Dépositaire d'un code de loi
précieux, la nation juive l'a
communiqué, malgré elle,
malgré sa sainte jalousie, par la force des
événements auxquels elle a pris part,
à divers peuples de l'antiquité.
Faisons nos réserves d'abord. Nous ne
voulons pas dire que toutes les lois anciennes
dérivent nécessairement de la loi
mosaïque : cette opinion serait
insoutenable. Les rapports qui s'établissent
entre les sociétés ou entre les
individus varient essentiellement suivant le
caractère, le climat et une foule de
circonstances dont il faut tenir compte. Ce qui
convenait aux Israélites pouvait et devait
ne pas convenir, en tout, aux
autres peuples. En pareille matière, il ne
faut pas se créer d'avance un système
auquel on ramène forcément toutes ses
recherches. Nous nous rappellerons, dans cette
étude, ces mots de l'un de nos
littérateurs et de nos philosophes
chrétiens les plus distingués :
« Rien n'est terrible comme un
système : il trouble la vue et passe
gaiement au-dessus des faits. C'est un merveilleux
magicien et le plus grand créateur de
chimères qui soit au monde. »
Nous voulons examiner avec attention, coordonner,
rapprocher les diverses dispositions qui peuvent
présenter des analogies. La parenté
doit ressortir d'elle-même d'un pareil
travail quand il est fait consciencieusement.
Les Israélites, tantôt vainqueurs,
tantôt vaincus et emmenés en
captivité, puis rétablis dans le pays
de leurs pères, eurent occasion de faire
connaître leurs lois et leurs traditions.
Dix siècles se placent entre Moïse ou
la loi écrite, et la rédaction des
Douze Tables de la loi romaine, et, dans ces mille
années, que de luttes, que
d'événements mettent les
Hébreux en communication avec d'autres
peuples !
À l'époque de la fondation de Rome,
les rois d'Assyrie connaissaient déjà
le chemin de la terre sainte. Babylone
menaçait de devenir maîtresse de toute
la terre. Les Juifs,
dispersés parmi les
peuples païens, erraient de lieu en lieu,
emportant, avec eux, comme le plus précieux
souvenir de la patrie, leurs lois et leurs
traditions.
Daniel et ses illustres compagnons étonnent,
par leur sagesse et leur haute intelligence, le roi
de Babylone.
Les puissants monarques de l'Orient
étendaient au loin leur domination. De
toutes les parties du monde alors connu, les
philosophes et les sages se recommandaient à
eux et recherchaient leur protection. N'est-il pas
permis de croire que les vertus austères et
la science des jeunes Israélites, qui eurent
bientôt gagné l'affection de ceux qui
les tenaient en captivité, firent aussi
l'admiration des sages et des philosophes du
paganisme ?
Nous voyons, l'an 281 de Rome, ce même
Artaxercès Longue-Main qui permit aux
Israélites de rebâtir
Jérusalem, entrer en relation avec le Grec
Thémistocle. Artaxercès avait
étudié les lois de Moïse et en
avait apprécié les sages dispositions
lorsqu'il commanda au sacrificateur Esdras d'ordonner des
magistrats et des juges selon la
sagesse de son Dieu, pour qu'ils fissent justice
à tous ceux qui connaissent les lois de Dieu
et pour qu'on les enseignât à celui
qui ne les savait pas.
« Soit que les colonies juives
eussent été conduites, en vertu des
lois de la guerre, dans les États des
conquérants de la Palestine, dit M. le
docteur Karl Hase dans son histoire de
l'Église (traduction de M. A. Flobert),
ou que bon nombre de Juifs se fussent
expatriés pour les besoins du commerce,
à l'époque de Jésus, des
corporations juives, ayant des destinées
très diverses, étaient
dispersées par tout l'empire romain. Avec
l'esprit subtil et l'infatigable activité de
leur peuple, elles avaient acquis, par le commerce,
la richesse, et, par la richesse,
l'indépendance et des privilèges. Elles vivaient selon les lois de
leurs
pères et vénéraient dans
la hiérarchie de Jérusalem leur
suprême autorité. »
Les fêtes de Jérusalem attiraient les
étrangers de toutes nations. Toutes les
grandes idées qui se rattachaient au
monothéisme, toutes les découvertes
que les philosophes de la Grèce
communiquaient au monde intelligent avaient cours
dans la capitale de la Judée et se
discutaient publiquement au milieu de ces
assemblées de gens de toutes nations qui
soient sous le soleil.
Lorsque, renonçant à tous les
avantages que lui assurait sa naissance, Lycurgue
quitta sa patrie et entreprit de longs voyages
pour rapporter à Sparte
les lois des nations civilisées, il visita
l'Égypte, où les Israélites
avaient laissé des traditions, l'Île
de Crète, où, suivant Terrasson (Histoire de la Jurisprudence
romaine), « les gouverneurs du peuple
avaient institué des lois
empruntées, en partie, aux
Hébreux. »
Zoroastre, dont les lois furent suivies chez les
Perses pendant plus de onze cents ans,
était, de l'avis de plusieurs historiens,
disciple de Daniel, auprès duquel il
s'instruisit parfaitement des lois judaïques. (Voyez encore
Terrasson, Histoire de la
Jurisprudence romaine, page 14, édition
de 1750.)
L'Égypte, plusieurs cités grecques,
une partie considérable de l'Asie Mineure,
connurent les usages et les lois des Hébreux
et purent leur emprunter ce qui ne contrariait pas
trop ouvertement les idées païennes,
tout ce qui ne se rattachait pas trop directement
aux idées monothéistes et au
système théocratique du peuple
juif.
Les Israélites, au contraire,
n'empruntèrent rien aux lois et aux usages
des autres peuples. Ils gardent toujours leurs lois
intactes ; on les voit rétablir leurs
autels, renouer le fil de la tradition interrompue,
dès qu'il leur est permis de rentrer dans
leur patrie. Sur la terre étrangère
même, les colonies juives
vivaient suivant la loi de leurs
pères. Elles forment aujourd'hui encore,
partout où la chose leur est possible, une
communauté à part. Il y a dans cet
amour des Israélites pour leurs lois,
poussé quelquefois jusqu'au fanatisme, une
indication manifeste de la volonté de
Dieu.
Lorsque le judaïsme se trouva
sérieusement en contact avec la Rome
païenne, le vieux culte des idoles avait perdu
toute influence morale. La religion païenne
était insuffisante, les philosophes s'en
moquaient ouvertement et les prêtres
eux-mêmes ne pouvaient plus
sérieusement célébrer le
culte. À toutes les divinités que
l'homme s'était imposées et dont il
reconnaissait l'impuissance, le judaïsme
opposait un Dieu unique, vivant, personnel, un Dieu
qui a dit que la terre soit ! et la
terre fut.
À la vieille mythologie pleine
d'anecdotes et d'allusions, quelquefois fines et
délicates, mais sans force morale, sans
puissance régénératrice, le
Juif opposait sa grande loi écrite, les
sublimes enseignements du mosaïsme.
L'origine des lois romaines n'est plus
sérieusement contestée. On s'accorde
généralement à
reconnaître que, vers l'an 300 de Rome, des
députés furent envoyés dans
les principales villes de la Grèce pour y
recueillir les lois qui régissaient ces
peuples. Dix magistrats, decem
viri, reçurent la
mission de colliger ces lois et de les rapporter
à Rome.
Les principes fondamentaux de la législation
mosaïque avaient été
divisés en dix ordonnances ;
ceux de la législation romaine furent
rédigés en dix tables. Deux
autres tables furent ajoutées plus tard,
lorsque le pouvoir des décemvirs eut
été prorogé.
Dans ce qui nous a été
conservé des dix premières tables des
lois romaines, comme dans les dix commandements de
la loi des Hébreux, on trouve comme base des
institutions sociales :
1° L'autorité paternelle et le respect dont cette autorité doit être entourée ;
2° La pureté des moeurs ;
3° Le respect pour la personne et pour la propriété d'autrui ;
4° La sincérité dans le témoignage.
Le respect et l'amour pour l'Éternel
Dieu, commandés au peuple d'Israël par
les dix commandements, ont, dans la loi des Douze
Tables, leurs prescriptions correspondantes dans le
respect et l'amour pour la patrie, amour et respect
dont la violation doit entraîner les plus
grandes peines.
Chez les Israélites, l'État, le
gouvernement, c'est
Dieu ;
dans la Grèce, à Rome, c'est cette
puissance morale à laquelle le citoyen doit
tout son dévouement, la chose
publique.
Les Israélites devaient s'appliquer,
dès leurs jeunes années, à
l'étude de la loi de Dieu. « Tu
les inculqueras à tes
enfants et tu en parleras dans ta
maison »
(Deut.,
VI, 7).
Les premiers législateurs de Rome
prescrivirent ce commandement. Le savant
Heinneccius, s'appuyant sur des auteurs anciens
très estimés, enseigne que
l'étude de la loi des douze Tables fut
longtemps ordonnée à la jeunesse de
Rome : « pueris ediscendae erant hae
tabulae. »
Dirait-on que ce sont des emprunts faits par le
législateur des Hébreux aux
législations étrangères ?
L'histoire de Moïse et de son peuple repousse
cette opinion, qui a d'ailleurs contre elle le
sentiment de tous les savants. On interrogeait un
docte rabbin sur le moment où il convenait
d'enseigner aux enfants la sagesse grecque :
« à l'heure qui n'est ni le jour
ni la nuit, répondit-il, parce qu'il est dit
de la loi : » tu
l'étudieras jour et
nuit. »
Les dix commandements de la loi de Dieu
étaient le sommaire de toutes les lois du
peuple d'Israël. Les dix tables ou les
douze tables furent considérées par
les jurisconsultes romains comme le sommaire et la
source du droit public et
privé : « hae sunt illae
tabulae fons wiiversi, publici, privatique
juris. »
Après l'introduction du christianisme dans
l'empire romain et par suite de l'influence
qu'exercèrent les évêques, les
lois de Moïse furent souvent
consultées. Les empêchements en
matière de mariage, respectés par les
Israélites furent reconnus par la loi
romaine et étendus même jusqu'à
la parenté spirituelle.
Émanant de Dieu même, les lois du
peuple d'Israël devaient régler les
rapports existant entre le peuple et son
libérateur, entre le peuple hébreu et
les nations voisines, enfin les rapports des
Israélites entre eux.
L'Éternel Dieu était à la base
de ces institutions. L'exhortation à suivre
fidèlement les ordonnances de
l'Éternel revient à chaque page des
livres de Moïse ; et partout on trouve,
mêlées aux prescriptions qui se
rapportent aux devoirs sociaux, les règles
et les ordonnances du service divin.
En s'appropriant quelques-unes des lois de
Moïse, les peuples de l'antiquité,
adonnés à l'idolâtrie, ont
dû les dégager de tous les
préceptes religieux qui forment la substance
première, l'élément principal
de la législation hébraïque.
Selon Plutarque, les premières lois de Rome
portèrent cependant quelque chose
de ces prescriptions :
notamment la défense de faire des images de
la Divinité. Nous reviendrons sur cet
intéressant sujet.
Il n'entre pas dans notre plan de parler des
prescriptions cérémonielles
commandées au peuple d'Israël. Les
cérémonies consistaient
principalement en des purifications et des
sacrifices se rattachant à l'idée du
péché. Des fêtes nombreuses
étaient destinées à rappeler
au peuple élu ses devoirs de reconnaissance
envers l'Éternel.
Notre étude aura pour objet : le
Décalogue ou les dix commandements,
véritable charte du peuple d'Israël,
base de toutes les lois mosaïques ; la
conduite des Israélites à
l'égard des nations voisines et des
étrangers ; le droit civil et le droit
pénal du peuple hébreu.
Le droit des gens résulte de l'histoire du
peuple juif bien plus que de ses institutions
écrites. Il est simple, parce que les
rapports des Israélites comme nation, avec
les autres peuples, loin d'être
encouragés et déterminés,
étaient prohibés par la loi.
Le droit civil se trouve mêlé et
confondu, dans les lois de Moïse, avec les
prescriptions relatives au culte. Pour rechercher
ce droit, la méthode qui nous paraît
la plus simple consiste à suivre, comme
l'ont fait les lois de la
Grèce, les lois romaines
et les lois modernes, les différents
rapports de l'homme avec ses semblables, les
différentes phases de l'état de
société : le mariage, le
divorce, la puissance paternelle, la possession,
les droits héréditaires, etc.
Les lois pénales chez les Hébreux se
classent facilement en trois grandes
divisions :
1° la faute sans intention ;
2° le simple délit, appelé, dans notre droit pénal moderne, la contravention ;
3° les crimes emportant une peine corporelle ou une peine grave.
On arrive ainsi à une sorte de
codification qui permet de mieux apprécier,
dans leur ensemble, les lois d'Israël, et de
mieux saisir les rapports ou les différences
qu'elles présentent avec les lois des autres
peuples.
Si la littérature hébraïque a
fourni à de grands poètes leurs plus
sublimes inspirations, si l'on retrouve dans les
chefs-d'oeuvre de notre littérature, les
suaves mélodies de la harpe de David,
pourquoi ce fond de grandeur morale, de justice, de
dignité humaine, de compassion envers les
déshérités de ce monde, qui se
détache si sublime et si vrai des lois de
Moïse, n'aurait-il pas exercé une
grande influence sur la législation et les
moeurs des principaux peuples qui ont passé
sur la scène de la vie après le grand
législateur des
Hébreux ?
Le premier monument de législation bien
ordonnée que nous trouvions dans l'histoire
des anciens peuples, est, sans contredit, le
Décalogue ou les dix Commandements. Son
antiquité ne fait plus l'objet d'un doute,
la grandeur et la sagesse de ses prescriptions ne
se démontrent pas, il suffit de le lire. Un
auteur non suspect d'exaltation religieuse, M.
Proudhon, appelle le Décalogue la Genèse admirable des
phénomènes moraux, l'échelle
des devoirs et des crimes, fondée sur une
analyse savante et merveilleusement
développée.
Rapprochez de chaque loi du Décalogue les
crimes et les délits, les vertus et les
devoirs qui s'y rapportent, et vous serez
forcé de vous
écrier avec le même auteur :
« Quel magnifique symbole ! Cherchez
dans tous les devoirs de l'homme et du citoyen
quelque chose qui ne se ramène point
à cela, vous ne le trouverez
pas. »
En lisant avec attention le Décalogue, on
voit en effet se dérouler, sous ses
préceptes clairs et concis, les
éléments de la législation la
plus complète. Tous les grands principes
sont posés avec une sagesse, une grandeur et
aussi, comme les oeuvres de Dieu, avec une
simplicité qui commandent l'admiration et le
respect.
Moïse affirme qu'il a reçu cette loi de
Dieu. La critique moderne qui tient essentiellement
à ce que l'homme se doive tout à
lui-même, conteste à Moïse cette
affirmation et croit en démontrer la
fausseté par une contradiction qu'elle
trouve dans les déclarations de la
Bible.
Le livre de l'Exode dit, au chapitre
XXIV, verset 12, que les
Tables du Décalogue ont été
écrites par Dieu ; et au chapitre
XXXIV, verset 27, que
Moïse a écrit les Tables de la Loi sous
la dictée de l'Éternel. Voilà
l'argument dans toute sa force, voilà ce qui
prouve, on ne peut plus logiquement, que le
Décalogue n'est pas l'oeuvre de Dieu.
Cette contradiction existe-t-elle
réellement ? Sera-t-on fondé
à contester à un auteur la
propriété de son
oeuvre parce qu'il aura dit quelque part qu'il l'a
dictée ? Que le législateur dise
qu'il a écrit telle loi ou qu'il l'a
dictée, n'est-ce pas toujours à lui
qu'en reviendra le mérite ? Qui
pourrait donc voir sérieusement une
contradiction dans des expressions qui disent, au
fond, la même chose ?
Dans toutes les langues, le mot écriture signifie très
souvent la composition
même. Les critiques modernes qui soutiennent
que les livres de la Bible ont été
composés, revus et corrigés à
diverses époques, doivent supposer bien peu
d'intelligence aux correcteurs si, dans la
même partie du livre, ils ont laissé
passer une contradiction qu'il était si
facile de faire disparaître. Sur un point
aussi essentiel, ils auraient employé les
mêmes expressions s'ils n'avaient pas vu,
comme nous voyons nous-mêmes, sous ces deux
manières de s'exprimer, un même sens,
un même fait.
Cette considération prend encore plus
d'importance si l'on veut bien remarquer que, dans
le verset
27 du chapitre XXXIV,
l'Éternel dit à Moïse :
« Écris ces
paroles. » Et dans le verset
suivant : « L'Éternel
écrivit sur
les Tables les paroles de l'Alliance,
c'est-à-dire les dix
paroles. »
L'auteur de l'Exode aurait-il contredit, au verset
28 ce qu'il venait de dire au verset
27 ?
Évidemment, ces deux versets expriment le
même fait, la même pensée,
l'institution de la Loi par Dieu
lui-même.
Ce n'est pas que nous voulions rabaisser le
mérite de la critique. Nous nous empressons
de reconnaître qu'elle a rendu de grands
services à la foi religieuse aussi bien
qu'à la science. Ses investigations ont
dégagé plusieurs points de doctrine
d'une foule d'arguments qui, auparavant, dans le
siècle précédent et au
commencement du nôtre, avaient cours jusque
parmi les savants. Nous devons lui savoir
gré de ces travaux, même quand,
dominée par des préoccupations qui
tiennent souvent à la direction
donnée à l'intelligence dans les
études premières, à la
prépondérance qu'on laisse prendre
à la raison sur toutes les autres
facultés dont le Créateur nous a
honorés, elle ne sait pas voir Dieu au
milieu des insondables difficultés que
présente la métaphysique, comme il
faut nécessairement le voir à travers
les mystères qu'on rencontre, à
chaque pas, dans l'étude des
phénomènes de la nature.
La critique moderne s'accorde cependant à
reconnaître comme principe fondamental de la
législation mosaïque, l'idée de
Dieu formulée par Moïse d'une
manière plus spiritualiste et plus
complète qu'elle ne l'était dans les
temps antérieurs à
la loi écrite. Le législateur des
Hébreux donne un nouveau nom au
Créateur et ce nom emporte avec lui une
sublime révélation. Le Dieu
d'Abraham, d'Isaac et de Jacob, Elohim, est
bien le même que celui de Moïse, Jéhovah, et par là le
mosaïsme se rattache directement à
l'ancien monothéisme
hébraïque ; mais Elohim désignait aussi souvent
l'autorité, les rois, les princes. Elohim se montre lui-même
dans les temps
antérieurs à Moïse ; il se
montre à Adam, à Abraham, aux anciens
patriarches, Jéhovah ne se montre
jamais à l'homme sous une forme sensible, aucun homme ne peut voir
la face de
l'Éternel. Celui qui est ne peut
être représenté par aucun
être qui naît et qui meurt, car il est
l'existence même, aussi le nom de
l'Éternel lui est-il exclusivement
réservé.
Cette grande conception de la Divinité
appartient au mosaïsme : c'est un pas
immense vers le spiritualisme dont
Jésus-Christ viendra plus tard poser les
larges assises. Jéhovah, voilà
le principe et la base de la législation
mosaïque, comme du gouvernement politique du
peuple d'Israël.
Un récent ouvrage de M. le professeur Michel
Nicolas, remarquable autant par la franchise de la
discussion que par les savantes recherches dont il
donne les résultats, met en lumière
ces traits
caractéristiques de la législation de
Moïse. Tout, en effet, dans cette
législation, se rattache à
l'Être, à Jéhovah, Jahveh, le Ens.
« La notion de Dieu, dit M. Nicolas,
dans son Examen critique de la Bible (Ancien
Testament, page » 145), la
notion de Dieu exprimée dans le mot Jéhovah, offre une
originalité
évidente ; elle se produit, pour ainsi
dire, d'un seul coup, armée de toutes
pièces, et au même moment suivie de
toutes les conséquences qu'elle comporte.
Quand elle se présente pour la
première fois dans la famille d'Israël,
elle est déjà la base solide d'une
législation qui s'appuie tout entière
sur elle. »
On a voulu trouver dans les lois ou dans les
religions de l'Égypte et de la
Phénicie cette belle définition de
l'Être éternel qui est, en
réalité, la base du Décalogue
comme de toute la loi mosaïque :
« Je suis Celui qui
suis. »
Dans un temple de Sais, ville de la basse
Égypte, existait, disent quelques auteurs,
une inscription ainsi conçue :
« Je suis ce qui a
été, ce qui est et ce qui
sera. Nul mortel n'a levé jusqu'ici le voile
qui me couvre. »
Rien n'est plus contestable que cette
prétendue découverte. Platon, qui
connaissait bien l'Égypte et les
Égyptiens, n'en dit rien ; il est
certes loin de supposer à ce peuple un
spiritualisme aussi
élevé, car il ne lui croit d'aptitude
que pour les intérêts de la vie
matérielle. Plutarque est le premier qui
parle de cette inscription ; Proclus en parle
ensuite, mais, comme le fait remarquer M. Nicolas,
dans une savante discussion pleine
d'intérêt, de Plutarque à
Proclus l'inscription a changé de place et a
varié dans les termes. Proclus y ajoute ces
mots : « Le fruit que j'ai
enfanté a été le
soleil. » Cette phrase, dit le savant
professeur de Montauban, est telle qu'aurait pu le
désirer le néoplatonisme dans
l'intérêt de ses théories sur
la mythologie.
D'après Plutarque, l'inscription
était gravée sur le frontispice du
temple ; Proclus affirme qu'elle était
dans l'intérieur de l'édifice et
qu'elle formait l'un des ornements du
sanctuaire.
On peut varier sur des interprétations, mais
quand il s'agit d'un fait et qu'il est
rapporté de deux manières si
différentes, il est prudent de ne pas y
ajouter grande confiance.
Ce qui nous a été conservé des
monuments et des traditions des Égyptiens ne
nous permet pas de supposer à ce peuple une
tendance spiritualiste. Tout, au contraire, chez
eux, se rapporte aux intérêts
matériels. Platon ne vante pas les
Égyptiens sous le rapport de leur
intelligence et de leur savoir, et il nous
paraît bon juge en cette
matière.
Les Hébreux ont eu de fréquents
rapports avec les Phéniciens, mais
faudrait-il en conclure qu'ils ont emprunté
à la Phénicie l'idée de
l'Être éternel, de
Jéhovah ? Les Phéniciens
représentaient la Divinité sous
diverses formes ; les Israélites,
attachés à la loi de Moïse, ne
pouvaient représenter Dieu sous une forme
quelconque.
« Le mot Jahveh, dit M. Nicolas,
paraît d'ailleurs inconnu à la langue
phénicienne ; on ne l'a trouvé
sur aucun monument. Les noms phéniciens des
dieux rappellent, comme ceux de l'élohisme,
la force, la puissance, l'élévation
de la Divinité ; ils ne dérivent
pas de l'idée de son existence
nécessaire. »
En Égypte, en Phénicie, en
Grèce, partout, l'idée de la
Divinité différait essentiellement de
la conception mosaïque de
Jéhovah : Celui qui est.
Plusieurs peuples de l'antiquité
attribuaient à la Divinité des
passions grossières qui plaçaient les
dieux au-dessous du niveau moral du peuple. Quelle
influence ces idées pouvaient-elles avoir
sur les lois ?
Le Décalogue reste donc une oeuvre à
part, une oeuvre grande et magnifique, un sommaire
admirable d'où sortiront, à mesure
que le peuple d'Israël se développera,
des lois pleines de douceur,
d'humanité, des lois telles qu'on
chercherait en vain, parmi les autres peuples d'une
antiquité reculée, un code aussi
parfait.
La critique moderne accepte, en
général, cette affirmation. Comme
science positive, elle ne va pas plus loin, et il
est évident qu'on ne peut pas l'exiger
d'elle. C'est déjà une grande
victoire qu'elle a remporté, à force
de labeurs et d'études, sur l'esprit
profondément sceptique du dernier
siècle. Elle s'accorde à
reconnaître que c'est Moïse ou de
grandes individualités travaillant avec lui
à constituer le peuple d'Israël qui ont
donné le Décalogue.
Nous croyons qu'il faut faire un pas de plus,
même en ne consultant que la raison. N'est-on
pas naturellement porté à se demander
où ces grandes individualités ont puisé les éléments de
ces prescriptions si sages et si parfaites ?
Il est impossible de ne pas voir, à la
simple lecture du Décalogue, qu'il est
l'oeuvre d'un seul auteur, qu'une même
pensée a présidé à sa
constitution. Même esprit, même but,
même rédaction.
D'où vient, au milieu de la profonde
idolâtrie qui régnait alors sur toute
la terre, cette voix annonçant à un
peuple encore enfant le Dieu vivant, le Dieu esprit et vie, le
Dieu qui ne peut souffrir
aucune souillure, le Dieu qui
relève si noblement
l'homme en le plaçant sous sa suprême
direction et lui demandant, avant tout, son
coeur : « Tu aimeras le Seigneur ton
Dieu de tout ton coeur »
Le Dieu plein de miséricorde pour ceux qui
l'invoquent, le Dieu qui dresse si admirablement la
table des devoirs de l'homme envers son Dieu,
envers sa famille, envers son prochain, envers
lui-même ? L'homme aurait-il pu
créer ainsi, de toutes pièces, un
code à la fois aussi simple et aussi
complet ? Ne serait-ce pas la voix de
l'Éternel ?
Nous l'avons déjà dit, avec les
autorités les plus compétentes et les
mieux autorisées, on ne trouve, avant
Moïse, ni dans les lois, ni dans les coutumes
des anciens peuples, rien qui ressemble aux dix
Commandements, rien qui prépare aussi
sûrement le coeur humain pour
l'accomplissement de ses devoirs.
Moïse n'hésite pas à nous dire
que Dieu lui-même est l'auteur du
Décalogue et, parce qu'on ne voit plus
l'action directe, immédiate, de la
Providence sur nos institutions, on accuse
Moïse de mensonge.
Lorsque, à plus de cent lieues de la mer,
nous rencontrons des montagnes de coquillages
marins, nous ne pouvons pas contester le fait, mais
si nous voulions déterminer ce qui a
dû se passer dans les premiers âges du
monde par ce que nous voyons
s'accomplir tous les jours sous nos yeux, comment
expliquerions-nous l'amoncellement de ces
mollusques à une aussi grande distance de
l'Océan ?
La science observe, constate, compare, mais
a-t-elle jamais donné une explication
suffisante et sans conteste des faits de ce
genre ? Lorsqu'elle se trouve en
présence de ces phénomènes qui
portent encore l'empreinte de révolutions
extraordinaires, elle doit bien reconnaître
son impuissance pour en déterminer les
causes d'après les données de
l'expérience et de la raison de l'homme,
d'après les faits que nous voyons
s'accomplir régulièrement sous nos
yeux.
Ne faisons pas comme ce roi de Siam dont
Laromiguière, dans ses savantes
leçons de philosophie, nous rapporte
l'amusante colère. Il s'entretenait avec un
Hollandais sur les merveilles des Pays-Bas, ce
dernier s'avisa de dire qu'il y avait une saison de
l'année où les habitants de ce pays
marchaient sur l'eau à pied sec.
« Je n'aime pas les imposteurs,
s'écria le roi de Siam, qui n'avait jamais
vu l'eau que dans un état de
fluidité ; c'en est assez,
retirez-vous ! »
En résumé, Moïse, toute la Bible
affirment que l'Éternel Dieu a donné
lui-même aux Israélites les lois qui
ont régi ce peuple durant un
si grand nombre de
siècles, nous ne pouvons découvrir
aucune autre origine à cette grande
législation, il n'est pas juste, il n'est
pas logique d'accuser de mensonge les assertions de
ce livre que nous sommes d'ailleurs forcés
d'admirer.
Le droit des gens des Israélites fut
appliqué par le législateur
lui-même, qui donnait ainsi à son
peuple le meilleur des préceptes,
l'exemple.
Avant de mettre le pied sur le territoire du roi
d'Edom, Moïse envoya vers lui des ambassadeurs
chargés de raconter les malheurs du peuple
d'Israël dans le pays d'Égypte et la
délivrance miraculeuse que l'Éternel,
le Dieu d'Israël, avait accordée au
peuple élu.
Moïse ne veut pas, en présence d'un roi
idolâtre, cacher sa foi ; il n'use pas
de ces ménagements, de cette réserve
que la prudence humaine appelle sagesse, qu'elle
conseille trop souvent, mais qu'une conscience
droite et sévère désapprouve.
Il attribue à l'Éternel,
son
Dieu, la grande délivrance du peuple
hébreu. Au nom de ce Dieu, auquel il rend
hommage et qui est la base et le couronnement de
toute la loi mosaïque, le chef du peuple
d'Israël demande au roi de passer dans le pays
d'Edom.
Les ambassadeurs sont chargés de
déclarer que le peuple, dans sa marche, ne
s'écartera pas du droit chemin, que les
champs et les puits des Édomites seront
scrupuleusement respectés, que le peuple
d'Israël paiera exactement tout ce qu'il lui
sera nécessaire de se procurer pendant son
trajet sur ce territoire.
Le roi d'Edom ne permit pas le passage : il
craignit d'attirer sur lui la colère des
Égyptiens ; le peuple d'Israël se
détourna de ce pays.
Arrivé dans la vallée de Moab, au
sommet de Pisga, Moïse envoie aussi des
ambassadeurs au roi des Amorrhéens pour lui
demander le passage sur ses terres. Cette demande
est faite aussi avec la promesse de respecter les
possessions du roi Sihon. « Tu
me feras distribuer des vivres
pour de l'argent ; tu me donneras de l'eau
pour de l'argent, afin que je boive ; permets
seulement que je passe »
(Deut.,
II, 28). Du reste, Moïse
déclare que sa troupe suivra le grand
chemin, sans se détourner.
Le roi ne se contente pas de refuser le passage sur
son territoire, il marche contre les
Israélites.
Cette entreprise offensive fut punie : Sinon
fut battu et son royaume tomba au pouvoir des
Israélites.
Nous pourrions citer plusieurs autres faits de ce
genre témoignant du respect qu'avait le
législateur des Hébreux pour les
possessions des peuples voisins.
Le peuple d'Israël ne devait pas commencer les
hostilités sans avoir épuisé
les moyens pacifiques. Si ses propositions
conciliantes n'étaient pas acceptées,
il devait combattre sans crainte, quel que
fût le nombre des ennemis.
Si le droit des gens des Hébreux ne nous a
pas été conservé comme
institution écrite, on peut cependant le
trouver dans les faits, dans la conduite des
conducteurs du peuple à l'égard des
autres nations. Ces faits, cette conduite
constituent un usage, une jurisprudence
équivalant à la loi
écrite.
Nous verrons, en examinant les lois civiles de
Moïse, que, si le législateur eut pour
principe d'éviter, autant que possible, des
rapports entre l'étranger, en pays
étranger, et l'Israélite, il
voulut aussi que l'étranger, établi
au milieu du peuple hébreu, y fût
traité avec les plus grands égards, y
jouit des mêmes droits et de la même
protection que l'Israélite lui-même.
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