Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

CHAPITRE VIII

LE MARCHÉ DES ESCLAVES

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Genèse 39 : 1.

1. À vendre.

 J’ai devant moi l’ouvrage du célèbre égyptologue Ebers, sur l'Égypte et les livres de Moïse. Le savant y reconnaît, à ma grande joie, que l’histoire de Joseph n’offre pas la moindre invraisemblance quant aux moeurs de ces temps reculés. Le récit biblique nous peint exactement la cour des Pharaons à l’époque la plus brillante de leur règne.
Les détails sur le commerce des esclaves appartiennent également à l’antiquité et à la vie moderne égyptienne. Ebers raconte l’histoire d’un jeune berger, qui, enlève par des marchands arabes, il y a une quinzaine d’années, fut transporté au Caire dans un sac de caoutchouc. Là, le gouvernement l’acheta et en fit un tambour. Saad, c’était le nom de l’esclave, accompagna Baker aux sources du Nil et lui rendit les plus grands services. En parcourant le volume d’Ebers, j’eus un instant la tentation de faire, moi aussi, de l’archéologie, de disserter sur l’esclavage aux temps des Pharaons, de citer des papyrus, de parler des hiéroglyphes et de me permettre quelques remarques critiques à propos de Joseph, mais je résistai héroïquement. Que d’autres se servent des découvertes des savants pour embellir leurs propres ouvrages, je ne m’y oppose pas. Pour moi je me bornerai à chercher dans la Bible ce que St-Paul y voyait quand il écrivait : "Toute écriture est inspirée de Dieu et utile pour enseigner, pour corriger, pour instruire dans la justice afin que l’homme de Dieu soit accompli et propre à toute bonne oeuvre." (2 Pierre 3. 16, 17)
Efforçons-nous donc de pénétrer le sens intime du récit.

La caravane qui emmène Joseph laisse le désert derrière elle. Elle passe l’isthme de Suez qui, avant que M. de Lesseps eût creusé le canal, était comme un pont jeté entre l’Asie et l’Afrique. Un pays plus fertile se laisse deviner. Les chameaux redressent la tête et leurs naseaux frémissent en pressentant des sources rafraîchissantes. Les hommes eux-mêmes sont animés d’une vie nouvelle en quittant les déserts sablonneux. Voici l'Égypte, terre privilégiée, jardin de Dieu, mais aussi pomme de discorde des nations, sol arrosé plus que tout autre du sang des hommes jaloux de le posséder.

Notre caravane remonte la vallée du Nil. Le grand fleuve est sème de voiles innombrables et ses bords sont couverts de villes et de villages. Le pays est sillonné de canaux jusque sur les confins du désert car, déjà à cette époque, quand la plus grande partie de la terre était inhabitée, l'Égypte était renommée pour son agriculture. Nos Ismaélites arrivent à la capitale du pays, à Memphis sans doute. C’est la résidence du roi. Un ministre de l’importance de Potiphar ne pouvait habiter que dans le voisinage du souverain.

À peine arrivé, Joseph est conduit à la marche d’esclaves. Une nourriture fortifiante et un bain réparateur ont fait disparaître toute trace des fatigues du voyage. Il se présente bien ce beau jeune homme. Autour de lui sont des nérés d'Éthiopie, de charmantes filles enlevées en Asie ou vendues par d’indignes parents, des prisonniers de guerre, des naufrages de tous pays qui, pousses sur les rives de l'Égypte, ont été captures par les habitants des cotes et amènes sur ce marché ou ne manquent jamais les riches acheteurs.

Parmi ces pauvres gens, les uns attendent leur sort avec une indifférence bestiale, d’autres grincent des dents et maudissent les marchands, d’autres rient et badinent pour se distraire et chasser l’amertume de leur coeur. Les riches bourgeois de Memphis passent et repassent entre les groupes, regardent et palpent la marchandise humaine. Ils se font amener les jeunes gens et les jeunes filles et leur font exécuter divers mouvements pour éprouver leur force. On s’entretient du plus ou moins de valeur de ces malheureux. On se demande à quels services ils sont propres. Les choses se passent comme sur une marche de bestiaux. Que le noble coeur de Joseph a dû souffrir ! Quelle chose horrible que d’être vendu !
Déjà plus d’un Égyptien a abaissé son regard sur le jeune Israélite, mais pour l’un il est trop faible, pour l’autre trop cher. Enfin voici un personnage important. Il parait dans le marché entouré de serviteurs, et ses yeux s’attachent avec persistance sur Joseph. Potiphar ne cherche pas une bête de somme, il désire acheter un homme intelligent, un homme qui l’aidera dans ses affaires, un homme qui ait de la tète ; l’expression sérieuse et réfléchie, les yeux intelligents du jeune Hébreu, disent au ministre de Pharaon qu’il a trouvé ce qu’il cherche. Le marché est vite conclu, car Potiphar ne regarde pas à la dépense et au moment où la dernière pièce d’argent tombe dans la main du marchand, Joseph devient la propriété du gouverneur.

Le coeur tremblant et la tête basse, le jeune esclave suit son maître dans son palais. Il entend les autres serviteurs, hommes et femmes, faire des remarques à son sujet. Il s’assied à table avec eux ; les melons d’eau, les poissons, la viande, les légumes et le pain abondent, mais la sympathie fait défaut. Aucun regard bienveillant ne cherche le sien. Il est seul, horriblement seul, abandonne sur cette terre qui n’est pas sa patrie. Il songe aux tentes de Jacob sous les palmiers d’Hébron, il voit en esprit son vieux père, il croit entendre ses cris : "Où est Joseph, mon fils ?" De grosses larmes remplissent ses yeux, et le pain lui semble empoisonné O pauvre enfant isolé ! Oui, la situation est dure ; personne à qui raconter son malheur, personne qui puisse le comprendre. Il entend des bruits de voix qui ne sont que de vains sons pour lui. Cependant nous savons qu’il n’est pas malheureux. Une lumière éclaire ses ténèbres. "Quand je marche dans la vallée de l’ombre de la mort, tu es avec moi."


2. Je suis dans les mains de mon Dieu.

 Le pauvre enfant avait passé dans bien des mains pendant les dernières années : dans celles de son père, de ses frères, des Ismaélites, de Potiphar et des esclaves de celui-ci. Mais ceci n’est que le côté extérieur de la question. Joseph était un homme de foi. Il savait qu’aucune de ces mains ne pouvait s’élever contre lui sans la permission de Dieu. Il savait qu’il n’était qu’en apparence au pouvoir des hommes, mais qu’en réalité Dieu disposait de lui, et son âme était en paix. La route arrosée de larmes qu’il devait suivre était une route sure. Il ne l’avait pas choisie ; son Dieu l’avait frayée pour lui et il savait que malgré tout, la lumière viendrait l’éclairer. Pour un homme instruit par le St-Esprit, la question qui se pose au sujet de toute entreprise et de toute souffrance est celle-ci : "Suis-je sur la route où Dieu me veut ?"

Les temps les plus difficiles dans la vie ne sont pas ceux où nous avons de lourds fardeaux à porter, mais ceux où notre conscience nous accuse, n’y eut-il dans le monde entier personne pour nous accuser. Ce sont aussi ceux où nous avons des doutes sur la marche à suivre, ou nous ne savons pas où est la voie droite.
Il y a des heures redoutables où nous devons prendre des décisions d’une importance capitale et où nous ne savons pas discerner la volonté de Dieu. L’homme du monde se décide suivant ses désirs ou ses intérêts terrestres. Se trompe-t-il, alors il défaille. Si les choses cheminent sans encombre, tout est pour le mieux. Il ne connaît que des résultats terrestres et des jouissances mondaines. L’enfant de Dieu, lui, est mécontent et malheureux au milieu des circonstances les plus brillantes, s’il n’a pas la conviction que Dieu est avec lui. Ses pas sont incertains, ses mains tremblantes, son oeil trouble, sa voix faible. Le sentiment de la présence de Dieu lui manque et la paix lui fait défaut. J’ai connu personnellement des temps où tout me souriait dans la vie et où cependant la boussole de mon coeur était sujette à de continuelles variations. Je fuyais la solitude, craignant de me retrouver moi-même. Des larmes jaillissaient de mes yeux quand j’étais obligé d’être seul avec Dieu et de prêter l’oreille à sa voix qui me disait : Mon enfant, où en es-tu venu ?

Je sais que les mondains ne verront dans mes expériences intimes que les défaillances d’une âme faible. Je ne leur en veux pas. Je sais que lorsque Dieu dans sa miséricorde, a brisé mon bonheur factice, j’ai éprouvé un sentiment de délivrance. De nouveau j’étais près du coeur de mon Maître, dans une confiance pleine et vivante. Bien des lecteurs me comprendront. Ils se souviendront de certaines dispensations, malheurs apparents, qui leur ont valu des lettres de condoléances fort inutiles, tandis que dans leur coeur rayonnait une pure lumière. Ils se savaient dans la main de Dieu, et tout était bien.

Hier soir je dus monter au grenier chercher quelque chose. Ma fille cadette, enfant de deux ans, me supplia de la prendre avec moi. Petite, la chambre est noire, lui dis-je. — Mais elle insista. Je la pris donc dans mes bras et nous arrivâmes dans le sombre réduit. Le vent hurlait et les ardoises du toit faisaient un bruit déplaisant. C’était une expérience toute nouvelle pour la fillette, et je sentais trembler son petit corps. Sa voix tremblait aussi : —. "Père, tu es avec moi," disait-elle. Elle disait cela et elle le sentait. Elle ne pleura pas, bien qu’à dessein je tarde à allumer la bougie. Elle entoura avec plus de force mon cou de ses bras et répéta : "Père, tu es avec moi". O sainte simplicité ! pensai-je. Croire que le Père céleste est avec nous, n’est-ce pas la suprême théologie et la suprême morale ?

Les routes sombres s’éclairent pour qui croit cela. "Je suis dans la main de mon Dieu", telle était la conviction de Joseph. Aussi ne le plaignons pas trop ; il est plus digne d’envie que de pitié.

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