Pour
comprendre le
caractère de Joseph et les dispensations par
lesquelles Dieu le fit passer, il est indispensable
de connaître sa famille. Ouvrons donc le
premier livre de la Bible. Il nous transporte dans
une période reculée et dans un pays
éloigné, étranger à
toute culture artistique ou intellectuelle. Un
chrétien, a-t-on dit, à trois
patries : celle ou il est ne, celle pour
laquelle il est ne, le ciel, celle enfin où
ont vécu le Sauveur et les héros de
la Bible. Connaissez-vous ce pays-là ?
Pouvez-vous vous représenter Hébron,
la ville des palmes située sur les confins
du désert arabique ? Voyez-vous en
imagination Sichem ou Jacob creusa le puits
immortalisé par la conversation de
Jésus avec la Samaritaine ? Avez-vous
une idée nette de ce qu’est la vie de
famille sous les tentes de Jacob ?
Celui-ci possède de grands troupeaux, des
bestiaux, des chevaux, des chameaux ; il a des
serviteurs et des servantes en grand nombre. Une
tribu aussi considérable ne peut demeurer
longtemps au même endroit, car le fourrage
devient vite insuffisant. Les tentes se dressent
tantôt ici tantôt là. À
l’endroit ou les feux brillent
aujourd’hui de leur plus vif éclat, la
cendre refroidie indiquera seule demain qu’ici
on a vécu. L’existence des
Bédouins de nos jours est l’image
fidèle de ce qui se passait alors, car
l’Orient est le pays de
l’immortalité. S’il en est ainsi,
à quoi bon, à notre époque de
progrès, étudier de si vieilles
histoires ? C’est la question que se
posent nombre de gens soi-disant cultivés
mais qui ne jugent que sur l’apparence. Sans
doute beaucoup d’usages de ces temps
reculés ont vieilli et pourtant nous ne
devons pas les considérer comme des
antiquailles. L’avenir de
l’humanité, le salut du monde planent
sur la terre sainte comme une mystérieuse
vapeur d’encens. Ce pays est béni parce
que le Dieu invisible y a en quelque sorte ouvert
son coeur et révèle ses desseins de
paix. Ces figures vénérables à
l’aspect étranger qui errent sur les
sombres collines, dans les steppes désertes
et a travers les vastes plaines nous montrent Dieu
à l’oeuvre dans la vie de chacun de
nous. Voilà pourquoi ces histoires ne
sauraient vieillir et édifient tous ceux qui
s’intéressent à
l’avancement du règne de Dieu.
Contemplez maintenant le vieux Jacob. Ce n’est
pas une personnalité idéale comme
Abraham. Son apparence extérieure même
laisse à désirer ; sa hanche est
démise, il boite. Bien des traits de son
caractère nous déplaisent et les
défauts que l'humanité a de tout
temps reproches aux Juifs se retrouvent en lui. Il
est cupide et fort peu scrupuleux sur le choix des
moyens propres à atteindre son but. Il
exploite avec ruse son père, son
frère et son beau-père. Il montre peu
de sagesse dans l'éducation de ses fils. En
un mot son caractère est très humain.
Son âme n’est pas belle ; celle du
vieil Adam l’est rarement.
Ce qui constitue sa grandeur morale, c’est
qu’on sent décroître en lui le
vieil homme et grandir l’homme nouveau. Il
progresse lentement mais sûrement et ce qui
fait la force de ses pas en avant, c’est la
foi. Il sait que Dieu lui a promis de lui faire du
bien et il lui dit : Je ne te
laisserai point aller que tu
ne m’aies béni.
L'essentiel,
c’est qu’on puisse dire de vous que vous
progressez. Peu importe que votre âme soit au
début belle ou laide. Que le
baromètre soit haut ou bas, là
n’est pas la question ; ce qu’il
faut savoir, c’est s’il est plus haut ou
plus bas que le jour précédent.
Jacob est un homme qui progresse parce qu’il
lutte, soit contre lui-même soit avec Dieu.
Il travaille à se vaincre, à donner
à l’esprit la souveraineté sur
la chair et c’est pourquoi Jéhovah lui
a donné le beau nom d'Israël (vainqueur
de Dieu). Lorsque nous contemplons de près
ce vieillard plus que centenaire, il nous semble
voir gravé sur son front ridé le mot
d'éternité.
Ses yeux
nous parlent
de douleurs infinies, de rêves
évanouis et reflètent une
espérance qui n’a rien de commun avec
les choses de la terre.
Jacob habite, pour le moment du moins, le pays ou
ses pères ont vécu comme
étrangers. Les anciens serviteurs de Dieu se
considéraient volontiers comme des
voyageurs. Vingt-deux ans plus tard, Jacob parle
à Pharaon de ses pèlerinages. Le
voyageur marche vers la patrie, le pèlerin
vers le sanctuaire, tous deux considèrent le
pays ou ils séjournent comme un lieu de
passage. Pourquoi les patriarches sont-ils des
pèlerins ? Ce n’est pas parce
qu’en qualité de nomades ils dressent
leurs tentes tantôt ici tantôt
là ; ce n’est pas non plus parce
que Canaan ne leur appartient encore qu’a
titre de promesse. Ce pays était depuis
longtemps la propriété des
Israélites alors qu’ils se nommaient
encore étrangers et passagers (Ps.
39,
13. Hébr.
11,
13). Ceux
qui
parlent ainsi montrent qu’ils cherchent
une patrie et
les
apôtres nous exhortent à avoir les
mêmes sentiments (1
Pierre 2, 11. Phil.
3,
20).
Tous les hommes sont également
étrangers et passagers sur la terre
puisqu’ils ne doivent y rester qu’un
temps. Mais tandis que l’homme du monde
s’y cramponne par toutes les fibres de son
être, le chrétien s’en
détache intérieurement et plante ses
racines là où son âme a
trouvé sa véritable patrie. Le
contraste est donc grand entre eux, et pourtant ils
ont également raison tous deux. Tant
qu’un homme ne connaît que le monde on
ne saurait lui reprocher de tenir fortement
à lui, mais celui qui sait qu’il existe
des biens infiniment supérieurs serait un
fou de rester attache à ce qui a si peu de
valeur.
Interrogeons donc notre coeur, chrétiens,
demandons-nous chaque soir si nous avons dans la
journée vécu comme un voyageur, comme
un être qui sent qu’il n’est pas du
monde. Des que nous cessons d'être ici-bas
des étrangers, d’avoir en nous le mal
du pays du ciel, nous sommes traîtres
à nous-mêmes, nous renions notre
noblesse et nos meilleures
espérances.
Sous les
tentes de Jacob, un
triste spectacle s’offre à nos yeux.
Ceci nous surprend, étant donnée la
piété du patriarche.
Le cadet de ses douze fils, celui qui a
coûté la vie a sa mère,
Benjamin, est encore au berceau. Joseph se
distingue déjà par la noblesse de son
caractère, mais ses frères sont des
polissons grossiers et impies. J’ai dit des polissons
bien que
ce soient
déjà des hommes dont plusieurs ont
des fils mariés.
Bientôt nous verrons ces gens sans coeur et
vindicatifs vendre leur jeune frère. Le
dégoût et l’effroi nous
saisissent en pénétrant dans le
cercle de ces fils
dégénérés, qui sont un
sujet de honte et de douleur pour leur
père.
Nous avons donc ici une vie de famille fort peu
attrayante. Que dis-je ? Une vie de
famille ? En réalité il n’y
en a point. Ce que nous nommons ainsi fut toujours
chose inconnue aux Juifs aussi bien qu’aux
païens ou aux mahométans ; elle
est incompatible avec la polygamie. Cette
institution entraîne nécessairement
pour la femme le mépris et
l’abaissement, elle détruit son
influence, elle tue en elle toute noblesse de
caractère et engendre des querelles, des
intrigues, des jalousies entre les
différents groupes de femmes et
d’enfants. Or Jacob était polygame. On
comprend aisément qu’avoir quatre
épouses c’est n’en point avoir de
véritable et que dans un ménage
constitué de la sorte il ne saurait
être question de bonheur.
Nous n’adresserons aucun blâme à
Jacob ; il suivait les moeurs de son
époque et sa conscience ne lui reprocha rien
lorsqu’a ses deux épouses il joignit
deux servantes.
Napoléon dans sa vieillesse demandait
à une femme d’esprit :
"Que nous faudrait-il pour assurer la
prospérité de notre
nation ?"
"Des mères", lui fut-il répondu. La
remarque était juste ; aucune femme de
l'antiquité classique ne l’eut
imaginée, aucun roi, aucun prophète
de l’ancienne alliance n’y eut songe.
C’est l'Évangile qui a donné
à la femme sa position et sa puissance. Ceci
est un fait indiscutable et ce qui est non moins
certain c’est qu’une vie de famille
normale n’est possible que là ou la
femme est à sa vraie place.
Oui, la vie de famille, cette inépuisable
fontaine de Jouvence qui restaure et conserve une
nation, est le triomphe de l'Évangile. Nous
tenons à le relever ici, car il se trouve
malheureusement des chrétiens qui croient
faire acte de piété et pousser les
gens a la repentance en peignant sous les couleurs
les plus noires les moeurs modernes dans nos
grandes villes en particulier. Certes, je ne
méconnais pas les déficits de notre
époque, mais je dis qu’il y a de la
frivolité et de l’ingratitude à
ne voir que ses mauvais côtés. Il est
faux que Paris ou Berlin soient des villes aussi
corrompues que Sodome et Gomorrhe et faux que
Londres soit un bourbier empoisonné, un
fumier pestilentiel auprès duquel Ninive et
Babylone seraient des écoles de vertu. Il
est injuste de prétendre qu’un petit
noyau de chrétiens véritables
représente seul la moralité et
qu’en dehors de lui tout soit pur
paganisme.
Des propos semblables tendent à
déclarer que le christianisme et l'oeuvre
qu’il poursuit ont fait faillite. Dieu merci,
ceci est faux, et ceux qui ne sont pas des
chrétiens fervents ne sont pas tous par cela
même des païens. Que les pessimistes qui
professent cette opinion veuillent bien aller
passer six mois parmi les Zoulous, les Hindous ou
les fils du Céleste empire et ils
reconnaîtront leur erreur. L'évangile
a renouvelle l'atmosphère morale des peuples
auxquels il a été annoncé
depuis plusieurs siècles, il a rendu les
relations des hommes entre eux plus conformes
qu’elles ne l'étaient à la
volonté de Dieu, il a
développé en eux des puissances
d’amour inconnues au paganisme et au
judaïsme, puissances qui agissent comme un
levain sur la masse entière. On rencontre,
il est vrai, parmi les peuples chrétiens
nombre de familles désunies, mais
néanmoins la vie de famille existe, elle est
une digue puissante contre les assauts du mal et de
la corruption. Seuls les ignorants et les
pessimistes peuvent nier ce fait.
Si j’ai fait l'éloge de notre vie de
famille en la comparant a celle des pays
païens, ce n’est pas que j’estime
qu’elle soit ce qu’elle devrait et
pourrait être d'après
l'Évangile. Beaucoup de jeunes gens ruinent
leur santé par l'excès des plaisirs.
Des péchés sans nombre crient vers le
ciel, des coeurs brises accusent devant Dieu ceux
qui les ont trompés. Ces détestables
romans, ces drames qui glorifient l'adultère
sont le tableau fidèle des moeurs actuelles
et contribuent à vicier toujours davantage
l'atmosphère morale.
Partout on entend des plaintes sur l’ennuyeux
joug du mariage, qui entrave le plaisir et la
liberté ; on nie l’amour
fidèle, on le couvre de ridicule et
l’on forme des voeux pour que l’on arrive
bientôt à une conception
différente de l’union conjugale. On
excuse de nos jours toutes les passions ; on
prouve qu’elles sont irrésistibles et
que lutter contre elles c’est faire preuve
d'étroitesse d'idées. Ces doctrines
proclamées partout créent
d’infinies misères et il est incroyable
que des parents bien pensants tolèrent dans
leurs maisons des livres et des journaux
inspirés par un semblable esprit. Comment
pourront-ils, ces pères et mères de
famille, se justifier devant Dieu d’avoir
laisse un tel poison a la portée de leurs
enfants et de leurs domestiques ?
Ajoutons encore à cela la
fréquentation du café, de la
brasserie, du casino, habitude qui ronge notre vie
de famille. Dans la seule Allemagne, chose
honteuse, cinq cent millions de marks (six cent
vingt-cinq millions de francs) sont
dépensés annuellement en eau-de-vie.
Dans ces lieux de perdition, des sentences
humoristiques et des gravures pendues partout aux
murs glorifient l’ivresse. Pendant que les
hommes passent là leurs soirées et
une partie de leurs nuits, rivalisant à qui
pourra boire le plus longtemps, le reste de la
famille pleure au logis et souffre moralement si ce
n’est matériellement. Lorsqu’enfin
le père ou le fils aine rentrent chez eux,
leur coeur ne saurait être accessible a
l’affection ; ils ne songent
qu’à poser sur l’oreiller leur
tête appesantie. Il n’est que trop
naturel en présence d’un tel
état de choses que les femmes cherchent
à se distraire par les commérages, la
toilette et le luxe et que les enfants tirent de
leur cote ou suivent l’exemple de leurs
parents.
Même dans les ménages sérieux
où la vertu est en honneur, le
véritable esprit de famille manque trop
souvent. Il est désirable que le père
de famille s'intéresse à sa vocation
et la poursuive avec activité, mais si ses
occupations l’absorbent de telle sorte
qu’il n’ait ni coeur, ni yeux, ni
oreilles, ni temps pour les siens, s’il est
comme absent au milieu d’eux, c’est la
une circonstance déplorable. Il est
très bon qu’un homme aime sa patrie,
qu’il contribue de toutes ses forces au bien
de ses concitoyens, mais si, par le fait de
réunions trop fréquentes en vue de
l'intérêt général, il
néglige les intérêts des siens,
s’il s’ennuie chez lui, s’il est
silencieux, tyrannique avec ses enfants, il y a
là un mal profond. Le mal n’est pas
moins grand si l'Église ou des oeuvres de
philanthropie et d'évangélisation
absorbent les pensées du père.
On ne m’accusera pas sans doute de vouloir
éloigner mes lecteurs de semblables
préoccupations. J’ai dit et
répété assez souvent
qu’une partie de notre temps doit être
consacré à l’avancement du
règne de Dieu. N’oublions pas cependant
qu’en ces matières notre famille a en
toute première ligne droit à notre
sollicitude ; c’est elle, avant tout, que
nous sommes appelés à amener à
Dieu.
Se consacrer aux siens, faire pour eux des frais de
conversation, lire, chanter, jouer avec eux,
s’associer avec amour aux
intérêts des petits et des grands,
exige beaucoup plus d’humilité,
d’abnégation, de patience que de faire
entendre dans un comité un avis qu’on
suit avec déférence, ou de briller
dans une assemblée. Là il y a
recueillir des lauriers que nul ne nous
décerne au logis.
Dans toute cette activité chrétienne,
loteries de charité, bazars, réunions
d’édification ou d’église,
comités, fêtes religieuses, la
vanité individuelle joue sans qu’on
s’en doute un rôle
prépondérant. Quiconque sait
être jeune avec les jeunes, rendre la maison
agréable aux enfants, quel que soit leur
âge, quiconque, après se les
être attachés, les amène
doucement au Sauveur, rend à la patrie le
meilleur des services et travaille à
l’avancement du règne de Dieu. Beaucoup
d’hommes et de femmes de notre époque
qui collaborent avec succès aux oeuvres
religieuses devraient écrire sur les
murailles de leur demeure la parole de
l’apôtre : Si quelqu’un
n’a pas soin des siens et principalement de
ceux de sa famille, il a renié la foi et il
est pire qu’un infidèle.
Nous invitons tous nos lecteurs à se frapper
la poitrine en se demandant s’ils
accomplissent leurs devoirs de père, de
mère, d’époux, de maîtres,
de fils, de filles, puis à rechercher le
moyen de mieux faire et à travailler
à être la lumière, le sel de la
famille, un élément de paix et de
joie pour elle.
Le foyer domestique est le lieu ou les
péchés d’omission sont punis de
la manière la plus prompte et la plus
douloureuse et, parmi ces péchés,
celui qui détruit notre bonheur de la
manière la plus complète est le
manque d’amour et de renoncement pour ceux que
Dieu a places près de nous. Mais il est
temps maintenant de retourner auprès des
tentes de Jacob.
Chapitre précédent | Table des matières | Chapitre suivant |