J’ai devant moi l’ouvrage du
célèbre égyptologue Ebers, sur
l'Égypte et les livres de Moïse.
Le savant y reconnaît, à ma grande
joie, que l’histoire de Joseph n’offre
pas la moindre invraisemblance quant aux moeurs de
ces temps reculés. Le récit biblique
nous peint exactement la cour des Pharaons à
l’époque la plus brillante de leur
règne.
Les détails sur le commerce des esclaves
appartiennent également à
l’antiquité et à la vie moderne
égyptienne. Ebers raconte l’histoire
d’un jeune berger, qui, enlève par des
marchands arabes, il y a une quinzaine
d’années, fut transporté au
Caire dans un sac de caoutchouc. Là, le
gouvernement l’acheta et en fit un tambour.
Saad, c’était le nom de l’esclave,
accompagna Baker aux sources du Nil et lui rendit
les plus grands services. En parcourant le volume
d’Ebers, j’eus un instant la tentation de
faire, moi aussi, de l’archéologie, de
disserter sur l’esclavage aux temps des
Pharaons, de citer des papyrus, de parler des
hiéroglyphes et de me permettre quelques
remarques critiques à propos de Joseph, mais
je résistai héroïquement. Que
d’autres se servent des découvertes des
savants pour embellir leurs propres ouvrages, je ne
m’y oppose pas. Pour moi je me bornerai
à chercher dans la Bible ce que St-Paul y
voyait quand il écrivait : "Toute
écriture est inspirée de Dieu et
utile pour enseigner, pour corriger, pour instruire
dans la justice afin que l’homme de Dieu soit
accompli et propre à toute bonne oeuvre." (2
Pierre 3. 16, 17)
Efforçons-nous donc de
pénétrer le sens intime du
récit.
La caravane qui emmène Joseph laisse le
désert derrière elle. Elle passe
l’isthme de Suez qui, avant que M. de Lesseps
eût creusé le canal, était
comme un pont jeté entre l’Asie et
l’Afrique. Un pays plus fertile se laisse
deviner. Les chameaux redressent la tête et
leurs naseaux frémissent en pressentant des
sources rafraîchissantes. Les hommes
eux-mêmes sont animés d’une vie
nouvelle en quittant les déserts sablonneux.
Voici l'Égypte, terre
privilégiée, jardin de Dieu, mais
aussi pomme de discorde des nations, sol
arrosé plus que tout autre du sang des
hommes jaloux de le posséder.
Notre caravane remonte la vallée du Nil. Le
grand fleuve est sème de voiles innombrables
et ses bords sont couverts de villes et de
villages. Le pays est sillonné de canaux
jusque sur les confins du désert car,
déjà à cette époque,
quand la plus grande partie de la terre
était inhabitée, l'Égypte
était renommée pour son agriculture.
Nos Ismaélites arrivent à la capitale
du pays, à Memphis sans doute. C’est la
résidence du roi. Un ministre de
l’importance de Potiphar ne pouvait habiter
que dans le voisinage du souverain.
À peine arrivé, Joseph est conduit
à la marche d’esclaves. Une nourriture
fortifiante et un bain réparateur ont fait
disparaître toute trace des fatigues du
voyage. Il se présente bien ce beau jeune
homme. Autour de lui sont des nérés
d'Éthiopie, de charmantes filles
enlevées en Asie ou vendues par
d’indignes parents, des prisonniers de guerre,
des naufrages de tous pays qui, pousses sur les
rives de l'Égypte, ont été
captures par les habitants des cotes et
amènes sur ce marché ou ne manquent
jamais les riches acheteurs.
Parmi ces pauvres gens, les uns attendent leur sort
avec une indifférence bestiale,
d’autres grincent des dents et maudissent les
marchands, d’autres rient et badinent pour se
distraire et chasser l’amertume de leur coeur.
Les riches bourgeois de Memphis passent et
repassent entre les groupes, regardent et palpent
la marchandise humaine. Ils se font amener les
jeunes gens et les jeunes filles et leur font
exécuter divers mouvements pour
éprouver leur force. On s’entretient du
plus ou moins de valeur de ces malheureux. On se
demande à quels services ils sont propres.
Les choses se passent comme sur une marche de
bestiaux. Que le noble coeur de Joseph a dû
souffrir ! Quelle chose horrible que
d’être vendu !
Déjà plus d’un Égyptien a
abaissé son regard sur le jeune
Israélite, mais pour l’un il est trop
faible, pour l’autre trop cher. Enfin voici un
personnage important. Il parait dans le
marché entouré de serviteurs, et ses
yeux s’attachent avec persistance sur Joseph.
Potiphar ne cherche pas une bête de somme, il
désire acheter un homme intelligent, un
homme qui l’aidera dans ses affaires, un homme
qui ait de la tète ; l’expression
sérieuse et réfléchie, les
yeux intelligents du jeune Hébreu, disent au
ministre de Pharaon qu’il a trouvé ce
qu’il cherche. Le marché est vite
conclu, car Potiphar ne regarde pas à la
dépense et au moment où la
dernière pièce d’argent tombe
dans la main du marchand, Joseph devient la
propriété du gouverneur.
Le coeur tremblant et la tête basse, le jeune
esclave suit son maître dans son palais. Il
entend les autres serviteurs, hommes et femmes,
faire des remarques à son sujet. Il
s’assied à table avec eux ; les
melons d’eau, les poissons, la viande, les
légumes et le pain abondent, mais la
sympathie fait défaut. Aucun regard
bienveillant ne cherche le sien. Il est seul,
horriblement seul, abandonne sur cette terre qui
n’est pas sa patrie. Il songe aux tentes de
Jacob sous les palmiers d’Hébron, il
voit en esprit son vieux père, il croit
entendre ses cris : "Où est Joseph, mon
fils ?" De grosses larmes remplissent ses
yeux, et le pain lui semble empoisonné O
pauvre enfant isolé ! Oui, la situation
est dure ; personne à qui raconter son
malheur, personne qui puisse le comprendre. Il
entend des bruits de voix qui ne sont que de vains
sons pour lui. Cependant nous savons qu’il
n’est pas malheureux. Une lumière
éclaire ses ténèbres. "Quand
je marche dans la vallée de l’ombre de
la mort, tu es avec moi."
Le pauvre enfant avait passé dans bien
des mains pendant les dernières
années : dans celles de son
père, de ses frères, des
Ismaélites, de Potiphar et des esclaves de
celui-ci. Mais ceci n’est que le
côté extérieur de la question.
Joseph était un homme de foi. Il savait
qu’aucune de ces mains ne pouvait
s’élever contre lui sans la permission
de Dieu. Il savait qu’il n’était
qu’en apparence au pouvoir des hommes, mais
qu’en réalité Dieu disposait de
lui, et son âme était en paix. La
route arrosée de larmes qu’il devait
suivre était une route sure. Il ne
l’avait pas choisie ; son Dieu
l’avait frayée pour lui et il savait
que malgré tout, la lumière viendrait
l’éclairer. Pour un homme instruit par
le St-Esprit, la question qui se pose au sujet de
toute entreprise et de toute souffrance est
celle-ci : "Suis-je sur la route où
Dieu me veut ?"
Les temps les plus difficiles dans la vie ne sont
pas ceux où nous avons de lourds fardeaux
à porter, mais ceux où notre
conscience nous accuse, n’y eut-il dans le
monde entier personne pour nous accuser. Ce sont
aussi ceux où nous avons des doutes sur la
marche à suivre, ou nous ne savons pas
où est la voie droite.
Il y a des heures redoutables où nous devons
prendre des décisions d’une importance
capitale et où nous ne savons pas discerner
la volonté de Dieu. L’homme du monde se
décide suivant ses désirs ou ses
intérêts terrestres. Se trompe-t-il,
alors il défaille. Si les choses cheminent
sans encombre, tout est pour le mieux. Il ne
connaît que des résultats terrestres
et des jouissances mondaines. L’enfant de
Dieu, lui, est mécontent et malheureux au
milieu des circonstances les plus brillantes,
s’il n’a pas la conviction que Dieu est
avec lui. Ses pas sont incertains, ses mains
tremblantes, son oeil trouble, sa voix faible. Le
sentiment de la présence de Dieu lui manque
et la paix lui fait défaut. J’ai connu
personnellement des temps où tout me
souriait dans la vie et où cependant la
boussole de mon coeur était sujette à
de continuelles variations. Je fuyais la solitude,
craignant de me retrouver moi-même. Des
larmes jaillissaient de mes yeux quand
j’étais obligé d’être
seul avec Dieu et de prêter l’oreille
à sa voix qui me disait : Mon enfant,
où en es-tu venu ?
Je sais que les mondains ne verront dans mes
expériences intimes que les
défaillances d’une âme faible. Je
ne leur en veux pas. Je sais que lorsque Dieu dans
sa miséricorde, a brisé mon bonheur
factice, j’ai éprouvé un
sentiment de délivrance. De nouveau
j’étais près du coeur de mon
Maître, dans une confiance pleine et vivante.
Bien des lecteurs me comprendront. Ils se
souviendront de certaines dispensations, malheurs
apparents, qui leur ont valu des lettres de
condoléances fort inutiles, tandis que dans
leur coeur rayonnait une pure lumière. Ils
se savaient dans la main de Dieu, et tout
était bien.
Hier soir je dus monter au grenier chercher quelque
chose. Ma fille cadette, enfant de deux ans, me
supplia de la prendre avec moi. Petite, la chambre
est noire, lui dis-je. — Mais elle insista. Je
la pris donc dans mes bras et nous arrivâmes
dans le sombre réduit. Le vent hurlait et
les ardoises du toit faisaient un bruit
déplaisant. C’était une
expérience toute nouvelle pour la fillette,
et je sentais trembler son petit corps. Sa voix
tremblait aussi : —. "Père, tu es
avec moi," disait-elle. Elle disait cela et elle le
sentait. Elle ne pleura pas, bien qu’à
dessein je tarde à allumer la bougie. Elle
entoura avec plus de force mon cou de ses bras et
répéta : "Père, tu es
avec moi". O sainte simplicité !
pensai-je. Croire que le Père céleste
est avec nous, n’est-ce pas la suprême
théologie et la suprême
morale ?
Les routes sombres s’éclairent pour qui
croit cela. "Je suis dans la main de mon Dieu",
telle était la conviction de Joseph. Aussi
ne le plaignons pas trop ; il est plus digne
d’envie que de pitié.
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