Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

CHAPITRE VII

Suicides parmi les femmes.

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Une journée de vingt-quatre heures à Yang-chau.

 17 Avril.

 « Un million de Chinois meurent chaque mois sans Dieu ! »
Ces paroles solennelles, écrites il y a longtemps déjà par mon cher père, ont toujours été présentes à mon esprit et ont exercé une grande influence sur ma vie. Mais ce n'est qu'aujourd'hui que je commence à en saisir la portée. Je comprends jusqu'à un certain point la profondeur de misère, d'angoisse et de désespoir qu'elles expriment. Avec l'aide du Sauveur, je veux essayer de vous faire le récit des vingt-quatre dernières heures de notre vie à Yang-chau..... Une seule de nos journées ! Seigneur Jésus, parle à beaucoup de coeurs par ce récit !

HIER soir la réunion de prières nous avait tous rassemblés vers sept heures dans notre petit salon. Après le chant du premier cantique, le cher M. Marc Carthy me demanda de dire quelques mots sur les milliers de jeunes filles de fabrique de Londres et sur l'oeuvre qui se poursuit parmi elles. Bien qu'un peu étonnée de cette demande, j'y consentis volontiers. Il n'est jamais difficile de parler d'un sujet qui vous tient au coeur. Ces chers amis paraissant intéressés, notre entretien dura longtemps et fut l'occasion d'ardentes prières qui je l'espère, se continueront.

Je vois encore cette scène bien qu'elle me paraisse déjà ancienne. La grande chambre avec ses murs bien propres, de beaux textes de couleur, des cartes de la Chine, la chère Mary Reed assise près de l'harmonium, les autres soeurs (nous sommes treize maintenant) réunies autour de la lampe dans la douce quiétude qui succède à une journée bien remplie. Mais notre paisible et délicieux entretien est brusquement interrompu.

Ah ! ce coup à notre porte, quel son tristement familier ! Nous entendons un pas précipité dans le corridor, - oui, c'est bien ce que nous craignions : un cas d'empoisonnement. Il faut que quelqu'un aille vite. Peu de minutes après, Mlle. A. et Mlle. Rentfield partent avec le messager qui est venu chercher notre aide. Elles n'ont pas à aller très loin, mais nous ignorons le temps qu'elles devront rester dehors et ce qu'elles vont rencontrer. Que le Seigneur les accompagne et les aide ! Elles reviennent deux heures après.

Toujours la même histoire. Une maison respectable, bondée de monde. Il s'agit d'une toute jeune fille ; elle a pris une grande quantité d'opium et gît sur un lit dans une des pièces les plus reculées de l'appartement. Elle refuse tout d'abord de prendre le contre-poison, aussi s'en suit-il une scène horrible : quatre ou cinq personnes la tiennent renversée, et malgré sa violente résistance, font couler le liquide entre ses dents serrées. Mais soudain, cédant aux prières, elle se ravise et dit qu'elle veut prendre elle-même le liquide, elle en prend, en effet, suffisamment pour que l'effet désiré se produise : elle rejette une grande partie de l'opium qu'elle avait absorbé ; et nos soeurs ne la laissent qu'après avoir acquis l'assurance qu'elle se remettra.
Pauvre jeune fille, C'était une querelle avec sa mère qui l'avait conduite à cet acte désespéré.

Une foule de gens se pressaient autour de la maison, regardant par les portes et les fenêtres. Plusieurs promirent de venir le lendemain à la « Jesu tang » (salle de Jésus) pour apprendre à mieux connaître cette étrange doctrine qu'ils venaient d'entendre pour la première fois.

Les Chinois se suicident souvent par vengeance. Ils croient qu'après une telle mort, leur âme aura le pouvoir de tourmenter de toute façon ceux qui les ont offensés.


Vendant la fatale drogue...

 Nos soeurs sont fatiguées, aussi chacun se retire. Seuls, M. Mac Carthy et moi restons au salon à parler des moyens qui nous amèneront à bien connaître le coeur et la vie de ce pauvre peuple auquel nous nous sommes donnés par amour pour Jésus. Il est déjà très tard quand nous nous agenouillons pour demander à Dieu lumière et direction. Tout est tranquille au dehors et au dedans ; mais, pendant nos prières, des pas précipités se font entendre devant la maison, et de nouveau ces coups forts et répétés que nous connaissons si bien retentissent à la porte. Nous distinguons ensuite la voix d'un homme expliquer à un passant qu'il vient (comme nous l'avions pensé) demander une médecine aux « démons étrangers » pour guérir une personne qui s'est empoisonnée avec de l'opium. Il recommence à frapper. Nous ouvrons et il nous raconte que sa mère, à ce qu'on croit, a bu la fatale drogue. Il demeure très loin, mais il nous supplie de venir à l'instant. C'est onze heures du soir. Tout le monde dort dans la maison, pensons-nous, qui donc pourrait aller ?

Mais notre chère A. est déjà prête avec tout ce qu'il faut emporter. Elle et moi nous partons aussitôt par une nuit des plus noires. Le messager nous précède avec une lanterne qu'il porte aussi bas que possible pour éclairer le chemin raboteux. Notre petit domestique San-sa nous suit ; nous l'avons emmené en cas de besoin.

Les rues étroites et sombres paraissent étranges vues ainsi à minuit. Presque toutes les boutiques sont fermées. Les rares passants sont munis d'une lanterne sans laquelle il serait dangereux de s'aventurer dehors après la chute du jour. Notre guide marche très vite, et la sympathie que nous éprouvons pour lui et les siens nous fait doubler le pas ; nous marchons avec une rapidité impossible à de réelles Chinoises. (1)

Nous sommes bientôt dans des quartiers qui nous sont totalement inconnus. Le silence le plus complet règne autour de nous. Au dessus de nos têtes, le ciel noir, sans nuage ; et les étoiles, chères et paisibles amies, brillant dans tout l'éclat de leur radieuse beauté. Elles nous répètent que Dieu ne change point et qu'il protège les siens.

Nous traversons de grands espaces ouverts, embarrassés de tas de décombres et d'immondices ; et ce n'est pas chose facile que de suivre le sentier à peine tracé en évitant les grands trous et les flaques d'eau et de boue qui se présentent à chaque pas. Nous passons à côté de grands amas de misérables paniers-huttes noirs et silencieux, pour entrer encore dans un labyrinthe de petites rues ; puis nous hâtons le pas en longeant un immense temple mystérieux et la vaste habitation d'un mandarin.

Notre maison est déjà bien loin, et nous approchons de la vieille ville qui est le quartier le plus pauvre de Yang-chau. Nous y voilà ! que de ruines ! que de décombres ! que ces bâtiments entassés ont l'air vieux ! Mais nous ne pouvons nous attarder à regarder ce qui nous entoure, notre marche rapide et les obstacles du chemin réclament toute notre attention. Ici les rues sont non seulement plus raboteuses, plus étroites, plus tortueuses, mais les flaques de boues et les tas d'immondices se multiplient ; de plus, voici d'autres obstacles : des formes humaines d'un aspect lamentable sont étendues pêle-mêle au coin des boutiques et dans tous les endroits qui offrent un semblant d'abri. Pauvres créatures qui n'ont pas un lieu où reposer leur tête ! Elles n'ont pas même un misérable panier-hutte qu'elles puissent regarder comme leur appartenant. Parias, mendiants, sans soutiens, sans amis ! Cependant les étoiles de Dieu brillent aussi pour eux ; pour eux aussi Jésus déborde d'amour et de compassion. N'a-t-il pas dit : « Contraignez-les d'entrer, que ma maison soit remplie ? »

Dieu a-t-il une place dans ses « nombreuses demeures » pour chacun de ces rejetés ? Croyons-nous qu'Il appelle ses enfants à leur dire qu'il en a une et à leur en montrer le chemin ? Le croyons-nous ? S'il en est ainsi, dites-moi pourquoi dans un rayon de quelques kilomètres, dix millions de Chinois, nos frères et soeurs pour lesquels Jésus-Christ a donné sa vie, meurent sans que personne vienne le leur annoncer, et sans avoir la possibilité d'en rien savoir. Oh ! pensez à ma question et versez des larmes de douleur et de honte ; et redoublez de prières et de supplications ! Il n'y a parmi eux, je vous l'ai dit, que notre seule maison, c'est-à-dire cinq personnes seulement qui peuvent parler leur langue. Est-ce possible ? Et pourtant cela est. Hélas, hélas ! L'Église de Jésus-Christ dort ; elle n'est pas prête pour la rencontre de l'Époux. « Ma tête est couverte de rosée, mes boucles sont couvertes des gouttes de la nuit. » Ah ! Seigneur et Maître, comme nos coeurs te louaient pendant notre course rapide dans la nuit obscure ! car tu nous permets de prendre part en quelque mesure à ton sacrifice et à ton labeur ; nous étions avec Toi pendant cette nuit, c'est avec Toi que nous cherchions à sauver quelques âmes. Quelle joie dans ton intimité et dans ta communion ! nous n'en avions jamais fait pareille expérience. Ce n'est que maintenant que la grandeur de cette joie se révèle à nous.

Les sons éclatants de gongs lointains excitent les hurlements de toute cette multitude de chiens qui erre jour et nuit dans les rues. Ils nous annoncent l'approche des veilleurs de nuit. En voici un tout près de nous. Il frappe sur son vieux gong fêlé avec plus d'énergie que d'égards pour nous. Quel bruit horrible ! On peu croire cependant que le voleur adonné à sa besogne est fort reconnaissant de cette invitation à se tenir tranquille jusqu'à ce que l'émissaire de la justice ait passé. Étrange manière de procéder !

Les portes, de la ville apparaissent enfin, hautes, massives, très pittoresques vues de nuit avec leurs tourelles pointues s'élançant dans le ciel étoilé.
Nous en franchissons une sans être pour cela hors de la ville. En voici une seconde, puis une troisième, puis une quatrième. Nous devons cependant approcher du terme de notre voyage, car un second personnage rejoint notre guide et lui parle avec feu.

En effet quelques minutes encore dans une étroite rue, et nos hommes s'arrêtent devant une porte ouverte dans un grand mur blanc. Nous entrons et nous gagnons une petite cour, sale, encombrée, sur laquelle ouvrent de côté, et d'autre les diverses pièces de la maison. Les propriétaires doivent être des marchands, à en juger par la quantité de ballots qui couvrent le sol. Une porte ouverte en face de nous, la chambre remplie de monde qu'elle nous laisse voir, et les gestes de nos compagnons nous ont bien vite fait comprendre, quel est le lieu de notre destination. Une femme âgée à l'air respectable y est assise sur un banc près de la porte. Sa physionomie morne et hébétée, ainsi que la foule de gens excités qui se presse autour d'elle, nous la désignent comme étant la personne qui s'est empoisonnée. Pauvre créature ! Elle nous crie qu'elle n'a pas pris d'opium. Elle n'en a absolument point touché et elle ne veut pas nos médecines. C'est désolant de l'entendre et nous sommes bien embarrassées. Mais ses fils et ses voisins déclarent qu'elle nous trompe, et qu'elle a pris de l'opium en telle quantité qu'il est étonnant qu'elle n'en soit pas morte avant la nuit. A. prépare donc le contre-poison.

Pendant ce temps, je jette un regard sur l'appartement. La chambre où nous sommes est grande, irrégulière ; elle ressemble un peu à un magasin, elle est encombrée de tant de choses, et de choses si variées qu'elle défie toute description. À la clarté douteuse des chandelles posées sur table, près de la porte, je puis voir la figure de ces pauvres gens se détacher sur les murs noircis par la fumée. Plus de vingt personnes se pressent autour de la malade, criant et discutant avec elle. Celle-ci se lève enfin et vient s'asseoir près de la table : elle consent à prendre la médecine. Nous lui en faisons prendre autant qu'elle en peut supporter, et pendant plus d'une demi-heure, nous restons debout surveillant ses effets avec anxiété. Si la pauvre femme a vraiment pris la quantité d'opium dont on parle, il ne nous reste que peu d'espoir de la sauver, mais nous voulons espérer contre toute espérance.

Pendant que nous prions pour sa guérison, les hommes fument, les femmes causent ; quelques-unes fument aussi. Quelle insouciance devant la mort terrible qui menace la malheureuse créature ! San-sa notre petit domestique et A. parlent du Sauveur à ceux qui nous entourent et je prie que Dieu donne efficace à leurs paroles.

Enfin nous nous préparons au départ. Aucun changement n'est survenu dans l'état de la vieille femme. Elle-même insiste pour qu'on allume nos lanternes et qu'on nous reconduise.
Il est tard, et nous, n'avons plus rien à faire. Nous munissons nos hôtes d'une seconde dose d'émétique et nous partons.

Notre guide de tout à l'heure vient avec nous pour nous chercher des brouettes ou des chaises à porteurs. Nous reprenons notre marche, par une nuit magnifique et solennelle, remettant à Dieu le soin de faire fructifier la semence répandue dans les pauvres âmes avec lesquelles Il nous a mis en contact.
Nous passons de nouveau sous les portes de la ville et arrivons à un point où quatre rues se croisent. Là, notre guide nous laisse en compagnie de San-sa pendant qu'il va chercher des chaises et des porteurs.
Nous restons immobiles et attendons. Il est environ une heure du matin. Tout est calme. Combien il nous parait étonnant de nous trouver presque seules, dehors, à cette heure, au centre d'une grande cité chinoise où vivent près d'un demi-million d'âmes plongées dans les plus profondes ténèbres !

Mais nous ne sommes pas longtemps seuls. Quelques passants attardés, nous ayant découverts, se rassemblent autour de nous. Il y en a près d'une douzaine. En voici d'autres encore. - Les porteurs tardent à arriver ; nous ne pouvons qu'attendre patiemment, heureuses que San-sa soit là, et qu'en somme ces hommes aient l'air bienveillant. Étant inconnues dans cette partie de la ville, et nous trouvant dans une situation étrange, nous ne nous étonnons nullement d'exciter la curiosité.
Ces hommes sont maintenant de vingt à trente. Les uns sont munis de lanternes qu'ils approchent de nos figures pour mieux voir, je suppose, comment sont faits les « démons étrangers. » Les autres, sans lanternes, couverts de lambeaux et de haillons impossibles à décrire, se traînant et rampant dans tous les coins, ne nous jettent que de loin leurs regards timides et furtifs.

Voici une des chaises ; mais il nous faut attendre la seconde. Oh ! combien je soupire après le moment où je pourrai parler à ces âmes et leur dire tout ce que mon coeur ressent pour elles ! Mais il ne serait pas prudent à une femme de s'adresser à des hommes dans les circonstances où nous sommes. San-sa, lui, le peut sans inconvénient. Aussi, le voyons-nous, sa lanterne à la main parlant avec puissance au milieu de ce groupe d'inconnus, et on l'écoute avec grande attention. Sa voix claire et forte s'entend à distance ; elle réveille un dormeur couché à quelques pas de là. Ce dormeur s'assied et comme les autres se met à écouter. Un homme à qui San-sa s'adresse particulièrement lui pose quelques questions, et ajoute qu'il est intéressé par cette doctrine de Jésus dont on lui parle pour la première fois.

Enfin, une autre chaise arrive. Nous souhaitons le bonsoir au groupe qui nous entoure et reprenons le chemin de la maison. Il est deux heures quandnous atteignons la Pi-shi-Kai. M. Mac Carthy a veillé jusqu'à notre retour ; il aurait aimé nous accompagner, ou aller seul à notre place, mais, impossible ! il faut des missionnaires femmes auprès des Chinoises ou les laisser mourir sans secours.

Après quelques heures de sommeil, nous nous réveillons par une radieuse matinée de printemps. Nous en sommes presque à nous demander si les événements de la nuit n'ont pas été de mauvais rêves. La journée est si belle, le soleil brillant, la lumière si pure !

C'est avec des coeurs joyeux que nous nous rassemblons pour la réunion de prières de 7 h. 30, et nous nous rendons immédiatement après dans la salle à côté pour déjeuner. Ce moment du déjeuner, si agréable par ses causeries délicieuses et par ses beaux projets de travail pour la journée, est toujours pour nous une heure d'encouragement ; aujourd'hui, il en est tout particulièrement ainsi. À la fin du repas, nous avons l'habitude de réciter des versets de la Bible à tour de rôle, puis nous chantons un cantique avant de nous séparer. Or ce matin, pendant que nous récitions nos textes, un pas précipité se fait entendre dans l'escalier....
C'est encore une demande de secours pour un cas d'empoisonnement !
« Venez vite, dit le messager, la distance est longue, et la jeune femme a pris une grande quantité d'opium. »

A... et M... partent, et nous restons réunies comme tout à l'heure ; mais notre joie est recouverte d'un voile de tristesse ; nous ne pouvons chanter le cantique ; nous ne pouvons que prier et nous retirer dans nos chambres. Je regarde par ma fenêtre ouverte et contemple cette immense cité enveloppée des vapeurs fraîches et pures du matin. Oppressée, je pense à la longue procession d'âmes qui s'avancent au devant d'une éternité inconnue et effrayante. « Un million de Chinois sans Dieu, s'y précipitent chaque mois ! »

Nous nous rendons à l'étude du matin ; mais A... et M... ne reviennent pas. Nous nous réunissons pour le dîner ; elles rentrent enfin tristes et fatiguées. Aucune parole ne peut rendre les scènes dont elles ont été témoins du reste, le temps et l'espace dont je dispose ne me, permettent pas de l'essayer. Je ne vous en dirai que quelques mots.

La personne qui a bu l'opium est une douce jeune femme de bonne famille. C'est la troisième fois qu'elle essaie de mettre fin par l'opium à sa misérable existence. Elle a perdu son mari, son père et ses frères à des intervalles rapprochés et ne peut supporter la vie sans eux. Elle a eu soin de ne prendre aucune nourriture hier, afin que le poison eût une action plus rapide, mais à peine l'eut-elle absorbé, que saisie de terreur, elle nous envoya chercher. L'émétique produisit son effet ; elle rejeta une grande partie de l'opium qu'elle avait pris. A... espère qu'elle pourra se relever malgré son extrême faiblesse. Nos amies ont eu la preuve que l'opium règne on souverain dans cette maison. Plusieurs hommes étaient là fumant tranquillement Cette abominable drogue alors que tout près d'eux la pauvre créature soutenait une lutte terrible contre la mort due à ce poison.

Une tranquille après-midi, passée à étudier vint ensuite ; mais à quatre heures, à peine étions-nous réunies chez Mlle Mac Farlane, pour notre leçon de chinois, que nous voyons entrer la chère femme qui nous sert. Elle nous annonce d'un air triste qu'on demande un prompt secours pour une autre femme qui s'est empoisonnée. « Un autre cas ! est-ce possible ? » Qui ira ? - A... doit être bien fatiguée, du reste elle prend une leçon.

Sai-nai-nai est prête et viendra avec Lottie et moi. Un homme d'âge mur, décemment vêtu nous attend pour nous indiquer le chemin. Nous partons avec lui. Lottie souffre encore d'une foulure à la cheville ; aussi, pour aller plus vite, se fait-elle traîner dans une brouette chinoise, et nous arrivons bientôt à la maison qu'habite la malade, et qui se trouve dans un des bons quartiers de la ville. La porte principale en est ouverte, nous pénétrons dans une petite cour, puis dans une chambre pleine de femmes qui discutent entre elles d'un ton criard, mais la patiente n'y est pas. Notre attention est bientôt attirée vers un appartement intérieur d'où s'échappent des gémissements, des cris et tout le bruit d'une lutte violente. Nous nous hâtons d'y entrer. Comme c'est sombre ! Cependant nous distinguons bientôt ce qui s'y passe.

Une pauvre petite fille de quatorze ans se débat comme une possédée contre l'étreinte de trois ou quatre femmes en colère. Celles-ci la secouent, la battent, la traînent par terre, et la pauvre enfant semble hors d'elle de rage et de terreur. Avant que nous puissions intervenir, ces femmes ont traîné la malade dans la chambre voisine. Là, nous nous approchons d'elle et nous essayons de la calmer ; mais c'est en vain. Le bruit et le tumulte continuent, et nous ne pouvons que préparer la médecine quoiqu'on ne puisse songer à l'administrer à l'enfant dans l'état d'excitation où elle se trouve. Du reste elle est fermement décidée à n'y pas toucher. Quelques gouttes mises de force dans sa bouche, sont rejetées immédiatement sans produire aucun effet. Pendant ce temps, le poison, dont l'enfant a pris une grande quantité, continue son action meurtrière.

Parmi les dix-huit ou vingt personnes réunies dans la chambre, beaucoup restent indifférentes devant le drame qui se déroule, c'est un amusement pour elles ; quant aux enfants, ils jouent bruyamment sur le seuil de la porte. Nous désespérons de pouvoir être utiles au milieu de ce désordre et de ces cris. D'autre part, nous n'osons emporter la petite malade, dans une autre pièce et laisser tout ce monde dehors ; même ici à Yang-chau où des missionnaires résident depuis de longues années, des soupçons malveillants pèsent encore sur eux et entravent leur liberté d'action. Aussi essayons-nous d'obtenir le silence en disant que la seule chance de salut pour l'enfant est dans le repos. Plus calme, elle consentira à prendre l'émétique. Mais nos paroles sont vaines le bruit et la confusion redoublent.

Par des mots incohérents et des exclamations passionnées, la pauvre enfant nous fait comprendre qu'elle veut mourir. Elle ne veut plus vivre, dit-elle, il lui tarde de mourir. Si on l'oblige à boire la médecine et qu'elle guérisse elle se jettera dans le puits. Elle n'est utile à personne et n'est jamais sage. Quoi qu'elle fasse, on n'est jamais content ; et cependant elle fait aussi bien qu'elle peut. Sa belle-mère la maltraite, la bat cruellement, et lui reproche de commettre toutes sortes de mauvaises actions ; mais elle ne peut faire autrement, on les lui fait commettre ; chacun abuse d'elle. Il lui tarde de mourir ! Nous nous penchons affectueusement sur elle, et la caressons ; elle nous, dit alors qu'elle est fâchée de nous donner de la peine ; mais elle ne veut pas que nous la touchions, parce qu'elle est sale, si sale ! « Ils disent tous que je suis sale ! » ajoute-t-elle. Pauvre, pauvre enfant !

Sa belle-mère n'est pas là. Au fond, il lui importe peu que la fillette se rétablisse ou non. Mais si elle meurt, il faudra en acheter une autre pour en faire la femme de son fils. En outre, elle craint que l'âme de l'enfant, « partie pour on ne sait où, » ne vienne la tourmenter ; c'est pour cela qu'elle a fait chercher les médecines des étrangers.

Enfin, ne voyant aucune autre chance de salut pour la malade, nous insistons pour qu'on la transporte dans une autre pièce ; et tenant tout le monde à l'écart sauf deux des femmes, nous nous efforçons de consoler et de secourir la malheureuse petite qui, se voyant seule avec nous, se calme bientôt et consent à prendre l'émétique dont l'effet ne tarde pas à se produire. Elle rejette une grande partie de l'opium qu'elle a absorbé. Nous avons soin de tenir la porte soigneusement fermée, car dès que quelqu'un l'ouvre, le tremblement nerveux et les convulsions hystériques reparaissent avec violence. Nous parlons doucement à la malade, nous la consolons, et nous l'amenons peu à peu à reprendre de l'émétique. Pendant ce temps, elle nous raconte par lambeaux sa triste histoire.

À six ans, on l'a vendue à la famille chez laquelle nous sommes, pour qu'elle fût la femme de l'un des fils. La cérémonie du mariage n'a pourtant jamais eu lieu. Pauvre, pauvre enfant ! Avec quelle peur, quelle horreur elle cache sa figure, tremblant de tous ses membres dès qu'un homme se montre à la porte ou à la fenêtre ! Hélas ! sans secours, sans protecteur, sans espérance ! L'attitude désespérée de la pauvre petite en dit plus qu'aucune parole ne pourrait le faire. Le fait est qu'ils ont des airs terribles, ces hommes. Je ferme la porte et j'essaye de fermer la fenêtre ; mais cela ne sert pas à grand chose : le papier qui tient lien de vitre est aussitôt déchiré ; ces hommes l'arrachent morceau par morceau, car ils veulent voir ce qui se passe dans l'appartement. Leur physionomie me fait frissonner !

Au bout d'une heure ou deux, l'enfant est mieux, mais elle est épuisée. Nous la laissons doucement endormie sur les genoux d'une femme âgée, une voisine qui a été tout le temps très bonne pour elle ; et nous entrons dans la chambre principale où sont encore rassemblées quantité de personnes. Parmi elles se trouve la belle-mère dont les expressions de reconnaissance sont révoltantes de fausseté et d'hypocrisie. Lottie leur parle à tous du grand Dieu des cieux, et ils écoutent très attentivement jusqu'à ce qu'enfin les hommes commencent à entrer et à sortir, désirant évidemment que nous partions. Nous prions avec eux, et après leur avoir dit que nous reviendrions plus tard dans la journée, nous nous en allons tristement.

Harassées de fatigue, nous revenons à la maison Lottie et moi sur la brouette. D'après ce que me dit ma compagne, ce que nous avons vu et appris dans cette maison n'est ni rare, ni extraordinaire. Aujourd'hui même, à YANG-CHAU seulement, dans plus de mille maisons, vous trouverez les mêmes choses. Hélas, il en est de même dans tous les pays païens. Des millions de femmes et de fillettes y vivent dans la souffrance et le désespoir, ne soupirant qu'après la mort.

Arrivée à la maison, je gagnai ma paisible chambre et là, à genoux, je fis monter vers Dieu le cri de mon coeur déchiré, accablée à la pensée des péchés et des souffrances de ce peuple.


 Oh ! Dieu ! La Chine, la Chine ! Cet immense empire avec ses centaines de millions de créatures ! toutes leurs souffrances, leurs péchés, leurs angoisses ! et tant de femmes, tant de petits enfants ! Tant de siècles de ténèbres ! et maintenant si peu de gens pour leur apporter la lumière !.... Mais, mon coeur, écoute ! le Seigneur parle : « Il n'est point de lieu, dit-il, où les, douleurs de la terre soient plus senties qu'au ciel.

Souviens-toi ! Contemple l'Homme de douleur ; monte au Calvaire ! Dieu lui-même y souffre au plus haut point. Nul n'a souffert comme l'Homme-Dieu. » « Rabboni ! » Heure merveilleuse de ravissement ! Je contemple le Roi dans sa beauté, le Calvaire, la croix !

 La lumière que répand cette croix, lumière si terrible et si douce, illumine pour moi les plus sombres pages de l'histoire ; ce n'est qu'à ses rayons que je puis les comprendre....

 

 Notre vie si courte, si faible, surtout notre humble vie de femme, que peut-elle faire pour soulager les souffrances d'un monde agonisant et hâter la venue du Sauveur ? Oh ! Dieu soit loué ! joie glorieuse et triomphante ! Elle peut être vécue tout entière en sympathie avec Lui, sympathie la plus profonde ! unité de coeur et d'âme ! ses desseins, son oeuvre, son but deviennent LES NÔTRES ! Nous travaillons « avec Lui » à la place exacte où Il nous veut et où Il a besoin de nous, dans la communion la plus intime « avec le Père et avec son Fils Jésus-Christ, » nous travaillons « ensemble » à bannir à jamais toutes ténèbres et à faire luire la lumière éternelle. Toutes nos forces, toutes nos pensées, tout notre temps, tous nos biens doivent être consacrés à ce but, dévoués à Lui. C'est Lui qui usera de nous, où et comme Il voudra.

Par sa grâce nous sommes ici, dans les plus noires ténèbres du paganisme, quel privilège et quel honneur ! Je n'aurais jamais pensé que la bénédiction qui nous attendait ici fût la moitié, aussi grande ; pour tout un monde je ne voudrais pas être ailleurs qu'ici.

Les occasions d'annoncer Jésus-Christ, les portes qui s'ouvrent de tous côtés pour les femmes chrétiennes en Chine, c'est quelque chose de merveilleux ; cela dépasse de beaucoup les plus brillantes espérances que j'aie jamais pu concevoir. Toute la contrée nous est ouverte, et ce qui est bien meilleur le coeur des femmes.
Des milliers d'ouvriers de Dieu trouveraient ici une sphère d'action illimitée. Il en faudrait de toutes sortes, non seulement des instruits et des lettrés - bien qu'ils soient des plus nécessaires - mais des petits et des humbles. On a besoin de tous ceux dont le coeur est plein d'amour - amour pour Dieu et pour les âmes qui périssent - et qui CONNAISSENT Dieu par cette foi et cette communion intime et profonde qui seules permettent de résister aux assauts de l'ennemi des âmes qui règne ici en maître souverain.
Il est tard ; je dois m'arrêter, bien que mon coeur déborde.
Que Celui qui seul peut le faire, parle à beaucoup de coeurs et envoie « dans la puissance de l'Esprit, » non pas des dizaines, mais des centaines d'ouvriers dévoués et remplis de son amour ! car le temps est court !





(1) On connaît la coutume barbare qui mutile le pied, et par suite la jambe, de la femme chinoise. (T. E.) 
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