"Voici, ah ! qu’il est
agréable, qu’il est doux pour des
frères de demeurer ensemble, car c’est
là que l'Éternel envoie la
bénédiction, la vie pour
l’éternité". Ps.
133.
Peu de paroles dans la Bible méritent autant
que celle-ci l’approbation des hommes
intelligents. Aujourd’hui encore elle est
bénie la maison où frères et
soeurs, qu’ils soient majeurs ou non, vivent
en paix, s’entraident, portent les fardeaux
les uns des autres et savent jouir sans envie de
leurs joies réciproques. Une pareille maison
est la porte des cieux. Cette union se retrouve
surtout là où l’amour de Christ
est le lien entre les coeurs comme il
l’était dans la famille de Lazare et
dans celle de Zébédée.
Avouons-le à notre honte, les choses se
passent rarement ainsi entre frères et
soeurs. Que de fois ne sont-ils pas animés
d’un esprit de discorde et de querelle. Chacun
veut avoir ce qu’il y a de meilleur et
être préfère aux autres.
L’un est vexé de ce que son
frère est plus beau ou mieux doué que
lui ; il souffre de le voir recherché
par les amis de la maison. Un autre s’efforce
de noircir son frère auprès de ses
parents pour prendre sa place dans leur affection,
etc. O frères et soeurs qui lisez ces
lignes, tremblez si vous vous reconnaissez dans ce
portrait. On peut dire de vous en retournant la
parole biblique : "O qu’il est laid,
qu’il est repoussant de voir des frères
et des soeurs vivre dans l’envie et dans la
discorde. C’est là que se trouvent les
gémissements et le trouble pour le temps et
pour l’éternité".
Il en fut ainsi chez nos premiers parents lorsque
Caïn envia Abel. Il en fut ainsi dans la
famille d’Isaï lorsque David se vit
haïr par ses frères à cause de
ses mérites. Et il en fut ainsi surtout dans
la maison de Jacob. Le fait que les enfants
appartenaient à quatre mères
différentes était bien pour quelque
chose dans leurs disputes. La
préférence accordée à
Joseph par le père augmenta encore le mal.
Mais la cause principale gisait bien dans le coeur
de ces dix hommes qui avaient donné
accès dans leur coeur au démon de
l’envie.
Il y a peu de temps, un ministre des finances
prussien prononçait cette parole : "La
Bourse est un arbre empoisonné". Il savait
bien ce qu’il disait et j’ai
admiré le courage de l’homme qui ne
craignait pas d’attaquer la Bourse, cette
reine du monde.
Je suis certain qu’agioteurs, ministres,
acteurs, paysans, marchands, enfants de l’un
et de l’autre sexe seront tous d’accord
que l’envie est un arbre empoisonné,
que c’est un péché très
répandu et qu’il est aussi dangereux
que commun. Qui, fut-ce le pharisien le plus rempli
de propre justice, l’homme le plus aveugle sur
lui-même, ne sent en lui ce
péché ? "Je ne croirais pas au
péché universel, disait
quelqu’un, si l’envie n’existait
pas ; dès qu’on la nomme
l’homme le plus fidèle
pâlit".
J’ai moi-même réduit au silence
un homme qui ne voulait pas se reconnaître
pécheur en lui montrant les traces de ce
serpent de l’envie dans son propre coeur.
L’envie poussa le diable à
séduire nos premiers parents pour les
éloigner de Dieu. L’envie a fait le
premier assassin. L’envie du
grand-prêtre a cloué le Sauveur sur la
croix. L’envie fait prendre les armes aux
nations. L’envie et ses fruits
empoisonnés se retrouvent partout ;
aubergistes, artistes, cochers, professeurs,
étudiants, ministres, etc., la connaissent
bien. Devons nous dire qu’elle est naturelle
au coeur ou l’appeler une oeuvre de
Satan ? La difficulté que nous trouvons
à résoudre cette question nous prouve
bien que l’homme naturel a de grands rapports
avec le démon.
Tout homme sérieux hait l’envie et
pourtant il lui est soumis. C’est la preuve de
notre état de corruption. Là mieux
que partout ailleurs se vérifie le mot de
l’apôtre :
"Quand je veux faire le bien, le mal est
attaché à moi". Celui auquel
l’expérience de l’envie n’a
pas rempli les yeux de larmes ne sait rien de la
tristesse selon Dieu. Si quelques âmes
privilégiées en sont exemptes, elles
représentent l’exception qui confirme
la règle.
Oh qu’il est difficile de se réjouir du
fond du coeur quand un bonheur exceptionnel arrive
au prochain ! Qu’il est difficile de
reconnaître les avantages physiques ou moraux
de nos frères ! Qu’il est
difficile de nous préserver d’une
mauvaise joie quand la personne qui occupe la place
que nous convoitons vient à mourir.
Qu’il est naturel de passer du simple
désir de posséder ce que notre
prochain a eu avant nous a une inimitié
coupable contre celui qui nous laisse dans
l’ombre ! Dieu savait pourquoi il
terminait les dix commandements par celui-ci :
"Tu ne convoiteras point".
Quand nous avons laisse pénétrer dans
notre coeur le désir de posséder les
biens qui nous sont refusés et qui
appartiennent au prochain, peu à peu les
sentiments que nous devons avoir envers nos
frères se modifient. L’amour qui
cherche le bonheur des autres est remplacé
par un esprit qui voudrait les abaisser et les
amoindrir.
Notre coeur se refroidit, une secrète
amertume l’envahit et les mauvaises
pensées y entrent. Suivant le
caractère de l’envieux et ses
circonstances personnelles, ses mauvais sentiments
se manifesteront par des paroles grondeuses ou
calomniatrices, ou par des actions ayant pour but
de détruire le bonheur du prochain.
Les gens bien élevés sont prudents
dans la manifestation de leur envie, non pour
épargner celui qui la fait naître dans
leur coeur, au contraire, ils lui souhaitent
volontiers du mal, mais dans leur propre
intérêt. Ils savent bien que les
envieux sont mépris dans le monde. Il
s’agit par conséquent d’user de
prudence, de voiler ses noires pensées sous
des formes aimables.
Mais si chez de telles personnes les choses
n’en Ne viennent jamais à une
explosion, le feu qui couve intérieurement
n’en est que plus mauvais. Nul ne peut
l’éteindre.
L’éternité montrera que des
âmes sans nombre ont été
perdues parce qu’elles s’étaient
laissé consumer par l’envie et la
haine.
Pour échapper à ce danger,
examinez-vous journellement. Ne dites pas que chez
un enfant de Dieu l’envie ne saurait prendre
racine. Elle se glisse sournoisement sous le masque
de la piété et, secret poison, elle
compromet l’oeuvre du Saint-Esprit. Cherchez
avec soin si tel ou telle ne vous sont pas
insupportables parce que vous les enviez.
L’envie est fille d’un insatiable
amour-propre ; elle est opposée
à cet amour qui ne cherche point son
intérêt.
J’ai parlé de ceux qui, soit par
prudence, soit par crainte, cachent leur envie ou
ne veulent pas reconnaître en eux
l’existence de ce mauvais sentiment. Chez les
hommes grossiers, ardents, chez les enfants de la
nature comme les fils de Jacob ou bien chez des
êtres assez puissants pour n’avoir rien
à redouter, on peut comprendre comment
l’envie pousse à la haine et la haine
au crime. D’après une loi inexorable,
l’envie produit les querelles, le meurtre ou
tel autre crime. Caïn refusant de
maîtriser son envie malgré les
avertissements de Dieu, devint un meurtrier. Saul
voulut transpercer David. Roi, il n’avait
à ne craindre aucune vengeance. Les
sacrificateurs recouvrant leur envie du beau nom de
zèle pour l’autel, clouèrent
Jésus sur la croix. Poussés par
l’envie les fils de Jacob trompèrent
leur père pour lequel ils avaient cependant
un certain respect.
L’heure du crime ne tarda pas à
sonner. "Un jour propice arriva", nous dit
St-Marc à propos du meurtre de
Jean-Baptiste. Pour les impies, le jour propice
arrive toujours ; ils savent bien le guetter.
Le jour propice pour faire le bien, pour se
sacrifier, vient malheureusement plus rarement pour
les gens pieux. Pourquoi ? Parce qu’ils
ne l’attendent pas avec impatience, parce que
leur passion pour le bien est moins ardente que la
passion des impies pour le mal. Le jour favorable
ne vient pas parce que la bonne volonté est
absente. Que chacun y fasse attention. Le jour
propice vint pour les dix fils de Jacob.
L’enfer intérieur devint l’enfer
extérieur. Les fruits de l’envie
étaient mûrs.
Le pauvre père précipita
lui-même la catastrophe. Il menait une vie
calme et contemplative à Hébron, la
ville des palmes, tandis que ses fils faisaient
paître les troupeaux à Sichem ;
Joseph, le fils bien-aimé, la consolation de
sa vieillesse, le compagnon de ses heures de
prière, était auprès de lui.
Mais tout à coup le patriarche désire
avoir des nouvelles des absents et de leurs
bêtes ; il envoie Joseph auprès
d’eux. Jacob ne connaissait pas la nature
humaine ; il ne connaissait pas même ses
propres enfants. Semblable à tant de parents
modernes, il était aveugle sur sa
progéniture. Cela est mal, mais ce qui est
encore pire, c’est que pères et
mères s’aveuglent volontairement et
traitent d’ennemis tous ceux qui veulent les
éclairer.
Des chagrins cuisants en résultent souvent
et les yeux s’ouvrent quand il est trop tard.
Si Jacob avait un peu étudié ses fils
aînés, il n’aurait pas
envoyé son bien-aimé comme un agneau
au milieu des loups. Joseph, lui, connaissait mieux
ses frères. Il a dû avoir peur quand
son père l’a envoyé. Il
n’avait à attendre, en mettant les
choses au mieux qu’une réception
glaciale, des paroles aigres. Mais il montra sa
douceur et sa confiance enfantine en
n’opposant pas la moindre résistance
aux ordres de son père. Joseph arrive
à Sichem, mais n’y trouve pas ses
frères. Il s’égare dans cette
contrée inconnue et déserte.
Fatigué et solitaire, le jeune homme
rencontre un Cananéen qui connaît les
lieux et lui dit qu’il trouvera ceux
qu’il cherche plus au nord, à Dothan,
car ils ont dit : "Allons à
Dothan". Joseph aurait pu se tranquilliser par
les pensées suivantes : Ma commission
est faite, mon père m’a envoyé
à Sichem, mes frères n’y sont
pas ; je puis m’en retourner.
Mais Joseph n’est pas homme à
n’avoir que l’apparence de
l’obéissance. Il poursuit sa route.
Fatigué, le coeur tremblant, il
s’avance vers le nord et bientôt il
aperçoit les feux du campement.
Anges du ciel qui, des siècles plus tard,
avez veille sur Élisée assiège
dans Dothan, montrez-vous ! Anges gardiens,
une âme pieuse a plus que jamais besoin de
votre protection, car aucun être humain ne se
lèvera pour la défendre. — Mais
cet appel au secours est emporté par les
vents. Nous entendons tout autre chose que le
bruissement des ailes d’anges. Nous entendons
des cris de rage : "Voici le faiseur de songes
qui arrivent. Venez maintenant, tuons-le et
jetons-le dans une des citernes ; nous dirons
qu’une bête féroce l’a
dévoré et nous verrons ce que
deviendront ses songes".
(v. 19
et 20). Ces hommes savent ce
qu’ils veulent. Ils ont fait leur plan depuis
longtemps. Leur haine ardente pour
l’orgueilleux songeur se fait jour dans ces
sauvages moqueries. Pas trace d’amour, de
compassion ; pas trace de honte chez ces dix
lâches qui s’apprêtent à
tomber sur un jeune homme sans défense. Ils
veulent apaiser leur rage, l’égorger
afin de se débarrasser de lui, le jeter dans
un trou et l’abandonner à la
pourriture. Une sépulture honorable ne lui
sera pas accordée.
Voilà les fruits de l’arbre de
l’envie. Au jour propice le crime
éclate. Les envieux sont devenus des
meurtriers ; le diable qui est meurtrier
depuis le commencement a gagné la
partie.
C’est ainsi que les drôles
exécutent leur plan. Ils tombent sur le
jeune homme affamé et fatigué, lui
arrachent avec force plaisanteries la robe
bigarrée qu’il avait eu
l’imprudence de revêtir et le jettent
dans une citerne vide. Ses supplications, ses
prières sont accueillies par des moqueries.
Pas un des frères n’a assez de courage
pour s’opposer à la
méchanceté, à la
lâcheté des autres. Que la victime
croupisse dans la citerne jusqu’à ce
que ses persécuteurs aient mangé,
puis elle sera égorgée.
"Ils s’assirent ensuite pour manger".
(v. 25).
Une grande page
d’histoire racontée en quelques sobres
mots. Nous rougissons en songeant au degré
de perversité de ces hommes, qui, le coeur
rempli de pensées meurtrières, se
mettent tranquillement à manger.
J’entends ici plus d’un homme
sérieux et plus d’une femme aux
sentiments élèves,
s’écrier : "Non, c’est trop
fort, le tableau est peint en noir, des êtres
humains ne sauraient être aussi mauvais".
Ceux qui parlent ainsi ne connaissent pas la nature
humaine.
Goethe a dit : "Il y a autour de nous plus
d’un abîme creusé par le hasard,
mais le plus profond se trouve dans notre coeur".
Platen, que nul n’accusera de piétisme,
s’exprime ainsi : "Dans notre esprit sont
des abîmes plus profonds que
l’enfer".
Quiconque a sonde son propre coeur ne
démentira pas ces paroles et rendra
grâces a Dieu de ce que là
où le péché abondait la
grâce a surabondé. Des actes comme
celui qui nous occupe sont tout naturels quand les
passions sont déchaînées.
Moïse raconte la chose simplement, sans un cri
d’horreur. Le Saint-Esprit ne veut pas nous
faire reculer d’épouvante devant
certains actes grossiers commis par de grands
pécheurs ; il attire nos regards sur la
source du mal, sur notre éloignement de Dieu
et notre égoïsme. Les actes mauvais
viennent de là comme la fleur qui donne la
mort vient de l’arbre empoisonné.
Si je voulais m’exprimer à la
façon du monde, je dirais qu’un hasard
empêcha les fils de Jacob d’accomplir
leur criminel projet.
Des marchands ismaélites viennent à
passer, transportant de Galaad en Égypte le
baume et la myrrhe sur leurs chameaux. Une
idée nouvelle traverse l’esprit de
Juda : "Que gagnerons-nous, dit-il, à
tuer notre frère et à cacher son
sang ? Venez, vendons-le aux
Ismaélites, et ne mettons pas la main sur
lui, car il est notre frère, notre chair".
(v. 27).
Ce discours dénote
une certaine compassion, une certaine horreur a
l’idée de verser le sang d’un
frère. Un homme n’est jamais si mauvais
qu’il ne lui reste quelque bon
côté. Des hommes grossiers peuvent,
s’ils sont timides, éprouver de la
répugnance à répandre le sang
humain. Pendant le repas, les esprits se sont un
peu calmés. Manger est une action
prosaïque qui produit des pensées
prosaïques et, ajoute-t-on, fait naître
une certaine bienveillance. Je n’en suis pas
sûr pour ma part, mais je suis certain que
tout homme a une répulsion instinctive pour
le meurtre.
Je n’oublierai jamais une scène dont je
fus témoin et qui prouve ce que
j’avance. Deux maçons se battaient.
L’un d’eux avait appuyé le genou
sur la poitrine de son camarade et
s’apprêtait à lui casser la
tête avec une grosse pierre. Je saisis son
bras et d’une voix forte : "Caïn,
Caïn ! "m’écriai-je. Il me
dévisagea d’un air irrité,
hésita un instant, comme s’il pensait
à sévir contre moi, puis laissa
tomber la pierre, se leva et s’en alla.
Les fils de Jacob approuvèrent Juda. Il leur
suffisait d’être
débarrassés de Joseph et les
Ismaélites se trouvaient là fort
à propos. L’intérêt, le
désir de faire une affaire firent
probablement aussi pencher la balance. Ils
gagnaient vingt sicles à ce marché,
deux sicles par homme. Mais ne noircissons pas
encore ces tristes personnages.
Le marché est conclu sans pitié.
Joseph a beau supplier, invoquer les cheveux blancs
de son père, tout est inutile. Il est
attaché sur un chameau et emmené au
sud vers l'Égypte.
Ces hommes impies ont atteint leur but. Ils sont
débarrassés de leur frère
à jamais, car comment recouvrerait-il sa
liberté ? Ils s’étaient
vengés. Joseph, le fils libre d’un
prince nomade, ne devait pas, semblait-il, tarder
à succomber dans l’esclavage.
Qu’importe à ces mauvais
frères ? Ils ont apaisé leur
soif de vengeance. Sont-ils contents en
réalité ? Caïn
l’était-il après le meurtre
d’Abel ? Ne l’entendons-nous pas
crier : "Je serai errant et vagabond sur la
terre". Une plainte identique ne
s’échappe-t-elle pas de la poitrine de
tous les meurtriers dans tous les pays, à
toutes les époques ? Juda Iscariote
était-il content lorsqu’il reçut
les trente pièces d’argent ?
N’a-t-il pas mis fin à ses jours peu
d’instants après ? Écoutons
le témoignage d’un homme qui, peu
après une tentative de suicide,
s’exprimait ainsi devant un ami
chrétien :
"Deux choses représentaient pour moi le
paradis : avoir beaucoup d’argent et
pouvoir lâcher la bride a mes passions.
J’ai trouvé ce paradis sur le chemin du
péché. Mais arrivé au but je
me suis demandé par quel moyen je pourrais
mettre le plus promptement possible un terme a ma
misérable existence, et j’ai choisi le
rasoir".
O vous qui par des moyens coupables cherchez
à atteindre le bonheur, comprenez votre
erreur. Hommes crédules, hommes
trompés, croyez-vous réellement
trouver le bonheur dans l’assouvissement de
vos passions ?
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