District d'Antony, Vendredi soir, 11 Mai.
Se peut-il qu'il n'y ait que deux jours que j'ai
écrit pour la dernière fois dans mon journal ? Il me semble qu'il
y a deux mois qu'à la tranquille clarté des étoiles je m'appuyais sur
le rebord de la fenêtre de notre petite chambre à Tsing-kiang-pu. Rien
n'est arrivé comme nous le pensions, sauf la présence et les bontés
continuelles de notre Père céleste qui, du reste, ont surpassé notre
attente.
Il est tard, Lottie et moi nous nous sommes
retirées pour la nuit. Assise sur mon lit, j'écris sur mes genoux à la
lueur d'une lampe perchée au-dessus de la figure de ma compagne
endormie. Qu'il me semble étrange de me trouver dans cette grande et
sombre chambre, avec cette lampe fumeuse qui projette d'immenses
ombres, et nos aimables visiteurs les rats qui se font entendre de
tous côtés.
Samedi matin, 12 Mai.
Hier soir ma lumière attirait trop l'attention de
nos hôtes ; je n'ai pas pu continuer à vous écrire, aussi dois-je
essayer de le faire pendant le jour. Il m'est cependant bien difficile
de penser et d'écrire quand je me vois, comme maintenant, entourée
d'une foule de ces pauvres gens qui m'examinent de toutes façons, qui
s'étonnent et font sur le moindre objet que je porte ou dont je me
sers, toutes sortes de remarques que je comprends à peine, et qui même
mettent la main sur tout ce qui excite leur curiosité.
Jeudi matin à Tsing-kiang-pu, nous étions debout de
bonne heure nous préparant pour notre longue journée de voyage ;
la distance qui nous séparait de notre ferme près d'Antong n'était que
de quarante kilomètres, mais il ne nous fallait pas moins de dix
heures pour la franchir, dix heures en brouette ! Un voyage
difficile à décrire, je vous assure ; je n'y pensais pas sans
appréhension, mais maintenant je suis reconnaissante que cela ait été
si supportable et même parfois agréable, quand du moins les routes
étaient passables.
Nous eûmes beaucoup de peine à arranger nos paquets
sur nos brouettes, cependant à sept heures nous étions en route. La
matinée était brillante et radieuse, mais si chaude ! Le soleil
était brûlant, que devait-il donc être plus tard ? Nous partîmes
à pied et Mary nous accompagna quelque temps.
Nous traversons d'abord un quartier tranquille qui
longe intérieurement les remparts de la ville, mais bientôt nous
arrivons sur une place où se croisent des rues fréquentées. Il faut
nous séparer. Hélas ! une séparation à la chinoise ! Nous ne
pouvons que nous serrer les mains pour exprimer toute l'émotion qui
remplit notre coeur ; en Angleterre nous nous embrasserions, mais
ici nous ne le pouvons pas. Nous restons debout l'une à côté de
l'autre et nous chantons doucement ces paroles d'un de nos cantiques
qui nous sont si chères:
« Te suivre, Jésus, te suivre !
En tout temps, en tous lieux,
Je veux te suivre ! »
Nous les chantons en chinois, ce qui nous les rend plus douces encore et nous fait mieux sentir notre privilège de suivre réellement Jésus en cherchant ses brebis perdues, celles des « autres bergeries. » Puis nous exprimons tout ce que nous pourrions dire encore par un dernier regard d'affection, et nous montrant le ciel, nous nous séparons prenant chacune son chemin. Mary retourne à l'oeuvre dans notre chère station de Tsing-kiang-pu, et nous, nous partons sans savoir exactement où nous allons, nous cherchons le lieu que Dieu nous a préparé, nous confiant dans ses directions.
Mais nos hommes sont impatients de se remettre en route, et
nous partons, laissant quelques évangiles à cet aimable peuple.
Notre étape suivante est dans l'ancien lit du
Fleuve Jaune. C'est avec un vif intérêt que nous nous arrêtons sur la
berge élevée de l'ancien fleuve, contemplant cet immense lit presque
desséché et pensant à ce courant formidable qui, il n'y a que peu
d'années, roulait ses eaux sur ce même sable et qui maintenant encore
menace de reprendre sa course première. Une troupe d'hommes est à
l'oeuvre, nettoyant et élargissant le lit du cours d'eau qui coule
tout au fond du lit de l'ancien fleuve. Mais pensent-ils que leur
travail puisse servir à quelque chose ? Ils n'ont pas l'air de le
croire ; tant ils travaillent lentement et négligemment. Si
vraiment le puissant fleuve menace de reprendre son ancien lit, il
faudrait dix fois plus d'hommes à l'oeuvre et surtout il faudrait
qu'ils fussent réellement à l'oeuvre et non jouant machinalement à
sauver des vies humaines.
Quelle image frappante de la manière dont l'Église
travaille pour le salut du monde, pour les quatre cent cinquante
millions de Chinois par exemple !
Nous suivons nos brouettes en bas les pentes raides
jusque tout au fond du lit boueux ; là un bac nous attend et nous
transporte, nous et nos brouettes, sur l'autre rive du petit cours
d'eau ; nous gravissons les pentes escarpées du rivage opposé et
nous voici de nouveau dans les vertes campagnes ; nous traversons
une immense étendue plate et sablonneuse puis nous rentrons dans les
champs de blé....
Il est inutile que j'essaie de continuer à écrire,
il faut que je remette cela à ce soir bien décidée cette fois à écrire
de nuit. Depuis que j'ai commencé cette page, on m'a amené quatre
malades à soigner, trois cas médicaux et un cas de chirurgie.
Heureusement que j'ai avec moi ma petite trousse et ma petite
pharmacie et que les cas sont très simples. Hier soir, on m'a amené un
pauvre petit qui avait la petite vérole et je dois l'aller voir
aujourd'hui : ce n'est pas peu de chose pour mon inexpérience.
9 heures du soir, même jour.
Voici maintenant le soir d'une journée longue et
pleine d'événements. Lottie fait le culte avec les gens de la maison,
chères âmes ! et je me suis échappée (ce qui est merveilleux)
pour être seule dans notre chambre à coucher et profiter de quelques
moments tranquilles pour écrire ; je continue le récit de notre
voyage.
Nous avons donc poursuivi notre course à travers
des champs de blé sans fin, une véritable mer d'épis dorés ondulant
sous la brise, parsemée de beaucoup d'arbres, de cottages et de petits
hameaux.
Vers midi, nous atteignons une petite ville où nous
nous arrêtons, dans une rue tranquille, devant un magasin de thé de
bonne apparence, pour y prendre notre repas. Devant la maison s'étend
un toit d'herbe soutenu par de hautes perches. Cet endroit ombragé,
pourvu de tables et de bancs, nous offre une retraite charmante ;
nous y prenons place dans la douce perspective d'y jouir de quelques
minutes de repos ; mais notre attente est bien trompée. En un
clin d'oeil la ville est informée de notre arrivée et le peuple arrive
en foule de tous côtés. Quelle multitude ! En un instant nous
sommes complètement entourées ; nous ne voyons plus que faces
olivâtres et yeux noirs brillants braqués sur nous de toutes parts.
C'était une belle occasion d'annoncer notre message, aussi pendant que
je prépare le déjeuner, Lottie et San-sa annoncent la Bonne Nouvelle à
tous.
Le repas prêt, nous nous asseyons au milieu de la
foule, nous buvons notre thé, et nous mangeons notre pain et nos oeufs
durs avec tout le calme possible. Mais avec quelle curiosité cette
multitude d'yeux noirs veillent sur tous nos mouvements, et avec
quelle activité toutes ces langues se démènent pour faire à notre
sujet toutes les remarques possibles ! Nous étions heureuses de
n'avoir que très peu d'objets étrangers sur nous ; nous n'en
avions guère d'autre que le crayon avec lequel j'écris mes notes et le
sel blanc avec lequel nous mangions nos oeufs. (Mais non !
j'oublie ! il y avait encore nos bas et les longues manches d'une
veste qui ne pouvaient manquer de les frapper dans l'examen minutieux
qu'ils nous faisaient subir. C'était peu de chose et cependant nous
aurions désiré voir ces objets étrangers bien loin de nous.)
Nos conducteurs pressés de repartir ne nous
laissent pas le temps de nous reposer ; nous saluons donc cette
foule amicale et nous nous replaçons sur nos brouettes.
L'après-midi nous atteignons un autre grand village
dont les chers habitants viennent à notre rencontre et nous retiennent
fort amicalement une demi-heure en conversation sur la grande
route ; ils sont très intéressés par tout ce que nous disons.
Comme nous nous éloignons, ils nous rappellent et nous invitent à
rester dans leur village nous offrant un gîte. Mais le soleil se
couche et nous nous hâtons ; nous voici de nouveau dans les
champs de blé et nous perdons bientôt de vue les murs de boue des
maisons du village.
Oh ! qu'elles sont paisibles et riantes ces
vertes campagnes qui s'étendent à perte de vue de tous côtés, baignées
par les flots de lumière dorée que répand un splendide coucher de
soleil ! Rien ne marque la séparation des champs, si ce n'est par
ci par là un fossé, un cours d'eau ; et ces blés, maintenant dans
toute leur fraîcheur et leur beauté, ondulant doucement sous le vent,
nous font l'effet d'une mer sans limites, douce et paisible. Les
sentiers et les routes qui sillonnent la contrée sont entièrement
cachés dans cet océan de verdure, et, même à une très petite distance,
les gens qui approchent semblent émerger d'une mer dont les vagues
gracieuses les recouvrent jusqu'à mi-corps.
Le paysage est vraiment d'une beauté merveilleuse.
On distingue une multitude de fermes disséminées dans toutes les
directions ; les divers bâtiments qui composent chacune d'elles
sont groupés sous les arbres ; et l'on voit de toutes parts la
population qui reprend le chemin du foyer après cette longue et
brûlante journée.
Devant combien de centaines de ces maisons basses à
toits de chaume avons-nous pas passé pendant cette journée de
voyage ! Chacune de ces maisons renferme une nombreuse famille de
trois générations au moins, c'est tout un clan, fils, belles-filles,
enfants et petits enfants. Et cependant il n'y a pas là une seule âme
qui connaisse le beau nom de Jésus et qui puisse contempler avec joie,
au delà des nuages, ces glorieuses demeures que le Seigneur désire
voir remplies d'êtres semblables à eux. Pas même
une !
|
Et personne pour leur montrer le chemin ! personne
pour « les contraindre d'entrer ! » Et pourtant
combien de portes ouvertes de tous côtés ! Et quel
glorieux privilège (nous en faisons l'expérience) que d'aller,
ambassadeurs de Jésus-Christ, porter son invitation royale,
fortifiés par sa grâce toute puissante ! Ambassadeurs
bien humbles et cependant constamment environnés de la
présence du Roi, conversant sans cesse avec Lui, nous reposant
dans son amour qui jamais ne change. |
Nous entrons dans la première en passant par la porte
intérieure qui se trouve devant nous et nous nous trouvons en face de
la maison du frère aîné dont nous venons visiter la femme et les
filles ; pour atteindre cette maison, nous passons devant le
grand bâtiment qui renferme la cuisine ainsi que devant plusieurs
autres bâtiments qui se trouvent à droite et à gauche, La jeune fille
de la maison vient à notre rencontre ; c'est une douce et aimable
fille de vingt-un ans, la seule de la famille qui ne soit pas mariée
et qui par conséquent soit restée à la maison. Elle, sa mère et une de
ses belles-soeurs qui tient un bébé dans ses bras nous conduisent à la
salle de réception. Quelles sont aimables ! mais si calmes, si
timides ! et chose étrange, elles semblent avoir peur de nous.
Nous nous asseyons, et pendant le silence qui suit,
je regarde autour demoi ; peu s'en faut alors
que le coeur ne me défaille. Est-il possible que nous devions demeurer
ici ? Cette chambre qui est toujours sombre m'apparaît encore
plus sombre dans l'obscurité du soir ; je la vois horriblement
triste. Elle est haute et grande, cinq mètres sur six environ, mais
sale, oh ! sale ! vous ne pouvez vous le figurer. Pas de
fenêtre, cela va sans dire ; la seule ouverture c'est la porte
qui est toujours ouverte.
L'ameublement consiste en une table, deux chaises
et un ou deux petits bancs de grossier bois. Du sol humide, sale et
boueux, je porte les yeux sur les murailles, oh ! quelle
saleté ! et le toit qui sert de plafond ! quels nids de
poussière et de toiles d'araignées ! Pendant un moment d'angoisse
je me demande s'il sera possible de séjourner dans un pareil endroit.
Heureusement que le silence est rompu par
Lottie ; elle dit que nous serions heureuses de nous retirer dans
notre chambre si cela ne dérange personne. Notre ménagère toujours
timide et silencieuse nous conduit alors à l'une des deux pièces qui
ouvrent sur celle où nous sommes, du côté opposé à la porte ;
l'entrée, en est fermée par deux vieux rideaux de coton bleu, pas des
plus propres, je vous assure. Notre hôtesse soulève un des rideaux et
nous introduit dans une pièce parfaitement obscure ; nous n'y
distinguons absolument rien, par contre nous y sentons une odeur
abominable que je n'essayerai pas de définir. Au bout de quelques
instants cependant nous distinguons les lignes noires d'une énorme
armoire de bois qui s'avance jusqu'au milieu de la chambre, et dans
l'enfoncement nous découvrons un lit d'apparence très suspecte.
Le peu de lumière qui nous permet de faire ces
découvertes arrive par une toute petite fenêtre si haut placée et si
bien garnie d'épais barreaux que nous ne pouvions la discerner
d'emblée. Quelques instants après, nos yeux s'accoutumant à
l'obscurité, nous voyons les murailles, le sol, le toit. Hélas !
C'est comme dans l'autre chambre, c'est encore plus humide, plus sale
et plus couvert de toiles d'araignées, si possible. Une ou deux
vieilles caisses, des bancs et une table boiteuse placée sous la
fenêtre, complètent l'ameublement de la chambre ; sans parler de
toutes sortes d'objets jetés dans tous les coins et d'une corde tendue
au travers de la chambre, à laquelle corde pendent, pour sécher
apparemment, quantité de vêtements de triste apparence. Nous
nous regardons en silence, Lottie et moi, et surtout nous regardons En
Haut ....
Comme tout est silencieux ici ! Personne qui
vienne nous voir ! San-sa et les deux chrétiens indigènes qui
nous ont accompagnées dans notre voyage nous manquent terriblement. Il
ne leur est pas permis d'approcher, car c'est ici l'appartement des
femmes. Nous ne voyons absolument que nos trois hôtesses et quelques
enfants qui viennent en silence nous examiner ; entre eux tous
c'est à peine s'ils disent un mot.
Le riz et les oeufs durs sont servis ; avec le
thé, c'est notre repas du soir. Le thé et le silence ! Après le
thé, nous espérons pouvoir rassembler tous les gens de la maison pour
le culte du soir ; mais le père nous fait dire que sa fille est
jeune et non mariée, que, par conséquent, aucun homme ne doit
approcher de l'appartement où elle se trouve, et qu'elle ne doit pas
davantage approcher des autres appartements. Nous prions donc où nous
sommes avec elle et sa mère. Elle est si douce, si aimable ; mais
si tranquille !
Après cela, étant fatiguées, nous allons nous
coucher, mais nos aimables hôtesses ne nous perdent pas de vue un seul
instant. Lottie me dit alors qu'elle a appris d'un des hommes de notre
escorte que le principal des trois frères dans la propriété desquels
nous sommes, s'oppose grandement à ce que nous y restions ; il
désire nous voir partir au plus tôt.
Nous lisons, nous prions ensemble, Lottie et moi,
nous nous déshabillons, et toujours nos amies, avec tous les enfants,
sont là sur le seuil de la porte nous observant dans le plus grand
silence. À part ces pauvres créatures, nous ne voyons personne ;
on dirait que pas une âme ne se trouve dans notre voisinage.
Il me semble que j'ai été subitement enfermée dans
quelque sombre Zénana. Nous sommes, en effet, retranchées du reste de
l'humanité ; les hautes murailles de boue qui nous enferment nous
séparent même absolument de la délicieuse nature qui les entoure.
Enfin nous nous glissons dans notre lit, mais même alors nos
silencieux amis ne songent pas à quitter la chambre : ils
continuent à nous observer.
Nous les prions d'éteindre la chandelle, ce qu'ils
font obligeamment, et, pour autant que je puis le savoir, ils se
retirent dans l'obscurité.
Enfin le silence n'est plus accompagné de
gêne ; je cesse de souffrir de mon incapacité à parler à ces
chers Chinois ; et Lottie peut se reposer des efforts qu'elle a
dû faire toute la soirée malgré la fatigue de notre voyage.
Mais maintenant se pose la question : Que
faire ? Si le frère ne veut pas que nous restions ici,
devons-nous essayer d'y rester ? et de quelle utilité cela
pourrait-il être si personne ne vient à nous ? Et si nous ne
devons pas rester ici, où aller ? Nous ne connaissons aucune
autre maison et les deux chrétiens indigènes de la contrée ne peuvent
rien faire pour nous. Comme tout est différent de ce que nous
attendions, et quelle étrange position que la nôtre ! Nous sommes
très préoccupées, mais nous nous endormons regardant en Haut et bien
assurées d'une chose, c'est que le Dieu qui nous a amenées ici saura
se glorifier par notre moyen ; il fera de nous une bénédiction
pour les âmes, quoique nous ne puissions voir comment.
Le jour suivant se lève brillant et radieux ; avant cinq
heures nous sommes sur pied saluées par nos bonnes hôtesses qui
viennent assister à notre toilette tout en faisant la leur qui est des
plus simples. Quel soulagement que de pouvoir s'échapper de là, la
Bible à la main, pour jouir du grand air et des rayons du
soleil ! Je cherche toute seule mon chemin à travers les cours,
et me voici, bientôt au-delà des hautes murailles de boue. Oh !
que la campagne est belle ! Devant moi est l'aire où l'on bat et
moud le blé, où on lave le riz et où l'on fait mainte autre opération
agricole ; au delà clapotent les eaux d'un petit lac bordé
d'arbres, puis à perte de vue les blés verdoyants, les arbres et les
cottages dont je vous ai parlé.
Au premier plan, scène délicieuse ! c'est
notre cher San-sa et Tsuci-ning, assis sur une meule et méditant leur
Nouveau Testament ; je les entends qui discutent sur le premier
chapitre de Jean. C'est avec un coeur heureux que nous rentrons pour
le déjeuner qui est prêt à six heures. Le menu est toujours le
même : riz, oeufs durs et thé. (Que ferons-nous si nous ne
pouvons nous procurer d'autre nourriture ?)
Nos bonnes hôtesses ne veulent pas que San-sa fasse
rien pour nous, ainsi qu'il en a l'habitude ;
du reste, il est tenu rigoureusement au delà de notre cour intérieure.
Au surplus, elles refusent de recevoir le prix convenu pour notre
pension ; elles veulent nous traiter comme des hôtes ; ce
qui fait naturellement que nous ne pouvons rester longtemps ici.
Au surplus un des frères désire nous voir partir et voilà que
pendant le déjeuner Lottie découvre que la bonne femme elle-même a
peur que nous restions ici. Des bandes de voleurs très dangereux
errent dans le voisinage et elle craint que notre présence étant
connue, ils ne viennent tomber sur la ferme. Nous lui disons en
conséquence que nous voulons partir au plus tôt. Mais nous sommes bien
en peine ; où aller ? Nous n'avons pas eu le temps de faire
des connaissances ; nous n'avons pas même pu nous arrêter dans la
petite ville qui est près d'ici, et quant aux deux chrétiens qui
demeurent dans le voisinage, leurs maisons sont trop petites pour nous
recevoir. De plus Lottie est très souffrante et moi je suis loin
d'être bien. Nous regardons en Haut.
Après avoir prié avec les femmes de la maison, nous
allons visiter quelques cottages voisins où chacun écoute avec intérêt
la Bonne Nouvelle du salut, puis conduits par Chang-sien-seng, un de
nos compagnons de voyage chrétiens ; nous nous enfonçons dans les
champs de blé. Nous n'avons dit à personne nos difficultés, excepté au
Seigneur et à San-sa.
À peu de distance, nous atteignons un petit cottage
qui fait partie d'un hameau. Une vieille femme nommée Ten-nai-nai,
personne aimable et pleine d'énergie se présente et nous souhaite la
bienvenue dans son aimable demeure. La chambre est bientôt remplie de
gens auxquels Lottie et San-sa annoncent l'Évangile ; quant à
moi, j'écoute et je prie avec délices, soupirant toutefois après le
moment où je pourrai parler comme ma compagne.
À notre grande, mais bien joyeuse surprise, nous
découvrons que notre chère, vieille femme n'est pas seulement une âme
anxieuse, mais une vraie croyante, quoique dans l'ignorance. Sa bonté
ne peut être surpassée ; elle insiste pour que nous prenions de
la nourriture et pendant qu'elle la prépare elle nous fait reposer
dans son autre chambre. Avant de la quitter, Lottie lui dit que nous
aimerions beaucoup pouvoir passer au besoin une nuit chez
elle, si c'était possible. Immédiatement sa figure s'illumine et,
pleine d'affection, elle nous dit combien nous serions les
bienvenues ; qu'elle nous donnerait la chambre intérieure (celle
où nous étions), et qu'elle voudrait nous recevoir non pas une nuit
mais une année. Chère femme ! elle ne sait pas combien son offre
nous réjouit. Nous convenons de venir chez elle le dimanche matin pour
présider le culte dans sa chambre de réception ; puis nous la
quittons pour visiter d'autres maisons, remerciant le Seigneur pour
cette porte ouverte en cas de besoin.
Après une bonne journée employée à visiter
plusieurs petits groupes de maisons, dans chacune desquelles la foule
se rassemble, nous revenons à la ferme par la fraîcheur du soir. Nos
bonnes hôtesses se montrent très joyeuses de nous revoir ; elles
ont préparé pour nous un souper vraiment somptueux qu'elles nous
servent dans la chambre de réception. Nous en sommes remplies de
reconnaissance. Il y a du thé, cela va sans dire, puis une sorte de
pain rôti, du riz dans de grands plats, du poulet découpé en petits
morceaux à piquer à la baguette, une assiette de légumes verts et des
oeufs frits. Nos amies nous regardent manger avec le plus grand
intérêt, et je n'en suis pas trop intimidée, car je commence à manier
assez bien les baguettes ; quant à Lottie, depuis trois ans
qu'elle est en Chine, elle est passée maîtresse.
Nous faisons ensuite le culte avec ces chères
femmes. Il est délicieux de voir la jeune fille buvant les paroles de
vie de notre précieuse Bible, puis priant agenouillée auprès de nous.
Elle est une vraie chrétienne, fruit de la visite d'une de nos soeurs
dans cette maison. Elle n'a jamais été baptisée, mais elle désire
l'être. La mère et la belle-soeur s'agenouillent aussi avec nous et
semblent profondément touchées. Cher peuple ! ces gens sont si
bons, si bons, si affectueux !
Le samedi matin, nous eûmes une grande surprise. Le
second frère qui s'était d'abord si fortement opposé à notre présence
dans la ferme, devint tout à coup notre plus grand ami. Il nous offre
un logement dans les bâtiments qui lui appartiennent, un magnifique
logement ! Belle salle qui ouvre sur la cour d'entrée, et qui, a
servi à une école de garçons. Elle est très claire, les fenêtres y
sont grandes et nombreuses. Elle est en outre élevée et
fraîche, et mesure environ neuf mètres de longueur sur six de largeur.
Le propriétaire nous offre d'y faire une cloison pour nous y ménager
une chambre à coucher ; et nous pourrions tenir des réunions dans
la plus grande des pièces. Notre surprise n'est égalée que par notre
joie. Dans les grandes chaleurs qui approchent, cette salle sera d'une
fraîcheur délicieuse ; en outre, on y jouit d'une vue que nous
apprécions beaucoup : par dessus les hautes murailles de boue on
aperçoit le sommet de nos chers arbres si verts et de plus un
magnifique coin de ciel ! Le propriétaire nous offre tout cela
pour trois dollars par mois ; il se montre charmant dans toute
cette affaire.
Nous pouvons à peine en croire nos oreilles et peu
s'en faut que nous n'acceptions son offre immédiatement, comme venant
du Seigneur, mais nous remettons notre réponse au soir, afin d'avoir
le temps de prier et de réfléchir. Notre ami Chang-sien-seng nous
conseille d'accepter tout de suite pour cinq mois ; mais nous y
voyons un grand inconvénient. Cette salle serait délicieuse pour nous,
mais atteindrions-nous le peuple qui nous entoure ? il ne semble
guère venir ici. Il est vrai que nous pouvons visiter les hameaux
voisins, mais les terribles chaleurs qui approchent vont grandement
empêcher nos courses, et si l'on ne vient pas à nous, notre temps sera
perdu.
La ville voisine, Nang-kia-tsih, serait un meilleur centre
d'évangélisation et peut-être pourrions-nous y trouver un
logement ; il faut examiner cela avant de prendre une décision.
En conséquence, nous partons en brouette, le samedi après-midi, pour
cette ville ; nos fidèles amis San-sa, Shen-u-ling et
Chan-sien-seng nous accompagnent. C'est jour de marché à
Nang-kia-tsih, aussi prenons-nous un grand nombre d'évangiles pour les
y vendre.
Une fois engagés dans les champs de blé, nous nous
souvenons que nous n'avons pas prié ensemble d'une manière spéciale
pour le but de notre expédition ; nous nous jetons à genoux sur
place, à la grande surprise des hommes qui poussent nos brouettes, et
nous remettons tout ce qui nous préoccupe entre les
mains de notre Père céleste. Pendant que nous prions, un bruissement
se fait entendre de tous côtés dans les blés, je lève les yeux et je
vois ces chers, ces braves gens arriver à nous de toutes parts. -
Quand ils sont rassemblés autour de nous, nous leur annonçons
l'Évangile ; un homme très intelligent et qui semble profondément
ému nous adresse alors plusieurs questions. Il n'a pas d'argent sur
lui et il est fort ennuyé de ne pouvoir acheter un évangile ;
nous lui en donnons un et il nous promet de le lire.
La ville de Nang-kia-tsih est toute en mouvement
par suite du marché ; les rues principales sont encombrées de
monde. Nous les parcourons pour arriver an plus grand débit de thé et
y laisser nos brouettes. Pendant une heure ou deux la foule nous
environne, foule compacte de paysans qui, je pense, n'ont jamais vu
d'étrangers. Quelle ardeur ils mettent tous à venir nous entendre,
nous contempler, nous toucher ! Nous sommes la plupart du temps
divisés en trois bandes et nous nous efforçons de leur faire entendre
l'Évangile. Quant à Lottie et à moi, on nous écoute parfois, mais
auprès de nous, c'est le bruit qui domine. Au coucher du soleil, les
paysans demeurant au loin sont obligés de se retirer, nous avons alors
un peu de relâche et nous en profitons pour visiter la ville.
À notre grande joie, nous découvrons une maison
vide au centre de la ville, dans la rue principale ; nos amis
s'informent et apprennent qu'elle est à louer. Ce que nous en voyons
n'est pas très engageant, mais nous pensons devoir nous l'assurer, si
possible.
Revenues à la maison, nous trouvons nos amis les
fermiers un peu moins anxieux quant aux voleurs, car ils ont appris
que le chef d'une bande a été pris et décapité le jour précédent.
LE DIMANCHE MATIN de bonne heure nous nous
dirigeons vers la chaumière de la chère vieille Ten-nai-nai pour notre
petite réunion de chrétiens. Réunion vraiment bénie ! petite
poignée d'humbles croyants, six en tout, mais le Seigneur nous a fait
si vivement sentir sa présence ! Au milieu de nos prières, arrive
Shen-u-ling accompagné d'un étranger. Quelles figures radieuses !
Bien que fatigués de leur longue marche sous un soleil brûlant, ils
sont tout heureux de se voir au milieu de nous et se joignent aussitôt
à nos prières. Quand nous avons fini, Shen-u-ling nous présente son
ami, nommé Chang, c'est un homme d'âge mûr, à l'extérieur
agréable ; et quelle n'est pas notre joie quand nous découvrons
que c'est un enfant de Dieu ! Il n'avait jamais assisté à un
culte chrétien, jamais entendu le chant d'un cantique, jamais vu
d'autre chrétien que Shen-u-ling. Des larmes jaillissent de mes yeux
quand je contemple sa figure rayonnante et quand je l'entends dire
combien il est joyeux de se trouver enfin au milieu de frères et de
soeurs qui aiment son Sauveur.
Quelle scène touchante que de voir tous ses frères
et soeurs qui l'entourent et lui souhaitent la bienvenue au nom du
Seigneur ! Il ne connaît la vérité que depuis deux mois ; ce
n'est que par un Évangile, sans le secours d'aucun homme, qu'il a été
amené au Sauveur. Après cela, il vint de temps en temps chez
Schen-u-ling pour apprendre à mieux connaître la voie de Dieu. Sa joie
de nous voir est grande. Il a beaucoup de persécutions à endurer de la
part de sa propre famille.
Nous sommes heureuses d'apprendre qu'il demeure
tout près de Niang-kiatsih et qu'il désire beaucoup que quelque
chrétien puisse visiter sa famille.
Il reste avec nous, ainsi que Shen-u-ling, et nous
passons un moment béni dans la méditation du premier chapitre de la
première épître aux Thessaloniciens. Quand il s'en retourne à travers
les blés verdoyants, nous chantons en plein air, avant de nous
séparer :
Ken-Sui, Ken-Sui, O, pih Ken-Sui Kiu-chu.
(« Te suivre, ô Jésus ! te suivre, partout et toujours ! »)
Moment béni ! puis nos garçons l'accompagnent.
Quand la chaleur du jour est passée, nous visitons
les fermes du voisinage. Quels délicieux moments ! Jamais les
femmes n'ont paru si joyeuses de nous voir. L'une d'elles qui a
entendu l'Évangile pour la première fois, l'autre jour, quand nous
sommes venues la voir, paraît avoir accepté Jésus pour sonSauveur.
C'est touchant de voir quel zèle elle met à augmenter sa connaissance
des choses de Dieu ; nous passions devant sa chaumière quand elle
vint nous supplier de lui en apprendre davantage. Avec quelle joie
nous le fîmes ! Elle est très malade, elle est atteinte de
consomption ; je lui ai donné un remède qui paraît avoir calmé sa
toux et elle en est si reconnaissante ! Pendant que nous sommes
chez elle, notre ami Chang-sien-seng vient nous demander d'aller
visiter une autre maison. Nous y allons et nous avons là une
magnifique occasion de prêcher l'Évangile. Une des chères femmes de la
famille qui nous reçoit cherche la vérité avec ardeur ; elle sera
bénie, j'en suis sûre.
Après être restées assez longtemps dans cette
maison, nous revenons au logis ; il est plus de sept
heures ; mais nous sommes arrêtées par un groupe de femmes
complètement inconnues qui nous invitent si instamment à venir chez
elles, que nous les suivons joyeusement ; un petit garçon, de
leurs enfants, nous prend même à toutes deux les mains et nous force à
venir dans leur maison, où nous avons encore une belle occasion
d'annoncer le salut. Après y être restées longtemps, nous voulons nous
en aller, mais elles ne veulent pas en entendre parler, elles nous
prennent par les mains et par nos vêtements et nous font rasseoir.
Cependant après nous avoir gardées encore longtemps, voyant qu'il est
tard, les hommes de la maison insistent pour nous ramener au logis
dans leurs propres brouettes.
Nous avions envoyé ce matin un messager prendre des
informations au sujet de la maison à louer de Nang-kia-tsih, et en
rentrant dans notre chère ferme, nous apprenons que le propriétaire ne
veut pas nous la louer. Il avait d'abord bien reçu nos
propositions ; mais ensuite il objecta que si nous venions dans
sa maison, la ville tout entière embrasserait bientôt notre doctrine
et qu'alors peut-être le mandarin viendrait et lui couperait la tête.
Je suis profondément convaincue que le Seigneur va
bénir abondamment cette contrée ; il est extrêmement réjouissant
de voir comme Il conduit toutes choses et comme Il incline les coeurs
en notre faveur. Quel que soit le résultat, il sera à sa gloire. Nous
le louons et nous nous réjouissons en Lui.
Oh ! quelles portes ouvertes pour l'Évangile chez ces chères âmes qui en ont faim et soif ! Il serait impossible de ne pas les aimer ; mon amour pour elles, ne fait qu'augmenter.
Mardi matin, 15 Mai.
Bien que ce ne soit que 6 h. 30 du matin, trois
malades sont déjà venus me consulter. L'une d'entre elles, une chère
femme ! est atteinte de consomption, elle est très faible et
cependant elle a fait quatre kilomètres pour venir ici. J'ai fait tout
ce que je pouvais pour elle ; bien peu, vu mon ignorance ;
et maintenant la chère Lottie lui parle de notre bien-aimé Sauveur qui
peut lui donner un nouveau corps aussi bien qu'un nouveau coeur, et
une splendide demeure là où il n'y aura plus ni peine ni douleur. Il
est extrêmement touchant de voir l'intérêt qu'elle prend aux choses
qui lui sont dites et comment elle suit d'une voix tremblante les
prières adressées à Celui qui seul peut la secourir. Ah !
certainement qu'il répondra à sa prière, Lui dont l'oreille est
toujours ouverte au cri des affligés.
Même jour, 8 h. du soir.
Nous venons de rentrer après avoir fait des visites
tout l'après-midi. La première maison que nous avons visitée était
celle d'une grande ferme. Dès qu'on nous aperçut, les gens accoururent
de tous les champs et de toutes les maisons des alentours. Devant les
bâtiments de la ferme se trouve l'aire, vaste place qui était tout à
fait propre, on y apporta des bancs et l'on nous pressa de nous
asseoir. Les femmes se rassemblèrent autour de nous, aussi près que
possible, nous prenant les mains et nous les caressant ; Lottie
leur parla, nous chantâmes, et pendant ce temps elles me donnaient
leurs bébés à soigner. Cher peuple ! comme tous étaient contents,
simples, affectueux ! Les hommes formaient le cercle
extérieur ; en dix minutes nous avons eu de quarante à cinquante
personnes autour de nous, sans compter les nombreux enfants, et
c'était dans un endroit fort écarté, à cinq kilomètres de tout
village, et sans avoir cherché à rassembler personne. Oh ! quel
pays populeux !
Nous sommes restées là environ une heure, notre
auditoire ayant témoigné le plus grand intérêt pour l'Évangile et
ayant fait preuve d'une intelligence remarquable. Guidées par
plusieurs des femmes qui nous avaient écoutées, nous vînmes ensuite au
groupe de maisons le plus rapproché, et nous eûmes là la répétition de
la même scène. Cher peuple ! ces gens se montraient si
bons ! Ils insistèrent bientôt pour nous faire prendre du thé et
des oeufs. Nous acceptâmes, et tous restèrent pour nous regarder
manoeuvrer nos baguettes et manger.
Au coucher du soleil nous reprenions le chemin de
la maison à travers les paisibles champs de blé. En approchant d'ici,
les bâtiments bruns de notre ferme et ses grands arbres se dessinant
sur l'azur du ciel, avaient un aspect vraiment délicieux. Nous nous
arrêtâmes un moment pour contempler la splendeur du ciel et des
campagnes et pour nous entretenir du jour où Jésus paraîtra dans la
gloire ; puis nous nous agenouillâmes et répandîmes notre coeur
devant Dieu ; quelques minutes après nous étions à la ferme.
En ce moment, pendant que j'écris, j'entends la
chère Lottie qui, dans l'autre chambre, de l'autre côté du rideau,
préside au culte du soir avec les femmes de la maison. Elles ont
chanté le cantique : « Jésus m'aime, » et
maintenant elles prient. Les portes sont toutes fortement barricadées
à cause des bandes de voleurs qui infestent toujours le voisinage, et
comme la nuit est très chaude, et qu'il n'y a pas de fenêtres à nos
chambres, l'atmosphère y est très étouffée.
Mercredi après-midi, 16 Mai.
TOUT est enfin décidé quant au lieu que nous devons
habiter. Tout va pour le mieux, mais bien différemment de ce que nous
avions pensé. Nous avons reçu ce matin la réponse de
Nang-kia-tsih ; le mandarin ne consent pas à ce que nous allions
nous y établir, le propriétaire de la petite maison n'ose donc pas
nous recevoir. Nous avions, beaucoup prié, demandant au Seigneur qu'il
mit obstacle à notre établissement dans cette ville, s'il ne le
jugeait pas convenable ; aussi, bien que surprises de la nouvelle
qui nous arrive, nous n'en sommes nullement désappointées. Le Seigneur
« a pourvu à quelque chose de meilleur pour nous » et nous
commençons à nous en apercevoir.
La grange sera convenablement réparée, on y fera une seconde
fenêtre, et à l'une des extrémités, l'on construira une chambre pour
San-sa. La salle ainsi préparée pourra contenir 150 personnes assises.
Nous payerons pour le tout 10 francs par mois. Pour notre pension,
logement et nourriture, nous payerons 12 fr. 50 par personne et par
mois. De sorte que pour la modique somme de 35 fr. par mois, nous
disposerons de trois grandes chambres et de tout ce que nous pourrons
consommer en fait de pain, de farine d'avoine de première qualité, de
légumes, de riz, d'oeufs, de volailles et autres viandes, le tout très
bien préparé et servi dans le haut style chinois ! Nous pouvons à
peine le croire, mais c'est le prix qu'ils ont fixé eux-mêmes et ils
paraissent le trouver tout à fait raisonnable.
Nous commençons déjà à voir les avantages qu'il y
aura à ce que nous restions ici. Les gens viennent mieux vers nous que
précédemment ; ils sont en partie attirés, je pense, par ma
pauvre petite pharmacie. Et maintenant qu'on n'a plus aucune peur de
nous, nous sommes traitées ici tout à fait comme des membres de la
famille ; nous sommes admises au milieu d'eux sans aucune
réserve, de sorte que nous avons une occasion unique de pénétrer dans
l'intimité de la vie chinoise. N'ayant aucun souci de ménage, nous
pouvons donner tout notre temps à notre oeuvre et à l'étude ;
nous pouvons aller et venir comme bon nous semble, passer une nuit ou
deux dans les hameaux ou les villes où l'on nous inviterait, sachant
que nos effets sont en sûreté à la ferme. Nous nous habituons aux murs
et aux sols de terre, ainsi qu'à toutes les coutumes chinoises. Nos
chambres seront bientôt telles que nous les souhaitons, peu à peu nous
les rendrons propres. En ce moment, elles laissent beaucoup à
désirer ; hélas, il y a là un trait de la vie chinoise auquel
nous remédierons par la poudre insecticide dont nous sommes pourvues.
Nous sommes si heureuses et si reconnaissantes
d'avoir devant nous un mois ou deux de bon travail à faire dans cette
contrée qui nous est si chère. Le Seigneur nous bénit grandement. Nous
sentons déjà les premières gouttes de l'averse qu'il nous
prépare ; notre action s'étendra jusqu'à Nang-kia-tsih, à cinq
kilomètres d'ici, j'en ai la confiance. « Béni soit Dieu qui
chaque jour nous comble de ses bienfaits ! »
Même jour, le soir.
Je me sens de nouveau contrainte de prendre la
plume pour vous dire la bonté du Seigneur à notre égard.
Ce soir, pendant que nous prenions le thé, avec
riz, fèves au lait caillé, oeufs, etc., maniant nos baguettes à la
grande admiration des nombreux spectateurs, le maître de la maison,
notre cher hôte Shen Lao-ti, entra portant une grande barre de fer
dont il nous expliqua l'usage. Cette barre est une arme défensive en
vue, des voleurs qu'on attend chaque nuit ; elle est formidable,
et, comme le dit notre ami, il n'en faudrait pas deux coups pour tuer
un homme. Les voleurs viennent en grandes bandes, armés de couteaux et
autres armes dont ils ne se font pas faute d'user. La ferme a été une
fois pillée, et tout fut pris, même les vêtements que nos amis avaient
sur le corps. Après avoir entendu cela, nous dîmes naturellement à
Shen Lao-ti que les disciples de Jésus n'ont aucun besoin d'arme
défensive puisqu' « il est un mur de feu tout autour
d'eux, » que la prière est la seule arme dont nous avons besoin
et que, si elle est faite avec foi, elle est une parfaite sauvegarde.
Il écouta avec le plus profond intérêt et mit immédiatement sa
barre de fer de côté, disant que s'il en était ainsi, il ne s'en
servirait certainement pas.
Nous voulûmes savoir si vraiment nos hôtes
s'attendaient à une attaque immédiate, et lorsque nous vîmes qu'il en
était ainsi, nous demandâmes à Shen Lao-ti s'il ne voulait pas prier
lui-même que Dieu nous défendit. Il répondit immédiatement que
oui ; nous nous mîmes aussitôt à genoux, au milieu de notre
souper ; il s'agenouilla avec nous, et à notre grande surprise se
mit lui-même à prier.
Il ne fait pas profession d'être chrétien et bien
qu'il nous ait réjouies une fois ou deux par l'intérêt qu'il prend à
la vérité, nous n'étions guère préparées à un pas aussi décisif. Sa
prière alla droit au but, elle fut pleine d'intelligence et d'une foi
réelle ; il dit, entre autres choses, que Dieu nous avait
envoyées ici pour prêcher sa doctrine et qu'il devait nous protéger
contre tout danger. C'était profondément touchant de voir ce cher
vieillard agenouillé à côté de sa bonne femme et de sa fille, la face
contre terre, et priant le vrai Dieu, je pense, pour la première fois
de sa vie. Il est si heureux que nous restions ici ! en dépit des
voleurs ; et il est toujours pour nous la bonté même. C'est tout
ce qu'il y a de plus comique de le voir venir de temps en temps
pendant les repas (les hommes naturellement ne prennent pas leurs
repas avec les femmes) ; il apporte au bout de ses baguettes
quelque morceau délicat qu'il dépose subitement dans l'un de nos bols,
ou bien c'est une soucoupe remplie d'un mets recherché qu'il ajoute à
notre menu.
Il a été longtemps un fumeur d'opium ; mais il
s'efforce de ne plus l'être, je suis reconnaissante de pouvoir le
dire. Quant aux voleurs, je n'ai guère besoin d'ajouter que nous n'en
avons aucune crainte. Comment pourrions-nous craindre quand est
pareillement engagé l'honneur de notre Père céleste en qui nous nous
glorifions parmi les païens ? Impossible !
Après le souper, nous sommes sorties par un
magnifique clair de lune pour visiter les fermes des environs et
inviter les paysans à venir à notre culte du soir. Quel cordial
accueil nous avons reçu de tous ! La dernière chaumière que nous
ayons visitée est celle de cette chère femme qui se meurt de
consomption et chez laquelle la semence divine a trouvé un si bon
terrain. Elle a d'emblée accepté le Sauveur. Avec quel amour elle nous
a souhaité la bienvenue ! pendant que Lottie lui parlait, elle
tenait ses mains dans les siennes et buvait avidement
toutes ses paroles. Il y a trois jours elle était une païenne vivant
dans les ténèbres les plus épaisses ; elle est maintenant une
disciple humble de Jésus, remplie de foi et d'amour et croissant dans
la grâce. La réception qu'elle nous a faite était de nature à faire
naître des vocations missionnaires ; elle a dû produire de la
joie dans le ciel. Je n'oublierai jamais ce tableau : l'intérieur
étrange de la pauvre petite chaumière éclairée seulement par le feu
qui faisait cuire le souper ; puis cette physionomie exprimant un
désir si intense, un amour si ardent ; ce regard tourné vers le
ciel ; et ce ton si solennel, si saintement passionné avec lequel
elle nous dit : « Je l'aime. Il m'aime et je l'aime !
Il ne m'abandonnera jamais, n'est-ce pas ? Non ! il ne nous
abandonnera jamais ! » Le Seigneur lui-même lui a appris
cela, car nous ne le lui avions pas dit.
Chère femme ! il ne s'écoulera pas longtemps
avant qu'Il vienne la chercher pour la transporter dans ses demeures
éternelles. Quelle joie de l'y rencontrer bientôt !
Samedi, 19 Mai.
FIVE O'CLOCK !
Il est cinq heures du matin. Quelques rayons de
soleil s'efforcent de pénétrer à travers notre fenêtre de vingt
centimètres carrés, ils éclairent l'intérieur d'une chaumière de terre
où nous logeons pour la première fois. Je vous écris assise sur un
étrange lit chinois. Hier après midi nous sommes arrivées ici,
complètement inconnues, conduites par un de nos chrétiens indigènes.
Mais un instant après nous n'étions plus des étrangères. Ces bonnes
gens que nous aimons tant ! ils nous ont fait un accueil si
aimable, si cordial, le plaisir qu'ils avaient à nous voir était si
évident, que nous nous sommes tout de suite senties entièrement chez
nous. Mais quelle journée de voyage pour arriver jusqu'ici !
Trente kilomètres en brouette, à travers les champs de blé, sous un
soleil brûlant, et sur le sentier le plus, raboteux qu'on puisse
voir ! Lottie a fait une chute qui manquait tout à fait
de dignité, et nous avons dû fréquemment descendre de nos véhicules
pour franchir de profondes ornières. Cependant la campagne était
splendide et une brise délicieuse tempérait la chaleur du jour. N'y
a-t-il pas toujours des compensations ?
|
Plusieurs haltes ont retardé notre arrivée ; les
paysans quittaient les champs et reprenaient le chemin du
logis quand nous arrivions aux chaumières, cachées dans les
arbres, qui étaient le but de notre voyage. |
Quand la nuit fut noire et que l'air devint frais, notre
hôtesse nous invita à venir souper dans la petite chambre commune
située dans la partie de la maison réservée aux femmes. Il y avait
toujours foule autour de nous ; mais comme ces braves gens
promettaient de revenir dans une heure, nous pûmes les quitter en
bonne conscience, et nous suivîmes notre aimable amie jusqu'à la salle
à manger. Nous étions fatiguées, oh ! si fatiguées ! mais
joyeuses. À la clarté d'une lampe chinoise (un petit morceau de moelle
de bambou brûlant dans une soucoupe d'huile) nous constatons que la
salle a environ cinq mètres de longueur sur quatre de largeur, qu'elle
est sans fenêtre et qu'elle donne accès à deux petites chambres à
coucher. Le souper est servi et nous nous mettons à table avec notre
hôtesse, contemplées par tous les habitants, de la maison. Nous avons
des oeufs frits, du pain, du gruau d'avoine, du chou
conservé au vinaigre et du thé, car nous refusons le vin qui nous est
offert. Le repas était à peine fini que nos auditeurs revenaient.
Toute la soirée la chambre fut bondée de femmes et
au dehors les hommes étaient encore plus nombreux. L'arrivée d'une
famille du beau monde, personnages marquants de la localité, fit
sensation ; ces gens parurent fort intéressés, surtout la dame
qui se montra très intelligente. Lottie à l'intérieur, Chang-sien-seng
et Tsnei-ning au dehors, répétèrent nombre de fois l'histoire
évangélique, jusqu'à ce qu'il fût si tard que chacun dut s'en aller.
Nous les invitâmes à revenir le lendemain matin avant d'aller à
l'ouvrage ; et, complètement épuisées mais remplies de joie, nous
suivîmes notre hôtesse dans la petite chambre où nos pikai (lits)
avaient été préparés. Nous nous y mîmes au plus tôt, reconnaissantes
de n'avoir presque rien sur nous qui ne fût complètement chinois. Les
cinq chères femmes de la maison, en effet, remplissaient toute la
chambre, nous contemplant et nous observant avec la plus grande
attention.
Enfin quand nous fûmes roulées dans nos
couvertures, elles nous comblèrent de leurs meilleurs voeux et se
retirèrent dans la chambre de réception où nous les entendîmes
longtemps discuter sur ce qu'elles avaient vu et entendu.
Elles s'efforçaient aussi de répéter le cantique
que nous avions essayé de leur apprendre : « Jésus m'aime,
c'est ce que je sais. »
Un magnifique clair de lune répandait une faible
lueur dans notre petite chambre, et la dernière chose que je vis fut
une radieuse petite étoile qui s'encadrait dans un des petits carrés
de notre fenêtre.
Au point du jour, j'examine tout ce qui m'entoure
avec ébahissement. Quelle indescriptible chambrette ! La moitié
de la place est prise par le lit situé sur une plateforme haute de
deux pieds. Ce lit, quelle étrangeté ! ce sont des planches
enchâssées dans le mur de trois côtés et couvertes d'herbes sèches sur
lesquelles s'étend une natte. Un monceau de guenilles d'une odeur
infecte en occupe un des coins ; quelques vieilles planches au
fond sont appliquées contre le mur. Et nous, du côté du bord, nous
reposons avec un sentiment délicieux de bien-être.
Entre le lit et le toit déjà bien bas, se trouve un
plafond intérieur s'étendant sur la moitié de la pièce et formant une
grande et profonde tablette, réceptacle, paraît-il,
de tout ce qui est hors d'usage ; comme le plus élevé, ce second
plafond est fait d'herbes tressées. Deux ou trois tiges de bambou
placées en travers de la chambre servent de garde-robe pour la
famille, il y pend surtout des vieux souliers, autant que je puis voir
dans le demi-jour où nous sommes. À en juger par les paniers de grains
et autres qui couvrent le sol de terre, cette pièce doit être la
chambre aux provisions.
Samedi soir.
Nous voici de retour dans notre ferme ordinaire
après une grande journée fort remplie. À peine avais-je fini d'écrire,
dans la ferme précédente, que la cour était remplie de visiteurs
impatients ; et, avant sept heures du matin, Lottie y était
entourée d'une cinquantaine de femmes fort gaies auxquelles elle
racontait une fois de plus l'histoire du Sauveur ; ce qui ne fut
interrompu que par le déjeuner, pendant lequel cependant de nouveaux
auditeurs ne cessèrent pas d'arriver : de sorte que vers huit
heures, la cour était bondée de monde. Lottie leur lut et leur
expliqua la parabole de l'enfant prodigue, puis nos amis chrétiens
prièrent et parlèrent. Pendant tout le temps le silence fut complet et
l'attention remarquable. Nous avions là quelques-uns, de nos auditeurs
précédents, mais il y avait en outre de quatre-vingts à
quatre-vingt-dix individus qui entendaient l'Évangile pour la première
fois. Quand ce culte que nous avions annoncé comme le service du matin
fut terminé, la foule loin de se disperser ne fit que s'accroître.
Mais nous ne pouvions rester, étant rappelées à la ferme par notre
oeuvre du dimanche, et nous craignions de retarder notre départ à
cause de la grande chaleur et de la longueur du voyage ; nous
partîmes donc à regret, promettant de revenir bientôt, Dieu voulant.
Quelles pressantes et aimables invitations nous
reçûmes alors ! Cher peuple il n'attend que l'Évangile et il est
si bien préparé à l'accepter ! Pourquoi donc y a-t-il si peu de
voix pour le lui annoncer ?
Pendant notre retour, nous n'avions pas fait deux
kilomètres que nous avions déjà été arrêtées quatre fois par des
malades qui venaient nous demander des remèdes. Hélas ! que nous
sommes impuissantes à répondre à de telles
demandes ! (1) Partout où nous
nous arrêtions, la foule se rassemblait ; nous dûmes nous arrêter
six fois pour prêcher l'Évangile et nous aurions pu le faire dix fois
plus souvent si nous en avions eu le temps et les forces. Oh !
quelle populeuse, populeuse contrée ! et comme ces gens sont
aimables, comme leurs coeurs sont ouverts ! Quelle responsabilité
pour les chrétiens de notre époque ! Béni soit Dieu de ce que
l'Église commence à le comprendre, mais quels progrès à faire
encore !
Très fatiguées mais pleines de reconnaissance, nous
sommes arrivées ici au gros de la chaleur, et depuis lors nous avons
eu trois bandes de nouveaux visiteurs auxquels notre chère Lottie
s'est efforcée de faire comprendre la Bonne Nouvelle du salut qui est
en Jésus-Christ. Maintenant, ils sont tous partis, nous avons un petit
moment de tranquillité avant le thé, et je passe en revue les
événements de la journée avec une gratitude inexprimable, mais aussi
avec un ardent désir de voir le règne de Dieu s'avancer :
« Les campagnes sont blanches pour la moisson, » et
« le jour approche. » Oh ! que le Seigneur pousse en
avant les ouvriers qu'il aura choisis ! et que nous qui avons le
privilège inappréciable d'être employées à son oeuvre, nous soyons
remplies de son Esprit afin d'être puissantes dans le combat !
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