Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

CHAPITRE XIII

De Yang-chau à Ta-ka-tang (lac Poyang).

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Le Kiang-si.

 Peu après le moment où les lignes qui précèdent étaient écrites, Mlles Guinness et Reed reprenaient le chemin de la Maison Missionnaire de Yang-chau (1), où elles se trouvèrent entourées d'un luxe relatif, mais où elles eurent beaucoup à souffrir des grandes chaleurs. Un mois plus tard elles étaient sur un paquebot chinois, remontant le grand Yang-Tsé-Kiang et faisant route pour le lac Poyang.

 À bord du « Kang-Yung. » 2 Août 1888.

Il m'est difficile de trouver du loisir pour écrire : presque tout notre temps est pris par de longues conversations avec les passagers chinois qui affluent constamment autour de nous et qui sont excessivement aimables. Ils sont environ trois cents à bord, à l'entrepont qui est très confortable. Ce bateau appartient à une compagnie chinoise qui est la seule, je crois, qui permette aux missionnaires de voyager à l'entrepont. Nous en jouissons beaucoup et nous mettons constamment à profit l'occasion que nous avons ainsi de voir beaucoup de monde.

Le Kang-Yuny est un beau bâtiment construit sur le modèle des grands steamers américains destinés à la navigation fluviale ; il est commandé par des officiers anglais. Il a trois étages, et nos cabines se trouvent à l'étage supérieur, à l'arrière. M. Mac Carthy n'a pas de cabine, il dort sur le pont, à ciel ouvert, comme font beaucoup de Chinois dans ces grandes chaleurs. Outre le pont, trois grands dortoirs de quatre-vingts à cent places chacun sont à la disposition des voyageurs. Beaucoup d'hommes y restent couchés tout le jour, fumant leur opium, hélas ! Quelques petites cabines à l'usage des femmes, des enfants et des familles, ouvrent sur ces vastes dortoirs ; et c'est l'une d'elles que nous occupons, Mary, Mlle Ord et moi. Ces cabines sont divisées en deux, quatre ou six cases ; la nôtre en a quatre, et comme elle est située à l'un des coins de la poupe, elle a deux fenêtres et elle est extrêmement agréable.

Nous avons très peu de femmes chinoises à bord, car elles ne voyagent pas beaucoup à cette époque de l'année. Nous eûmes bientôt trouvé les six ou huit qui sont sur le bateau et nous avons de longs entretiens avec elles. L'une d'elles, une femme de l'Hu-nan, a, je crois, véritablement reçu le Sauveur. Hier soir, sur le pont, nous avons eu un entretien avec elle jusqu'à une heure très avancée ; elle s'est ensuite agenouillée avec moi et a prié comme moi. La présence de Dieu se faisait vivement sentir à nous, malgré les nombreux passagers chinois qui nous observaient. Elle m'a paru comprendre tout ce que je lui ai dit et je bénis Dieu qui m'a rendu capable de lui exposer clairement l'Évangile.

L'après-midi, j'avais eu un entretien très intéressant avec deux femmes de Yang-chau se dirigeant vers Ta-tung. Je sortais de l'entrepont quand elles m'appelèrent auprès d'elles, sur une sorte de large table basse, un de ces plateaux qui recouvrent les écoutilles et servent aux Chinois de lits, de divans et de tables à manger. Je me frayai un chemin à travers la foule qui encombrait le pont, et j'arrivai auprès de mes deux amies qui étaient confortablement installées au milieu de leurs effets ; elles insistèrent pour me faire monter à côté d'elles et asseoir sur leur petit morceau de tapis, ce que je fis joyeusement. Après cela, vint le thé, naturellement. Il était offert poliment et je n'avais aucune répugnance à accepter. Mais quelle n'est pas ma surprise quand la plus âgée empoigne l'énorme théière et me la tend d'un bras vigoureux ! j'hésite ; elle m'en fourre le goulot entre les dents.

C'était au moins boire le thé à la chinoise ! Mais mes deux amies étaient si contentes de me voir boire que je me fis un plaisir de les contenter, en dépit de plus de cent paires d'yeux qui nous contemplaient. Parmi les curieux qui nous observaient, il n'y avait pas seulement Mary et Miss Ord, mais aussi M. Mac Carthy et autre gentleman avec lequel il s'entretenait, gentleman qui n'était rien moins que le Grand Duc Alexandre de Russie, cousin du tzar, qui voyage sur notre steamer, en route pour Hankau.
Mais celui qui agit dans le sentiment de la présence immédiate du Roi des rois ne se préoccupe pas beaucoup des regards qui peuvent se diriger sur sa personne.

Après le thé, les jambes croisées sur notre divan, nous eûmes un long entretien, entourées de beaucoup d'hommes qui nous écoutaient avec la plus grande attention. Une de ces deux femmes est une fumeuse d'opium, et elle, a l'habitude d'en prendre une grande quantité chaque jour ; pauvre créature !

Après les avoir quittées, j'étais assise avec Mary de l'autre côté du pont, quand un jeune homme, un des passagers chinois, vint m'adresser la parole en anglais, un drôle d'anglais, je vous assure. Nous eûmes un entretien avec lui et comme j'avais mon Nouveau Testament à la main, je lui donnai à lire plusieurs passages. Aussitôt la foule se rassembla autour de nous et je traduisis en chinois les passages qu'il lisait, traduction qu'il confirmait ensuite. Nos auditeurs paraissaient très intéressés ; tous s'accroupirent autour de nous pour mieux écouter et me questionner à leur aise.
Ils étaient tous si tranquilles, si sérieux, si respectueux, que je ne pus faire autrement que de leur annoncer de tout mon coeur l'amour que Dieu nous a témoigné en nous donnant Jésus-Christ, avec quelle attention ils écoutaient !

Cependant, cet homme jaune à moitié nu (ils sont tous ainsi dans ces grandes chaleurs), lisant les précieuses paroles de mon Nouveau Testament dans son anglais de pigeon, me paraissait passablement inconvenant.
Il nous fit une incartade qui nous aurait bien fait rire dans d'autres moments, mais qui nous fit à peine sourire, tant nous étions absorbées par le souci des âmes que nous, nous efforcions de sauver. Ce cher ami ! il nous demanda avec beaucoup de peine depuis combien de temps nous étions en Chine. « Depuis quatre mois et demi », lui répondîmes-nous. Alors, il réfléchit un moment, puis il répondit avec solennité : « I don't believe it ! I don't believe it, » je ne le crois pas, je ne le crois pas !

Ces hommes restèrent groupés autour de nous près d'une heure, deux d'entre eux surtout nous firent tant de questions, qu'il était impossible de douter du sérieux intérêt qu'ils prenaient aux choses que nous annoncions. Tous étaient aussi respectueux et aussi intelligents que nos ouvriers anglais. Nous avons passé une heure délicieuse avec eux ; que le Seigneur lui fasse porter beaucoup de fruits pour l'éternité !


 

TA-KU-TANG

 1er Octobre.

 La nuit est chaude et calme ; c'est à peine si je sens un souffle d'air, tandis qu'assise sur le bord de ma fenêtre, j'admire la beauté du paysage qui se déroule devant moi. La petite ville de Taku-tang dort à cent pieds plus bas, tout à fait au pied de la colline ; elle s'étend sous d'épais ombrages jusqu'au bord de l'eau, ses toits noirs n'apparaissent ici et là que grâce à l'éclat que leur prêtent les rayons de la lune. En face de nous, de l'autre côté du bras du lac, s'élancent à travers les nuages, jusque dans le ciel étoilé, les sommets d'une magnifique chaîne de montagnes. Le Li-Shan, le plus élevé, est un pic qui se dresse à quelque cinq mille pieds au-dessus des eaux. Plus haut, la lune brille à travers de légers nuages ; elle projette sur les eaux paisibles un large ruban de lumière et baigne de ses flots argentés toute la chaîne des monts.


Lac Poyang

 Au loin, à plus de cent mètres sous ma fenêtre, au milieu du ruban de lumière qui partage ce miroir enchanteur dont je ne puis détourner mes regards, flotte toute une petite ville, quelques centaines de mètres de radeau couverts de maisonnettes formant rues et ruelles en tous sens.
Mais c'est tard ; il faut que je me retire.

LA PROVINCE DE KIANG-SI

 Ta-ku-tang, Kian-si, 13 octobre.

J'avais souvent entendu parler de la beauté du lac Poyang, mais cette beauté dépasse tout ce que je pouvais imaginer. Voici dix jours que nous sommes à la Maison Missionnaire qui est située sur la colline, et chaque jour nous avons été émerveillées par la splendeur du paysage qui se déroule devant nous ; cependant jamais je n'avais été touchée par cette vue comme ce soir ; cela vient, je pense, des souvenirs qui maintenant se rattachent pour moi aux différents points du paysage.

Quand mes yeux rencontrent le majestueux Li-Shan, tout à l'heure étincelant des feux du couchant et maintenant couronné de nuages sombres, je songe avec douleur aux pauvres gens qui peuplent les temples et les monastères que la superstition a élevés sur ces hauts sommets. Et quand mon regard se pose sur l'île verdoyante qui se détache sur l'azur du lac, près de la rive opposée, je me rappelle avec bonheur la scène touchante que j'y contemplais il y a quelques jours. Nous eûmes là le baptême de quatre Chinois, puis celui d'une chère femme, la première chinoise qui ait jamais été baptisée dans les eaux de ce beau lac.
Mais ce n'est pas de cela que je suis préoccupée.

Au loin, vers le sud, s'étend l'immense et populeuse province de KIANG-SI. Ta-ku-tang est à l'extrémité nord de cette province. Or trente millions d'âmes (2) se trouvent là.... trente millions! cent trois grandes cités entourées de murailles, puis d'innombrables petites villes, villages, hameaux, etc. Et dans combien de ces grandes villes l'Evangile a-t-il été annoncé?

 Dans quatre seulement! Hélas! hélas! Voilà de quoi mon coeur est occupé maintenant.

Dieu soit béni pour ces quatre villes! Mais il y en a encore quatre-vingt-dix-neuf qui n'ont jusqu'ici reçu aucune lumière. Oh que ces quatre-vingt-dix-neuf villes pèsent sur vos coeurs comme ils pèsent sur les nôtres!
Assise à ma fenêtre et regardant vers le sud, je viens de compter lentement, une à une, toutes ces grandes cités, le visage et le coeur tournés vers elles; quatre-vingt-dix-neuf! immenses cités fermées de murailles! Quelle heure solennelle je viens de passer! Comment pouvons-nous vivre en face de pareilles réalités? Que ceux qui liront ces lignes s'arrêtent et réfléchissent comme je viens de faire.

Apportez à Dieu cette province grande comme l'Angleterre, passez en revue lentement, en sa présence, chacune de ces cent trois grandes cités, populeuses, affairées, et plongées en cet instant même dans les plus noires ténèbres du paganisme. Des rayons de la lumière divine sont partout répandus dansnotre patrie ; ici, il n'y en a pas un seul !! Oh ! arrêtez-vous ! pensez à ce fait solennel ! Puis dites : Seigneur ! que veux-tu que je fasse ?


Environs de Ta-Ku-Tang

 Il n'y a pas un seul médecin missionnaire dans toute la province de Kiang-si. La plupart des ouvriers attachés à notre oeuvre sont des demoiselles et nous sommes toutes établies dans le Nord et le Nord-Est de la province ; le centre et le sud sont complètement dépourvus de missionnaires. Cependant la présence de dames missionnaires dans ces régions dénote un grand progrès pour lequel nous devons être fort reconnaissants. Dans l'été de 1886, deux jeunes soeurs de la China Inland Mission partirent de Ta-ku-tang, traversèrent le lac Poyang, remontèrent le Kuang-sin et visitèrent, entre autres, les villes de Nan-Kang, An-ren, Ho-k'eo, Kwei-k'i et Yuh-shan. Elles ne trouvèrent de chrétiens nulle part sauf quelques Chinois convertis dans la dernière de ces villes ; elles amenèrent à la foi le premier Chinois converti à Kwei-k'i et elles louèrent la première maison occupée par notre mission à Ho-k'eo.

Maintenant, deux ans après seulement, nous avons cinq stations avec dix missionnaires sur l'importante rivière de Kuang-sin ; dans chaque station se trouve une église vivante composée de Chinois baptisés. À Kwei-K'i l'église compte trente membres, à Yuh-shan plus de cent, et dans les trois autres stations les églises ne sont pas moindres.

Le rapport de M. Mac Carthy sur sa récente visite dans toutes ces stations est des plus encourageants ; il y a fait une tournée de deux mois comme surintendant provincial et y a baptisé vingt-trois nouveaux convertis. Il a constaté un progrès remarquable dans tout ce champ de travail.

Plusieurs de ces églises non seulement grandissent mais envoient des évangélistes indigènes en d'autres lieux. La dévouée missionnaire de Yuh-shan, Mademoiselle Mackintosh, dont le travail a été couronné de grands succès, a envoyé deux chrétiens indigènes commencer l'oeuvre à Kuang-feng, ville qu'aucun chrétien n'avait encore visitée. Elle vient de faire elle-même un voyage missionnaire de trois semaines dans la contrée environnante ; puis elle a envoyé deux femmes indigènes porter la Bonne Nouvelle du salut dans un grand nombre de villages et de hameaux qui ne l'avaient jamais entendue. Quel sujet d'actions de grâce ! Et il est impossible de ne pas reconnaître que c'est là le seul moyen de faire pénétrer l'Évangile dans toutes les localités de la Chine. Que le Seigneur hâte le temps où les femmes indigènes qui annonceront sa parole seront une grande armée !

Si jamais la Chine a eu soif de l'Évangile, c'est maintenant ! les portes sont grandes ouvertes. De toutes parts nos missionnaires sont unanimes à l'affirmer. Do cette province-ci, de celle de Kiang-su, de celle d'Honan, du Nord et de l'Ouest le plus lointain, de partout nous arrivent les plus réjouissantes nouvelles qui nous répètent toutes la même chose : partout la porte est ouverte, que l'Église de Jésus-Christ se hâte, qu'aucune objection ne l'arrête et qu'elle prenne possession du pays !

Satan n'est pas indifférent au danger que court son royaume en Chine ; il porte à ce pays des coups terribles, notamment par le moyen de l'opium. Je tiens de bonne source que jamais on n'a autant fumé d'opium et d'une façon aussi ostensible que maintenant. Il n'y a que quelques années qu'on le faisait en secret, celui qui fumait en avait honte ; aujourd'hui tous, les magistrats comme les simples particuliers, le font ouvertement et s'en glorifient. M. Mac Carthy se rappelle le temps où il était défendu de fumer de l'opium sur les bateaux à vapeur ; il vit un jour un agent de police saisir la pipe d'un voyageur qui s'était mis à fumer et la lui jeter dans le Yang-Tsé-Kiang ; mais maintenant c'est bien différent. J'ai vu moi-même dans les steamers de pauvres gens étendus sur leurs couchettes et fumant du matin au soir.

Ce besoin conscient de lumière et de délivrance morale et spirituelle constitue une crise devant laquelle l'Église de Rome ne reste pas impassible. Elle exerce en Chine une action puissante et son oeuvre y prospère. Elle est très active dans la province où nous sommes et se donne beaucoup de peine pour distancer les autres églises ; elle a un très grand nombre de jeunes gens dans ses écoles et dans ses établissements de tous genres. Nous bénissons Dieu pour tout ce que l'Église de Jésus-Christ a déjà fait ; mais hélas ! que c'est peu en comparaison de ce qui reste à faire !

Si les cent frères et soeurs qui se sont enrôlés l'année dernière dans notre chère China Inland Mission étaient tous venus dans cette province, il y en aurait eu un pour chacune des grandes cités entourées de murailles, c'est à dire un pour cent trente mille habitants en moyenne et il n'y en aurait pas eu un seul pour les milliers d'autres villes et bourgs de la province. Mais ces cent ouvriers ne pouvaient pas tous venir dans la province de Kiang-si. Ce qui fait que dans cette seule province environ vingt-huit millions d'âmes sont encore laissées dans les plus profondes ténèbres du paganisme. Si accessibles ! et cependant délaissées !

Oh ! que je suis heureuse d'être en Chine, par la grâce de Dieu ! Puisse-t-il envoyer encore ici beaucoup de ses serviteurs et de ses servantes ! Et que ceux qui ne peuvent venir prient !

« Il est mort pour nos péchés ;
pas seulement pour les nôtres,
mais pour ceux du monde entier. »

 

« Ce que nous avons, à coeur, c'est que la Chinesoit délivrée du joug du péché pendant cettegénération-ci. Cela est possible, car notre Seigneur nous a dit.« Il vous sera fait selon votre foi. » L'Église peut lefaire ; il faut seulement qu'elle soit fidèle à la vocationqu'elle a reçue de Dieu.

« Quand verrons-nous les jeunes gens se presserdans le champ des missions comme ils se pressent. pour obtenir les honneurs et lesrichesses de ce monde ?

Quand verrons-nous les parents, mettre autant d'empressementà consacrer leurs fils et leurs filles à l'oeuvre missionnairequ'ils en mettent à les faire parvenir à une bonneposition ?

Quand verrons-nous les chrétiens donner pour les missionsautant qu'ils donnent pour leur bien-être, leur luxe et leursvanités ?

Quand les verrons-nous renoncer à eux-mêmes pourl'oeuvre de Dieu, comme ils le font pour tel objet terrestre qui leur estcher ?
Ou plutôt, quand les verrons-nous ne plus compter comme unrenoncement, mais comme la plus grande de toutes les joies et le plus grand de tousles privilèges, de pouvoir donner largement et abondamment pour l'avancementdu règne de Dieu, parmi les païens ?

« Assemblés en conférencegénérale à Shangaï, sur la côte du vasteEmpire de l'Est, au nombre de cent vingt missionnaires de presque toutes lesconfessions évangéliques d'Europe et d'Amérique, etreprésentant tout le corps missionnaire protestant de Chine, sentantnotre complète insuffisance en face de la grande oeuvre qui s'est sirapidement développée, - D'UN SEUL COEUR ET D'UNE SEULE VOIX, NOUSCONJURONS ET NOUS SUPPLIONS TOUTES LES FRACTIONS DE L'ÉGLISE DEJÉSUS-CHRIST, DE NOUS ENVOYER PLUS D'OUVRIERS ; et nous continueronsà supplier Dieu de toute notre âme pour que son Esprit touche lecoeur de chacun de ceux auxquels cet appel parviendra, de sorte qu'ils'écrie : « Seigneur que veux-tu que JEfasse ? »

« Oh ! quecet esprit se communique d'un coeur à l'autre, d'une égliseà l'autre, d'un continent à l'autre, jusqu'à ce que toutel'Église se lève et que chaque soldat de la croix accoure pouraider le Seigneur dans sa lutte contre le Prince de cemonde ! »

Appel de la Conférence missionnaire deShangaï aux églises d'Europe et d'Amérique.


CHAPITRE XIV

Voyage dans la Chine centrale.



De l'Hupeh à l'Honan.

 

 « N'allez pas à ceux qui ont besoin de vous, allez à ceux qui ont le plus besoin de vous, » a dit un homme de Dieu plein de sagesse. Mais toutes les provinces de la Chine ont le plus grand besoin de nous. Celle d'Honan qui a trente millions d'habitants n'avait jamais eu un seul missionnaire quand elle fut visitée, il y a cinq ou six ans, par quelques ouvriers de la China Inland Mission ; aussi depuis plusieurs années pesait-elle lourdement sur le coeur de Géraldine Guinness qui priait pour que Dieu l'envoyât dans cette province. Or, dès la première année de son séjour en Chine cette prière était exaucée. Elle était désignée, avec Mlle Waldie, pour accompagner M. et Mme Herbert Taylor (3) retournant du lac Poyang à leur station de Shae-k'i Tien dans l'Honan.


I. VOYAGE PAR EAU

 Han-kau, sur le Han (province d'Hupeh), à bord dît « Futh-Ho ».
Samedi, 8 décembre 1888.

HAN-KAU, au confluent du Han et du Yang-Tsé-Kiang, est le port le plus commerçant de la Chine après Shangaï ; cette ville, avec les deux citésadjacentes qui se trouvent sur les rives opposées, forme une agglomération de plus de deux millions d'habitants. La Maison Missionnaire de la China Inland Mission est à Ou-chang, sur la rive droite du Yang-Tsé-Kiang, elle est située sur une haute colline à l'intérieur des murailles de la ville, et l'on y jouit d'une vue splendide sur les villes et les fleuves.

L'embouchure du Han offre un magnifique coup-d'oeil ; elle est couverte d'embarcations venant de toutes les contrées de l'Empire (4). D'un côté se trouvent une multitude d'immenses jonques serrées les unes contre les autres et montrant leurs poupes taillées de la façon la plus originale (5).

Ces jonques viennent du Yang-Tsé-Kiang supérieur, sur les frontières du Szchuen et du Thibet, elles ont franchi les dangereux rapides qu'on rencontre à chaque pas dans ces parages, et elles attendent ici une occasion pour retourner dans ces contrées ; il se passe quelquefois deux ans avant qu'elles puissent trouver un chargement qui leur permette d'y retourner. Au-delà de ces jonques se trouvent celles qui viennent du nord par le Han, puis celles qui viennent du sud par le Siang-kiang et beaucoup d'autres grands cours d'eau ; toutes ces jonques sont groupées avec ordre et remplissent le confluent des deux immenses fleuves. Chaque jonque a son mat gigantesque et parfaitement droit, et tous ces mâts font l'effet d'une forêt qui s'étend à perte de vue.




 Lundi après-midi, nous parcourions les quais, longeant ces milliers d'embarcations, à la recherche de celle qui devait nous emmener ; et nous arrivions enfin dans le petit appartement qui doit être le nôtre pour le reste de cette année-ci. Les malles, les pu-kais (couchettes), les paniers de provisions et les paquets de toute espèce remplissaient toutes les cabines ; nous procédâmes tout d'abord et très gaiement à l'examen des nôtres et de tout le bateau. Celui-ci est grand et superbe. Une nombreuse famille, celle du las-pan (capitaine), en occupe tout l'arrière ; notre appartement se trouve dans le milieu ; il va d'un bord à l'autre et comprend trois petites chambres séparéespar des paravents ornés de ces sculptures dans lesquelles nos amis les Chinois excellents. La première est celle de M. et de Mme Taylor, celle du milieu forme un joli petit salon et la troisième est notre chambre à coucher.

Le premier soir, pendant que nous remontions lentement le Han couvert de bateaux de toute espèce, nous mettions nos effets en ordre ; nous prenions le thé, et après avoir allumé nos lampes, nous nous réunissions autour de la Parole de Dieu. Et voici M. Mac Carthy qui venait nous faire sa visite d'adieu. Il nous lut Philippiens II et nous parla du « sentiment qui est en Jésus-Christ » et qui doit être en nous. Ce fut une heure bénie. Les paroles de notre frère furent serrées dans nos coeurs comme méritent de l'être celles d'un homme rempli de l'amour et de la puissance de l'Esprit. Bientôt les tables de notre petit salon furent transformées en un lit pour notre hôte, et chacun se retira pour la nuit derrière ses rideaux. La place était petite, mais nous reposions bientôt confortablement dans nos pu-kais, songeant paisiblement à toutes les bénédictions dont Dieu nous avait comblés pendant la journée.
Les jonques qui sont à notre droite et à notre gauche et qui cheminent avec nous sont alors tranquilles comme la nôtre, et nous n'entendons plus que le clapotement de la rivière qui lave les parois de notre étrange demeure.

Le jour suivant, le mardi, après le déjeuner et les prières, il nous faut dire adieu à, notre hôte bien-aimé. On détache le petit bateau amarré aux côtés de la jonque et il part comme un trait, emporté par le rapide courant qui va se perdre au loin dans l'immense Yang-tsi (6). Notre ami fut bientôt hors de vue.

Nous sommes maintenant au samedi, à midi, et nous sommes tous rassemblés dans notre petit salon, car nous venons d'avoir notre réunion de prière journalière et nous attendons le dîner. Nous avons un cuisinier à bord et je vous assure que nous en sommes bien contentes.
Nos bateliers travaillent sans relâche de leurs longues perches, aidés par l'action des hautes voiles ; et les rives du fleuve défilent lentement devant nous.

Sur la rivière Han (Han-Kiang), 20 décembre, au soir.

Après une froide mais radieuse journée d'hiver, la lune se lève splendide au dessus de l'horizon vaporeux. On vient de servir le thé et tous ensemble nous chantons nos cantiques favoris, - oh ! doux cantiques de Sion ! avec quelle joie nous les chantons sur cette terre étrangère ! - mais nous découvrons qu'une foule de gens nous écoutent avec la plus grande attention sur tous les bateaux qui nous entourent.

M. Taylor monte sur le pont et nous le suivons. Près de la berge haute et escarpée qui est à notre gauche un bon nombre de jonques sont amarrées pour la nuit, il y en a devant et derrière nous, et une à notre droite entre nous et le large et rapide courant du fleuve. Le repas du soir est terminé et les hommes fatigués se reposent ; les uns sont couchés à l'avant de leurs bateaux, les autres sont réunis ici et là en petits groupes, causant et fumant. Leur attention a été captivée par nos chants, aussi dès que M. Taylor paraît, ils le saluent avec un plaisir manifeste. Notre bien-aimé frère leur adresse aussitôt les paroles les plus sérieuses et les plus cordiales. Et nous prions avec ardeur pour que Dieu fasse pénétrer ces paroles bénies dans tous les coeurs.

Depuis bien des années le nom de Jésus est cher à nos coeurs par dessus toute chose ; mais ici, en pays païen, quel charme infini dans ce nom ! Nous tressaillions d'allégresse quand, dans le calme de cette belle nuit, ce nom retentissait à nos oreilles et que nous entendions la vieille histoire, toujours nouvelle, de l'amour de Dieu. Oh ! comme ces hommes écoutaient ! Plusieurs faisaient des questions et des remarques, les autres buvaient avidement toutes les paroles qui étaient dites.
Demain, chacun de ces bateaux poursuivra sa route, mais nous nous rencontrerons tous un jour. Maintenant c'est le temps de la moisson ; que sera la récolte ?
Ces hommes achetèrent avec empressement nos traités et nos évangiles ; puis nous primes congé d'eux et rentrâmes dans notre appartement pour nous livrer à la prière.

Il est tard maintenant ; chacun est allé se coucher, et l'on n'entend plus que le doux murmure de la rivière argentée qui clapote le long des parois de la jonque. Cette parfaite paix dans laquelle nous sommes gardées au sein de ce pays païen, entourées de bien des dangers connus et inconnus, est vraiment merveilleuse. Nous sommes à plus de cinq cents kilomètres du port le plus rapproché où l'on pourrait obtenir du secours en cas de troubles et de danger ; mais jamais notre paix n'a été plus profonde, plus douce et plus joyeuse : « Ein' feste Burg ist unser Gott » (7) « Dieu est notre force et notre bouclier, notre refuge en tout temps. »

 24 décembre.

NOUS voici à la veille de Noël. Nous avons eu un splendide soleil tout le jour ; maintenant la soirée est paisible, mais froide et brumeuse. Nos hommes tirent le bateau sans relâche, ils sont pourtant à l'oeuvre depuis trois heures du matin, et le travail est rude. Ils le poursuivent avec une telle ardeur qu'ils semblent vouloir rattraper le temps qu'ils ont consacré hier au repos ; c'était dimanche, nous leurs avions demandé d'interrompre le voyage et ils l'ont fait malgré le vent favorable qui souffla presque tout le jour, nous en avons été remplis de reconnaissance.
Ces hommes sont vraiment d'excellents bateliers.

Nous pourrions presque nous croire dans le Canal de Suez ; nous longeons d'immenses bancs de sable qui s'étendent à perte de vue de chaque côté du fleuve ; il n'y a là aucune culture, spectacle bien nouveau pour nous, car dans ce pays si populeux nous sommes habitués à voir chaque coin de terre cultivé avec le plus grand soin. Cependant nous rencontrons de temps en temps des collines parsemées de jolis petits hameaux avec de magnifiques, arbres qui les ombragent, des bosquets de bambous et des champs de toute espèce. Parfois, aux détours du fleuve, une vaste nappe d'eau se présente subitement à nos regards, toute sillonnée de longues files de jonques qui étendent vers le ciel leurs immenses voiles. Le vent les gonfle et leur permet de lutter avec succès contre le puissant courant du fleuve.

Hier nous étions à l'ancre auprès d'un bourg étrange, c'était une trentaine de maisons toutes consacrées au commerce du combustible, qui ne peut se faire qu'avec les bateaux de passage. Ce bourg était bien triste : rien que du sable, du sable et toujours du sable à porte de vue de tous côtés ! avec deux rangées de huttes entourées de tas de grands roseaux et de fagots de bois, les uns étant employés au chauffage aussi bien que les autres. Ces maisons étaient bien misérables, ce n'était en réalité que des nattes d'herbes fixées sur une charpente de bambous et recouvertes d'un toit de chaume, le tout planté dans le sable. Ces demeures ont du reste un avantage : on les fait voyager à volonté. Pendant que nous étions là, nous en vîmes une qui se promenait sur quelque demi-douzaine de paires de jambes ; on ne voyait aucun homme et ce ne fut que lorsque la butte fut bien établie à l'autre extrémité du village que nous en vîmes sortir les habitants : le déménagement était fait. Toute cette scène, cette population vêtue d'énormes vêtements, très grossiers, cette plaine aride, désolée, sans arbres, cette large rivière grise et froide, tout me rappelait ces peintures des colonies éparses dans les steppes de la Sibérie.

Nous passâmes un heureux dimanche dans ce hameau solitaire. Après le culte du matin, nous allâmes sur le rivage et nous eûmes bientôt, sur le devant des huttes, un auditoire des plus attentifs. Mme Taylor leur racontait l'histoire évangélique de la façon la plus touchante, et tous écoutaient avec le plus profond intérêt. Les femmes étaient assises en cercle autour de nous et les hommes se tenaient debout derrière. Ils restèrent ainsi immobiles pendant plus d'une heure pendant que nous leur parlions du Sauveur et que nous leur chantions nos beaux cantiques. Une pauvre femme qui avait écouté avec la plus grande attention, s'avança et s'écria toute tremblante :
« Moi j'ai plus de soixante dix ans, puis-je encore être sauvée ? Est-ce aussi pour moi ce que vous annoncez ? » elle répéta plusieurs fois cette question ; et, je le crois, elle saisit réellement la grâce qui lui fut présentée.
Après le dîner et une courte réunion de prières, nous ressortîmes; et M. Taylor resta à bord pour s'entretenir avec nos bateliers. Une foule se rassembla bientôt autour de nous à l'autre extrémité du village ; et, après la réunion, plusieurs femmes nous suivirent jusqu'à notre petit bateau, mais elles ne voulurent pas y descendre pour venir s'entretenir avec nous dans la jonque. Cependant quand nous fûmes dans le petit bateau, j'entendis l'une d'elles qui répétait plusieurs fois la courte prière que nous leur avions recommandée : « Seigneur Jésus, pardonne mes péchés, sauve mon âme et conduis-moi au ciel ! » C'était touchant de surprendre ces paroles dites à voix basse et de voir cette physionomie pensive et profondément sérieuse, le regard plongeant dans le ciel. Que le Seigneur la bénisse !

Après notre retour dans la jonque nous passâmes une heure bénie avec nos compagnons de voyage. Les deux femmes de la cuisine vinrent apportant leurs trois bébés et nous eûmes avec elles un long et paisible entretien pendant que leurs bébés étaient occupés autour d'une abondante provision de biscuits. Chères femmes ! la plus jeune tout au moins paraît avoir compris l'amour du Sauveur qui s'est livré à la mort à notre place. Cet après midi M. Taylor a eu un long entretien, fort béni, avec le laspari (capitaine) qui est un homme très sérieux, réfléchi et qui semble très préoccupé des choses divines. Il pose des questions qui montrent beaucoup d'intelligence et il paraît avoir soif de vérité.

Nous voici à la veille de Noël, je puis à peine le croire. Combien cette soirée ressemble peu aux veilles de Noël que nous avons toujours connues ! Serait-ce bien en ce moment-ci que nous avons nos heureuses réunions de famille, nos délicieux entretiens au coin du feu, notre veille de Noël de si douce mémoire ?

Nous sommes amarrés auprès d'une berge escarpée, dans un endroit tout à fait solitaire, bien loin de toute habitation humaine. Nous ne voyons de lumière et n'entendons de bruit que de deux ou trois bateaux qui ont mis l'ancre comme nous à la tranquille clarté des étoiles. Nous sommes hors de la portée de toute lettre et de tout message chrétien, à des milliers de kilomètres des gens de notre race et de notre langue ; mais combien nous sommes heureux et joyeux d'avoir le privilège d'être ici ! Nous ne voudrions pas changer le moindre détail de notre existence ; et, certes, nous n'avons pas le moindre désir de revenir aux jours heureux d'autrefois.

Noël ne rappelle pas seulement les joyeux souvenirs de la maison paternelle, il a une signification bien autrement profonde. Ne nous parle-t-il pas de Celui qui a quitté la joie et la gloire du ciel, les chants des anges, le sein du Père, pour venir dans l'étable de Bethléhem et sur la croix de Golgotha ? Vie d'exil pour sauver « ce qui est perdu. » « Lui qui était riche, il s'est fait pauvre ; » il a vécu sur une terre souillée de péché, remplie de souffrances, méconnu, méprisé, bafoué, n'ayant pas un lieu où reposer sa tête, afin de nous reconquérir notre demeure, non pas ici-bas, mais dans le sein du Père, dans la sainteté, dans l'amour éternel. Oui, c'est le sens de Noël, aussi nous sentons-nous ici, en ce moment, plus que jamais en harmonie avec les chants des anges : « Gloire à Dieu dans les lieux très hauts et paix sur la terre ! »

Nous venons de prendre le thé ; les bateliers sont entrés au salon pour le culte et nous les avons laissés avec M. Taylor qui a maintenant un intéressant entretien avec eux. Dans la chambre la plus éloignée, Mme Taylor met le petit Howard au lit, et nous ici nous écrivons sur nos genoux. Au delà du rideau qui n'est pas complètement fermé, je vois les figures profondément sérieuses des hommes qui écoutent les paroles de vérité que leur adresse M. Taylor. Et bien que tous soient très fatigués, ils écoutent attentivement et paraissent très intéressés. Le capitaine y est ; il vient de dire :
« Bien ! ces paroles étranges concernant Jésus et le pardon de tous les péchés sont bonnes certainement, mais comment pouvons-nous savoir que nos péchés sont pardonnés ? »

M. Taylor lui répond en lisant la parabole du pharisien et du péager. Comme la physionomie du capitaine s'illumine pendant qu'il écoute ! de temps en temps, il fait : « ah, ah ? ah, ah ! » exprimant par là l'intérêt et la satisfaction qu'il éprouve. Dieu soit béni ! il semble avoir pleinement compris. Oh ! que la puissance du Saint-Esprit fasse pénétrer la vérité dans son coeur et lui fasse porter beaucoup de fruits ! Les voici maintenant qui prient ..... et maintenant ils s'en vont .....

Même soir, 11 h. 30.

À la fenêtre ouverte de notre petite chambre, je contemple les étoiles radieuses qui scintillent sur nos têtes et la lune qui illumine les nuages au-dessus de la berge qui ferme notre horizon.... Comme elle est douce la paix de Noël qui remplit mon coeur ! « Une grande joie qui sera pour tout le peuple ! » Dieu soit béni de ce que notre oeuvre dans ce monde consiste à annoncer cette grande joie à « tout le peuple ! »

Dans tous les petits détails de notre vie, nous avons trouvé le Seigneur secourable. En voyage surtout, plusieurs de ces détails sont des épreuves ; mais nous n'oublions pas que chacune de nos expériences doit être un moyen d'avancer l'oeuvre de Dieu. Toutes les dispensations du Seigneur sont glorieuses.

 Sur le Han. Le jour de Noël.

IL est six heures du matin.
Le jour de Noël se lève gris et froid sur notre petit groupe solitaire de jonques chinoises amarrées sous la berge désolée qui nous a prêté son abri durant la nuit. Les bateliers sont déjà sur pied et nous sommes bientôt en marche.
Je n'étais qu'à moitié réveillée et je tâchais de me persuader que c'était bien Noël, lorsque j'entends retentir notre chant si familier et de si douce mémoire :
« Écoutez ! c'est l'armée des anges « Gloire au Roi nouveau-né ! »

Chaque mot résonnait clair et net. Quelles délices pour mon oreille ! C'était M. et Mme Taylor qui saluaient le lever du jour. Le soleil ne tarda pas à paraître, et une brillante matinée succéda à l'aurore froide et brumeuse.
Le déjeuner nous réunit et nous faisons grand honneur à notre simple repas composé de porridge (8), de pain et de thé. Puis nous avons notre culte et nous chantons de toute notre âme : « Couronnez-le Seigneur et Roi ! »

La matinée s'envole et la question se pose : « Que prendre pour dîner ? » Depuis plusieurs jours nous n'avons pu renouveler nos provisions, n'ayant abordé à aucun grand marché. Mais notre question est vite résolue : nous aurons pour dîner de Noël ce qu'il y aura. C'est mon jour de service.

M. et Mme Taylor sont assis sur une large caisse chinoise, Mlle Crewdson est assise en face sur une caisse semblable ; entre deux, une troisième caisse plus haute sert de table. Trois plats de riz, un plat de pommes de terre douces frites, un plat de choux, un plat de carottes frites, rouges, magnifiques ; et autant sur une autre table pour Mlle Chiltern et moi : vous voyez que nous ne sommes pas à plaindre. Et j'oublie encore le pain grillé chinois, et le thé, et du sel, et du sucre, et du lait condensé ! Nous commençons par chanter de tout notre coeur :
« Louons le Seigneur, car il est bon ! »
Puis nous nous mettons joyeusement à l'oeuvre.

Le petit Howard est sur les genoux de sa mère qui, avec les baguettes rouges et vertes prêtées par les bonnes gens du bateau, lui fourre prestement les morceaux dans une bouche qu'il ouvre non moins prestement. Nous sommes si habitués aux baguettes chinoises que pas un grain de riz bien bouilli n'échappe à son sort ; et les morceaux de carotte, de chou, de pomme de terre, filent du plat dans l'assiette puis disparaissent avec une rapidité merveilleuse.

Le temps me manque pour vous parler plus longuement de notre fête de Noël ; qu'il vous suffise de savoir que nous sommes heureux, pleinement satisfaits de tous les soins que Dieu prend de nous.
Notre réunion de prières de midi est douce et bénie.

Il fait nuit maintenant. Les hommes du bateau sont de nouveau en prière avec M. Taylor dans la chambre voisine. Notre ami leur a lu les premiers chapitres de la Genèse, et a pu avoir avec eux un long et très intéressant entretien sur les sujets que présentent ces chapitres. Maintenant ils connaissent certainement la vérité. Que le Seigneur les bénisse!


Petit bateau faisant le service de la jonque

 Shae-ki-Tien, Honan, 9 février 1889.

Le lendemain de Noël, au soir, nous jetâmes l'ancre à dix kilomètres de Fancheng ; nous n'avions plus qu'une nuit à passer sur cet aimable bateau qui nous avait amenés si loin et si bien.

De bonne heure, le matin suivant, notre las-pan fit mettre à la voile par une brise favorable et nous fûmes bientôt en vue de l'endroit où nous devions débarquer. Ne sachant pas que nous en étions si rapprochés, j'étais, venue sur le pont, jouir d'un brillant soleil, notre cher bébé dans les bras, quand je me vois en face de deux grandes villes, Siang-sang et Fancheng, entourées de leurs hautes murailles toutes garnies de tourelles s'étendant à perte de vue ; deux grandes cités séparées seulement par notre large rivière aux flots rapides. Spectacle d'un genre tout particulier, aussi agréable qu'inattendu !

Sur la rive gauche, C'est SIANG-SANG, centre de commerce important, populeux, un des Fou (9) de la province, lieu de résidence de l'aristocratie et du monde officiel, gens qui s'opposent opiniâtrement à l'entrée des missionnaires dans leurs murs ; aussi n'avons-nous aucun pied-à-terre dans leur ville. Mais comme elle paraît imposante, cette ville, vue du pont de notre bateau qui s'approche rapidement ! Elle se dresse fièrement au-dedans de ses murailles massives et se détache sur une majestueuse rangée de collines azurées et brumeuses à cette heure matinale.

FANCHENG, grande et importante ville, est également une ville d'affaires, mais elle est d'un genre tout différent. C'est un marché et un lieu de réunion pour les embarcations ; elle est moins prétentieuse, mais non moins ravissante que son aristocratique soeur.

Bientôt notre bateau se mêle à la foule des embarcations amarrées sous le vieux rempart qui s'avance presque jusqu'au bord de l'eau. Nous abordons. Quelle joie de rencontrer un vieil ami dans cette cité lointaine ! Le cher M. Hutton, un des anciens étudiants de Harley House, nous fait l'accueil le plus chaleureux. Quelle délicieuse semaine nous avons passée chez lui à fairenos préparatifs pour la seconde partie de notre voyage ! M. et Mme Hutton ont été la bonté même. Comme j'étais heureuse quand j'entendais M. Hutton parler avec tant d'affection de sa vie d'étudiant et de ses amitiés d'autrefois ! c'était pour moi comme un petit morceau de la maison. Le lien qui unit nos coeurs est bien celui de Dieu ; il subsistera à jamais. Dans cette Chine lointaine, les amis qui ont vécu dans notre maison me semblent être des frères et des soeurs en Jésus dans un sens tout spécial. Le Seigneur bénisse l'oeuvre de nos chers amis à Fancheng, ainsi que celles de nos soeurs qui les aident ! Et qu'il leur ouvre une porte dans cette grande cité de Siang-Sang jusqu'à présent si complètement fermée à l'Évangile !


Il. VOYAGE PAR TERRE

 Tous nos préparatifs étant terminés le jour de l'an, nous partîmes le lendemain.
C'était le premier long voyage que je faisais sur terre en Chine. Une rude expérience ! Il ne me sera pas facile de la décrire. Plusieurs circonstances devaient rendre ce voyage difficile. D'abord, nous étions assez nombreux : M., Mme Taylor, leur petit Howard, Miss Waldie et moi. Puis nous avions à traverser une région où l'on n'avait jamais vu de dame étrangère et encore moins d'enfant étranger. Ensuite, les auberges le long de la route étaient très misérables. Quelques-unes étaient des pires que l'on pût voir en Chine ; et nous étions au coeur de l'hiver.

Avant notre départ de Fancheng, une épaisse couche de neige avait recouvert la terre ; la rivière gelée avait disparu sous ce manteau ; de sorte qu'une plaine sans bornes, éblouissante de blancheur, s'offrit à nos regards quand notre procession de palanquins sortit de dessous la vieille porte des remparts. Nous avions cinq ou six journées de voyage à faire à travers cette campagne qui paraissait de plus en plus déserte et sibérienne. Que dire de ces cinq journées ? sinon que certainement le Seigneur était avec nous et que ses anges étaient chargés de nous protéger, puisque nous avons atteint Shae-ki-Tien sains et saufs malgré tant de dangers. La plupart de nos porteurs étaient d'enragés fumeurs d'opium, ce qui n'était pas une petite complication.

Le premier soir, nous descendions dans une petite auberge située dans la rue principale d'une petite ville très affairée faisant encore partie de l'Hupeh. La neige foulée aux pieds s'était changée en une boue à moitié liquide de plusieurs pouces d'épaisseur ce qui ajoutait à la difficulté de nous frayer un passage à travers la foule qui se précipitait pour assister à notre débarquement. La pièce principale de l'auberge, ouvrant sur la rue, étant remplie par la foule, on nous conduisit dans les dépendances, derrière la maison.

Une fois là, M. Taylor ferma la porte derrière nous et la garde de manière à ne laisser entrer que les femmes. Nous étions dans une petite cour exactement pareille - exactement - à la partie de nos étables à cochons qui se trouve à ciel ouvert, endroit plein d'ordures, infect ! Une planche étroite nous permet de traverser la boue jusqu'à la porte basse de la hutte qui est de l'autre côté de la cour et qui fait partie des bâtiments de l'auberge. Dans cet abri de terre et de paille qui fait mine de crouler sur nous, nous trouvons deux pièces, mais pas de fenêtre ; l'air ne manque pourtant pas, pas plus que les fentes et les trous des murs et du toit. Cette hutte paraît servir de grenier, de grange, de chambre à coucher pour la famille de l'aubergiste et pour les voyageurs de première classe ; elle est en même temps le réceptacle de tout ce qui est hors d'usage dans la maison ; il s'y trouve des monceaux, des monceaux ! .... Indescriptible ! Du reste, nous n'osons pas examiner ; et fort heureusement qu'il fait très sombre ; - tout a son bon côté. Deux ou trois voyageurs se retirent dans un coin pour nous laisser plus de place ; et nous tournons là-dedans, trébuchant, chancelant, mais tout contents d'avoir un abri pour la nuit qui est excessivement froide, et d'être protégés contre la foule qui n'était pas des plus aimables.


Grenier,de chambre à coucher pour la famille de l'aubergiste et pour les voyageurs de première classe

 Ce peuple de l'Hupeh diffère beaucoup de celui de l'Honan ; ce dernier est enjoué, bon, affectueux, autant que nous pouvons en juger ; mais celui de l'Hupeh ne le vaut pas. C'est triste à dire, plus on se rapproche d'un port ouvert aux étrangers, plus on rencontre de mauvais sentiments chez les indigènes.

Je ne puis vous raconter tous les détails de cette première halte ; ni vous dire tout ce que nous éprouvâmes quand la grand'mère, âgée et querelleuse, prétendit partager notre couche, nous grondant de ce que nous, jeunes personnes, n'avions pas égard à son grand âge. Scène qui se termina par l'intervention de M. Taylor et le départ de la grand'mère.

Le matin suivant, de bonne heure, nous étions en route. La contrée était toujours couverte de neige et d'un aspect désolé. À chaque halte, la foule accourait, à demi effrayée, mais fort désireuse de nous voir. Nous essayâmes de leur parler et de leur vendre nos livres ; mais je remarquai que dans cette province on ne comprenait guère mes paroles, au surplus les femmes avaient souvent peur d'écouter ce que je voulais leur dire.

Le second soir, nous atteignons une ville considérable. Nous descendons à l'auberge et l'on nous conduit tous derrière la maison, dans une grande pièce semblable à une grange et complètement vide, avec un sol de boue et point de fenêtre. Là nous apprenons avec terreur qu'il nous faudra tous y passer la nuit ; nos porteurs avec d'autres hommes logeront sur notre tête, sur une soupente que l'on gagne au moyen d'une échelle. Il n'y a pas moyen de faire autrement. Nous plaçons donc gaiement un rideau qui divise le local en deux et nous considérons avec sérénité les allées et les venues des quinze on vingt hommes qui logent au-dessus de nous.

Une épreuve plus dure encore nous était réservée pour le jour suivant. Nous arrivons le soir dans une grande ville ; nous descendons à l'auberge ; nous sommes bien reçus et nous nous préparons à passer la nuit. Mais bientôt se rassemble une foule, oh ! une foule ! vous ne vous en faites pas d'idée ; presque rien que des hommes ; et ils étaient comme, des enragés ; ils voulaient absolument nous voir. M. Taylor sort et s'efforce de les calmer, mais tout est inutile. L'aubergiste prend peur, il craint qu'on ne lui démolisse sa maison, et il nous enjoint de partir, et tout de suite. Certes, nous n'aurions été que trop heureux de partir de là, si nos porteurs avaient voulu fournir une nouvelle étape. Et, partir ! c'était plus facile à dire qu'à faire. Les chemins, les portes, les locaux de l'auberge, tout était bloqué par des centaines d'individus. Et ces gens avaient l'air mauvais. Je n'ai jamais vu plus de visages effrayants et je n'ai jamais passé un moment plus critique qu'au milieu de cette foule.

Nos porteurs voulurent bien se remettre en route, mais un quart d'heure s'écoula avant que nous pussions arriver jusqu'à nos palanquins, - un quart d'heure que je n'oublierai jamais. Enfin nous voilà de nouveau en route à travers un pays triste, montagneux ; par une fine neige qu'un vent glacé nous jette à la figure. C'est ainsi que nous poursuivîmes lentement et péniblement notre course jusqu'à la première auberge située au bord du chemin.
Il ne s'y trouvait pas énormément de monde et tous avaient l'air aimable. C'était notre première station dans la province d'Honan.

L'auberge se compose d'une seule chambre ouvrant sur la route et occupée déjà par un bon nombre d'hommes, mais nous sommes trop fatigués et trop reconnaissants d'avoir un abri, pour faire grande attention à ces détails.


Première auberge située au bord du chemin

 Ces hommes sont très bons ; ils nous souhaitent la bienvenue et nous offrent de partager tout ce qu'ils ont. Ils vont chercher de longs roseaux dont ils improvisent une cloison entre eux et nous, en les appuyant contre une des solives de la charpente du toit ; ils nous en donnent d'autres pour nous coucher dessus ; puis ils s'en retournent à leurs pipes d'opium et à leurs diverses occupations.

Tout contents, nous préparions la nourriture du bébé et faisions nos préparatifs pour la nuit, lorsque se font entendre des pétillements que nous ne connaissons que trop bien ; toute la chambre se remplit de fumée. Quoi ? ces hommes feraient-ils du feu sur le sol de la chambre ? Parfaitement ! et en quelques minutes la fumée est si épaisse que nous ne pouvons plus ouvrir les yeux ; ils nous cuisent affreusement et sont remplis de larmes. Nous nous sauvons dehors, escaladant les formes humaines qui jonchent le sol de tous côtés, car ces pauvres gens reposent tandis que leurs vêtements et leurs chaussures sèchent suspendus autour du feu.

Mme Taylor s'assied dans une de nos chaises et nous faisons souper le petit Howard au clair de la lune, au milieu d'une foule qui regarde avec admiration.
Quand les vêtements sont secs et le feu jeté dehors, nous rentrons, affamés, exténués, mais heureux que ces pauvres gens aient pu sécher leurs vêtements.

Ce fut un curieux moment que celui que je passai ensuite quand l'obscurité fut à peu près complète et que tout fut tranquille. Bien, bien avant dans la nuit, la plupart de ces hommes fumèrent leur opium en écoutant un conte merveilleux, interminable, que leur débitait l'un d'entre eux. Le conte ne cessa que par le fait de la fatigue et du sommeil qui s'emparèrent enfin du babillard, alors que les lampes pour l'opium commençaient à s'éteindre. Mon lit touchait à la cloison de roseaux à travers laquelle je voyais tout ce qui se passait ; et je contemplai ces pauvres gens bien longtemps, bien longtemps, avec le coeur serré. Oh ! combien j'aurais voulu pouvoir me lever et m'en aller, sur les cendres de leur dernier feu, prendre la place de leur conteur maintenant silencieux, et leur dire de toute mon âme la divine histoire de l'amour de Jésus-Christ ! Mais je ne pus que prier jusqu'à ce qu'ils fussent tous endormis.

Le quatrième jour et la quatrième nuit de notre voyage ne furent que la répétition des précédents ; pendant le jour, la température fut plus froide, le vent plus âpre et la campagne plus désolée ; mais la nuit fut moins désagréable que les précédentes ; nous dûmes partager encore notre chambre avec nos porteurs et avec d'autres voyageurs, mais nous nous aguerrissions.

La dernière nuit, celle de dimanche à lundi, présente du nouveau.
À l'auberge où nous descendons, on nous fait place en chassant un troupeau de chèvres de l'étable qu'elles partagent d'habitude avec les bêtes de somme qui cheminent sur cette route. Et, une fois installés à leur place, il nous faut donner l'hospitalité à un âne de passage dont l'humeur est fort joyeuse, car il nous gratifie plus d'une fois des concerts les plus retentissants. Nous nous en réjouissons grandement en pensant à Celui qui est né dans une étable et qui a été emmailloté dans une crèche. Quel privilège que de suivre ses traces, même dans ces petites choses !

Le jour suivant nous atteignons Shae-ki-Tien, où nous sommes maintenant. En approchant de cette grande cité, avec quelle émotion nous contemplons ses grandes murailles, et les toits et les pignons de ses maisons !




 Pendant que nous franchissons le seuil de son antique porte, nos coeurs s'élèvent en ardentes prières à Dieu pour qu'il prenne possession de la ville. Les yeux troublés par les larmes, j'examine tout ce qui m'entoure, puis mes regards errent sur les collines qui apparaissent au nord et qui rompent la monotonie de la plaine ; ils s'élèvent ensuite vers le ciel bleu et pur, tandis que les paroles du Psaume CXXI me reviennent à l'esprit et me remplissent de reconnaissance.

Oui ! en prenant possession de cette ville pour Dieu, nous croyons pour de grandes choses, nous croyons que nous en verrons en grand nombre, de merveilleuses, accomplies par la puissance de Celui « de qui nous vient le secours. »

À Celui auquel nous avons recommandé notre départ en commençant ce voyage, nous recommandons maintenant notre arrivée. Il bénira « notre entrée et notre sortie » au milieu de ce peuple.


Celui qui dit qu'il demeure en Lui
Doit aussi marcher comme Il a marché lui-même.
Il a donné sa vie pour nous ;
nous aussi,
nous devons donner notre vie pour nos frères.


(1) Ne pas confondre avec la maison de Tsing-kiang-pu. (T. E.)

(2) Dernières estimations. Et cette province n'est qu'une des dix-neuf qui composent la Chine proprement dite, voir carte et tableau, pages 10 et 11.

(3) Fils et belle-fille du Rév. Hudson Taylor.

(4) Par les fleuves, les rivières et les canaux qui abondent en Chine, on voyage en tous sens et d'un bout à l'autre de cet immense pays. (T. E.)

(5) Le port d'Ou-chang seul a quinze kilomètres de longueur. (T. E.)

(6) Yang-tsi abréviation de Yang-Tsé-Kiang. (T. E.)

(7) Cantique de Luther.

(8) Gruau d'avoine sucré dont on déjeune volontiers en Angleterre. (T. E.)

(9) Préfectures de premier ordre. (T. E.).
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