Dimanche 20 mai.
JE suis seule dans une petite
chaumière chinoise, soignant une
chère malade nommée Chang-nai-nai. Un
petit Chinois (tout à fait comique, cela va
sans dire) arrive de la cuisine qui est de l'autre
côté de la cour; il est armé de
baguettes et porte son dîner dans un grand
bocal. Il s'assied tout près de moi sur la
grande pierre qui sert à moudre le
blé, et maniant habilement ses instruments,
il fait rapidement disparaître les longs
rubans de macaroni dont il a fait provision.
Ma patiente est sa
grand'mère, et c'est l'une des trois seules
chrétiennes du grand district dans lequel je
me trouve maintenant. Chère femme! quoique
âgée de plus de soixante-dix ans, elle
a été baptisée à
Tsing-kiang-pu, il y a quelques semaines,
après avoir fait profession de sa foi en
Jésus-Christ. Elle est toute rayonnante et
heureuse dans le Seigneur; je viens de lui demander
s'il ne lui tardait pas de le voir et elle m'a
répondu vivement : « Si di, si di,
» - oui, oui!
Je crains qu'elle ne soit
très malade. Elle a une fièvre
ardente, elle est très faible et souffre de
vertiges. Son pouls marque plus de 140 pulsations
par minute et sa température dépasse
40° centigrades. Je ne sais trop ce qu'elle
a; tout ce que je puis faire,
c'est de lui donner de l'aconit, de prier pour elle
et d'attendre. Je suis restée avec elle
toute la matinée, depuis le moment où
son fils est venu me chercher.
La maison est bien sale, et si
obscure ! La seule petite fenêtre que
nous avons ne mesure pas plus de quinze
centimètres de chaque côté.
Heureusement qu'elle se trouve juste au-dessus du
lit de la chère Chang-nai-nai, de sorte
qu'un peu d'air arrive jusqu'à elle de temps
en temps. Sur une table boiteuse près de moi
se trouve ma petite pharmacie, un peu de lait
condensé, de l'extrait de viande, une
éponge, un essuie-mains, quelques parfums,
tout autant de merveilles pour ceux qui viennent
voir ma chère malade. Sa belle-fille, la
mère du petit vorace, revient de la cuisine.
Elle est très occupée à
retourner et à nourrir ses vers à
soie qui rampent et se tordent dans des paniers
situés dans un des coins de la chambre. Le
mari, Chang-sing-sing, est allé chez nous
assister au culte du dimanche matin. C'est
réjouissant de penser qu'il y a enfin un
service divin dans cette contrée. Une fois
ou deux quelques-unes de nos soeurs ont
passé ici quelques jours et depuis lors il
se trouve trois ou quatre chrétiens
disséminés dans le district. Par la
bonté du Seigneur nous avons maintenant une
jolie salle de réunion qui est un centre
pour ces personnes et pour tous ceux qui
s'intéressent à l'Évangile.
C'est aujourd'hui le premier dimanche que nous nous
en servons. Nous espérons continuer les
réunions aussi longtemps que nous serons
à la ferme et nous avons la confiance
qu'à notre départ la petite
église sera suffisamment établie pour
les continuer régulièrement sans
nous.
Vendredi matin, 7 h. 30 ; 22
Mai.
Nous voici encore auprès du
lit de notre chère Chang-nai-nai ; elle
s'en va paisiblement, dans quelques heures elle
sera dans la gloire, en présence du Roi.
Quinze ou vingt personnes remplissent la maison et
parlent à haute voix sans jamais
s'arrêter un moment. Nous sommes
obligées de n'intervenir que le moins
possible, mais la conduite de ces païens est
vraiment pénible auprès de ce lit de
mort chrétien. Ils envisagent la mort avec
tant de légèreté ! riant
sans aucune retenue pour la moindre
bagatelle ; à notre demande ils
viennent enfin de cesser leur
conversation sur les vêtements que devra
porter la défunte dans son cercueil. Le
monde s'entasse de plus en plus dans la maison, et
les voici maintenant qui se mettent à fumer,
les femmes aussi bien que les hommes. Oh !
comme ils sont loin de se douter de l'aurore
glorieuse qui va poindre pour notre chère
soeur ! Elle a été une
chrétienne rayonnante de bonheur et de joie
pendant six mois. Nous chantons doucement la
traduction chinoise du cantique :
« Prends-moi tel que je suis, »
et elle murmure faiblement : « Je le
remercie pour sa grâce. »
Même Jour, 1 h.
après-midi.
Chang-nai-nai décline
rapidement, elle est presque sans connaissance.
Nous l'avons arrangée aussi confortablement
que nous avons pu ; et quand elle nous
reconnaît et qu'elle peut parler ou sourire,
elle se montre des plus reconnaissantes. Je viens
de lui lire 1 Cor. XV au milieu de son
étrange entourage. Oh ! si je pouvais
vous dire tout ce que je ressens ! Cette
petite chaumière de boue est une
misérable butte ne contenant qu'une
pièce partagée en deux par une natte
d'herbes sèches, le sol est tout en
fondrières, les murs tombent en
ruines ; et le pauvre Chang et sa mère
qui sont les seuls chrétiens de la
localité sont maintenant, en face de la
mort, en butte aux reproches et aux sarcasmes de
toute leur parenté. « Maintenant
que tu es si pauvre, dit-on à Chang, il te
faut tirer en bas ta baraque et tu feras un
cercueil à ta mère avec les poutres
du toit. »
2 Juin.
Nous revenons d'Antong, la
« Hien » (1) cité de la
contrée
où nous sommes, ville entourée de
hautes murailles, place fort importante qui est le
centre de toutes les villes et de tous les villages
du district, aussi avions-nous le plus grand
désir d'y
pénétrer.
Aucun missionnaire, ni
étranger n'avait encore, que nous sachions,
été vu dans cette ville, sauf M. Copp
de notre institut de Harley House ; il y vint
comme agent de la Société biblique et
y passa une nuit il y a quatre ans. À plus
forte raison, aucune dame étrangère
n'avait-elle jamais été vue à
l'intérieur des hautes murailles, et l'on
pouvait craindre au sujet de la réception
qu'on ferait à celles qui s'y aventureraient
pour la première fois. Cependant nous
sentions que nous devions y aller, car nous croyons
que le Seigneur veut y faire pénétrer
l'Évangile ; aussi, après avoir
bien réfléchi et prié
spécialement à ce sujet, nous avons
commandé les brouettes pour hier, nous
arrangeant pour partir immédiatement
après la grande chaleur.
La plus grande difficulté
était que nous ne pouvions pas revenir le
même jour et qu'il nous fallait trouver un
logis pour la nuit. Nous ne connaissions personne
à Antong ; et même en admettant
qu'on nous reçût dans une auberge, ce
qui n'était nullement certain, serait-ce un
endroit sûr et convenable pour des femmes
jeunes, inexpérimentées, et sans
autre escorte (visible) que notre garçon
chinois San-sa ? Mais, comme vous pensez bien,
nous ne nous arrêtâmes pas à
cette difficulté et ne fîmes aucun
projet.
Notre bonne hôtesse,
Shen-nai-nai, nous dit ensuite qu'il y avait
à Antong une auberge où des femmes
pouvaient loger en toute
sécurité ; c'était une
bonne nouvelle, et quand, au dernier moment,
Chang-sien-seng s'offrit pour nous accompagner,
nous eûmes le sentiment que tout allait pour
le mieux et nous partîmes pleines de
courage.
Mais comment vous dire la
chaleur
suffocante de cette journée et la fatigue
que nous éprouvâmes sur nos brouettes,
cahotées à travers la
poussière et les fondrières du
chemin, brûlées par le soleil,
consumées par la soif ? Comme nous
fûmes contentes quand nous
aperçûmes la grande pagode qui nous
annonçait la fin de notre course !
Pendant ce temps nous vendons nos livres, et
la
foule ne fait que grandir. Au bout de peu de temps,
Dieu soit béni ! Chang nous dit qu'on
veut bien nous recevoir et voici les gens de
l'auberge qui nous invitent à entrer dans la
cour, ce que nous faisons, brouettes et personnes,
espérant trouver un peu de repos et de
rafraîchissement avant de nous engager de
nouveau dans la rue pour le travail du
soir.
Du repos ? vain
espoir !
Rien n'arrête la foule ; elle envahit la
cour. Pendant une demi-heure, Lottie s'efforce de
parler, mais le bruit est si grand que quelques-uns
seulement peuvent entendre. Enfin Chang-sien-seng
nous dit que nous devons sortir, si possible, et
nous montrer dans les rues car la foule qui s'y
trouve et qui ne peut pénétrer
jusqu'à nous est extrêmement
désireuse de nous voir. En
conséquence, nous nous recommandons au
Seigneur, et nous nous frayons à grand'peine
un chemin jusque dans la rue étroite ;
puis nous circulons dans la ville, ayant soin
d'éviter les quartiers les plus populeux,
jusqu'à ce que l'obscurité, nous
force à regagner notre auberge
hospitalière. Nulle part nous ne pouvons
stationner longtemps à cause de la foule
considérable qui se rassemble
aussitôt ; mais nous arrêtant, de
temps en temps au coin des rues ou sur les places,
nous pouvons parler un peu aux femmes. Plusieurs
d'entre elles sont très aimables. L'une,
entre autres, femme d'âge mûr à
la physionomie ouverte, me prend les mains et les
tient dans les siennes tout le temps que nous lui
parlons, et quand la foule devient houleuse, elle
me les presse doucement comme pour me dire :
« N'ayez pas
peur ! »
À notre grande, surprise,
quand nous atteignons l'auberge et que nous disons
à la foule combien nous sommes
fatiguées et combien nous soupirons
après un petit moment de repos, elle se
retire aussitôt et nous laisse entrer
seules ; nous promettons alors de revenir
après souper. Les femmes de l'auberge nous
reçoivent avec la plus grande
cordialité et nous conduisent dans une
pièce située au fond de la cour.
Remplies de reconnaissance, nous nous jetons
à genoux auprès de la table
dressée pour nous, et nous bénissons
Dieu pour tous ses soins, particulièrement
pour le moment de repos qu'Il nous donne. Mais ce
moment est court ; nous sommes encore à
genoux quand la foule envahit la
pièce où nous sommes et nous entoure
si bien qu'il nous semble impossible de prendre
notre repas. Lottie parle constamment aux visiteurs
qui se renouvellent sans cesse et nous vendons
beaucoup d'évangiles.
Enfin une des femmes de
l'auberge
nous dit à l'oreille de la suivre dans une
autre salle ; nous ne savons pourquoi, mais
comme elle nous presse, nous la suivons dans
l'obscurité ; nous traversons la cour
(où l'air frais de la nuit nous paraît
délicieux après l'atmosphère
suffocante d'où nous sortons, et où
nous saluent les radieuses étoiles d'un ciel
splendide) ; sur les pas donc de notre amie,
nous arrivons dans une salle située à
l'autre extrémité des bâtiments
qui composent l'auberge et notre hôtesse nous
y barricade aussitôt. Enfin ! À
la faible et vacillante lueur d'une lampe chinoise,
nous distinguons les physionomies bienveillantes de
trois ou quatre femmes de l'auberge qui nous
souhaitent la bienvenue ; le repas est servi
et elles nous invitent à y faire honneur.
Comme elles sont ravies ces chères et bonnes
femmes quand nous les remercions de leurs soins et
que nous leur disons combien nous sommes contentes
de trouver enfin du repos et de la
nourriture ! Pendant que nous mangeons notre
riz, notre pain et nos fruits, Lottie leur annonce
l'Évangile. Nos hôtesses ouvrent alors
la porte pour faire entrer un bon nombre de femmes
qui sont venues pour nous voir, et la salle est
bientôt remplie d'un auditoire des plus
attentifs.
Ces braves femmes écoutent
très longtemps ; l'une d'elles,
à cheveux blancs, la physionomie ouverte et
intelligente, fait beaucoup de questions et de
remarques pleines de sens, de sorte que
l'intérêt est maintenu jusqu'à
la fin. Cette vieille est assise aux pieds de
Lottie et vraiment elle boit toutes ses paroles,
laissant échapper de continuelles
exclamations de joie et d'admiration. C'est
vraiment délicieux de voir et d'entendre ces
femmes ! aussi sommes-nous toutes tristes
quand on vient réclamer la salle pour les
hommes qui veulent se coucher. Nous partons,
suivies des femmes et de beaucoup d'hommes, et l'on
nous écoute longtemps encore jusqu'à
ce qu'il soit fort tard. Avant de partir, notre
chère vieille veut apprendre une
prière à faire à notre
bien-aimé Sauveur. Finalement, nous sommes
obligées d'inviter nos auditeurs à se
retirer ; et nous sommes reconnaissantes
autant que surprises de voir les hommes le faire
aussitôt.
En venant à Antong nous
voulions surtout voir s'il y avait là un
champ d'action qui pût nous convenir, mais
nous n'avions guère pu voir la ville le soir
précédent, aussi
décidâmes-nous de sortir de
très bonne heure et de faire une
tournée d'exploration avant que les rues
fussent pleines de monde. À quatre heures et
demie, nous étions en route, et
Chang-sien-seng nous conduisit à travers les
principaux quartiers jusque sur les remparts ;
là nous eûmes une vue
générale de la ville, et comme je
suivais du regard le cercle immense que forme la
muraille de briques toute garnie de tourelles, je
priais de toute mon âme pour cette
cité où nulle voix ne proclame le
salut qui est en Jésus, et où des
milliers et des milliers vivent et meurent sans
aucune lumière. L'ancien lit du Fleuve Jaune
se trouve devant la porte du sud, il forme une
immense vallée horizontale d'environ cinq
cents mètres de largeur, toute couverture de
champs de blé, d'arbres et de
jardins.
À notre retour à
l'auberge, nous trouvons de nombreux visiteurs qui
nous attendent ; nous leur parlons pendant une
heure ou deux ; puis nous ressortons pour
vendre les livres qui nous restent ; nous
allons pour cela dans les rues, les plus
fréquentées, aussi notre vente
est-elle bientôt faite ; si nous avions
eu plus de livres nous en aurions vendu davantage.
Mais il faut nous hâter, car le soleil
commence à être chaud. Nous passons
devant la grande pagode et nous
entrons pour voir les idoles. Naturellement, la
foule qui nous suit entre avec nous et nous avons
bientôt un nombreux auditoire dans la vaste
enceinte du temple.
Deux prêtres viennent s'entretenir avec
nous, et l'entretien se change bientôt en une
prédication accomplie de l'Évangile
que tous écoutent avec la plus profonde
attention. Lottie n'a pas d'autre texte qu'une
colossale statue de Bouddha devant laquelle nous
nous trouvons. La divinité est endormie,
couchée dans un lit gigantesque et couverte
d'une couverture de soie très sale.
« Ça ! un
dieu ! » s'écrie Lottie, et
pendant qu'elle leur montre avec beaucoup de
clarté et d'à-propos combien il est
absurde de prier et d'adorer un pareil objet,
personne n'élève la voix pour
défendre le pauvre Bouddha, les
prêtres eux-mêmes acquiescent
tacitement à tout ce que nous leur disons.
Plusieurs hommes semblent très
intéressés et font beaucoup de
questions ; une brave femme apporte des
bancs ; nous nous asseyons, et pendant plus
d'une demi-heure, en plein
sanctuaire et à la face des idoles, nous
leur annonçons l'Évangile avec une
entière liberté.
Nous sommes
émerveillées de voir comme les portes
sont ouvertes de tous côtés à
la prédication de l'Évangile. Partout
le peuple semble dans l'attente du salut. Ce qui
est certain, c'est que dans la contrée
où nous sommes, tout au moins, le peuple est
sans religion et qu'il attend la lumière de
la vie.
2 Juin, soir.
SEULE en Chine pour la
première fois ! La chère Lottie
vient de partir pour passer la nuit chez notre amie
Ten-nai-nai, et je suis restée à la
ferme pour présider le culte du soir. J'ai
accompagné mon amie pendant quelques minutes
et lorsque j'ai repris le chemin de la ferme
à travers les champs de blé, il m'a
semblé si étrange de me trouver
absolument seule dans cet immense pays. Seule, mais
non pas isolée. Solitaire, mais jamais
abandonnée. « Voici je suis
toujours avec vous. »
16 Juin.
À quatre heures et demie ce
matin, nous sommes réveillées par la
voix amicale de Shen-nai-nai. Cette bonne et
chère femme est là sur notre porte,
passant la tête à travers notre
rideau, nous appelant et nous annonçant dans
le plus grand étonnement que deux hommes,
avec deux brouettes, sont devant la maison et nous
attendent pour nous transporter à
Na-in-Chuang.
Elle n'y comprend rien, nous non
plus.
Cependant Lottie, se frottant
les
yeux, se rappelle qu'elle a fait hier une visite
dans ce village, qu'elle y a vu la dame du
château, que cette dame
était dans la plus grande angoisse au sujet
de sa chère petite fille malade ;
qu'elle, Lottie, lui a promis de revenir le
lendemain matin, accompagnée de moi et de ma
pharmacie, pour tâcher de faire du bien
à la petite. La dame a répondu
qu'elle enverrait les hommes et les
brouettes ; et les voici, à 4 h.
30 !
Nous faisons nos préparatifs
de départ avec autant de hâte que
possible, mais à 5 h. arrivent deux femmes
qui viennent de fort loin implorer notre assistance
médicale. Le diagnostic qu'elles nous ont
fait de la maladie à traiter était
obscur, aussi je crains bien que le meilleur
remède que nous ayons pu leur donner ait
été notre sympathie. Nous leur avons
parlé de l'amour et de la puissance du vrai
Médecin pour lequel aucun cas n'est
désespéré.
À 6 h. nous sommes en route
à travers des campagnes qui sont comme de
vrais parcs. Nous passons dans un hameau où
Lottie a visité hier une pauvre jeune fille
terriblement malade. Bien que ses souffrances
soient extrêmes et qu'elle soit mourante,
elle écoute Lottie et dit qu'elle la
comprend. Je crains, que nous ne puissions rien
faire pour elle ; elle est couverte
d'ulcères et tout son corps n'est qu'une
immense plaie vive. Oh ! que ces pauvres gens
souffrent !
À travers l'air transparent
du matin nous apercevons au loin le lieu de notre
destination ; la maison de maîtres, avec
toutes celles de la ferme, les huttes et les
dépendances de toute espèce nous
apparaissent clairement. La maison principale,
comme toutes les grandes maisons chinoises, ne
présente rien de remarquable, ce n'est qu'un
cube de maçonnerie avec une porte
d'entrée sans prétention, ouvrant au
midi.
À l'entrée, nous
sommes reçues par la maîtresse de
maison accompagnée de sa fille et de
plusieurs servantes. Ces dames nous conduisent
très poliment à travers un vrai
labyrinthe de cours et de
bâtiments de toute espèce
jusqu'à la maison principale qui est,
à ce que nous croyons d'abord, celle
où demeure la dame.
Pendant ce temps les gens arrivent en
foule ; c'est une multitude de malades qui
viennent à nous pour être
guéris. Hélas ! la plupart sont
des cas tout à fait au dessus de notre
portée ; nous en sommes bien tristes,
mais nous devons le dire à ces pauvres gens.
Il y a cependant quelques malades que nous pouvons
soulager ; par exemple le petit garçon
de l'intendant. Il a sur la tête un
abcès considérable qui a
été complètement
négligé ; nous le pansons ;
et nous faisons de même pour d'autres
malades. Quel plaisir et quel privilège que
d'aider celui qui est dans la peine ! La foi
de ce peuple en notre puissance est tout à
fait merveilleuse. Ils prennent nos
médecines sans le moindre doute sur leur
efficacité, et c'est à peine si nous
pouvons les convaincre que nous ne pouvons pas
guérir toujours.
Tout récemment on m'amena un
garçon qui était dans un état
effrayant ; il était
possédé d'un démon, me
disait-on, et l'on me priait de chasser ce
démon promptement. Il paraît que ces
pauvres gens avaient entendu Chang-sien-seng parler
des démoniaques guéris par
Jésus-Christ, et ils n'avaient aucun doute
que nous n'eussions le même pouvoir.
C'était un cas d'épilepsie horrible
au plus haut degré. Hélas ! nous
ne pûmes pas faire grand chose, si ce n'est
prier.
Après avoir soigné nos
malades et pendant qu'on prépare le
déjeuner, notre
hôtesse nous prend pour nous faire faire un
« wang-wang, »
c'est-à-dire une visite dans toute sa
propriété. Je fus extrêmement
intéressée par cette visite de la
première grande maison chinoise dans
laquelle je fusse jamais entrée. Notre bonne
dame nous dit qu'avant ses derniers malheurs plus
de quarante personnes vivaient dans la grande
maison ; et cela ne m'étonne pas, car
elles pouvaient y être fort à leur
aise. L'édifice renferme six cours, sans
compter les vestibules et les antichambres ;
et sur chacune d'elles ouvre toute une série
de salles magnifiques.
À côté de la maison sont les
jardins, avec une maison d'été, vaste
pavillon ouvert, de fort bon goût, où
quarante personnes peuvent prendre le thé
à leur aise. Mais les cours sont
désertes, remplies d'herbes et de
buissons ; et les
appartements sont vides et exposés à
toutes les intempéries. L'appartement
où s'est passée la dernière
tragédie, il n'y a pas longtemps, porte
toujours les traces évidentes de la lutte
acharnée qui s'engagea entre les deux
frères et qui se termina par la mort du plus
jeune ; la femme et l'enfant de ce dernier
moururent des émotions qu'ils en
éprouvèrent. Et maintenant de la
nombreuse famille qui remplissait la maison ne
restent absolument que la pauvre dame et sa petite
fille malade que nous sommes venu soigner. Le
meurtrier qui est son mari a dû s'enfuir et
ne peut rentrer chez lui. Quant a elle, elle est
encore jeune et d'un extérieur
agréable ; triste vie cependant que la
sienne ! Elle ne sort jamais, ou presque
jamais.
TOUT près des murailles de
cette grande mais lugubre demeure, se trouve la
petite ville commerçante et industrielle de
Na-in-Chuang. Nous l'avons traversée en
venant et nous désirions ardemment pouvoir y
passer quelque temps pour annoncer
l'Évangile à ses habitants qui ne
l'ont jamais entendu. Notre bonne hôtesse
nous invite à venir demeurer avec elle, un
peu plus tard, quand les grandes chaleurs rendront
nos courses impossibles. Peut-être
ferons-nous bien d'accepter ; nous aurons
ainsi la population de la petite ville à
notre porte, tout en jouissant d'une demeure
fraîche et tranquille.
Mais le déjeuner est servi et
nous nous mettons à table avec notre
hôtesse et sa petite fille. Une foule
considérable de gens bienveillants ne se
lassent pas de nous examiner ; mais nous n'y
faisons guère attention, vu que nous sommes
maintenant parfaitement rompues à l'usage
des baguettes ainsi qu'à tous les autres
usages de la table chinoise. Le déjeuner
terminé, Lottie profite de l'occasion pour
annoncer l'Évangile à toutes ces
bonnes gens. Mais le soleil est presque au
zénith et nous n'osons pas retarder notre
départ ; nous promettons de revenir
sous peu, et nous sommes heureuses de laisser
derrière nous trois évangiles que nos
amis achètent, impatients qu'ils sont de les
lire.
Nous quittons facilement la
grande
maison ; quant à la petite ville, c'est
autre chose. Une foule de malades viennent à
nous pour être guéris. Une pauvre
femme est si malade que je suis obligée de
la soutenir et de la conduire chez elle, où
nous constatons qu'elle a une fièvre ardente
occasionnée par une grave attaque de
diphtérie ; et l'on nous appelle pour
deux autres cas semblables. Pauvres gens ! que
de souffrances !
Quand enfin nous nous mettons en
route, le ciel est couvert et la chaleur est
supportable. Deux fois en pleine campagne nous
sommes arrêtées par des malades qui
viennent implorer notre secours. Une
troisième fois, nous nous arrêtons
pour vendre des livres ; deux hommes à
l'air intelligent nous achètent des
évangiles, à notre grande joie.
Lottie annonce clairement l'Évangile
à ceux qui l'entourent, pendant que je donne
des remèdes dans les maisons voisines. Nous
apprenons la mort de la jeune fille couverte
d'ulcères que nous avons
visitée hier ; elle est morte quelques
heures après notre visite ; pour la
première et la dernière fois de sa
vie, elle avait entendu, de notre bouche, parler de
l'amour de son Sauveur.
Les gens meurent chaque jour par
milliers autour de nous. La moisson est mûre
dans toute cette immense contrée, mais qu'il
y a peu d'ouvriers ! Et partout, partout des
tombes ! elles pullulent dans les champs comme
les fourmilières dans certaines
contrées. Oh ! comme leur vue
transperce notre coeur !
Vous allez avoir vos grandes
assemblées religieuses.... Nous prions pour
vous ; est-ce peu de chose ? je ne le
crois pas. Y a-t-il un plus grand pouvoir dans le
monde que celui de la prière de la
foi ? Ce que dit à ce sujet Stevenson,
dans sa Vie de John Evangelist Gossner, m'a
beaucoup frappée il y a quelques jours,
parlant des difficultés sans nombre que
rencontra cet homme de Dieu dans ses entreprises
missionnaires :
« Quel est l'homme qui,
livré à ses propres forces, eût
pu y suffire ? dit-il ; quelle est
l'intelligence qui ne se fût pas
égarée au milieu de tant de
difficultés inextricables ? Les calculs
les plus habiles n'eussent-ils pas
été souvent
déjoués ?....
Mais il y a un Royaume dans
lequel
les enfants seuls entrent, dans lequel les enfants
jouent avec des forces infinies, dans lequel le
petit doigt d'un enfant est plus puissant que le
monde entier ; Royaume infini dans lequel le
monde n'existe que par la douleur qu'il y
occasionne ; Royaume auquel le
développement et les lois de ce monde sont
à jamais subordonnés ; Royaume
au sein duquel le monde n'est autre chose qu'un
mensonge insensé... Gossner avait
été amené dans ce Royaume par
un chemin long et pénible ; et toute
l'opposition du monde, toutes les
difficultés et toutes les
impossibilités qu'il rencontrait
n'étaient rien pour lui ; il lui
suffisait de pouvoir plier le genou et
prier. »
Que Dieu nous garde toujours
petits
enfants dans ce royaume, dans la foi de Gossner,
manoeuvrant les puissances
infinies !
Quinze jours se sont écoulés
depuis la dernière lettre de Mlle Guinness.
Pendant ce temps des changements sont survenus.
Mlle Lottie Mac Farlane a dit quitter la ferme pour
se rendre à Ts'ing-Kiang-p'u et Mlle Mary
Reed doit venir prendre sa place. Mlle Guinness,
qui se trouve donc seule, écrit les lignes
suivantes :
Dès, les premiers jours de
notre arrivée ici, nous avons senti la
nécessité de prier au sujet d'un
pauvre homme, entièrement privé de
raison, qui avait conçu une violente haine
contre Lottie. Il avait fait tout ce qui
était en son pouvoir pour soulever le
voisinage contre nous, et nous nous attendions
à des ennuis. En réponse à nos
prières, le Seigneur nous garda dans une
parfaite paix; et, bien que cet homme pût
arriver à chaque instant, nous
n'entendîmes plus parler de lui et ne le
vîmes plus jusqu'à dimanche dernier.
Mais ce jour-là, il arriva plein de rage et
jeta tous nos amis dans l'angoisse et la terreur.
Il menaçait Lottie de la mort la plus
horrible si elle ne lui restituait pas
immédiatement tout l'or et les perles
qu'elle avait pris, disait-il, dans sa maison! Il
resta longtemps dans la ferme et revint le jour
suivant plus furieux que jamais.
Ces scènes nous
amenèrent à décider le
départ de Lottie, comme du reste il en avait
été déjà question; et
hier, le dernier jour qu'elle passa ici, nous
avions quelque crainte qu'elle ne pût pas
faire en paix les visites d'adieu qu'elle
désirait faire; aussi nous mîmes-nous
en prières demandant au Seigneur qu'il
tînt cet homme éloigné, si
c'était selon sa volonté, et, au
grand étonnement de tout le monde ici, il ne
parut pas. Nous, nous savions qu'il ne
paraîtrait pas, aussi ne fûmes-nous pas
étonnées; mais tous nos amis ici en
éprouvèrent un étonnement
extrême; car nous leur dîmes que
c'était la réponse du Seigneur
à nos prières. Après le
départ de Lottie, le pauvre homme reparut
aussi furieux que jamais, mais quand il vit qu'elle
était partie, il se retira. Quant à
moi, je n'ai rien à
craindre, car il ne me connaît pas ; du
reste, je ne me mets en peine de
rien :
Oh ! qu'elle est bien
gardée, en paix et heureuse, l'âme qui
se confie en Toi ! »
28 Juin.
Quand il fut décidé
que Lottie s'en irait pour quelque temps, je pensai
d'abord qu'en conséquence l'oeuvre de la
prédication au dehors ne pourrait
qu'être interrompue jusqu'à son
retour. Je jugeais que tout ce que nous pourrions
faire, Mary et moi, serait de continuer à
enseigner un peu les enfants et peut-être
poursuivre l'oeuvre médicale qui prend tout
à fait les proportions d'une mission
spéciale ; et je me disais
qu'après cela nous ne pourrions pas faire
grand'chose si ce n'est étudier. Mais
bientôt, avec un amour infini, le Seigneur me
remit en mémoire cette glorieuse
vérité que l'oeuvre est la sienne,
pas du tout la nôtre, que son Esprit peut se
servir de toutes sortes de moyens, même des
plus faibles, et qu'Il ne dépend pas de
nous. Et je fus conduite à demander au
Seigneur qu'il voulût bien se servir
même de nous, présentement, pour la
conversion des âmes ; qu'il se
servît des quelques mots que nous pouvons
bégayer ou même de notre silence, et
surtout qu'il se servit de notre vie
journalière au milieu de ce peuple pour se
glorifier et sauver les âmes.
Or, ma chère Lottie est
partie hier matin de bonne heure, me laissant
seule, car Mary n'arrive que demain, et depuis hier
matin, je ne le dis qu'à la gloire de Dieu,
six femmes ont fait profession de croire en notre
Sauveur, et, ce qui n'est pas ordinaire, du moins
à ma connaissance, chacune d'elles a voulu
le prier elle-même et a montré qu'elle
comprenait bien la portée de la
décision qu'elle prenait. Fait
également encourageant, les femmes de la
maison qui étaient déjà
croyantes, se sont déclarées
hautement et joyeusement pour Jésus, la
vieille Na-Ma (Shen-nai-nai) et ses filles tout
particulièrement. Mon incapacité
à parler semble les avoir grandement
poussées à payer de leur
personne ; elles ont évidemment senti
l'importance qu'il y avait à ce qu'elles
fissent tous leurs efforts pour suppléer
à mon insuffisance. C'était
délicieux de les entendre plaider la cause
du Sauveur, insister auprès de chaque
personne pour qu'elle se
donnât à Lui, puis prier avec elle et
pour elle. Comme nous nous sommes réjouies
ensuite toutes ensemble de l'exaucement que Dieu
nous a accordé !
Des six femmes au sujet
desquelles
nous rendons grâce maintenant, trois
étaient des étrangères venues
de loin ; les autres habitent dans le
voisinage et avaient déjà entendu
l'Évangile, mais elles ne l'avaient jamais
pris pour elles-mêmes. Le Seigneur est
miséricordieux. Nous lui recommandons ces
âmes. L'attention qu'elles prêtaient
à nos faibles paroles et
l'intérêt qu'elles témoignaient
étaient merveilleux ; les trois
étrangères surtout nous ont fait
beaucoup de questions qui nous ont
encouragées au plus haut point.
Samedi soir, 30 Juin.
Mary est arrivée hier et nous
avons eu la joie, après notre longue
séparation, de passer ensemble en
prières les dernières heures de la
journée, celles qui étaient les
dernières des « Mildmay
Conférences.
(2) »
Dimanche, 1er Juillet.
Journée merveilleuse !
Dès ce matin, de bonne heure, les gens ont
commencé à arriver en foule ; et
le jour n'était pas écoulé que
trois cents personnes étaient venues nous
voir. Nous avons eu cinq réunions pendant la
journée ; et, pendant les heures qui
les séparaient, j'ai dû voir
quatre-vingts malades, au moins. Pour beaucoup
d'entre eux, nous n'avons rien pu faire ; mais
Dieu soit béni, nous avons pu en soulager
plusieurs.
Dans la réunion de
l'après-midi pour les femmes, les
témoignages des chrétiennes ont
été magnifiques ; il y avait
là environ soixante femmes ; ce fut une
heure délicieuse.
Nous sommes à la veille de
quitter cette ferme, notre premier home chinois. Je
regarde presque pour la dernière fois ces
chambres qui nous ont connues si
longtemps. Il me semble qu'il y a huit mois et non
pas huit semaines que nous passions ici cette
première soirée désolée
où nous étions plongées dans
l'obscurité et le silence au milieu de ces
étrangers qui sont maintenant de si chers
amis. Oui ! c'est bien la même salle
avec son sol et ses vieilles murailles de boue,
à l'aspect si désolé ; et
de chaque côté, ce sont bien les deux
mêmes mystérieuses chambres dont
l'entrée se voile sous de vieux rideaux
fanés. Ce sont bien toujours les mêmes
choses ; mais comme tout est différent
maintenant que la lumière et l'amour
d'En-Haut ont été allumés dans
les coeurs et y brûlent à
jamais.
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