La convoitise, lorsqu’elle a
conçu, enfante le péché ;
et le péché étant
consommé produit la mort. Ainsi
s’exprime l’apôtre Jacques.
L’expérience nous enseigne que le
diable nous trompe toujours dans une certaine
mesure et ne donne jamais à l’homme ce
qu’il lui a promis en le poussant à
pécher. Il agit ainsi dans le paradis, alors
qu’il dit à Eve : Le jour
où vous mangerez du fruit, vos yeux
s’ouvriront, et vous serez comme des dieux,
connaissant le bien et le mal. Les yeux de nos
premiers parents s’ouvrirent, en effet, mais
pour voir combien ils étaient malheureux. Le
pécheur obtient-il ce qu’il souhaite,
il est toujours plus ou moins déçu.
Un poète a dit en parlant des puissances du
ciel, ces mots qu’on pourrait plus justement
encore appliquer aux puissances de
l’enfer : "Vous introduisez l’homme
dans la vie, vous le laissez commettre le mal, puis
vous l’abandonnez à sa souffrance".
Entrez dans une prison, allez de cellule en cellule
interroger les condamnés, questionnez ce
parjure, ce calomniateur, ce meurtrier, cet
incendiaire ; d’une seule voix tous vous
certifieront que nul fripon ne nous trompe aussi
bien que notre propre coeur.
Voyez les frères de Joseph. Ils suivent des
yeux la caravane qui, de plus en plus petite, de
plus en plus indistincte, disparaît enfin
à l’horizon. Plus de rires ironiques,
plus de cris tumultueux ! Les plus hardis
essaient encore une plaisanterie, mais elle meurt
sur leurs lèvres, car ceux qu’ils
cherchent à faire rire leur répondent
par de farouches regards ; leurs yeux
n’osent plus se rencontrer. Chacun se met en
quête d’une occupation, mais ils
n’ont le coeur à rien, un sombre nuage
plane sur eux tous.
Mais, me dira-t-on, tout cela c’est de la
broderie, le texte n’en dit rien. Cela est
vrai, néanmoins je suis certain de dire la
vérité ; ce qui est écrit
dans la Bible suggère clairement ce que
j’ai lu entre les lignes. Il y a là un
homme qui fait entendre une plainte d’autant
plus déchirante qu’elle vient trop tard
et demeure sans effet. Ce regret de Ruben trouble
profondément l’âme de ses
frères.
Nous n’avons pas encore parlé de Ruben,
l’aine des fils de Jacob, responsable par
conséquent vis-à-vis de son
père. Il semble avoir été plus
doux que ses frères. Il les avait conjures
de ne pas faire mourir Joseph, mais de
l’enfermer dans la citerne, puis il
s’était éloigné,
peut-être pour chercher un moyen de le sauver
en secret, de le sortir de la fosse pendant la nuit
et de le rendre à son père. Ce
désir louable demeura absolument
stérile ; les événements
suivirent leur cours malgré ses bonnes
intentions. Ne disons pas que ce
n’était pas sa faute. S’il eut
été un homme pieux, il n’eut pas
dit : Jetez-le dans cette citerne, mais :
Qu’allez-vous faire ? Comment pouvez-vous
commettre un si grand mal et pécher contre
Dieu ?
Sans être même un croyant, s’il
eut été tout simplement un homme, il
eut fait à Joseph un rempart de son corps,
et n’eut jamais souffert qu’on
touchât à cet enfant sans
défense, qu’on fit à son vieux
père un si affreux chagrin. "Ne faites pas
usage de fil de fer là ou
l’étoupe est suffisante". Ce vieux
proverbe suisse signifie que la ou une chose peut
être obtenue par la douceur et l’amour,
il faut se garder d’employer la
violence ; là ou l'Évangile peut
toucher les coeurs la loi doit se taire.
N’oublions jamais cette règle dans nos
rapports avec nos frères. Il y a des
occasions néanmoins où la rudesse est
une vertu. Un autre proverbe dit : "Pour
enfoncer un pieu grossier, il faut un grossier
maillet". Jamais vous ne réduirez à
l’obéissance un boeuf rétif en
lui chantant une romance ; ne vous figurez pas
davantage que vous aurez raison de la
méchanceté humaine avec des
demi-protestations et des reproches pleins de
réticences ; la sainte colère
seule fera son effet.
Si Ruben avait montré sa résolution
de sauver son frère, il eut sans doute
provoqué au premier moment un formidable
orage, mais il eut évité la
catastrophe ; sa timide opposition demeura
sans effet. La douceur est impuissante dans un cas
pareil ; il faut une déclaration de
principe sans arrière-pensée. Le
vieil Éli aurait
préféré que ses fils
n’eussent pas une conduite impie, mais il ne
voulut pas s’opposer à eux avec une
sérieuse fermeté et il causa leur
perte. Hérode le tétrarque
était bon, il avait des aspirations
religieuses, écoutait volontiers
Jean-Baptiste et suivait ses avis ; il eut
peut-être fait de lui son ministre des
cultes, mais il ne haïssait pas le mal, il ne
sut pas résister à sa femme et
malgré son affection pour l’homme de
Dieu, il devint son meurtrier. Ainsi en futile de
Ruben, il voulait une chose bonne, mais il avait
des arrière-pensées et craignait
d’être traité par ses
frères de trembleur. Nous sommes touches
d’entendre ses gémissements, de voir
ses vêtements déchirés, ses
cheveux arrachés. Douleur stérile qui
n’améliore en rien la position.
Honneur à vous, mon frère, qui
refusez de commettre le mal parce que vous en avez
peur, qui ne voulez ni vous laisser entraîner
dans les plaisirs, ni sanctionner une action
déshonnête, ni chercher votre bonheur
dans la boisson ou la bonne chère. Et
pourtant tout cela ne vous sert de rien ;
tôt ou tard vous serez entraîné
la ou vous ne voudrez pas aller, si vous ne
stigmatisez pas le péché et
n’êtes pas résolu à le
fuir quoi qu’il arrive. Cela ne sert de rien
de protester faiblement contre l’injustice, de
mâchonner et de tortiller vos paroles dans la
crainte de passer pour un piétiste ou un
méthodiste. Cela ne sert de rien de lutter
contre le mal par des raisons d’ordre
pratique, d’insinuer que la chose,
sûrement découverte, aura des
conséquences fâcheuses. Non, cela ne
sert de rien, car on vous prouvera très
facilement qu’avec un peu de prudence ces
conséquences peuvent être
évitées et que — chose
parfaitement vraie — quiconque veut
réussir dans le monde doit avoir de la
hardiesse.
Dites au tentateur : "Arrière de
moi, Satan, je te déclare une guerre
à mort". Voilà la seule base solide.
Avec celle-là, vous obtiendrez le respect de
vos adversaires, alors même qu’ils se
moqueraient de vous. Un homme résolu
à attaquer le mal avec fermeté et
courage peut seul dominer celui qui est
déterminé à suivre la mauvaise
route. Une volonté qui n’est pas
décidée à aller jusqu’au
bout, n’est pas une volonté.
Voulez-vous être un homme, soyez en
état de défier les moqueurs et
l’enfer lui-même si cela est
nécessaire. Quant aux timides qui, comme
Ruben, veulent rester bien avec tout le monde, ils
sont la proie des méchants qui ont un but
détermine et le poursuivent.
À notre époque il y a peu de
caractères énergiques, c’est un
mal qui se manifeste dans tous les domaines. Il
faut suivre, dit-on, l’opinion publique,
marcher avec son siècle et sa famille. En
politique, la plupart des hommes sont les esclaves
de leur parti. La conscience souvent
troublée, ils suivent un mot d’ordre,
soit qu’il émane d’un club
socialiste, du palais du gouvernement ou de la
Bourse. Dans le domaine religieux, c’est la
même chose. Être d’accord avec les
chefs, ne pas gâter sa carrière, est
l’important. Pauvres roseaux agités par
le vent, les hommes se demandent de quel
côté est leur avancement, leur
avantage et non ou est le bien, la justice, la
vérité.
Avant toutes choses on veut éviter le
ridicule et les moqueries. La honte suprême
dans le monde et surtout parmi les gens
cultivés, ce n’est pas le
péché, c’est la bêtise. La
bêtise est pour nous un vice capital. Nous
nommons ainsi tout ce qui nuit à notre
position dans le monde. Nous condamnons le
péché lorsqu’il a mis son auteur
dans une fâcheuse situation, nous louons ce
même péché lorsqu’il a eu
des conséquences favorables. Les Spartiates
inculquaient déjà cette sagesse
à leurs enfants. "Jeunes gens, disaient-ils,
il est permis de voler, il est même sage de
le faire, mais le voleur qui se laisse prendre
mérite les coups qu’il reçoit".
Des milliers de gens disent de nos jours dans le
même esprit : Tout moyen qui
améliore notre situation est bon, pourvu
qu’il ne nuise pas à notre position
dans le monde. En parlant ainsi on croit montrer du
caractère et on n’est qu’une
feuille agitée par le vent.
"Voulez-vous être des hommes ou des
roseaux ?" Ainsi parlait ironiquement ma
mère lorsque nous autres garçons
refusions de nous occuper des pauvres et des
malheureux dans la crainte d’encourir les
moqueries de nos camarades. "Ne vous
inquiétez que d’une chose,
ajoutait-elle, à savoir du jugement
qu’au dernier jour Dieu portera sur votre
conduite". Jusqu’à ma mort je rendrai
grâce à ma mère qui m’a
enseigne ainsi la voie de la liberté et de
la véritable virilité.
Qu’il se vende donc comme esclave celui qui ne
peut pas accepter d’être seul de son
avis ou de passer pour bête ; que
dis-je, cette vente est déjà conclue.
La minorité résolue au mal
entraînera toujours à sa suite la
majorité indécise. Jézabel
pousse Achab au meurtre de Naboth et les
prêtres font crucifier Jésus-Christ,
malgré les timides remontrances et les
protestations théâtrales de Pilate. II
en a toujours été, il en sera
toujours ainsi. Nous verrons des hommes
honnêtes, aimables, tomber dans de graves
péchés parce que l’attrait des
plaisirs, de l’argent, de la vengeance les a
fascinés. Malgré leur passe
irréprochable ils n’ont pu
résister, l’occasion était trop
favorable. Pourquoi sont-ils tombés ?
C’est qu’ils ne haïssaient pas le
péché pour lui-même. Ce qui
nous protège contre les pièges de
Satan ce n’est ni notre sagesse mondaine, ni
notre douceur naturelle, c’est une conversion
décidée, reposant sur une rupture
complète avec le péché.
Voilà ce que nous enseigne le
désespoir de Ruben.
Chapitre précédent | Table des matières | Chapitre suivant |