Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

CHAPITRE V

L’IMPUISSANCE DE LA DOUCEUR

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Genèse 37, 21-22, 29-30.

 La convoitise, lorsqu’elle a conçu, enfante le péché ; et le péché étant consommé produit la mort. Ainsi s’exprime l’apôtre Jacques. L’expérience nous enseigne que le diable nous trompe toujours dans une certaine mesure et ne donne jamais à l’homme ce qu’il lui a promis en le poussant à pécher. Il agit ainsi dans le paradis, alors qu’il dit à Eve : Le jour où vous mangerez du fruit, vos yeux s’ouvriront, et vous serez comme des dieux, connaissant le bien et le mal. Les yeux de nos premiers parents s’ouvrirent, en effet, mais pour voir combien ils étaient malheureux. Le pécheur obtient-il ce qu’il souhaite, il est toujours plus ou moins déçu. Un poète a dit en parlant des puissances du ciel, ces mots qu’on pourrait plus justement encore appliquer aux puissances de l’enfer : "Vous introduisez l’homme dans la vie, vous le laissez commettre le mal, puis vous l’abandonnez à sa souffrance".

Entrez dans une prison, allez de cellule en cellule interroger les condamnés, questionnez ce parjure, ce calomniateur, ce meurtrier, cet incendiaire ; d’une seule voix tous vous certifieront que nul fripon ne nous trompe aussi bien que notre propre coeur.
Voyez les frères de Joseph. Ils suivent des yeux la caravane qui, de plus en plus petite, de plus en plus indistincte, disparaît enfin à l’horizon. Plus de rires ironiques, plus de cris tumultueux ! Les plus hardis essaient encore une plaisanterie, mais elle meurt sur leurs lèvres, car ceux qu’ils cherchent à faire rire leur répondent par de farouches regards ; leurs yeux n’osent plus se rencontrer. Chacun se met en quête d’une occupation, mais ils n’ont le coeur à rien, un sombre nuage plane sur eux tous.

Mais, me dira-t-on, tout cela c’est de la broderie, le texte n’en dit rien. Cela est vrai, néanmoins je suis certain de dire la vérité ; ce qui est écrit dans la Bible suggère clairement ce que j’ai lu entre les lignes. Il y a là un homme qui fait entendre une plainte d’autant plus déchirante qu’elle vient trop tard et demeure sans effet. Ce regret de Ruben trouble profondément l’âme de ses frères.

Nous n’avons pas encore parlé de Ruben, l’aine des fils de Jacob, responsable par conséquent vis-à-vis de son père. Il semble avoir été plus doux que ses frères. Il les avait conjures de ne pas faire mourir Joseph, mais de l’enfermer dans la citerne, puis il s’était éloigné, peut-être pour chercher un moyen de le sauver en secret, de le sortir de la fosse pendant la nuit et de le rendre à son père. Ce désir louable demeura absolument stérile ; les événements suivirent leur cours malgré ses bonnes intentions. Ne disons pas que ce n’était pas sa faute. S’il eut été un homme pieux, il n’eut pas dit : Jetez-le dans cette citerne, mais : Qu’allez-vous faire ? Comment pouvez-vous commettre un si grand mal et pécher contre Dieu ?
Sans être même un croyant, s’il eut été tout simplement un homme, il eut fait à Joseph un rempart de son corps, et n’eut jamais souffert qu’on touchât à cet enfant sans défense, qu’on fit à son vieux père un si affreux chagrin. "Ne faites pas usage de fil de fer là ou l’étoupe est suffisante". Ce vieux proverbe suisse signifie que la ou une chose peut être obtenue par la douceur et l’amour, il faut se garder d’employer la violence ; là ou l'Évangile peut toucher les coeurs la loi doit se taire.

N’oublions jamais cette règle dans nos rapports avec nos frères. Il y a des occasions néanmoins où la rudesse est une vertu. Un autre proverbe dit : "Pour enfoncer un pieu grossier, il faut un grossier maillet". Jamais vous ne réduirez à l’obéissance un boeuf rétif en lui chantant une romance ; ne vous figurez pas davantage que vous aurez raison de la méchanceté humaine avec des demi-protestations et des reproches pleins de réticences ; la sainte colère seule fera son effet.

Si Ruben avait montré sa résolution de sauver son frère, il eut sans doute provoqué au premier moment un formidable orage, mais il eut évité la catastrophe ; sa timide opposition demeura sans effet. La douceur est impuissante dans un cas pareil ; il faut une déclaration de principe sans arrière-pensée. Le vieil Éli aurait préféré que ses fils n’eussent pas une conduite impie, mais il ne voulut pas s’opposer à eux avec une sérieuse fermeté et il causa leur perte. Hérode le tétrarque était bon, il avait des aspirations religieuses, écoutait volontiers Jean-Baptiste et suivait ses avis ; il eut peut-être fait de lui son ministre des cultes, mais il ne haïssait pas le mal, il ne sut pas résister à sa femme et malgré son affection pour l’homme de Dieu, il devint son meurtrier. Ainsi en futile de Ruben, il voulait une chose bonne, mais il avait des arrière-pensées et craignait d’être traité par ses frères de trembleur. Nous sommes touches d’entendre ses gémissements, de voir ses vêtements déchirés, ses cheveux arrachés. Douleur stérile qui n’améliore en rien la position.

Honneur à vous, mon frère, qui refusez de commettre le mal parce que vous en avez peur, qui ne voulez ni vous laisser entraîner dans les plaisirs, ni sanctionner une action déshonnête, ni chercher votre bonheur dans la boisson ou la bonne chère. Et pourtant tout cela ne vous sert de rien ; tôt ou tard vous serez entraîné la ou vous ne voudrez pas aller, si vous ne stigmatisez pas le péché et n’êtes pas résolu à le fuir quoi qu’il arrive. Cela ne sert de rien de protester faiblement contre l’injustice, de mâchonner et de tortiller vos paroles dans la crainte de passer pour un piétiste ou un méthodiste. Cela ne sert de rien de lutter contre le mal par des raisons d’ordre pratique, d’insinuer que la chose, sûrement découverte, aura des conséquences fâcheuses. Non, cela ne sert de rien, car on vous prouvera très facilement qu’avec un peu de prudence ces conséquences peuvent être évitées et que — chose parfaitement vraie — quiconque veut réussir dans le monde doit avoir de la hardiesse.

Dites au tentateur : "Arrière de moi, Satan, je te déclare une guerre à mort". Voilà la seule base solide. Avec celle-là, vous obtiendrez le respect de vos adversaires, alors même qu’ils se moqueraient de vous. Un homme résolu à attaquer le mal avec fermeté et courage peut seul dominer celui qui est déterminé à suivre la mauvaise route. Une volonté qui n’est pas décidée à aller jusqu’au bout, n’est pas une volonté. Voulez-vous être un homme, soyez en état de défier les moqueurs et l’enfer lui-même si cela est nécessaire. Quant aux timides qui, comme Ruben, veulent rester bien avec tout le monde, ils sont la proie des méchants qui ont un but détermine et le poursuivent.

À notre époque il y a peu de caractères énergiques, c’est un mal qui se manifeste dans tous les domaines. Il faut suivre, dit-on, l’opinion publique, marcher avec son siècle et sa famille. En politique, la plupart des hommes sont les esclaves de leur parti. La conscience souvent troublée, ils suivent un mot d’ordre, soit qu’il émane d’un club socialiste, du palais du gouvernement ou de la Bourse. Dans le domaine religieux, c’est la même chose. Être d’accord avec les chefs, ne pas gâter sa carrière, est l’important. Pauvres roseaux agités par le vent, les hommes se demandent de quel côté est leur avancement, leur avantage et non ou est le bien, la justice, la vérité.

Avant toutes choses on veut éviter le ridicule et les moqueries. La honte suprême dans le monde et surtout parmi les gens cultivés, ce n’est pas le péché, c’est la bêtise. La bêtise est pour nous un vice capital. Nous nommons ainsi tout ce qui nuit à notre position dans le monde. Nous condamnons le péché lorsqu’il a mis son auteur dans une fâcheuse situation, nous louons ce même péché lorsqu’il a eu des conséquences favorables. Les Spartiates inculquaient déjà cette sagesse à leurs enfants. "Jeunes gens, disaient-ils, il est permis de voler, il est même sage de le faire, mais le voleur qui se laisse prendre mérite les coups qu’il reçoit". Des milliers de gens disent de nos jours dans le même esprit : Tout moyen qui améliore notre situation est bon, pourvu qu’il ne nuise pas à notre position dans le monde. En parlant ainsi on croit montrer du caractère et on n’est qu’une feuille agitée par le vent.

"Voulez-vous être des hommes ou des roseaux ?" Ainsi parlait ironiquement ma mère lorsque nous autres garçons refusions de nous occuper des pauvres et des malheureux dans la crainte d’encourir les moqueries de nos camarades. "Ne vous inquiétez que d’une chose, ajoutait-elle, à savoir du jugement qu’au dernier jour Dieu portera sur votre conduite". Jusqu’à ma mort je rendrai grâce à ma mère qui m’a enseigne ainsi la voie de la liberté et de la véritable virilité.

Qu’il se vende donc comme esclave celui qui ne peut pas accepter d’être seul de son avis ou de passer pour bête ; que dis-je, cette vente est déjà conclue. La minorité résolue au mal entraînera toujours à sa suite la majorité indécise. Jézabel pousse Achab au meurtre de Naboth et les prêtres font crucifier Jésus-Christ, malgré les timides remontrances et les protestations théâtrales de Pilate. II en a toujours été, il en sera toujours ainsi. Nous verrons des hommes honnêtes, aimables, tomber dans de graves péchés parce que l’attrait des plaisirs, de l’argent, de la vengeance les a fascinés. Malgré leur passe irréprochable ils n’ont pu résister, l’occasion était trop favorable. Pourquoi sont-ils tombés ? C’est qu’ils ne haïssaient pas le péché pour lui-même. Ce qui nous protège contre les pièges de Satan ce n’est ni notre sagesse mondaine, ni notre douceur naturelle, c’est une conversion décidée, reposant sur une rupture complète avec le péché.
Voilà ce que nous enseigne le désespoir de Ruben.

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