec Dieu.


4. Libre et intègre.

 La fidélité au devoir et la liberté sont deux frères jumeaux, si on comprend bien ce qu’est la liberté. Celui-là seul est vraiment libre qui n’a qu’un seul maître : Dieu, et qui se soumet volontairement à lui.

Être libre ce n’est pas s’affranchir de toute obéissance. Sont-ils donc libres ces viveurs, ces buveurs, ces avares, qui ne reconnaissent l’autorité d’aucune loi, d’aucun Dieu, d’aucun homme et ne songent qu’à satisfaire leurs passions ? Un enfant même sait qu’ils sont esclaves. Est-il son propre maître celui qui ne pense qu’à adopter l’opinion publique ou à rester d’accord avec les gens influents de son voisinage ? Non, il est esclave. Servir Dieu, là seulement est la liberté. Tous ceux qui veulent se soustraire à son pouvoir peuvent être achetés à un prix plus ou moins élève. Quiconque se vend, que ce soit pour un titre, pour une bouteille d’eau-de-vie, ou pour une charge publique n’est plus libre.

L’accord avec Dieu est-il votre premier, votre dernier souci, est-il la pensée dominante de votre vie et lui subordonnez-vous tout le reste ? Alors vous êtes libres, même dans la plus humble position. Joseph, bien qu'esclave, était affranchi ; la femme de son maître dut l’apprendre bientôt. Joseph était libre dans la prison, aussi libre que lorsqu’il devint le chancelier de Pharaon.

Quiconque cherche son idéal de liberté ailleurs que parmi les bêtes sauvages reconnaît que celui-là seul est libre qui n’écoute que la voix de la conscience et de sa conviction, ce qui revient au même qu’obéir à Dieu. Luther était sans contredit l’homme le plus libre de l’univers lorsque seul à Worms il bravait le monde en s’écriant : "Me voici, je ne puis autrement." L’empereur, en revanche, était un esclave, car il s’inquiétait infiniment moins des droits de la vérité que des conséquences qu’aurait sa décision. En résumé, l’homme le plus pieux est le plus libre ; il peut braver toutes les puissances parce qu’il n’obéit qu’à un Maître, celui du ciel, dont la voix est en harmonie avec celle de la conscience ; c’est cet accord parfait avec lui-même qui constitue la liberté de l’homme.
Il va sans dire que cet homme libre sera en même temps intègre sur tous les points. Car l’homme intègre est celui qui fait tout en regardant à Dieu et ne cherche que sa volonté. Il n’a qu’un spectateur, qu’un auditeur, qu’un critique : son Dieu.

Être intègre ce n’est donc pas seulement respecter le bien d’autrui, tenir ses promesses, être fidèle à ses affections ; tout cela n’est que le petit côté de la question. Le fond de la chose est ceci : employer les dons que Dieu nous a confiés conformément à sa volonté, sans nous inquiéter du blâme ou de la louange des hommes.

Les facultés et les dons les plus nobles n’ont en eux-mêmes aucune valeur morale. St-Paul, le plus vaillant des serviteurs du Seigneur, ne dit-il pas : "Je rends grâces à Jésus-Christ, notre Seigneur, de ce qu’il m’a jugé fidèle." Voilà pour lui l’essentiel. Il ne dit pas : "Je rends grâces à Dieu de ce qu’il m’a donne de grands talents, le pouvoir de faire des miracles, une éloquence persuasive" non, il rend grâces d’avoir été juge fidèle. L’âme fidèle, fut-elle réduite à faire preuve de ses sentiments par les actes les plus insignifiants, est le vase dans lequel le Dieu éternel peut et veut verser toute la plénitude de ses richesses. La fidélité dans les petites choses que notre Sauveur nous présente comme si importante nous rend capables d’occuper le poste le plus élève, à savoir celui d’enfant de Dieu. En face de ce privilège tout est petit ; les travaux d’un empereur comme ceux d’un écolier. Que l’empereur et l’écolier accomplissent leur tache avec une soumission absolue à Dieu et alors ils grandiront devant lui.

Notre position n’est donc pas celle-ci : faire d’une part ici-bas notre devoir parce qu’il le faut sous peine de mourir de faim ou de perdre notre réputation ; d’autre part, travailler à devenir un enfant de Dieu. Cette conception peut être conforme aux opinions catholiques, mais elle est une abomination aux yeux de quiconque connaît l'Évangile. Le chrétien se dit : Où que je sois placé, je suis au service de Dieu et j’accomplis son oeuvre en accomplissant ma tache. Je contribue donc pour ma part à la conservation de l’humanité et à la bonne marche du monde. Je jouis du plus grand des honneurs, celui d’être un serviteur de Dieu.

N’est-ce pas là une pensée consolante, propre à adoucir les eaux les plus amères ? Notre monde a besoin de semblables pensées pour ne pas se dissoudre. Sans ce sentiment, la vie est pour la plupart des hommes très lourde, très ennuyeuse, souvent les deux choses à la fois, surtout a notre époque qui pratique si largement le travail divisé et mécanique. Le célèbre américain George, écrivait ceci : "Si un homme, avant sa naissance, pouvait choisir entre ces deux alternatives : être un habitant de la Terre de feu en Australie ou faire partie des basses classes dans notre civilisation tant vantée, il agirait sagement en choisissant la première." Ceci est une affirmation exagérée et empreinte d’étroitesse ; mais voici en quoi elle est vraie. Le travail actuel est pour des millions d’êtres très monotone et abrutissant tout en étant fort peu rétribué.

Anciennement, lorsque la plupart des hommes étaient des cultivateurs, la vie était infiniment plus intéressante, car le travail était très varié. Le bédouin dans le désert à une existence bien préférable à celle du facteur qui parcourt journellement trois ou quatre fois les mêmes rues. Il ressemble à une montre qui, constamment remontée, suit toujours la même marche. Le bédouin, en revanche, vit sous la libre voûte du ciel ; il soigne, il élève des chameaux, des moutons, des génisses ; il plante des palmiers, creuse des puits, va à la chasse, etc. Peut-être est-il pauvre, mais à coup sûr son travail lui procure de la satisfaction.

Que sont, en revanche, les ouvriers de fabrique ? Chacun d’eux, en le considérant au point de vue extérieur, n’est qu’un rayon d’une des petites roues d’une immense machine. Comment un homme qui, heure après heure, jour après jour, semaine après semaine, ne fait que coller des estampilles ou chauffer une chaudière, peut-il trouver de la satisfaction à son travail ? Cela n’est possible que s’il est convaincu que c’est le Dieu d’amour qui lui a assigné un tel poste et veut le trouver fidèle dans les petites choses pour lui en confier un jour de grandes. De cette façon l’insupportable devient supportable, car le malheureux se dit : Le jour approche où le travail terrestre prendra fin, où le vêtement passager tombera et où l’âme éprouvée obtiendra le premier rang ; alors retentira cette parole : "Cela va bien, bon et fidèle serviteur ; tu as été fidèle en peu de choses, je te confierai beaucoup."

Du reste, comme je l’ai déjà dit, l’intégrité reçoit ici-bas déjà sa récompense. L’homme intègre à un coeur joyeux et une bonne conscience, ces biens souverains, et il moissonne ce qu’il a fidèlement semé. "Chaque homme est à la fois son propre ancêtre et son propre héritier ; il combine et crée son avenir ; il hérite de son passé" a dit spirituellement le Dr Hodgett.

Il peut arriver, et le fait se produit souvent, que la plus grande intégrité soit, sur la terre, récompensée par l’injure, la honte ou la misère. Tel fut le cas des martyrs qui, pour leur fidélité à l'Évangile et à leurs semblables furent tourmentes et massacres. Joseph fit une expérience pire encore, comme nous le verrons bientôt, mais cette considération ne l’a nullement arrêté.

L’éternité sera assez longue pour que Dieu puisse assigner sa part à chacun de ses enfants ; d’ailleurs ceux-ci ont, même dans la douleur, le coeur plus joyeux que ceux qui n’ont travaillé que pour eux-mêmes. Joseph était plus heureux dans sa prison, que Potiphar et sa femme dans leur palais, car il restait en communion avec Dieu.

Apprenons donc à considérer toutes nos occupations terrestres comme grandes et saintes et à servir Dieu par elles. De cette manière nous serons utiles aux autres et notre vie entière sera un culte. Ne perdons jamais de vue celui qui nous contemple toujours, que nous soyons à notre établi ou sur les bancs de l’église. Alors nous n’aurons plus deux dieux, un pour la semaine et l’autre pour le dimanche. Ce sont tous des hypocrites conscients ou inconscients, ceux qui demandent à Dieu de les sauver et ne lui permettent aucun contrôle sur leurs affaires terrestres. Spurgeon a dépeint cette tendance d’une manière incisive dans le dialogue suivant : un épicier dit à son apprenti : - "Bon, avez-vous mis de la chaux dans la farine ?" - "Oui, monsieur." - "Avez-vous mis du sable dans le sucre ?" - "Oui, monsieur." - "Avez-vous mis des petites pierres dans le café ?" - "Oui, monsieur." - "Très bien, tout est en ordre, nous pouvons donc aller à l’église."

Le lecteur rit et se dit : Voici qui est bien anglais. Ces gens-là usent leurs jambes à force d’aller à l’église et avec cela ils trompent et mentent à coeur joie. En effet, beaucoup d’Anglais peuvent ressembler à ce type. L’épicier allemand qui donne des ordres semblables ne prend pas la peine d’aller à l’église, et quant à son apprenti, il va à la brasserie ; mais ne sont-ils pas nombreux dans les pays chrétiens et parmi les hommes de toutes les classes ceux qui n’ont qu’un Dieu du dimanche et sont eux-mêmes leur dieu dans le comptoir, le magasin ou l’atelier. Oh ! liberté, intégrité ! vous êtes de grands mots, compris de ceux-là seuls qui s’inclinent devant Dieu.

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