Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

CHAPITRE VII

OÙ EST TON DIEU ?

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Genèse 37, 36.

1. Abandonné.

 Il y a un an environ en Écosse, plusieurs centaines d’enfants, élèves d’une école du dimanche, partaient pour la montagne. Le train qui les emmenait en heurta un autre. Il s’ensuivit une effroyable catastrophe. Je ne décrirai pas ces enfants écrasés, je ne vous montrerai pas ce lugubre monceau de membres déchirés. Les parents, avertis par le télégraphe, durent chercher parmi ces débris ce qui restait de leurs bien-aimés.

En lisant ceci, essayez de répéter la parole : "Dieu est amour". Vous ne le pouvez ; votre voix tremble. L’école du dimanche est une oeuvre agréable à Dieu, nous n’en saurions douter ; il lui est agréable aussi qu’un philanthrope prépare une fête à des enfants. Lorsqu’il arrive malheur à un train de plaisir du dimanche, quelques âmes pieuses voient là une juste punition de Dieu. Impossible de porter un tel jugement dans le cas qui nous occupe. Et pourtant le fait est là.

Suivez-moi au cimetière ; là repose une mère de famille. Des neuf enfants qu’elle a laissés, l’aine a quatorze ans à peine. Le père est un ivrogne, ses yeux sont vitreux et son visage tuméfié. Le jour même de l’enterrement de cette femme que le vice de son mari a tuée, il était pris de vin. Écrivez sur cette pierre funéraire : "Dieu est amour". Impossible, votre main s’y refuse. Comment un Dieu d’amour a-t-il pu se résoudre à prendre à ces innocents leur mère et à leur laisser ce père cruel et bestial ? En songeant à ces milliers d'êtres humains torturés jadis à cause de leur foi et de leur vertu, répétez-vous que
Dieu est amour. Impossible, les mots expirent sur vos lèvres. "Dieu est amour". Cette parole est redite journellement, par des hommes pieux sans doute, mais irréfléchis. Cela leur vient tout seul, c’est leur dogme favori, leur seul dogme peut-être. Pourtant quiconque connaît la vie s’est trouvé maintes fois en face de ce terrible dilemme : ou bien il n’y a point de Dieu ; ou s’il y en a un il est ce que l’on voudra, mais certainement pas un Dieu d’amour.

La foi en un amour divin dirigeant toutes choses est impossible si nous perdons de vue ces deux vérités :
1° L’état de péché, qui est celui de tous les hommes, même du meilleur d’entre eux, nécessite une oeuvre mystérieuse de jugement et de purification.
2° II nous sera accordé dans l’autre monde une révélation qui nous dévoilera les voies de Dieu. Si cette révélation n’existe pas, si nous n’avons pas la certitude qu’un jour viendra où Dieu justifiera ses actes et nous manifestera sa sagesse et sa miséricorde, c’en est fait de notre foi.

Le péché des hommes ne suffit pas pour expliquer les jugements de Dieu. Car il frappe souvent avec sévérité ceux qui le servent fidèlement et qui s’efforcent, au milieu d’un monde corrompu, de vivre comme ses enfants.
C’est là ce qui arriva à Joseph, qui dut subir l’épreuve amère de l’abandon complet. L’homme est créé pour vivre avec ses semblables ; être aimé c’est la vie ; l’absence d’affection est une véritable mort. Quelle affreuse position que celle d’un être dont les yeux ne rencontrent jamais un regard affectueux, qui ne sent aucune main amie presser la sienne, dont le coeur meurtri n’entend aucune parole de consolation. Joseph est dans ce cas-là, il est non seulement délaissé, mais rejeté, foule aux pieds par ses plus proches parents. Dieu lui-même en apparence l’abandonne.

Un effroyable avenir s’ouvre devant ce jeune homme de dix-sept ans, jusque-là si choyé. Ses frères se sont jetés sur lui ; des rires moqueurs répondent seuls à ses plaintes, à ses supplications. Ils le tirent de la fosse, ils le vendent comme esclave. L’homme libre, le fils d’un prince, est devenu une denrée dont on peut disposer. Pendant quinze ans pas un être pour l’aimer, pour le comprendre, pas un être à qui ouvrir son coeur, avec qui prier. Cette position est terrible pour un si jeune homme, elle le serait même pour un saint.

Dans toute l’histoire biblique, il n’est pas d’exemple d’un abandon aussi complet. Noé était isolé au milieu d’un monde impie. Abraham ne paraît guère avoir été compris de son entourage. David criait dans le désert.
"Eli lama sabachtani", mais tous avaient auprès d’eux quelqu’un pour les aimer. Job lui-même dans son immense douleur avait des amis qui, bien qu’ils s’y prissent mal, cherchaient à le consoler.

Si le récit biblique finissait là et que nous n’eussions pas la suite de l’histoire de Joseph, nous supposerions sans doute que la foi du jeune homme a fait naufrage et qu’il s’est perdu irrémédiablement dans la païenne Égypte. Mais, non, l’épreuve a fortifié sa conscience, il n’a jamais désespéré ; la tête haute, il a accompli son devoir, sans se laisser vaincre par les plus redoutables tentations. Quel triomphe pour la foi ! quelle preuve que la grâce divine peut compenser la plus grande misère, le plus complet abandon.
Dieu n’est donc pas cruel, il ne demande pas une chose impossible lorsqu’a un moment donne il dit à l’un ou a l’autre d’entre nous : "Ma grâce te suffit. Je t’ai pris tout ce à quoi tu tenais : l’argent, l’honneur, l’amour des autres, la santé, la force intellectuelle, que ma grâce te suffise".

J’ai entendu, il y a peu de temps, un sermon sur ce texte-là. Le pasteur voulait entretenir ses auditeurs des déficits de notre époque (chose infiniment plus facile que d’élever leurs coeurs vers les promesses de l’éternité) et il annonça que de cette parole de St-Paul il ne prendrait que ces trois mots :
doit te suffire. Chacun sait que le texte exact est. "Ma grâce te suffit". et que c’est Jésus qui parle et non St-Paul. Peu importe, du reste ; trop souvent, même dans les chaires évangéliques, la parole de Dieu n’est qu’un clou auquel le prédicateur suspend tant bien que mal ses propres pensées.

Notre prédicateur exhorta les hommes à se contenter du sort qui leur était échu en partage ; il dirigea une véhémente apostrophe contre les désirs insatiables de la classe inférieure. Il accusa les ouvriers de réclamer une augmentation de salaire, les pauvres de désirer des richesses, les ignorants de chercher à faire instruire leurs enfants, il leur reprocha à tous de vouloir s’élever au-dessus de leur condition. "Nous vivons, disait-il, dans une époque révolutionnaire ou le mécontentement est général". Tout son discours était émaillé d’exemples forts concluants.
Je sortis de là irrité. Le pasteur, très gras, très bien portant, avait une place bien rétribuée, aussi avait-il beau jeu pour parler ainsi. Je sentis que si j’avais été parmi les déshérités, son sermon m’aurait aigri, aurait fait de moi un socialiste. Lorsqu’on peut aider les hommes autrement, il est cruel de ne leur donner qu’une lettre de change sur l’éternité. Il est dans l’ordre que les petites gens usent de moyens légaux pour améliorer leur position. Je crois les classes élevées aussi insatiables que les basses classes. Un homme créé à l’image de Dieu est nécessairement mécontent, car les biens de ce monde ne sauraient lui suffire. "Ma grâce te suffit", a dit le Roi du ciel. Si nous sentons qu’il use de miséricorde envers nous, nous pouvons être satisfaits ici-bas, mais pas sans cela. Déchire de coups, enfermé dans une prison, vous pourrez, comme St-Paul, chanter les louanges de Dieu, et si vous ne chantez pas, vous saurez au moins rester paisible. Nul ne peut vous ravir votre trésor ; la grâce de Dieu vous reste et avec elle le calme et la certitude que malgré les apparences contraires tout finira bien.

Pendant que j’écris ceci, j’entends mes enfants chanter :

À Jésus je m’abandonne,
Ce qu’il me dit je le crois,
Et je prends ce qu’il me donne :
La couronne avec la croix.


C’est là un joli cantique qui se chante facilement et qui est empreint de ce que nous pourrions appeler l’insouciance chrétienne, mais il y a beaucoup de positions dans lesquelles les mots ce qu’il me donne sont effrayants à prononcer. La volonté de Dieu, en effet, est souvent redoutable. L’âme troublée ne peut alors supporter sa souffrance que si elle est fortement enracinée en Dieu. Tel fut le cas pour Joseph dont nous allons étudier de plus près encore la position.


2. Je ne t’abandonnerai pas.

 La Bible ne dit jamais que Joseph ait prié, mais on peut le lire partout entre les lignes. Il devait être un homme de prière cet adolescent qui rencontra les plus redoutables tentations sans que son âme en fût souillée et qui reçut les plus grandes marques de confiance sans en éprouver d’orgueil. Quand le jeune homme s’approchait du camp de Dothan ou l’attendaient ses frères jaloux, il faisait sans doute monter vers le ciel d’ardentes prières, mais, pour parler à la manière des hommes, il ne fut point exaucé. Dans la citerne, sa voix suppliante implorait son Dieu, mais il ne fut pas exaucé. Dieu était aussi sourd que les hommes à ses gémissements. Lié sur le dos d’un chameau, il s’avance vers le sud et passe près d’Hébron où demeurait son père. Dieu aurait pu permettre que le captif fût aperçu par Jacob ou un de ses serviteurs, les yeux de Joseph interrogent avidement l’horizon, de douloureux soupirs s’élèvent vers son Père céleste, mais il n’est point exaucé ; cet espoir est déçu, comme les autres.

J’ai connu des chrétiens fervents qui disaient qu’un croyant doit s’abstenir de demander à Dieu des grâces temporelles. La communion avec lui, son esprit, sa paix, sont les seuls biens que nous devions réclamer de lui. Quant à la direction de notre vie, elle doit lui être abandonnée ; il sait mieux que nous ce qui nous est bon, aussi nous ne devons lui demander ni l’accomplissement de nos désirs terrestres, ni la délivrance de nos souffrances. La force de recevoir en paix et de supporter passivement ce qu’il nous envoie doit nous suffire. Cette opinion semble inspirée par une très grande piété ; ceux qui la professent citent l’exemple de Paul qui ne savait pas toujours lui-même ce qu’il devait désirer (
2 Cor. 12). Joseph était dans ce même cas mais je doute qu’aucun croyant plongé dans la douleur ne se soit jamais abstenu de demander à Dieu la délivrance. Ce point de vue d’ailleurs est absolument contraire à l’esprit enfantin dont notre Créateur veut nous voir animés. Que penserait un homme dont le fils s’exprimerait ainsi : "Mes vues sont bornées, je ne puis discerner mon véritable bien. Mon père est l’amour et la sagesse mêmes, je veux l’aimer de toute mon âme et me soumettre entièrement à lui, mais jamais je ne lui demanderai rien ?" Tout père veut connaître les désirs de son enfant et lui accorder tout ce qui est compatible avec son bien. L’enfant à son tour reste convaincu de la sagesse et de l’amour paternels même alors que sa requête demeure sans réponse ; sa prière non exaucée est pour lui un nouveau gage de tendresse.

Nous venons d’examiner une opinion extrême. Voici la tendance opposée. Beaucoup de chrétiens croient que Dieu ne permet les maux que pour avoir l’occasion de les enlever immédiatement, en réponse aux prières. Ils réunissent une quantité de personnes disposées à prier, et veulent en quelque sorte par de grands cris et d’unanimes requêtes, contraindre Dieu à leur répondre. Dans les cas les plus graves, ils télégraphient à un homme qui possède, croit-on, une puissance spéciale. Sa voix se faisant entendre au chevet du malade doit changer la volonté de Dieu, reste sourd aux supplications de la famille angoissée. Il y a malheureusement aujourd’hui en Angleterre, en Allemagne et dans d’autres pays un grand déploiement de pieux charlatanisme.

Ces guérisseurs disent au malade : "Crois à l’efficace de notre prière, et tu seras soulagé". Ils se mettent ainsi à la place de Dieu ; et oublient que l’écharde de St-Paul n’a pu lui être enlevée et que le Sauveur lui-même a dû boire jusqu'à la lie la coupe amère. Lorsqu’ils sont exaucés, ils le publient partout, mais qu’arrive-t-il lorsqu’ils ne le sont pas ? Ah ! ne jouons jamais avec la sainteté de Dieu ; nous finirions par en perdre entièrement la notion. Joseph n’a pas commis cette erreur. Il n’a pas dit à Dieu : "Tu ne peux pas, tu ne dois pas me laisser emmener captif en pays païen". Dieu l’a laissé partir. Rien à attendre du monde entier, l’avenir s’étend devant lui comme un sombre abîme. Que serait-il devenu s’il n’avait pas eu en Dieu un solide fondement ? Oui, il possédait un Dieu non sur le papier, dans sa raison ou dans son imagination seulement, mais un Dieu auquel il rendait témoignage par sa vie entière. C’était pour lui l’être vivant par excellence, la source véritable et unique de son existence spirituelle. II avait, comme nous l’avons vu, ses côtés faibles ; ses connaissances religieuses étaient fort incomplètes. Il ne savait rien de la vie de ces héros de la Bible dont l’exemple nous édifie et nous encourage. II vivait à l’aurore de l’histoire d’Israël et ne possédait aucun des écrits des prophètes qui eussent été si propres à relever son courage. Les Psaumes, cette source intarissable d’eau vive, n’étaient pas composée. Il n’avait du salut par Christ qu’un vague pressentiment.

Nous savons plus que cela. Beaucoup de prophètes et de rois ont désiré voir ce que nous voyons, et ne l’ont pas vu, entendre ce que nous entendons, et ne l’ont pas entendu. Joseph était du nombre. Ce qu’il savait eut été bientôt dit, mais il le croyait vraiment et cela était devenu en lui une force toute puissante. Dieu avait fait sa demeure dans son âme pure et altérée de vérité. Être conduit, dirigé par son Père céleste, tel était son désir le plus intense, le reste était l’accessoire et voilà pourquoi Dieu était pour lui une réalité et que nulle obscurité n’était capable de le faire broncher.

Nous, enfants de la nouvelle alliance, avons une connaissance plus profonde des pensées et des plans de Dieu et pourtant une vague suffit pour faire échouer notre barque sur le sable. Pourquoi cela ? Soyons francs. Trop souvent nous ne demandons à la vérité divine qu’un moyen d’être heureux et nous refusons de nous courber sous sa discipline. La force de Dieu nous manque par cette raison, nous ne sommes pas pénétrés par sa présence réelle et vivante. Le doute se glisse dans notre coeur, nous nous demandons si nous sommes vraiment dans sa main, s’il est le maître de toute chose. Des gens très orthodoxes, connus par leur piété, peuvent en venir à poser à d’autres la question : Où est ton Dieu ? Ils peuvent aller plus loin encore et se demander pour eux-mêmes : Y a-t-il un Dieu, y a-t-il un monde invisible ? Cet état est affreux, il nous fait la même impression que lorsque nous voyons un enfant douter de l’existence de ses parents et de sa patrie.

Je ne songerais pas à parler de ces choses si je ne savais pas par des preuves surabondantes qu’elles sont la vérité et, même les sachant vraies, je ne les dirais pas si je ne pouvais en même temps vous montrer le chemin du salut. Regardez ce jeune esclave qui vivait dix-neuf siècles avant Jésus-Christ, il ne parle pas, mais sa conduite parle pour lui. Toujours fidèle dans ses rapports avec Dieu, il n’a pas d’autre désir que de faire sa volonté et sa foi triomphe de toutes les tentations. En revanche, je connais des chrétiens qui se réjouissent de connaître l'Évangile, se prévalent du sacrifice de Christ et qui, en face des luttes et de la souffrance, montrent moins de courage, moins de calme, moins de confiance en Dieu que ceux qui, ne comprenant pas l’importance du dogme, témoignent néanmoins d’une foi enfantine.

Je ne veux pas dire par là que nous devions nous passer de l'Évangile et en revenir à la foi des patriarches. J’affirme seulement que celui qui est fidèle dans les petites choses va plus loin que celui qui est infidèle dans les grandes, celui qui n’a appris que les éléments de la doctrine et dont la vie est conséquente avec ce qu’il croit, sera plus fort au milieu des orages de la vie que celui qui connaît toute la vérité, mais s’en joue et ne lui demande que des jouissances. Que celui qui a des oreilles pour ouïr entende !

Regardez Joseph. Il n’a pas été troublé par le fait qu’en apparence ses prières sont restées sans réponse. Il a versé des larmes, mais ne s’y est pas trompé. Il ne savait pas comme nous que cet exaucement négatif était le plus grand des exaucements ; il ne savait pas que cette sombre route le menait à la gloire, mais il comprenait qu’il fallait y marcher. Il ignorait quelle serait la première étape du voyage, il en ignorait le but, mais bien que cette parole n’eut pas encore été prononcée, il savait qu’il pouvait dire : Tous ceux qui espèrent en toi ne seront point confondus. II se cramponnait à cette espérance et suivait cette autre recommandation qui n’avait pas non plus été formulée : "Remets ton sort a l'Éternel et il te soutiendra, il ne laissera jamais chanceler le juste." Dieu lui-même avait instillé cette consolation dans l’âme pure de Joseph. Le jeune homme croyait que Dieu est sage, miséricordieux et juste. Il avait la certitude que toutes les prières, même celles qui ne sont que tardivement exaucées, ou ne le sont pas, sont entendues. Il le croyait même après avoir reçu le contraire de ce qu’il avait demande ; il attendait le jour où chacun pourrait se convaincre que ses soupirs avaient été compris et ses larmes recueillies comme des pierres précieuses par son Père céleste. Il croyait tout cela parce qu’il connaissait Dieu et il connaissait Dieu parce qu’il marchait avec lui.

Il dut apprendre la patience. Il s’écoula treize ans avant qu’il pût entrevoir l’aurore de jours meilleurs, puis il fallut attendre encore neuf ans que la faveur de Dieu brillât sur lui de tout son éclat. Mais Joseph sait attendre, il sait que Dieu n’est pas un homme et ne doit pas être juge d’après nos lumières humaines ; que ses voies sont cachées a nos yeux par leur nature même et par leur objet.

Humilions-nous devant un pareil exemple, nous qui marchons à la pleine lumière de la grâce et qui sommes si prompts à parler de prières non exaucées, à critiquer Dieu, à douter de sa sagesse ; nous qui voudrions crier : "Seigneur, tu te trompes", nous qui nous plaignons des mystérieuses dispensations de Dieu et prononçons à la légère cette parole : Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ?

Voici ce qui nous manque : malgré notre connaissance de l'Évangile, nos paroles pieuses, nos larmes versées, nos bonnes oeuvres, nous ne pratiquons pas la seule chose nécessaire, nous ne savons pas simplement et paisiblement marcher avec Dieu.


3. Perches de sauvetage.

 Qu’on ne croie pas que la foi et le calme soient venus à Joseph tout seuls. Ces biens ne s’obtiennent pas sans luttes et sans larmes. Vingt-deux ans plus tard les frères de Joseph se souviennent encore de l’expression de son visage au moment où ils le vendirent. "Nous avons vu, disent-ils, l’angoisse de son âme quand il nous demandait grâce." Le coeur croyant de Joseph était un coeur déchiré. Et ce qui, sans contredit, a dû lui faire le plus de mal, c’est de souffrir par ses propres frères. De là découla pour lui une double tentation : l’irritation contre les hommes et le doute a l’égard de la Providence.

Quiconque a souffert par la faute de ses semblables, sait que rien n’excite notre colère autant que les mauvais traitements, soit qu’ils nous causent, comme à Joseph, un préjudice matériel, soit qu’ils appartiennent à l’ordre moral comme la calomnie, la haine, le mépris, la moquerie. Toutes les souffrances sont préférables à celles-là. Nous nous sentons humiliés lorsque nous nous voyons livrés sans défense aux mains de nos semblables. Nous répétons avec David : "Que je tombe entre les mains de Dieu, mais que je ne tombe pas entre les mains des hommes." Mieux vaut une épreuve venant directement de Dieu, telle qu’une grave maladie, qu’une souffrance infligée par les hommes. Dans ce dernier cas, on échappe bien difficilement à l’aigreur.

Moi qui vous parle, j’ai fait dans ce domaine des expériences amères, et je puis vous dire en connaissance de cause que nous sommes perdus, que c’en est fait de nos prières, de notre communion avec Dieu, lorsque nous accordons une place dans notre coeur à l’animosité, ce sentiment eut-il pour objet le plus indigne de nos frères.

Joseph a triomphé de ces sentiments d’inimitié et voilà pourquoi, malgré tous les orages, le ciel de son âme est resté serein. Lorsque, plus tard, il aurait pu se venger, il ne l’a pas fait. En lui on ne trouve nulle racine d’amertume. Il avait la conviction que, malgré toute leur méchanceté, les hommes sont sous la direction directe de Dieu. Je ne dis pas que le péché soit conforme à la volonté de notre Père céleste, mais étant donné son existence, il le fait concourir à ses desseins d’amour.

Le croyant se repose entièrement sur Dieu, même lorsqu’en apparence il tombe entre les mains des hommes. Joseph exprime plus tard cette idée en disant à ses frères : "Vous aviez médité de me faire du mal, Dieu l’a changé en bien." En effet, cela fut ainsi, et Joseph put s’en convaincre vingt-deux ans plus tard, mais il le croyait déjà lorsqu’en apparence c’était tout le contraire, aussi porta-t-il toujours la tête haute.

Combien de gens pieux disent dans leur douleur : "Je serais tout disposé à voir dans mon épreuve la main de Dieu, et à croire qu’elle est une marque de son amour, si ma souffrance ne venait pas de gens si mauvais ; mais...." Sans doute, mais il en a toujours été ainsi, depuis les martyrs persécutés par de véritables démons jusqu'à vous, mon frère, qui voyez votre candidature a telle charge compromise parce que vous passez pour un piétiste ; jusqu'à vous, jeune fille, qui ne pouvez faire partie d’une société de chant parce que vous êtes monitrice dans une école du dimanche. C’en est fait de notre foi à la Providence si nous ne considérons pas les hommes avec leurs préférences et leurs antipathies comme des êtres incapables de rien faire sans la volonté de Dieu, et qui sont tous des instruments dans sa main.

Lorsque des amis nous tirent de peine d’une manière inespérée, nous disons volontiers que Dieu nous a envoyé un ange sous une forme humaine. Les démons à face humaine auraient-ils le droit de contrecarrer sa volonté ? Oh ! hommes de peu de foi, laissez-vous instruire par l’histoire de Joseph ! Ses frères, les Ismaélites, Potiphar et sa femme, l’échanson, le roi lui-même, croient agir librement ; ils sont libres, en effet, et néanmoins ils sont aussi bien dans la main de Dieu que le moucheron qui a vole par hasard dans votre oeil au moment où vous alliez écrire un mensonge. Croyez-vous cela ? Non. Vous ne croyez donc pas à la direction de Dieu dans les affaires de ce monde. Quant à l'Évangile, il ne saurait en être question pour vous.

La certitude que les hommes ne pouvaient rien contre lui sans la volonté de Dieu était une perche de sauvetage à laquelle se cramponnait Joseph. Une seconde perche était la certitude que la fournaise purificatrice était nécessaire pour lui. St-Paul lui-même a fait la même expérience et s’exprime ainsi : Pour que je ne sois pas enflé d’orgueil, à cause de l’excellence de ces révélations, il m’a été mis une écharde dans la chair.

Le Sauveur ne lui a pas dit qu’il y avait un lien intime entre son péché et sa souffrance, mais l’apôtre lui-même arrive à cette conclusion. Lui qui était certes exempt d’orgueil, redoutait néanmoins de succomber et d’être rejeté après avoir prêché aux autres. La vanité et l’orgueil ont sur nous une puissance redoutable. L’homme naturel se glorifie de ses avantages terrestres, de sa beauté, de son argent, de ses talents, de ses enfants, de ses succès dans la politique ou dans le commerce. Quant au chrétien, il se vante de ses dons spirituels, de sa connaissance scripturaire, de l’exaucement de ses prières, des victoires qu’il a remportées dans sa lutte contre le mal, des arguments sans réplique au moyen desquels il a ferme la bouche d’un incrédule. Enfin (on a de la peine à le croire), il se glorifie d’une belle mort.

Un homme venait d’expirer. Sa femme me dit : "Oh ! Monsieur le pasteur, quelle mort édifiante ! Sa dernière parole a été : Veille à ce qu’il y ait bien du monde à mon enterrement !" — Cet homme, loin d’être un incrédule, n’était pas, il est vrai, un croyant fervent. Un chrétien avoua avec humiliation, peu avant d’expirer, qu’il avait cherché pendant des heures, des paroles édifiantes, qui, dites sur son lit de mort, fussent longtemps après racontées par les âmes pieuses. L’humilité ennoblit toutes les autres vertus, c’est pourquoi Satan cherche à l’ébranler tout d’abord chez le chrétien. Dieu ne nous abandonne pas du moment que nous commençons à en manquer, mais il veut nous en délivrer. Quel bel exemple nous offre l’homme qui au sein de la fournaise, comprend que son perfectionnement spirituel ne pouvait être amène que de cette manière ! Lorsque nous en sommes convaincus, nous ne considérons plus l’épreuve comme une manifestation de la colère divine, mais au contraire comme une preuve de l’amour de notre Père. Elle n’est plus pour nous un châtiment, mais une discipline.

Nous avons tout lieu de croire que les choses se sont passées ainsi pour Joseph. Il n’avait pas compris auparavant, combien son coeur était entaché de vanité, mais les méchants propos de ses frères lui enlevèrent ses illusions. Pendant que, lie sur un chameau, il traversait le désert, il comprit clairement, non seulement la haine qu’il avait provoquée par ses récits imprudents, mais son propre péché. Cette connaissance fut le premier fruit de l’épreuve ; ce fut un fruit de vie, aussi le consola-t-il dans sa tristesse, car il sentit que la rude école par laquelle il passait était nécessaire et serait pour lui une bénédiction.

Ainsi l’âme sincère trouve dans la douleur des perches de sauvetage qui empêchent son naufrage. Peut-être viendra-t-il pour vous une heure où toutes les explications seront insuffisantes, ou votre âme sera dans les ténèbres sans pouvoir être consolée. Il vous restera alors encore un refuge certain. Malgré les objections de votre raison et de votre expérience, malgré les protestations de votre coeur, dites : "Je ne veux pas douter de la puissance et de la bonté de mon Dieu. Je ne veux pas ; m’entends-tu, Satan ? Je ne veux
pas, m’entends-tu, coeur troublé ? Je ne veux pas, m’entends-tu, monde moqueur ?"

"N’y a-t-il pas, dites-vous, de la déraison à parler ainsi ?" Je réponds que l’âme humaine possède quelque chose de plus grand que la raison, c’est cet instinct qui lui apprend qu’elle ne vit que par Dieu et que pour qu’il lui communique sa vie, il faut qu’elle se réfugie en lui ; là sa confiance ne sera jamais trompée. Dieu est l’essence même de votre existence, telle est la suprême consolation que la voix intérieure adresse à l’homme. Elle est l’élément qui entretient votre vie comme l’eau entretient celle des poissons. L’âme tremblante sentira la vérité de ces choses, même si ce n’est qu’un élan de désespoir qui l’a poussée vers Dieu.

Nous ignorons si Joseph, pour obtenir la paix, a traversé les terribles orages dont nous venons de parler ; mais en tous cas, beaucoup de lecteurs me comprendront. Oh ! mon frère, si votre Maître juge bon de vous conduire dans le désert, d’enlever la joie de votre vie, s’il vous affaiblit moralement et physiquement, s’il vous condamne à être abandonné des hommes, isolé, méprisé, s’il vous retire ce à quoi vous teniez le plus, répétez dans la sombre vallée, le
cependant du Psaume LXXIII et réfugiez-vous dans les bras de Dieu. Ce sera une chose admirable de vous voir, toute dépouille que vous êtes, louer la bonté du Créateur, non avec une froide résignation, mais par la foi en un Dieu miséricordieux, et avec la certitude de l’avenir glorieux qui vous attend. Cet avenir commencera dès à présent pour vous qui ne savez où chercher du secours, qui est abandonné du monde entier et en apparence de Dieu lui-même, et qui néanmoins vous cramponnez à lui. Votre misère est extrême ; c’est le moment d’apprendre par expérience la valeur de cette promesse : "Ma puissance s’accomplit dans la faiblesse."

St-Paul fut témoin de la vérité de cette parole ; Joseph en fut témoin, vous, mon frère, en serez témoin à votre tour.

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