"Voici la
postérité de Jacob. Joseph, âge
de dix-sept ans, faisait paître le troupeau
de son père". Dès ce moment,
remarquez-le, c’est Joseph qui devient le
héros du récit. Ses frères ne
peuvent tenir une place importante dans
l’histoire sacrée, puisqu’ils
vivent selon la chair. Quant à la figure de
Jacob elle disparaît derrière celle de
son fils. Sauf à la fin de sa
carrière, où il jette de nouveau un
vif éclat. Jacob n’a que le rôle
efface d’un spectateur sympathique ; dans
sa vieillesse il obéit plutôt
qu’il ne commande.
N’en est-il pas en général ainsi
dans notre société moderne ? Ne
voit-on pas fils et filles prendre tout doucement
le premier rang et laisser les parents dans
l’ombre ? C’est la loi du monde.
Pourquoi nous en attrister ? Il faut que la
jeunesse croisse et que la vieillesse diminue. Cet
effacement ne nous nuira pas si nous nous appuyons
sur le Seigneur pour nous laisser toujours mieux
conduire, porter et éclairer par lui.
Jacob subit la loi commune d’une
manière toute spéciale. Nous devons
avouer qu’il était la cause des tristes
rapports qui existaient entre ses enfants. Que cela
serve d’avertissement aux parents qui se
trouvent dans des circonstances analogues.
"Israël aimait Joseph plus que tous ses autres
fils". Était-ce seulement à cause de
la sagesse et de la piété de
l’enfant ? Moïse, l’historien
véridique, ne nous Ne donne pas cette raison
comme la principale. Il en indique une autre :
"Parce qu’il l’avait eu dans sa
vieillesse". Il l’avait engendré
longtemps après les autres et aurait pu
être son grand-père. Pendant longtemps
aussi Joseph avait été le cadet. II
était de plus l’enfant de la femme
préférée, le fils de la belle
Rachel et le portrait vivant de sa mère.
Ajoutez à cela qu’il était un
jeune homme pieux qui avait soif de vie
éternelle, qui savait prier et avait horreur
du mal. Joseph seul pouvait sympathiser avec son
père dans ses sentiments les plus nobles et
les plus saints ; à lui seul Jacob
pouvait ouvrir son coeur, avec lui seul il pouvait
prier du fond de l’âme. Il était
donc dans la nature des choses que Jacob
préférât Joseph à ses
autres fils. Il avait raison de remercier Dieu de
lui avoir donné un tel enfant. Mais aller
plus loin, afficher sa préférence,
donner la première place à Joseph
devant tout le monde, c’était une
imprudence qu’il devait payer cher. La robe
bigarrée que le patriarche donna à
son préfère était un
vêtement rayé comme en portaient alors
les fils de princes. Il voulait probablement
indiquer par là que Joseph serait son
héritier.
Il est incroyable qu’un homme pieux et
éclairé ait pu commettre une pareille
bévue. Il avait vu dans la maison paternelle
les fâcheux résultats d’une
différence faite entre les enfants.
Hélas ! à quoi nous servent les
expériences des autres ? Les passions
sont plus fortes que la raison et entraînent
celle-ci comme un torrent puissant emporte une
digue. Ce sont nos propres expériences qui
nous rendent sages. Et encore ne suffisent-elles
pas toujours. Comme le chante un
poète :
Le malheur seul rend sage,
Dit-on. C’est un vain mot.
J’ai subi mains orages
Et suis encore un sot.
Dans quel malheur, dans
quelle confusion nous jettent nos passions nos
passions (1).
Je sais ce que les parents peuvent dire pour
excuser leurs préférences. Je sais
qu’ils doivent souvent lutter
énergiquement pour accorder à
certains enfants difficiles l’amour chaud qui
leur est dû, mais je les adjure de
n’épargner ni les prières ni les
larmes jusqu’à ce qu’ils aient
vaincu. Quand des parents montrent une grande
préférence pour un enfant et le
donnent en exemple aux autres (comme cela avait
lieu sous les tentes du patriarche), le simple bon
sens pourrait leur faire prévoir qu’ils
s’attireront des difficultés.
Pères et mères, la raison et la
justice ne vous répètent-elles pas
qu’ils sont les uns et les autres vos
enfants ? Ils sont votre chair et votre sang,
vous leur avez donné la vie, leurs
défauts sont par conséquent en grande
partie les vôtres. Vous devez à chaque
enfant la même part d’amour.
L’expérience nous enseigne que le
favoritisme qui crée une sourde
hostilité entre les parents et fait
naître l’envie et la haine entre
frères et soeurs, bannit la paix et le
bonheur au foyer domestique. L’autorité
n’existe plus, l’amour filial
s’éteint. Les enfants négligents
ferment leurs coeurs à leurs parents, en
revanche les favoris deviennent outrecuidants et
finissent souvent par briser le coeur du
père et de la mère. Les exemples
abondent à l’appui de ma thèse.
Et cependant que de personnes intelligentes et
pieuses ne voit-on pas continuer à nourrir
dans leur coeur cet amour partial.
"C’est le bijou de maman ; c’est le
favori de papa", entend-on répéter.
Oh ! pères et mères, si vous
tenez à votre vie et à celle de vos
enfants, luttez avec Dieu afin qu’il vous
donne d’aimer vos enfants comme le Père
céleste vous aime, de les embrasser tous
dans le même amour.
Oh ! pauvre Jacob, quels malheurs te
prépare cette robe bigarrée !
Es-tu si aveuglé par ton amour que tu ne
comprennes pas ce qui va se passer ? "Ses
frères virent que leur père
l’aimait plus qu’eux tous, ils le prirent
en haine. Ils ne pouvaient lui parler avec
amitié". Voilà le premier
résultat du cadeau fait à Joseph.
Loin de lui faire du bien, la prédilection
dont il était l’objet fut pour lui une
source d’amertume. Il fut mis de cote par ses
frères, abandonne, haï et bientôt
chasse. L’atmosphère était
lourde dans la famille de Jacob, l’orage
grondait au loin. D’un instant à
l’autre il pouvait éclater. Il y avait,
il est vrai, un moyen de prévenir la
catastrophe, c’était d’avoir
recours à une franche explication. Les
frères de Joseph auraient dû lui dire
ce qu’ils avaient sur le coeur, exiger
qu’il ne portât pas la robe
bigarrée et le prier de renoncer à
son rôle de rapporteur. Une franche
explication, quelle chose excellente ! mais
quelle chose rare.
Ils
ne pouvaient lui parler avec
amitié.
La présence de leur père leur
interdisait les propos acariâtres. Ils ne
voulaient pas prononcer des paroles aimables. Ils
se taisaient donc, mais leurs regards
méprisants et haineux en disaient assez long
sur leurs sentiments intimes. Ces lèvres
muettes avaient un éloquent langage, Nous ne
voulons rien avoir à faire avec toi,
disaient-elles. Connaissez-vous par
expérience l’horreur de ce silence
gardé en présence d’un
être avec lequel vous vous entreteniez jadis
amicalement ?
Avez-vous aussi un frère auquel vous ne
pouvez plus parler avec amitié ? Alors,
tremblez, car vous êtes sur la même
route que les fils de Jacob. Ne laissez pas finir
cette journée sans avoir soumis votre coeur
de glace aux rayons salutaires de la grâce
divine, sans vous être explique avec votre
frère et lui avoir dit ouvertement ce que
vous aviez à lui reprocher.
Que de querelles, de brouilleries seraient
évitées si alors que
l’un a sujet de se plaindre de
l’autre il le
lui disait franchement et sans colère,
qu’il s’agisse d’une chose
importante ou d’une vétille. Que de
fois un malentendu est la seule cause de nos
disputes. Même dans des cas plus graves la
réconciliation est facilitée par la
présence de notre adversaire.
Hélas ! cela ne se fait pas souvent,
parce que la plupart des hommes, même des
chrétiens, sont si héroïques
qu’ils préfèrent cent fois mal
parler d’un homme derrière son dos
plutôt que de lui dire les choses en face. O
misérable lâcheté qui nous
pousse à agir dans les
ténèbres ! Quel nom donner
à cette médisance qui maltraite le
prochain quand il ne peut se défendre ?
Vous ne voudriez pas pour tout au monde que la
chose lui revînt, vous la dites sous le sceau
du plus profond secret. Ne savez-vous pas
qu’une lettre cachetée nous
intéresse bien plus qu’une lettre
ouverte ? Comment, vous prétendez
être des hommes et vous vous rendez coupables
d’une telle duplicité ! Mieux
vaudrait, dans les réunions
féminines, jouer du tambour ou de la
cornemuse que bavarder sur le compte des absents.
Tout homme d’honneur, tout chrétien
surtout, doit vouer une haine mortelle à la
médisance et la flageller partout ou il la
rencontre. Si les lecteurs de ces pages voulaient
former une sainte ligue contre ce
péché-là, mon livre aurait
contribue pour sa large part à
débarrasser notre pauvre terre d’une de
ses hontes et à faciliter
l’entrée du royaume des cieux a un
grand nombre d’âmes.
Si les choses se passent ainsi chez nos
contemporains, comment nous étonner
qu’il en fût de même chez Jacob.
Dans le cas qui nous occupe, une explication
n’eut peut-être pas tout arrangé.
Pourquoi ? Parce que les frères ne se
comprenaient pas. Il s’agissait de choses plus
importantes qu’une robe bariolée. Ils
se seraient à la rigueur entendus pour ce
qui concerne ce vêtement, mais Joseph
aurait-il consenti à ne pas raconter leurs
mauvaises actions ? Il les aurait
suppliés de mener une meilleure vie, afin
qu’il n’y eut plus rien à dire sur
leur compte, il les aurait prévenus
qu’il considérait comme son devoir de
tenir son père au courant de ce qui se
passait. Qu’il se mêlât dans ses
récits un peu de propre justice et
d’orgueil, nous n’en doutons pas, mais
nous estimons qu’il était en effet tenu
d’avertir son père.
Les frères aînés ne
comprenaient absolument pas leur cadet. Ils
vivaient dans deux mondes différents. Les
uns avaient pour but leur plaisir et
l’assouvissement de leurs passions ;
l’autre, sans être un ange, vivait pour
l’éternité. Entre eux ce
n’était pas une question de
quantité mais de qualité. Il y avait
sans doute de bonnes cotes chez les frères
aînés, comme il y en avait de mauvais
chez Joseph, mais aucune sympathie ne pouvait
exister entre eux. On pouvait s’entendre sur
la fabrication du fromage, le blanchissage des
laines, la construction d’une nouvelle machine
à tisser, mais quant aux questions vitales
du coeur et de la conscience, aucun rapport
n’était possible. Il en est de
même de nos jours entre les enfants du monde
et les enfants de Dieu. Ils sont aussi
dissemblables qu’un caillou et un brin
d’herbe. Ils se rencontrent sur mille et mille
points sans importance, mais dans ce qui touche aux
choses essentielles, aucune sympathie n’est
possible car. l’homme animal ne reçoit
pas les choses de l’Esprit de Dieu, car elles
sont une folie pour lui et il ne peut les
connaître. Il ne peut les connaître
jusqu'à ce que Dieu l’éclaire.
Le jour devait venir ou la lumière divine
brillerait dans le coeur des dix frères.
Mais en attendant bien des larmes devaient
couler.
Certaines
personnes ne
comprennent pas comment le pieux Jacob avait des
fils tels que les siens. Des hommes vivant dans la
solitude, au sein d’une nature grandiose,
disent-ils, auraient dû avoir des
pensées élevées et marcher
sans effort en présence du
Créateur.
Il faut connaître bien peu le monde pour
parler ainsi. Seuls de naïfs rêveurs
s’imaginent encore que sur les cimes
immaculées des montagnes ou dans les
îles solitaires de la mer la seule innocence
puisse habiter. En y regardant de plus près
on s’aperçoit que
l’immoralité, quand elle
pénètre dans ces lieux isolés,
y pousse des racines plus profondes que dans les
villes. Les grandes agglomérations, il est
vrai, donnent naissance à des miasmes
dangereux, inconnus dans les campagnes, mais
d’un autre côté, c’est dans
les grandes cités que se trouvent ces
institutions charitables qui opposent une digue
puissante au mal. Les oeuvres de lumière
réagissent dans les grands centres contre
les oeuvres des ténèbres.
Les sauvages beautés de la nature et la
société des brebis, des veaux et des
chameaux n’ont pas le pouvoir
d’élever les coeurs vers Dieu. Ce ne
sont ni les moutons du troupeau de David, ni les
gigantesques palmiers de la demeure d’Abraham,
qui ont fait de ces patriarches les héros de
la foi. Ils ont été des
témoins fidèles parce qu’ils ont
suivi l’instinct de leur âme qui les
poussait vers Dieu et qu’ils ont ouvert leur
coeur au Tout-Puissant, afin qu’il y
vînt faire sa demeure. Les fils de Jacob
pouvaient aussi peu être
préservés de la
grossièreté par les charmes de la
végétation ou du ciel
étoilé, que les insulaires de la mer
du Sud être gardés contre leur
féroce cannibalisme par les beautés
de leur contrée. Ne parlons plus des vertus
purifiantes de la nature.
Une question plus difficile se présente.
Comment se fait-il que l’exemple du
père n’ait pas produit de meilleurs
fruits chez les enfants ? Plus tard un esprit
nouveau s’éveillera en eux, dû,
sans doute, aux prières et à
l’exemple du patriarche. Pour le moment ils
sont plongés dans le mal. Rien
d’étonnant. Chez Jacob lui-même
l’homme intérieur avait eu de la peine
à se développer. Les faiblesses du
père étaient plus visibles que sa
piété. Ajoutez à cela les
troubles et les intrigues inséparables de la
polygamie. Les fils de Jacob n’étaient
pas toujours sous ses yeux. Le patriarche
était vieux et par trop indulgent. Il
habitait toujours au même endroit tandis que
ses fils parcouraient à leur gré les
montagnes et les plaines. Bientôt ils
dégénérèrent, car
aucune puissance ne s’opposait au mal qui les
envahissait.
Quiconque a quelque connaissance en histoire
naturelle sait ce que signifie le mot dégénérescence.
Si l’on
abandonne à lui-même un jardin rempli
de roses magnifiques, qu’arrive-t-il ?
Les roses ne disparaissent pas, mais elles
dégénèrent. Elles retournent
à l’état sauvage auquel leurs
ancêtres avaient échappé. On a
placé des pigeons apprivoisés sur une
île déserte ; après vingt
ou trente ans ils avaient repris les moeurs des
pigeons sauvages. Bien plus : certains
crustacés vivent dans l’eau
éclairée par le soleil. Or, il arrive
à quelques-uns d’entre eux de se
retirer dans des grottes sombres. Que se
passe-t-il ? Ceux qui avaient fui la
lumière ont perdu la vue. Ils
ont préféré
les ténèbres à la
lumière et ont
reçu une punition méritée. Ils
ont perdu la vue parce qu’ils
s’étaient mis dans un endroit où
ils n’en avaient plus besoin. La nature est
économe ; elle ne prodigue pas ses dons
à ceux qui les méprisent.
Or, aucun être ne s’améliore et
ne dégénère aussi
aisément que l’homme. Le fils de
famille dégénère avec une
étonnante rapidité quand il se trouve
dans un cercle d’hommes grossiers.
Bientôt on ne trouve plus trace chez lui de
l’éducation raffinée qu’il
avait reçue. Quand des hommes
élèves dans des familles
chrétiennes préfèrent les
ténèbres à la lumière,
tôt ou tard ils en viennent à
haïr la lumière et finissent par ne
plus distinguer le bien du mal. L’oeil
intérieur se perd. Cela arrive tout
naturellement, suivant une loi
inévitable.
Nous ne prétendons pas affirmer que les fils
de Jacob avaient perdu cet oeil de
l’âme, mais ils étaient si
endurcis qu’ils ne sentaient plus
l’influence paternelle et la discipline de
l’Esprit de Dieu. Ils n’en étaient
pas tous au même point, comme nous le verrons
bientôt. De grandes différences se
remarquaient entre eux. Cependant pas un
n’avait assez de courage moral pour appeler le
mal, pour se garder du péché, pour
prendre la vérité comme bouclier et
marcher avec Dieu. Ceux qui avaient de bonnes
dispositions n’osaient pas les montrer
ouvertement, par crainte du ridicule. Aussi les
plus hardis, les plus légers et les plus
frivoles donnaient-ils le ton.
Il serait inutile de parler des
péchés de ces jeunes Hébreux
qui gardaient leurs troupeaux il y a près de
trois mille ans, dans un pays éloigné
du nôtre de plus de trois mille
kilomètres, si ce que nous leur reprochons
ne concernait pas aussi nos contemporains.
Jeunes gens et jeunes filles, fuyez les
sociétés où règne un
ton frivole et léger. Des hommes aimables,
spirituels, vous attirent peut-être dans ces
cercles. Vous ne croyez pas arriver à leur
ressembler. Vous avez une trop haute idée de
vous-mêmes si vous croyez, après comme
avant, rester fidèles a la
vérité. Vous serez
nécessairement les victimes de la loi de la
dégénérescence. Vous
protestez. Écoutez le rire moqueur qui
s’élève autour de vous ; il
vous réduira vite au silence. "Je ne dois
pas faire cela, dites-vous timidement, mon
père me blâmerait". Des sarcasmes
fondent sur vous comme un essaim de guêpes.
"Oh ! quel bébé ! Il ne
peut faire un pas sans consulter papa et maman.
Cent ans après sa mort il sera à
peine majeur. Crainte de pécher, il
n’osera jamais porter à ses
lèvres la coupe du plaisir. Dieu doit se
moquer de ce nigaud qui tremble devant lui".
Ces discours sont de mise dans un certain monde. Il
y a une seule chance de salut : la fuite.
Cette fuite exige un courage héroïque.
En êtes-vous incapables ? Alors vous
êtes marqués pour la
dégénérescence. Les exemples
abondent dans notre pays comme en Canaan. Le monde
moral ne change pas plus que la nature
extérieure. Elle aussi obéit à
des lois invariables.
Dans chaque cercle règne un certain esprit,
bon ou mauvais. Cet esprit forme, il pétrit
à son image ceux qui fréquentent
cette société. Chez les fils de Jacob
régnait un mauvais esprit ; ils
étaient tous des enfants
dégénérés. Examinez
l’esprit de la société dans
laquelle vous vivez. Voudriez-vous partager le sort
éternel de vos camarades ? Examinez
l’esprit des livres que vous lisez, des
théâtres que vous fréquentez.
Est-ce l’esprit de lumière, de
vérité, de pureté, de paix ou
le contraire ? Je me tais pour laisser parler
votre conscience.
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