Il y a un an
environ en
Écosse, plusieurs centaines d’enfants,
élèves d’une école du
dimanche, partaient pour la montagne. Le train qui
les emmenait en heurta un autre. Il s’ensuivit
une effroyable catastrophe. Je ne décrirai
pas ces enfants écrasés, je ne vous
montrerai pas ce lugubre monceau de membres
déchirés. Les parents, avertis par le
télégraphe, durent chercher parmi ces
débris ce qui restait de leurs
bien-aimés.
En lisant ceci, essayez de répéter la
parole : "Dieu est amour". Vous ne le
pouvez ; votre voix tremble.
L’école du dimanche est une oeuvre
agréable à Dieu, nous n’en
saurions douter ; il lui est agréable
aussi qu’un philanthrope prépare une
fête à des enfants. Lorsqu’il
arrive malheur à un train de plaisir du
dimanche, quelques âmes pieuses voient
là une juste punition de Dieu. Impossible de
porter un tel jugement dans le cas qui nous occupe.
Et pourtant le fait est là.
Suivez-moi au cimetière ; là
repose une mère de famille. Des neuf enfants
qu’elle a laissés, l’aine a
quatorze ans à peine. Le père est un
ivrogne, ses yeux sont vitreux et son visage
tuméfié. Le jour même de
l’enterrement de cette femme que le vice de
son mari a tuée, il était pris de
vin. Écrivez sur cette pierre
funéraire : "Dieu est amour".
Impossible, votre main s’y refuse. Comment un
Dieu d’amour a-t-il pu se résoudre
à prendre à ces innocents leur
mère et à leur laisser ce père
cruel et bestial ? En songeant à ces
milliers d'êtres humains torturés
jadis à cause de leur foi et de leur vertu,
répétez-vous que Dieu
est amour. Impossible,
les mots expirent sur vos
lèvres. "Dieu est amour". Cette parole est
redite journellement, par des hommes pieux sans
doute, mais irréfléchis. Cela leur
vient tout seul, c’est leur dogme favori, leur
seul dogme peut-être. Pourtant quiconque
connaît la vie s’est trouvé
maintes fois en face de ce terrible dilemme :
ou bien il n’y a point de Dieu ; ou
s’il y en a un il est ce que l’on voudra,
mais certainement pas un Dieu d’amour.
La foi en un amour divin dirigeant toutes choses
est impossible si nous perdons de vue ces deux
vérités :
1° L’état de péché,
qui est celui de tous les hommes, même du
meilleur d’entre eux, nécessite une
oeuvre mystérieuse de jugement et de
purification.
2° II nous sera accordé dans
l’autre monde une révélation qui
nous dévoilera les voies de Dieu. Si cette
révélation n’existe pas, si nous
n’avons pas la certitude qu’un jour
viendra où Dieu justifiera ses actes et nous
manifestera sa sagesse et sa miséricorde,
c’en est fait de notre foi.
Le péché des hommes ne suffit pas
pour expliquer les jugements de Dieu. Car il frappe
souvent avec sévérité ceux qui
le servent fidèlement et qui
s’efforcent, au milieu d’un monde
corrompu, de vivre comme ses enfants.
C’est là ce qui arriva à Joseph,
qui dut subir l’épreuve amère de
l’abandon complet. L’homme est
créé pour vivre avec ses
semblables ; être aimé c’est
la vie ; l’absence d’affection est
une véritable mort. Quelle affreuse position
que celle d’un être dont les yeux ne
rencontrent jamais un regard affectueux, qui ne
sent aucune main amie presser la sienne, dont le
coeur meurtri n’entend aucune parole de
consolation. Joseph est dans ce cas-là, il
est non seulement délaissé, mais
rejeté, foule aux pieds par ses plus proches
parents. Dieu lui-même en apparence
l’abandonne.
Un effroyable avenir s’ouvre devant ce jeune
homme de dix-sept ans, jusque-là si
choyé. Ses frères se sont
jetés sur lui ; des rires moqueurs
répondent seuls à ses plaintes,
à ses supplications. Ils le tirent de la
fosse, ils le vendent comme esclave. L’homme
libre, le fils d’un prince, est devenu une
denrée dont on peut disposer. Pendant quinze
ans pas un être pour l’aimer, pour le
comprendre, pas un être à qui ouvrir
son coeur, avec qui prier. Cette position est
terrible pour un si jeune homme, elle le serait
même pour un saint.
Dans toute l’histoire biblique, il n’est
pas d’exemple d’un abandon aussi complet.
Noé était isolé au milieu
d’un monde impie. Abraham ne paraît
guère avoir été compris de son
entourage. David criait dans le désert. "Eli
lama
sabachtani", mais tous
avaient
auprès d’eux quelqu’un pour les
aimer. Job lui-même dans son immense douleur
avait des amis qui, bien qu’ils s’y
prissent mal, cherchaient à le consoler.
Si le récit biblique finissait là et
que nous n’eussions pas la suite de
l’histoire de Joseph, nous supposerions sans
doute que la foi du jeune homme a fait naufrage et
qu’il s’est perdu
irrémédiablement dans la païenne
Égypte. Mais, non, l’épreuve a
fortifié sa conscience, il n’a jamais
désespéré ; la tête
haute, il a accompli son devoir, sans se laisser
vaincre par les plus redoutables tentations. Quel
triomphe pour la foi ! quelle preuve que la
grâce divine peut compenser la plus grande
misère, le plus complet abandon.
Dieu n’est donc pas cruel, il ne demande pas
une chose impossible lorsqu’a un moment donne
il dit à l’un ou a l’autre
d’entre nous : "Ma grâce te suffit.
Je t’ai pris tout ce à quoi tu
tenais : l’argent, l’honneur,
l’amour des autres, la santé, la force
intellectuelle, que ma grâce te suffise".
J’ai entendu, il y a peu de temps, un sermon
sur ce texte-là. Le pasteur voulait
entretenir ses auditeurs des déficits de
notre époque (chose infiniment plus facile
que d’élever leurs coeurs vers les
promesses de l’éternité) et il
annonça que de cette parole de St-Paul il ne
prendrait que ces trois mots : doit
te suffire. Chacun sait que le
texte exact est.
"Ma grâce te suffit". et que c’est
Jésus qui parle et non St-Paul. Peu importe,
du reste ; trop souvent, même dans les
chaires évangéliques, la parole de
Dieu n’est qu’un clou auquel le
prédicateur suspend tant bien que mal ses
propres pensées.
Notre prédicateur exhorta les hommes
à se contenter du sort qui leur était
échu en partage ; il dirigea une
véhémente apostrophe contre les
désirs insatiables de la classe
inférieure. Il accusa les ouvriers de
réclamer une augmentation de salaire, les
pauvres de désirer des richesses, les
ignorants de chercher à faire instruire
leurs enfants, il leur reprocha à tous de
vouloir s’élever au-dessus de leur
condition. "Nous vivons, disait-il, dans une
époque révolutionnaire ou le
mécontentement est général".
Tout son discours était
émaillé d’exemples forts
concluants.
Je sortis de là irrité. Le pasteur,
très gras, très bien portant, avait
une place bien rétribuée, aussi
avait-il beau jeu pour parler ainsi. Je sentis que
si j’avais été parmi les
déshérités, son sermon
m’aurait aigri, aurait fait de moi un
socialiste. Lorsqu’on peut aider les hommes
autrement, il est cruel de ne leur donner
qu’une lettre de change sur
l’éternité. Il est dans
l’ordre que les petites gens usent de moyens
légaux pour améliorer leur position.
Je crois les classes élevées aussi
insatiables que les basses classes. Un homme
créé à l’image de Dieu
est nécessairement mécontent, car les
biens de ce monde ne sauraient lui suffire. "Ma
grâce te suffit", a dit le Roi du ciel. Si
nous sentons qu’il use de miséricorde
envers nous, nous pouvons être satisfaits
ici-bas, mais pas sans cela. Déchire de
coups, enfermé dans une prison, vous
pourrez, comme St-Paul, chanter les louanges de
Dieu, et si vous ne chantez pas, vous saurez au
moins rester paisible. Nul ne peut vous ravir votre
trésor ; la grâce de Dieu vous
reste et avec elle le calme et la certitude que
malgré les apparences contraires tout finira
bien.
Pendant que j’écris ceci,
j’entends mes enfants chanter :
À Jésus je m’abandonne,
Ce qu’il me dit je le crois,
Et je prends ce qu’il me donne :
La couronne avec la croix.
C’est là un joli cantique qui se chante facilement et qui est empreint de ce que nous pourrions appeler l’insouciance chrétienne, mais il y a beaucoup de positions dans lesquelles les mots ce qu’il me donne sont effrayants à prononcer. La volonté de Dieu, en effet, est souvent redoutable. L’âme troublée ne peut alors supporter sa souffrance que si elle est fortement enracinée en Dieu. Tel fut le cas pour Joseph dont nous allons étudier de plus près encore la position.
La Bible ne
dit jamais que
Joseph ait prié, mais on peut le lire
partout entre les lignes. Il devait être un
homme de prière cet adolescent qui rencontra
les plus redoutables tentations sans que son
âme en fût souillée et qui
reçut les plus grandes marques de confiance
sans en éprouver d’orgueil. Quand le
jeune homme s’approchait du camp de Dothan ou
l’attendaient ses frères jaloux, il
faisait sans doute monter vers le ciel
d’ardentes prières, mais, pour parler
à la manière des hommes, il ne fut
point exaucé. Dans la citerne, sa voix
suppliante implorait son Dieu, mais il ne fut pas
exaucé. Dieu était aussi sourd que
les hommes à ses gémissements.
Lié sur le dos d’un chameau, il
s’avance vers le sud et passe près
d’Hébron où demeurait son
père. Dieu aurait pu permettre que le captif
fût aperçu par Jacob ou un de ses
serviteurs, les yeux de Joseph interrogent
avidement l’horizon, de douloureux soupirs
s’élèvent vers son Père
céleste, mais il n’est point
exaucé ; cet espoir est
déçu, comme les autres.
J’ai connu des chrétiens fervents qui
disaient qu’un croyant doit s’abstenir de
demander à Dieu des grâces
temporelles. La communion avec lui, son esprit, sa
paix, sont les seuls biens que nous devions
réclamer de lui. Quant à la direction
de notre vie, elle doit lui être
abandonnée ; il sait mieux que nous ce
qui nous est bon, aussi nous ne devons lui demander
ni l’accomplissement de nos désirs
terrestres, ni la délivrance de nos
souffrances. La force de recevoir en paix et de
supporter passivement ce qu’il nous envoie
doit nous suffire. Cette opinion semble
inspirée par une très grande
piété ; ceux qui la professent
citent l’exemple de Paul qui ne savait pas
toujours lui-même ce qu’il devait
désirer (2
Cor. 12). Joseph
était dans ce
même cas mais je doute qu’aucun croyant
plongé dans la douleur ne se soit jamais
abstenu de demander à Dieu la
délivrance. Ce point de vue d’ailleurs
est absolument contraire à l’esprit
enfantin dont notre Créateur veut nous voir
animés. Que penserait un homme dont le fils
s’exprimerait ainsi : "Mes vues sont
bornées, je ne puis discerner mon
véritable bien. Mon père est
l’amour et la sagesse mêmes, je veux
l’aimer de toute mon âme et me soumettre
entièrement à lui, mais jamais je ne
lui demanderai rien ?" Tout père veut
connaître les désirs de son enfant et
lui accorder tout ce qui est compatible avec son
bien. L’enfant à son tour reste
convaincu de la sagesse et de l’amour
paternels même alors que sa requête
demeure sans réponse ; sa prière
non exaucée est pour lui un nouveau gage de
tendresse.
Nous venons d’examiner une opinion
extrême. Voici la tendance opposée.
Beaucoup de chrétiens croient que Dieu ne
permet les maux que pour avoir l’occasion de
les enlever immédiatement, en réponse
aux prières. Ils réunissent une
quantité de personnes disposées
à prier, et veulent en quelque sorte par de
grands cris et d’unanimes requêtes,
contraindre Dieu à leur répondre.
Dans les cas les plus graves, ils
télégraphient à un homme qui
possède, croit-on, une puissance
spéciale. Sa voix se faisant entendre au
chevet du malade doit changer la volonté de
Dieu, reste sourd aux supplications de la famille
angoissée. Il y a malheureusement
aujourd’hui en Angleterre, en Allemagne et
dans d’autres pays un grand déploiement
de pieux charlatanisme.
Ces guérisseurs disent au malade :
"Crois à l’efficace de notre
prière, et tu seras soulagé". Ils se
mettent ainsi à la place de Dieu ; et
oublient que l’écharde de St-Paul
n’a pu lui être enlevée et que le
Sauveur lui-même a dû boire
jusqu'à la lie la coupe amère.
Lorsqu’ils sont exaucés, ils le
publient partout, mais qu’arrive-t-il
lorsqu’ils ne le sont pas ? Ah ! ne
jouons jamais avec la sainteté de
Dieu ; nous finirions par en perdre
entièrement la notion. Joseph n’a pas
commis cette erreur. Il n’a pas dit à
Dieu : "Tu ne peux pas, tu ne dois pas me
laisser emmener captif en pays païen". Dieu
l’a laissé partir. Rien à
attendre du monde entier, l’avenir
s’étend devant lui comme un sombre
abîme. Que serait-il devenu s’il
n’avait pas eu en Dieu un solide
fondement ? Oui, il possédait un Dieu
non sur le papier, dans sa raison ou dans son
imagination seulement, mais un Dieu auquel il
rendait témoignage par sa vie
entière. C’était pour lui
l’être vivant par excellence, la source
véritable et unique de son existence
spirituelle. II avait, comme nous l’avons vu,
ses côtés faibles ; ses
connaissances religieuses étaient fort
incomplètes. Il ne savait rien de la vie de
ces héros de la Bible dont l’exemple
nous édifie et nous encourage. II vivait
à l’aurore de l’histoire
d’Israël et ne possédait aucun des
écrits des prophètes qui eussent
été si propres à relever son
courage. Les Psaumes, cette source intarissable
d’eau vive, n’étaient pas
composée. Il n’avait du salut par
Christ qu’un vague pressentiment.
Nous savons plus que cela. Beaucoup de
prophètes et de rois ont
désiré voir ce que nous voyons, et ne
l’ont pas vu, entendre ce que nous entendons,
et ne l’ont pas entendu. Joseph était
du nombre. Ce qu’il savait eut
été bientôt dit, mais il le
croyait vraiment et cela était devenu en lui
une force toute puissante. Dieu avait fait sa
demeure dans son âme pure et
altérée de vérité.
Être conduit, dirigé par son
Père céleste, tel était son
désir le plus intense, le reste était
l’accessoire et voilà pourquoi Dieu
était pour lui une réalité et
que nulle obscurité n’était
capable de le faire broncher.
Nous, enfants de la nouvelle alliance, avons une
connaissance plus profonde des pensées et
des plans de Dieu et pourtant une vague suffit pour
faire échouer notre barque sur le sable.
Pourquoi cela ? Soyons francs. Trop souvent
nous ne demandons à la vérité
divine qu’un moyen d’être heureux
et nous refusons de nous courber sous sa
discipline. La force de Dieu nous manque par cette
raison, nous ne sommes pas
pénétrés par sa
présence réelle et vivante. Le doute
se glisse dans notre coeur, nous nous demandons si
nous sommes vraiment dans sa main, s’il est le
maître de toute chose. Des gens très
orthodoxes, connus par leur piété,
peuvent en venir à poser à
d’autres la question : Où est ton
Dieu ? Ils peuvent aller plus loin encore et
se demander pour eux-mêmes : Y a-t-il un
Dieu, y a-t-il un monde invisible ? Cet
état est affreux, il nous fait la même
impression que lorsque nous voyons un enfant douter
de l’existence de ses parents et de sa
patrie.
Je ne songerais pas à parler de ces choses
si je ne savais pas par des preuves surabondantes
qu’elles sont la vérité et,
même les sachant vraies, je ne les dirais pas
si je ne pouvais en même temps vous montrer
le chemin du salut. Regardez ce jeune esclave qui
vivait dix-neuf siècles avant
Jésus-Christ, il ne parle pas, mais sa
conduite parle pour lui. Toujours fidèle
dans ses rapports avec Dieu, il n’a pas
d’autre désir que de faire sa
volonté et sa foi triomphe de toutes les
tentations. En revanche, je connais des
chrétiens qui se réjouissent de
connaître l'Évangile, se
prévalent du sacrifice de Christ et qui, en
face des luttes et de la souffrance, montrent moins
de courage, moins de calme, moins de confiance en
Dieu que ceux qui, ne comprenant pas
l’importance du dogme, témoignent
néanmoins d’une foi enfantine.
Je ne veux pas dire par là que nous devions
nous passer de l'Évangile et en revenir
à la foi des patriarches. J’affirme
seulement que celui qui est fidèle dans les
petites choses va plus loin que celui qui est
infidèle dans les grandes, celui qui
n’a appris que les éléments de
la doctrine et dont la vie est conséquente
avec ce qu’il croit, sera plus fort au milieu
des orages de la vie que celui qui connaît
toute la vérité, mais s’en joue
et ne lui demande que des jouissances. Que celui
qui a des oreilles pour ouïr
entende !
Regardez Joseph. Il n’a pas été
troublé par le fait qu’en apparence ses
prières sont restées sans
réponse. Il a versé des larmes, mais
ne s’y est pas trompé. Il ne savait pas
comme nous que cet exaucement négatif
était le plus grand des exaucements ;
il ne savait pas que cette sombre route le menait
à la gloire, mais il comprenait qu’il
fallait y marcher. Il ignorait quelle serait la
première étape du voyage, il en
ignorait le but, mais bien que cette parole
n’eut pas encore été
prononcée, il savait qu’il pouvait
dire : Tous ceux qui espèrent en toi ne
seront point confondus. II se cramponnait à
cette espérance et suivait cette autre
recommandation qui n’avait pas non plus
été formulée : "Remets
ton sort a l'Éternel et il te soutiendra, il
ne laissera jamais chanceler le juste." Dieu
lui-même avait instillé cette
consolation dans l’âme pure de Joseph.
Le jeune homme croyait que Dieu est sage,
miséricordieux et juste. Il avait la
certitude que toutes les prières, même
celles qui ne sont que tardivement exaucées,
ou ne le sont pas, sont entendues. Il le croyait
même après avoir reçu le
contraire de ce qu’il avait demande ; il
attendait le jour où chacun pourrait se
convaincre que ses soupirs avaient
été compris et ses larmes recueillies
comme des pierres précieuses par son
Père céleste. Il croyait tout cela
parce qu’il connaissait Dieu et il connaissait
Dieu parce qu’il marchait avec lui.
Il dut apprendre la patience. Il
s’écoula treize ans avant qu’il
pût entrevoir l’aurore de jours
meilleurs, puis il fallut attendre encore neuf ans
que la faveur de Dieu brillât sur lui de tout
son éclat. Mais Joseph sait attendre, il
sait que Dieu n’est pas un homme et ne doit
pas être juge d’après nos
lumières humaines ; que ses voies sont
cachées a nos yeux par leur nature
même et par leur objet.
Humilions-nous devant un pareil exemple, nous qui
marchons à la pleine lumière de la
grâce et qui sommes si prompts à
parler de prières non exaucées,
à critiquer Dieu, à douter de sa
sagesse ; nous qui voudrions crier :
"Seigneur, tu te trompes", nous qui nous plaignons
des mystérieuses dispensations de Dieu et
prononçons à la légère
cette parole : Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi
m’as-tu abandonné ?
Voici ce qui nous manque : malgré notre
connaissance de l'Évangile, nos paroles
pieuses, nos larmes versées, nos bonnes
oeuvres, nous ne pratiquons pas la seule chose
nécessaire, nous ne savons pas simplement et
paisiblement marcher avec Dieu.
Qu’on ne croie
pas que
la foi et le calme soient venus à Joseph
tout seuls. Ces biens ne s’obtiennent pas sans
luttes et sans larmes. Vingt-deux ans plus tard les
frères de Joseph se souviennent encore de
l’expression de son visage au moment où
ils le vendirent. "Nous avons vu, disent-ils,
l’angoisse de son âme quand il nous
demandait grâce." Le coeur croyant de Joseph
était un coeur déchiré. Et ce
qui, sans contredit, a dû lui faire le plus
de mal, c’est de souffrir par ses propres
frères. De là découla pour lui
une double tentation : l’irritation
contre les hommes et le doute a l’égard
de la Providence.
Quiconque a souffert par la faute de ses
semblables, sait que rien n’excite notre
colère autant que les mauvais traitements,
soit qu’ils nous causent, comme à
Joseph, un préjudice matériel, soit
qu’ils appartiennent à l’ordre
moral comme la calomnie, la haine, le
mépris, la moquerie. Toutes les souffrances
sont préférables à
celles-là. Nous nous sentons humiliés
lorsque nous nous voyons livrés sans
défense aux mains de nos semblables. Nous
répétons avec David : "Que je
tombe entre les mains de Dieu, mais que je ne tombe
pas entre les mains des hommes." Mieux vaut une
épreuve venant directement de Dieu, telle
qu’une grave maladie, qu’une souffrance
infligée par les hommes. Dans ce dernier
cas, on échappe bien difficilement à
l’aigreur.
Moi qui vous parle, j’ai fait dans ce domaine
des expériences amères, et je puis
vous dire en connaissance de cause que nous sommes
perdus, que c’en est fait de nos
prières, de notre communion avec Dieu,
lorsque nous accordons une place dans notre coeur
à l’animosité, ce sentiment
eut-il pour objet le plus indigne de nos
frères.
Joseph a triomphé de ces sentiments
d’inimitié et voilà pourquoi,
malgré tous les orages, le ciel de son
âme est resté serein. Lorsque, plus
tard, il aurait pu se venger, il ne l’a pas
fait. En lui on ne trouve nulle racine
d’amertume. Il avait la conviction que,
malgré toute leur méchanceté,
les hommes sont sous la direction directe de Dieu.
Je ne dis pas que le péché soit
conforme à la volonté de notre
Père céleste, mais étant
donné son existence, il le fait concourir
à ses desseins d’amour.
Le croyant se repose entièrement sur Dieu,
même lorsqu’en apparence il tombe entre
les mains des hommes. Joseph exprime plus tard
cette idée en disant à ses
frères : "Vous aviez
médité de me faire du mal, Dieu
l’a changé en bien." En effet, cela fut
ainsi, et Joseph put s’en convaincre
vingt-deux ans plus tard, mais il le croyait
déjà lorsqu’en apparence
c’était tout le contraire, aussi
porta-t-il toujours la tête haute.
Combien de gens pieux disent dans leur
douleur : "Je serais tout disposé
à voir dans mon épreuve la main de
Dieu, et à croire qu’elle est une
marque de son amour, si ma souffrance ne venait pas
de gens si mauvais ; mais...." Sans doute,
mais il en a toujours été ainsi,
depuis les martyrs persécutés par de
véritables démons jusqu'à
vous, mon frère, qui voyez votre candidature
a telle charge compromise parce que vous passez
pour un piétiste ; jusqu'à vous,
jeune fille, qui ne pouvez faire partie d’une
société de chant parce que vous
êtes monitrice dans une école du
dimanche. C’en est fait de notre foi à
la Providence si nous ne considérons pas les
hommes avec leurs préférences et
leurs antipathies comme des êtres incapables
de rien faire sans la volonté de Dieu, et
qui sont tous des instruments dans sa main.
Lorsque des amis nous tirent de peine d’une
manière inespérée, nous disons
volontiers que Dieu nous a envoyé un ange
sous une forme humaine. Les démons à
face humaine auraient-ils le droit de contrecarrer
sa volonté ? Oh ! hommes de peu de
foi, laissez-vous instruire par l’histoire de
Joseph ! Ses frères, les
Ismaélites, Potiphar et sa femme,
l’échanson, le roi lui-même,
croient agir librement ; ils sont libres, en
effet, et néanmoins ils sont aussi bien dans
la main de Dieu que le moucheron qui a vole par
hasard dans votre oeil au moment où vous
alliez écrire un mensonge. Croyez-vous
cela ? Non. Vous ne croyez donc pas à
la direction de Dieu dans les affaires de ce monde.
Quant à l'Évangile, il ne saurait en
être question pour vous.
La certitude que les hommes ne pouvaient rien
contre lui sans la volonté de Dieu
était une perche de sauvetage à
laquelle se cramponnait Joseph. Une seconde perche
était la certitude que la fournaise
purificatrice était nécessaire pour
lui. St-Paul lui-même a fait la même
expérience et s’exprime ainsi :
Pour que je ne sois pas enflé
d’orgueil, à cause de l’excellence
de ces révélations, il m’a
été mis une écharde dans la
chair.
Le Sauveur ne lui a pas dit qu’il y avait un
lien intime entre son péché et sa
souffrance, mais l’apôtre lui-même
arrive à cette conclusion. Lui qui
était certes exempt d’orgueil,
redoutait néanmoins de succomber et
d’être rejeté après avoir
prêché aux autres. La vanité et
l’orgueil ont sur nous une puissance
redoutable. L’homme naturel se glorifie de ses
avantages terrestres, de sa beauté, de son
argent, de ses talents, de ses enfants, de ses
succès dans la politique ou dans le
commerce. Quant au chrétien, il se vante de
ses dons spirituels, de sa connaissance
scripturaire, de l’exaucement de ses
prières, des victoires qu’il a
remportées dans sa lutte contre le mal, des
arguments sans réplique au moyen desquels il
a ferme la bouche d’un incrédule. Enfin
(on a de la peine à le croire), il se
glorifie d’une belle mort.
Un homme venait d’expirer. Sa femme me
dit : "Oh ! Monsieur le pasteur, quelle
mort édifiante ! Sa dernière
parole a été : Veille à
ce qu’il y ait bien du monde à mon
enterrement !" — Cet homme, loin
d’être un incrédule,
n’était pas, il est vrai, un croyant
fervent. Un chrétien avoua avec humiliation,
peu avant d’expirer, qu’il avait
cherché pendant des heures, des paroles
édifiantes, qui, dites sur son lit de mort,
fussent longtemps après racontées par
les âmes pieuses. L’humilité
ennoblit toutes les autres vertus, c’est
pourquoi Satan cherche à
l’ébranler tout d’abord chez le
chrétien. Dieu ne nous abandonne pas du
moment que nous commençons à en
manquer, mais il veut nous en délivrer. Quel
bel exemple nous offre l’homme qui au sein de
la fournaise, comprend que son perfectionnement
spirituel ne pouvait être amène que de
cette manière ! Lorsque nous en sommes
convaincus, nous ne considérons plus
l’épreuve comme une manifestation de la
colère divine, mais au contraire comme une
preuve de l’amour de notre Père. Elle
n’est plus pour nous un châtiment, mais
une discipline.
Nous avons tout lieu de croire que les choses se
sont passées ainsi pour Joseph. Il
n’avait pas compris auparavant, combien son
coeur était entaché de vanité,
mais les méchants propos de ses
frères lui enlevèrent ses illusions.
Pendant que, lie sur un chameau, il traversait le
désert, il comprit clairement, non seulement
la haine qu’il avait provoquée par ses
récits imprudents, mais son propre
péché. Cette connaissance fut le
premier fruit de l’épreuve ; ce
fut un fruit de vie, aussi le consola-t-il dans sa
tristesse, car il sentit que la rude école
par laquelle il passait était
nécessaire et serait pour lui une
bénédiction.
Ainsi l’âme sincère trouve dans
la douleur des perches de sauvetage qui
empêchent son naufrage. Peut-être
viendra-t-il pour vous une heure où toutes
les explications seront insuffisantes, ou votre
âme sera dans les ténèbres sans
pouvoir être consolée. Il vous restera
alors encore un refuge certain. Malgré les
objections de votre raison et de votre
expérience, malgré les protestations
de votre coeur, dites : "Je ne veux pas douter
de la puissance et de la bonté de mon Dieu.
Je ne veux pas ; m’entends-tu,
Satan ? Je ne veux pas, m’entends-tu,
coeur
troublé ?
Je
ne veux pas, m’entends-tu,
monde
moqueur ?"
"N’y a-t-il pas, dites-vous, de la
déraison à parler ainsi ?" Je
réponds que l’âme humaine
possède quelque chose de plus grand que la
raison, c’est cet instinct qui lui apprend
qu’elle ne vit que par Dieu et que pour
qu’il lui communique sa vie, il faut
qu’elle se réfugie en lui ;
là sa confiance ne sera jamais
trompée. Dieu est l’essence même
de votre existence, telle est la suprême
consolation que la voix intérieure adresse
à l’homme. Elle est
l’élément qui entretient votre
vie comme l’eau entretient celle des poissons.
L’âme tremblante sentira la
vérité de ces choses, même si
ce n’est qu’un élan de
désespoir qui l’a poussée vers
Dieu.
Nous ignorons si Joseph, pour obtenir la paix, a
traversé les terribles orages dont nous
venons de parler ; mais en tous cas, beaucoup
de lecteurs me comprendront. Oh ! mon
frère, si votre Maître juge bon de
vous conduire dans le désert, d’enlever
la joie de votre vie, s’il vous affaiblit
moralement et physiquement, s’il vous condamne
à être abandonné des hommes,
isolé, méprisé, s’il vous
retire ce à quoi vous teniez le plus,
répétez dans la sombre vallée,
le cependant du
Psaume LXXIII
et
réfugiez-vous dans les bras de Dieu. Ce sera
une chose admirable de vous voir, toute
dépouille que vous êtes, louer la
bonté du Créateur, non avec une
froide résignation, mais par la foi en un
Dieu miséricordieux, et avec la certitude de
l’avenir glorieux qui vous attend. Cet avenir
commencera dès à présent pour
vous qui ne savez où chercher du secours,
qui est abandonné du monde entier et en
apparence de Dieu lui-même, et qui
néanmoins vous cramponnez à lui.
Votre misère est extrême ;
c’est le moment d’apprendre par
expérience la valeur de cette
promesse : "Ma puissance s’accomplit dans
la faiblesse."
St-Paul fut témoin de la
vérité de cette parole ; Joseph
en fut témoin, vous, mon frère, en
serez témoin à votre tour.
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