Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

CHAPITRE XV.

Au coeur du paganisme.

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L'Honan.

 

 L'HONAN, province plus grande que l'Angleterre et renfermant environ trente millions d'habitants, n'a encore (en 1890) que quatorze missionnaires, y compris les femmes de missionnaires !
Quand Jésus-Christ quitta cette terre, il commanda à ses disciples d'« ALLER DANS TOUT LE MONDE ANNONCER LA BONNE NOUVELLE A TOUTE CRÉATURE. » La Chine était alors à peu près ce qu'elle est aujourd'hui, civilisée et couverte de millions et de millions d'habitants. Or mille huit cent quatre-vingt-quatre ans après, l'Honan, l'Hupeh, l'Hunan, le Kwang-si, le Kiang-si, le Shing-King, la Mongolie, le Thibet, etc., provinces contenant plus de deux cents millions d'habitants, n'avaient encore aucun missionnaire !

Il y a huit ans (1884) que les premiers messagers de la Bonne Nouvelle, quelques ouvriers de la China Inland Mission, pénétrèrent dans l'Honan. Nous venons d'y accompagner Miss Géraldine, et nous trouvons à Shae-ki-Tien, pour évangéliser ce grand peuple, trois femmes et un homme. Ils ne sont pourtant pas découragés. Notre amie écrit à ses parents :

Shae-ki-Tien promet d'être un centre où l'Évangile s'enracinera et prendra de l'extension. Il ne s'y trouve ni mandarins ni savants ; il ne s'y fait pas de ces examens qui amènent une multitude de lettrés qui sont une cause de troubles, comme on le voit dans beaucoup de grandes villes ; les classes supérieures y sont peu, représentées, et les préjugés du monde officiel ne s'y rencontrent guère. Cependant Shae-ki-Tien est un grand centre de population, le second de l'Honan. (1) Elle est prospère et commerçante ; les étrangers y viennent de toutes parts pour affaires. Elle n'a pourtant pas l'aspect d'une grande ville. Ses rues sont larges et mal entretenues ; on y remarque partout une complète absence de recherche et de prétention. Tout y paraît simple et rustique ; les habitants, ont l'air de bons paysans, sans malice, pleins de candeur. « L'Évangile est prêché aux pauvres ; » réjouissons-nous !


Lettrés chinois

 20 Mars 1889.

Cet après-midi mon professeur étant absent, je n'ai pas eu ma leçon, et je me réjouissais à la pensée du temps que j'allais passer à vous écrire toutes sortes de nouvelles. Je me mis donc en devoir de vous faire une longue lettre pour le prochain départ de la malle-poste ; mais à peine avais-je commencé, qu'on vint nous chercher pour un cas d'empoisonnement ; il s'agissait d'une jeune fille ; et c'était ici la première fois que nous rencontrions ce cas parmi les femmes.

Nous nous préparâmes aussitôt à partir, Mme Taylor et moi. La malade demeurait assez loin et la journée était excessivement chaude. Nous trouvâmes dans les rues une couche de poussière d'une dizaine de centimètres d'épaisseur, mais il fallait aller vite, autrement nous aurions perdu de vue les hommes qui nous conduisaient. Bientôt nous arrivons dans une partie de la ville qui nous est inconnue. La foule s'amoncelle sur nos pas et nous nous trouvons bien vite en tête d'une formidable procession. Quels nuages de poussière font les enfants ! nous en sommes aveuglées et suffoquées. Ces foules qui nous suivent partout sont pour l'étranger une des épreuves de la vie à l'intérieur du continent. (2) Figurez-vous, ne jamais pouvoir sortir cinq minutes sans qu'une centaine d'yeux ne vous suivent et ne vous épient ! Plusieurs centaines de personnes nous ont suivies aujourd'hui ; ce ne sont pourtant plus les milliers qui nous suivaient les premiers jours. Enfin nous arrivons à destination et nous constatons avec joie que la pauvre fille n'a point pris d'opium il y a eu erreur. Dieu fasse qu'il en soit toujours ainsi !

Si nos soeurs sont ainsi suivies par la foule, ce n'est pas seulement parce qu'elles sont des étrangères, c'est encore et surtout parce qu'elles sont des femmes. Nous lisons plus loin :
Dans ce pays païen, combien ou est lié par les coutumes, vous ne vous en faites aucune idée. Les femmes, - et nous ne sommes que des femmes, - les femmes ne doivent pas sortir comme nous le faisons en Europe. Il en résulte que tout doit être fait par les hommes. S'agit-il même d'acheter un vêtement de femme ou d'enfant, il faut un homme. On ne voit jamais ici une femme dans un magasin. Jusque dans les plus petits détails de la vie, la femme n'est rien et ne peut rien, si ce n'est par son mari ou ses parents du sexe masculin. Les hommes, au contraire, ont toute facilité d'être et de faire tout ce qu'ils veulent ; sauf qu'un homme du commun, quand il sort, doit regarder tout droit devant lui, ses yeux doivent être fixés sur le sol à dix pas en avant, sans rien examiner de ce qui l'entoure ; autrement, ce serait aspirer à s'élever au dessus de la classe des coolies.

Quant aux demeures chinoises, elles sont si différentes des nôtres ! Nous y sommes tous enfermés entre quatre murs, sans aucune vue, si ce n'est un tout petit coin de ciel, étroit ruban bleu que nous voyons par dessus les maisons.

Nous avons grand besoin de vos prières, plus que vous ne pouvez le penser. En ce moment, nous restons chez nous bien tranquilles ; c'est le Nouvel-an chinois, et comme il n'y a jamais eu de dames anglaises en cette ville jusqu'à maintenant, il est préférable que nous ne sortions pas. Du reste, nous ne pourrions faire que bien peu de chose dehors, car le dialecte qu'on parle ici est si différent de celui que nous avons appris, que même M. Taylor a de la peine à se faire comprendre. Nous nous bornons donc pour le moment à étudier, à prier et à attendre.

Mais dans cette sorte d'inaction, quel terrible danger de devenir étroit et sec ! Je m'en rends si bien compte ! La communion avec Dieu est notre sauvegarde. Béni soit Dieu de ce qu'il est toujours possible d'être gardé de tout mal. Priez pour nous, que nous croissions dans la grâce en dépit de tous les obstacles.
Notre frère et nos soeurs n'étaient cependant pas inactifs à Shae-ki-Tien. Miss Géraldine écrit plus tard :
Nous avons eu une belle après-midi. On nous a invitées à entrer dans au moins vingt maisons. Nous avons accepté les invitations aussi longtemps que le temps dont nous disposions nous l'a permis. Chacun s'est montré si bon, si cordial envers nous ! ... Il y a quelques jours, je suis allée avec une de nos femmes dans une partie de la ville où je n'étais jamais allée, et là j'ai pu avoir par deux fois un nombreux auditoire dans un grand espace vide compris entre des maisons. Tout le monde m'a écoutée avec la plus grande attention, et j'ai pu leur exposer l'Évangile avec clarté ; quant à aller plus loin, ce serait difficile maintenant...

Mon coeur est ici. J'aime ce peuple. À plusieurs égards, c'est le meilleur de la Chine ; il nous donne les plus belles espérances. J'aime ces pauvres femmes ; combien il me tarde de les voir gagnées à l'Évangile ! elles, tout particulièrement, nous donnent les plus grandes espérances. Que Dieu soit loué !

 Shae-ki-Tien, Juillet 1889.

 C'est dimanche matin, - journée chaude, splendide.
Le culte est terminé et nous sommes encore réunies dans la chambre des femmes.

Plusieurs se préparent à retourner dans leurs maisons, d'autres s'entretiennent au sujet des réunions du matin. Parmi ces dernières, se trouvent deux femmes d'âge mûr qui extérieurement n'ont rien de bien attrayant, mais qui nous sont particulièrement précieuses, car nous trouvons en elles un réel amour de la vérité.

Je vais m'asseoir auprès d'elles et Tuan-Sao-Sao me fait l'accueil le plus chaleureux ; elle prend mes mains dans les siennes et les serre avec une joie et un amour tout particuliers. Sa compagne, Chao-Sao-Sao, veut être baptisée ; elle me le dit avec un accent qui dénote la grandeur de son désir. Elle désire l'être immédiatement pour aller ensuite chez sa vieille mère lui parler de Jésus avant qu'elle ne meure. La route est longue, quarante li (environ 5 kilomètres) qu'elle doit faire sur ses pauvres petits pieds mutilés, car elle n'a pas les moyens de se procurer un véhicule.
« Mais, dit-elle, j'irai si vite ! oh ! cela me semblera facile, je soupire tant après le moment où je verrai ma mère ! »

Puis elle ajoute : « Si nous croyons en Jésus, pouvons-nous faire entrer quelqu'un avec nous dans le ciel ? »
« Oui ! répond Tuan-Sao-Sao, qui ajoute aussitôt : « Le pouvons-nous ? »

Avec quel sérieux, quel ardent désir, ces femmes m'adressaient ces questions !
« Pourquoi demandes-tu cela ? » dis-je à Tuan-Sao-Sao, devinant sa réponse.
« Ah ! mon mari ! mon fils ! » fit-elle.
« Quoi ? dis-moi tout, » répliquai-je.

Et j'écoutai avec le plus profond intérêt l'histoire qu'elle nous fit avec des larmes dans la voix.
Son mari est bon et aimable, mais très opposé à l'Évangile ; son fils est plein de respect et d'affection pour elle ; mais il est, comme son père, tout imbu de préjugés contre la vérité. Au surplus, il est lié par un voeu, ce qui fait craindre à sa pauvre mère qu'il ne veuille pas entendre parler de devenir chrétien. Étrange histoire que ce voeu ! un trait pris sur le vif qui nous fait pénétrer au plus profond de la vie intime de ce peuple.

Cet hiver, Tuan-Sao-Sao tomba très gravement malade pendant que son fils était absent. Le fils revint et trouva sa mère mourante et toute la famille plongée dans la plus grande affliction ; car Tuan-Sao-Sao est très aimée de tous les siens.
Or, à sept cents li (environ quatre cents kilomètres) de Shae-ki-Tien, dans les montagnes, non loin de la Grande Rivière (le Han), se voit, au sommet d'immenses rochers à pic, un fameux temple à peu près inaccessible, but de nombreux pèlerinages. Notre jeune homme prit la résolution d'y aller confesser les péchés de sa mère, brûler de l'encens et implorer pour elle, pardon et guérison. Une épaisse couche de neige couvrait la terre, car on était au coeur de l'hiver (un hiver de l'Honan !) ; il n'en fit pas moins le voeu d'y aller nu-pieds, vêtu d'une mince mousseline et chargé de chaînes de fer d'un poids énorme.

La pauvre mère était trop malade pour rien savoir de cette résolution héroïque ; et le fils eut soin qu'elle ne le vît pas quand il partit par une matinée glaciale, sur une terre gelée, à travers les tourbillons d'une neige qui permettait à peine d'ouvrir les yeux.

Le jeune homme commença par visiter tous les temples de la ville ; il brûla de l'encens devant toutes leurs idoles. Cette longue et pénible tâche accomplie, il entreprit son grand voyage. Il n'avait jamais porté de fardeau ; aussi, chargé, comme il était, les quatre cents kilomètres lui parurent-ils interminables. Enfin, après des souffrances qu'on ne peut imaginer, il touche au but de son voyage ; un dernier et suprême effort l'amène au faîte des rochers ; le voilà dans le fameux temple ; il se prosterne devant la cruelle divinité ; il lui offre, ses prières et son encens ; il dépose ses lourdes chaînes à ses pieds ; puis s'engage solennellement à renouveler deux fois son voyage dans les deux années qui suivront, si la vie de sa bien-aimée mère est épargnée et ses péchés pardonnés.
Or, ce voeu le lie encore, car sa mère est mieux.

En écoutant ce récit fait d'une voix émue, toute tremblante d'émotion, en voyant ces yeux de ma chère Tuan-Sao-Sao sans cesse baignés de larmes, je comprends combien ce coeur de mère est touché du dévouement de son fils.
Et maintenant, voudra-t-il venir à Jésus ? Il m'est dur de dire à la pauvre mère que le voeu de son fils et tous ses mérites ne peuvent servir de rien ; mais je suis heureuse de lui rappeler qu'il y a un mérite, un sacrifice plus excellent, qui a été offert pour eux, seul moyen d'obtenir le pardon et la guérison du corps, et de l'âme.
Nous ne pouvons pas douter que cette femme ne soit sauvée, qu'elle ne marche dans « le chemin étroit qui mène à la vie, » Dieu en soit béni !
Et nous avons la grande joie de la compter au nombre des cinq premières femmes qui recevront le baptême dans notre cher Shae-ki-Tien.

Après notre entretien, nous prions tous ensemble avec ardeur pour son mari et pour son fils, ainsi que pour les quatre fils de Chao-Sao-Sao dont un seul est chrétien ; puis les deux femmes nous quittent pour gagner leurs demeures.


SÉRIEUX APPELS

 Je suis seule ce soir dans ma paisible chambre, avec un tout petit bébé chinois de sept mois, très malade d'une bronchite. Mon coeur se reporte vers vous, dans notre cher home, toujours le mien, malgré la distance !

Quand la pauvre mère nous apporta son enfant cet après-midi, elle consentit à rester avec nous, étant convaincue que nous ferions du bien à l'enfant. Je leur donnai aussitôt ma chambre, c'est ainsi que le petit bébé se trouve maintenant à côté de moi, dans le berceau du petit Howard. Nous avons couvert de cataplasmes le dos et la poitrine du pauvre petit, et tout près de lui nous avons placé une grosse bouilloire qui lui envoie une grande quantité de vapeur. Nous lui donnons de l'aconit et de la belladone et nous avons la confiance qu'il sera bientôt mieux. Cher petit agneau ! La mère vient d'aller dans la chambre de Mme Taylor voir le petit Howard qui prend son bain ; chose absolument inconcevable pour nos amies chinoises dont les enfants n'ont jamais eu que des rapports très éloignés avec l'eau et le savon.

La nuit dernière j'ai été appelée auprès d'un autre lit de maladie et je m'attends un peu à y être rappelée ce soir.
C'est un cas lamentable ! Une femme de vingt-cinq ans qui venait d'accoucher après deux jours et deux nuits de souffrances épouvantables, et qui avait la fièvre puerpérale ; sa température était de 41 centigr. et elle avait à peu près perdu connaissance. Oh ! que j'étais triste de la voir tant souffrir et de me sentir si incapable de la soulager ! Mon seul refuge était la prière, et plusieurs fois pendant cette longue nuit nous nous agenouillâmes tous ensemble sur le sol boueux de la pauvre cabane et nous suppliâmes Dieu de lui conserver la vie. Et j'ai confiance, je crois qu'elle se rétablira, bien qu'à vues humaines cela semble impossible. Comme ce pauvre peuple souffre !

C'était extrêmement touchant, la nuit passée, de voir l'amour et le dévouement du mari et de la mère de cette pauvre jeune femme. Le mari particulièrement, bien qu'il eût été sur pied pendant plusieurs nuits, lui prodigua sans cesse les soins les plus tendres et les plus assidus. Sans penser à sa fatigue, il la tint dans ses bras toute la nuit, prévenant ses moindres désirs, la consolant et l'encourageant avec la plus grande tendresse. C'était beau et touchant au plus haut point. Les larmes remplissaient souvent mes yeux quand je les regardais, et je bénissais Dieu de m'avoir permis de constater, au moins une fois, une réelle affection, sur cette sombre et cruelle terre païenne.

 15 Août 1889.

 Dix jours se sont écoulés depuis que j'écrivais les lignes qui précèdent journées si douloureuses, si remplies d'occupations de toutes sortes, que je n'ai pu terminer ce que je voulais vous dire. Nuit après nuit, nous avons veillé auprès du pauvre bébé malade, nous attendant à chaque instant à le voir mourir dans nos bras, et le voyant toujours revenir à la vie, en réponse certainement à nos ferventes prières. Nous n'avons pas eu l'idée quand nous l'avons pris qu'il pût devenir aussi malade, autrement je doute que nous l'eussions reçu. Car s'il était mort chez nous, les conséquences auraient été des plus graves. Déjà les rapports qui circulent dans la ville sur notre compte sont des plus mauvais ; le démon essaye des moyens les plus cruels pour tourner contre nous le coeur de ce peuple.

Pour ajouter à ces rumeurs hostiles, on a fait circuler en ville un écrit qui nous rend responsables de la longue et terrible sécheresse qui menace de détruire les récoltes. On affirme dans ce factum que chaque nuit nous soufflons sur les nuages et empêchons ainsi la pluie de tomber ! S'il s'était donc passé chez nous un fait palpable qui n'eût pas été en notre faveur, si par exemple le bébé était mort dans nos bras, les conséquences auraient pu être désastreuses.

Quant à ce qui nous concerne, nous ne nous en mettons pas en peine, mais c'est pour l'avancement du règne de Dieu, pour la gloire de notre Maître, que nous sommes en souci. Notre reconnaissance a donc été grande quand, après six nuits de veilles et d'angoisses, le bébé a commencé à être mieux et quand la pluie, pour laquelle nous avions prié avec tant de ferveur, a commencé à rafraîchir la terre de ses bienfaisantes ondées. À la fin de la semaine, l'enfant était guéri, et nous eûmes un ou deux jours de repos.

La ville est remplie de monde. Trois grands Shi (théâtres) donnent des représentations ; et comme l'un d'eux occupe toute la rue (3), devant notre porte, nous pensons qu'il est prudent de ne pas sortir avant que la représentation ne soit terminée. Ces Shi sont très curieux. Ce sont des théâtres ambulants qui donnent leurs représentations en plein air. Une plate-forme carrée d'environ dix mètres de côté est placée en travers de la rue, assez haut pour qu'on puisse circuler dessous. Derrière la scène se trouvent des appartements fermés, chambres des acteurs, etc. On ne paie rien pour assister au spectacle, aussi des milliers de gens se pressent-ils dans la rue les yeux fixés sur la scène pendant des heures entières.

IL faisait à peine jour ce matin lorsqu'on vint réclamer notre secours pour un cas d'empoisonnement par l'opium ; il s'agissait d'une jeune fille de seize ans. Mme Taylor y alla et quelques heures après rapporta de bonnes nouvelles de la jeune fille. La difficulté de circuler dans les rues était très grande.
Peu après midi, on vint nous chercher pour un second cas ; cette fois, c'était une femme âgée qui avait pris le poison. Mme Taylor se rendit auprès d'elle. Mais un moment après son départ, un messager arriva précipitamment de la maison où elle avait été le matin, disant que la jeune fille était beaucoup plus mal et qu'on nous priait de venir tout de suite.
J'implorai ardemment l'assistance de Dieu, et me munissant de tout ce qui pouvait m'être utile, je partis, un peu craintive, accompagnée de Chang-Sao-Sao et d'un homme.

Le théâtre battait son plein au moment où nous parûmes sur le seuil de notre porte. Devant nous, c'était une mer de têtes, foule compacte de tous côtés. Je jetai un regard sur les figures grotesques qui étaient sur la plate-forme, puis nous nous faufilâmes au-dessous. De l'autre côté la foule était moins grande, et nous pûmes continuer notre chemin sans trop de peine.
Les voix aiguës des acteurs étaient presque couvertes par le fracas des gongs, des cymbales et autres instruments aussi peu harmonieux qui font retentir les airs tout le temps de la représentation. Les scènes qu'on jouait étaient pleines d'horreur ; l'une d'elles, souvent répétée, représente les tortures de l'âme qui, après la mort, passe par les sept enfers.

Heureusement pour nous, l'attention de tout le monde était rivée sur la plate-forme, et nous pûmes passer sans exciter beaucoup la curiosité ; cependant un grand nombre de personnes nous suivirent et leur nombre allait en augmentant, au surplus les physionomies ne semblaient pas aussi bienveillantes qu'à l'ordinaire, aussi fus-je heureuse d'atteindre bientôt la maison où nous étions attendus.

Le jour baissait, et dans cette misérable demeure, pleine de monde c'était nuit noire, mystère. Avant tout, il nous fallait une lumière ; mais tout le monde semblait inerte et insensible. Nous prions, supplions, admonestons : qu'on veuille bien avoir la bonté de nous donner une lampe, une chandelle ! il fallut plus d'un quart d'heure pour qu'on nous apportât un petit morceau de moelle de bambou dans une soucoupe d'huile. C'est alors que nous, vîmes où se trouvait la pauvre jeune fille.

Le premier coup d'oeil me convainquit qu'elle était mourante. Le corps raidi, les lèvres pourpre, la face enflée, la respiration pénible en disaient assez, Sa mère ne l'avait pas seulement laissée dormir, elle lui avait donné à manger, du solide, une des choses les plus funestes en pareil cas. Et maintenant la pauvre femme se lamentait auprès de sa fille mourante. J'appris bientôt des voisins qui remplissaient la chambre et qui n'épargnaient pas leurs reproches à cette mère, que c'était elle qui par sa dureté, sa cruauté, avait poussé sa fille à prendre l'opium.

Nous fîmes tout ce que nous pûmes, mais c'était trop tard. J'aurais voulu partir au bout d'une heure ou deux, mais tout le monde me suppliait de rester. La pauvre fille perdit bientôt connaissance et chacun comprit qu'elle allait mourir. Tous se mirent alors, à ma grande détresse, à lui changer de vêtements ; ils lui mirent tout ce qu'elle avait de plus beau, car, disaient-ils, il fallait qu'elle mourût respectable ! Ses pauvres petits pieds furent repliés et comprimés dans la plus petite de ses chaussures ; on lui mit son costume le plus gai, sa plus belle coiffure : écarlate, bleu et argent. Sa pauvre tête tombait tantôt d'un côté, tantôt d'un autre ; ses yeux vitreux nous regardaient fixement ; et chacun se hâtait d'accomplir sa tâche, avec force bruit, bousculades et clameurs.

Je regardais faire, le coeur navré, quand, à ma grande surprise, les hommes enlèvent la mourante et la transportent dans la pièce voisine, dans l'obscurité ; aussitôt les femmes et les enfants éclatent en cris et en gémissements. Appelant Chang-Sao-Sao, je suis les hommes dans l'autre pièce, et je vois la mourante étendue à terre sur une natte tout près de la porte, au froid et au courant d'air. Indignée, je leur fais sentir son coeur et ses mains et je leur montre qu'elle n'est pas morte, qu'elle en a pour un bon moment encore.

Un peu surpris, ils se regardent les uns les autres et s'en vont un à un, me laissant seule avec la mourante, sa mère et ses soeurs. Il est tard, mais nous ne pouvons les abandonner. Les petites soeurs me tiennent les mains en pleurant et toutes me supplient de rester. J'envoie un mot à Mme Taylor ; et je m'assieds par terre, prenant la mourante dans mes bras.

Elle semble presque étouffée par une matière épaisse qui fait un bruit de râle affreux dans sa gorge. Une fois, elle se lève subitement, saisit ma main et regarde autour d'elle avec des yeux suppliants. Nous faisons, naturellement, tout ce que nous pouvons pour la soulager et nous prions sans nous lasser ; mais c'est trop tard, le poison opère rapidement. Elle tombe de nouveau sans connaissance dans mes bras et nous comprenons bien qu'il n'y a plus rien à faire. Je prends un pu-kai, je l'en enveloppe chaudement, puis je m'assieds à côté d'elle sur le sol, attendant la fin.
Les petites soeurs, chères enfants de huit et dix ans, se blottissent près de moi et la mère s'en va. Le frère et les domestiques hommes (ces gens ne sont pas du tout pauvres) dorment dans la chambre à côté. C'est minuit, je pense qu'ils sont fatigués.
Quelques minutes ne s'étaient pas écoulées qu'une odeur d'opium, quelque chose de lourd et d'écoeurant, arrive jusqu'à nous. Qui donc peut fumer, ici, à cette heure ? « C'est ma mère disent les petites, elle fume toujours. »

Le coeur brisé, accablée de douleur et de honte, je laisse tomber ma tête à côté de cette chère enfant qui meurt auprès de moi. Je suis navrée à la pensée de la part que l'Angleterre a prise au triomphe du démon ; c'est elle surtout qui a amené cette plaie effroyable de l'opium sur le peuple de mon adoption. Je me sens solidaire du crime de ma patrie ; et, désolée, je reste prosternée le front dans la poussière. Le péché de mon peuple est le mien, oh ! puissent aussi ma douleur et ma honte devenir les siennes !

Hélas ! la douleur et les regrets ne servent plus de rien ici, à cette heure. Je console les vivants et je pleure sur celle qui meurt, c'est tout ce que jepuis faire. Et pour mon peuple aussi c'est trop tard, il ne réparera jamais le mal qu'il a fait ; mal incalculable qui justifie cette réponse amère que faisait dernièrement un Chinois lettré à un missionnaire :
« Je ne sais rien du ciel, mais je sais qu'il y a un enfer, car la Chine en est un depuis que vous lui avez apporté l'opium. »

À la pointe de nos baïonnettes, nous l'avons forcée à prendre notre opium et c'est trop tard pour défaire ce que nous avons fait, car l'empire entier est maintenant saturé de ce poison ! Il semble qu'il y ait à peine une maison où il n'ait frappé quelqu'un à mort.

Par la grâce de Dieu pourtant, nous pouvons faire quelque chose pour les vivants ; nous pouvons au moins prendre les petits enfants par la main et les conduire dans des voies meilleures. Nous leur avons donné notre opium ; leur cacherions-nous notre Bible et notre Sauveur ?

Ils demandent à grand cris la Bible et la Lumière de la vie ; ils tendent vers nous leurs mains vides et suppliantes ; ils demandent que nous les aidions à sortir du terrible, esclavage dans lequel les a jetés notre drogue mortelle. Oh ! que l'Angleterre chrétienne se lève comme un seul homme, qu'elle donne ce qu'elle a de meilleur, ses fils, ses filles, son argent et son or ; décidée à faire tout ce qui est possible pour sauver ce peuple et décharger nos consciences du fardeau de honte et de culpabilité qui les oppresse.

Il est plus de minuit, il fait froid et sombre. La mourante est plus faible, le terrible râle de la mort augmente et il est plus rauque qu'auparavant. Les petites soeurs se sont endormies, leurs têtes reposent sur le corps raidi de la mourante. Je prends la plus petite dans mes bras et je l'enveloppe de mon manteau ; l'autre s'éveille et appuie sa tête sur mes genoux. Chang-Sao-Sao est assise près de nous, elle veille tranquillement, mais avec une figure grave et triste. Pendant trois longues heures nous restons ainsi immobiles ; - trois heures affreuses, inoubliables ; dans cette chambre froide, sombre ; en face d'une mort horrible, et avec la conscience de tout ce qu'elle signifie.
Ce matin encore cette jeune fille était gaie et bien portante ; en pleine jeunesse, ne pensant nullement à mourir, et maintenant....
Et, chaque mois, « un million de Chinois meurent sans Dieu ! »

La respiration est plus lente, le râle plus fort ; et, sauf nous, personne ne s'en inquiète ! Maintenant il se fait un long silence, - puis un faible soupir, un frisson, - et tout est fini.
Je m'agenouille près d'elle, et les jeunes filles se réveillent ; elles me regardent tout étonnées de voir mes larmes. Peu après, la mère et les autres personnes entrent. Le frère, sans dire un mot, va chercher un rouleau de papier et le brûle sur le sol à côté de la tête de la défunte. Il dit que c'est pour lui envoyer de l'argent dans le pays des ombres où elle est allée. Le coeur navré, j'essaie de leur parler de Celui qui a ôté à la mort toutes ses terreurs ; mais ils sont trop fatigués pour écouter, et moi-même je suis trop triste pour leur dire grand'chose.

Au moment où nous sortons dans la nuit froide et sombre, les petites filles me prient de revenir. Nous traversons la ville silencieuse et endormie et nous rentrons chez nous à trois heures et demie. Je m'assieds dans la solitude pour réfléchir à tout ce que je viens de voir.

Je vous ai raconté exactement ce qui s'est passé. Mais aucune parole ne pourrait dire combien cela fut triste. Et ce n'est qu'un cas parmi des centaines de semblables qui se produisent chaque jour, ici, dans ce grand pays.
Il me serait impossible de dire combien je suis reconnaissante d'être ici, en Chine ; aucune expression ne serait assez forte pour cela. Quelle perte ils font, ceux qui pourraient venir et qui ne viennent pas ! Et quel sera leur sort ? Dieu n'a-t-il pas dit :

« Si tu négliges de délivrer ceux qui sont traînés à la mort, ceux qui vont être tués, et si tu dis : « Je ne le savais pas. » Celui qui pèse les coeurs n'y prendra-t-il pas garde ? Celui qui veille sur ton âme ne le saura-t-il pas ? et ne rendra-t-il pas à chacun selon ses oeuvres ? »

Votre dévouée ; avec Jésus, cherchant ceux qui sont perdus,





(1) Kai-fung, la capitale, est le premier (T. E.)

(2) Il n'en est pas ainsi dans les ports où les étrangers ne sont plus une nouveauté. (T. E.)

(3) On se souvient que Shae-ki-Tien est une ville aux rues larges. (T. E.)
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