17 Avril.
« Un million
de Chinois
meurent chaque mois sans
Dieu ! »
Ces paroles solennelles,
écrites il y a longtemps déjà
par mon cher père, ont toujours
été présentes à mon
esprit et ont exercé une grande influence
sur ma vie. Mais ce n'est qu'aujourd'hui que je
commence à en saisir la portée. Je
comprends jusqu'à un certain point la
profondeur de misère, d'angoisse et de
désespoir qu'elles expriment. Avec l'aide du
Sauveur, je veux essayer de vous faire le
récit des vingt-quatre dernières
heures de notre vie à Yang-chau..... Une
seule de nos journées ! Seigneur
Jésus, parle à beaucoup de coeurs par
ce récit !
HIER soir la réunion de
prières nous avait tous rassemblés
vers sept heures dans notre petit salon.
Après le chant du premier cantique, le cher
M. Marc Carthy me demanda de dire quelques mots sur
les milliers de jeunes filles de fabrique de
Londres et sur l'oeuvre qui se poursuit parmi
elles. Bien qu'un peu étonnée de
cette demande, j'y consentis volontiers. Il n'est
jamais difficile de parler d'un sujet qui vous
tient au coeur. Ces chers amis paraissant
intéressés, notre entretien dura
longtemps et fut l'occasion d'ardentes
prières qui je l'espère, se
continueront.
Je vois encore cette scène
bien qu'elle me paraisse déjà
ancienne. La grande chambre avec ses
murs bien propres, de beaux
textes de couleur, des cartes de la Chine, la
chère Mary Reed assise près de
l'harmonium, les autres soeurs (nous sommes treize
maintenant) réunies autour de la lampe dans
la douce quiétude qui succède
à une journée bien remplie. Mais
notre paisible et délicieux entretien est
brusquement interrompu.
Ah ! ce coup à notre
porte, quel son tristement familier ! Nous
entendons un pas précipité dans le
corridor, - oui, c'est bien ce que nous
craignions : un cas d'empoisonnement. Il faut
que quelqu'un aille vite. Peu de minutes
après, Mlle. A. et Mlle. Rentfield partent
avec le messager qui est venu chercher notre aide.
Elles n'ont pas à aller très loin,
mais nous ignorons le temps qu'elles devront rester
dehors et ce qu'elles vont rencontrer. Que le
Seigneur les accompagne et les aide ! Elles
reviennent deux heures après.
Toujours la même histoire. Une
maison respectable, bondée de monde. Il
s'agit d'une toute jeune fille ; elle a pris
une grande quantité d'opium et gît sur
un lit dans une des pièces les plus
reculées de l'appartement. Elle refuse tout
d'abord de prendre le contre-poison, aussi s'en
suit-il une scène horrible : quatre ou
cinq personnes la tiennent renversée, et
malgré sa violente résistance, font
couler le liquide entre ses dents serrées.
Mais soudain, cédant aux prières,
elle se ravise et dit qu'elle veut prendre
elle-même le liquide, elle en prend, en
effet, suffisamment pour que l'effet
désiré se produise : elle
rejette une grande partie de l'opium qu'elle avait
absorbé ; et nos soeurs ne la laissent
qu'après avoir acquis l'assurance qu'elle se
remettra.
Pauvre jeune fille, C'était
une querelle avec sa mère qui l'avait
conduite à cet acte
désespéré.
Une foule de gens se pressaient
autour de la maison, regardant par les portes et
les fenêtres. Plusieurs promirent de venir le
lendemain à la « Jesu
tang » (salle de Jésus) pour
apprendre à mieux connaître cette
étrange doctrine qu'ils venaient d'entendre
pour la première fois.
Les Chinois se suicident souvent
par
vengeance. Ils croient qu'après une telle
mort, leur âme aura le pouvoir de tourmenter
de toute façon ceux qui les ont
offensés.
Nos soeurs sont fatiguées, aussi chacun
se retire. Seuls, M. Mac Carthy et moi restons au
salon à parler des moyens qui nous
amèneront à bien
connaître le coeur et la vie de ce pauvre
peuple auquel nous nous sommes donnés par
amour pour Jésus. Il est déjà
très tard quand nous nous agenouillons pour
demander à Dieu lumière et direction.
Tout est tranquille au dehors et au dedans ;
mais, pendant nos prières, des pas
précipités se font entendre devant la
maison, et de nouveau ces coups forts et
répétés que nous connaissons
si bien retentissent à la porte. Nous
distinguons ensuite la voix d'un homme expliquer
à un passant qu'il vient (comme nous
l'avions pensé) demander une médecine
aux « démons
étrangers » pour guérir une
personne qui s'est empoisonnée avec de
l'opium. Il recommence à frapper. Nous
ouvrons et il nous raconte que sa mère,
à ce qu'on croit, a bu la fatale drogue. Il
demeure très loin, mais il nous supplie de
venir à l'instant. C'est onze heures du
soir. Tout le monde dort dans la maison,
pensons-nous, qui donc pourrait
aller ?
Mais notre chère A. est
déjà prête avec tout ce qu'il
faut emporter. Elle et moi nous partons
aussitôt par une nuit des plus noires. Le
messager nous précède avec une
lanterne qu'il porte aussi bas que possible pour
éclairer le chemin raboteux. Notre petit
domestique San-sa nous suit ; nous l'avons
emmené en cas de besoin.
Les rues étroites et sombres
paraissent étranges vues ainsi à
minuit. Presque toutes les boutiques sont
fermées. Les rares passants sont munis d'une
lanterne sans laquelle il serait dangereux de
s'aventurer dehors après la chute du jour.
Notre guide marche très vite, et la
sympathie que nous éprouvons pour lui et les
siens nous fait doubler le pas ; nous marchons
avec une rapidité impossible à de
réelles Chinoises. (1)
Nous sommes bientôt dans des
quartiers qui nous sont totalement inconnus. Le
silence le plus complet règne autour de
nous. Au dessus de nos têtes, le ciel noir,
sans nuage ; et les étoiles,
chères et paisibles amies, brillant dans
tout l'éclat de leur radieuse beauté.
Elles nous répètent que Dieu ne
change point et qu'il protège les
siens.
Nous traversons de grands
espaces
ouverts, embarrassés de tas de
décombres et
d'immondices ; et ce n'est pas chose facile
que de suivre le sentier à peine
tracé en évitant les grands trous et
les flaques d'eau et de boue qui se
présentent à chaque pas. Nous passons
à côté de grands amas de
misérables paniers-huttes noirs et
silencieux, pour entrer encore dans un labyrinthe
de petites rues ; puis nous hâtons le
pas en longeant un immense temple mystérieux
et la vaste habitation d'un mandarin.
Notre maison est déjà
bien loin, et nous approchons de la vieille ville
qui est le quartier le plus pauvre de Yang-chau.
Nous y voilà ! que de ruines ! que
de décombres ! que ces bâtiments
entassés ont l'air vieux ! Mais nous ne
pouvons nous attarder à regarder ce qui nous
entoure, notre marche rapide et les obstacles du
chemin réclament toute notre attention. Ici
les rues sont non seulement plus raboteuses, plus
étroites, plus tortueuses, mais les flaques
de boues et les tas d'immondices se
multiplient ; de plus, voici d'autres
obstacles : des formes humaines d'un aspect
lamentable sont étendues
pêle-mêle au coin des boutiques et dans
tous les endroits qui offrent un semblant d'abri.
Pauvres créatures qui n'ont pas un lieu
où reposer leur tête ! Elles
n'ont pas même un misérable
panier-hutte qu'elles puissent regarder comme leur
appartenant. Parias, mendiants, sans soutiens, sans
amis ! Cependant les étoiles de Dieu
brillent aussi pour eux ; pour eux aussi
Jésus déborde d'amour et de
compassion. N'a-t-il pas dit :
« Contraignez-les d'entrer, que ma maison
soit remplie ? »
Dieu a-t-il une place dans ses
« nombreuses demeures » pour
chacun de ces rejetés ? Croyons-nous
qu'Il appelle ses enfants à leur dire qu'il
en a une et à leur en montrer le
chemin ? Le croyons-nous ? S'il en est
ainsi, dites-moi pourquoi dans un rayon de quelques
kilomètres, dix millions de Chinois, nos
frères et soeurs pour lesquels
Jésus-Christ a donné sa vie, meurent
sans que personne vienne le leur annoncer, et sans
avoir la possibilité d'en rien savoir.
Oh ! pensez à ma question et versez des
larmes de douleur et de honte ; et redoublez
de prières et de supplications ! Il n'y
a parmi eux, je vous l'ai dit, que notre seule
maison, c'est-à-dire cinq personnes
seulement qui peuvent parler leur langue. Est-ce
possible ? Et pourtant cela est. Hélas,
hélas ! L'Église de
Jésus-Christ dort ; elle n'est pas
prête pour la rencontre de l'Époux.
« Ma tête est
couverte de rosée, mes boucles sont
couvertes des gouttes de la nuit. »
Ah ! Seigneur et Maître, comme nos
coeurs te louaient pendant notre course rapide dans
la nuit obscure ! car tu nous permets de
prendre part en quelque mesure à ton
sacrifice et à ton labeur ; nous
étions avec Toi pendant cette nuit, c'est
avec Toi que nous cherchions à sauver
quelques âmes. Quelle joie dans ton
intimité et dans ta communion ! nous
n'en avions jamais fait pareille expérience.
Ce n'est que maintenant que la grandeur de cette
joie se révèle à
nous.
Les sons éclatants de gongs
lointains excitent les hurlements de toute cette
multitude de chiens qui erre jour et nuit dans les
rues. Ils nous annoncent l'approche des veilleurs
de nuit. En voici un tout près de nous. Il
frappe sur son vieux gong fêlé avec
plus d'énergie que d'égards pour
nous. Quel bruit horrible ! On peu croire
cependant que le voleur adonné à sa
besogne est fort reconnaissant de cette invitation
à se tenir tranquille jusqu'à ce que
l'émissaire de la justice ait passé.
Étrange manière de
procéder !
Les portes, de la ville
apparaissent
enfin, hautes, massives, très pittoresques
vues de nuit avec leurs tourelles pointues
s'élançant dans le ciel
étoilé.
Nous en franchissons une sans
être pour cela hors de la ville. En voici une
seconde, puis une troisième, puis une
quatrième. Nous devons cependant approcher
du terme de notre voyage, car un second personnage
rejoint notre guide et lui parle avec
feu.
En effet quelques minutes encore
dans une étroite rue, et nos hommes
s'arrêtent devant une porte ouverte dans un
grand mur blanc. Nous entrons et nous gagnons une
petite cour, sale, encombrée, sur laquelle
ouvrent de côté, et d'autre les
diverses pièces de la maison. Les
propriétaires doivent être des
marchands, à en juger par la quantité
de ballots qui couvrent le sol. Une porte ouverte
en face de nous, la chambre remplie de monde
qu'elle nous laisse voir, et les gestes de nos
compagnons nous ont bien vite fait comprendre, quel
est le lieu de notre destination. Une femme
âgée à l'air respectable y est
assise sur un banc près de la porte. Sa
physionomie morne et hébétée,
ainsi que la foule de gens excités qui se
presse autour d'elle, nous la désignent
comme étant la personne qui s'est
empoisonnée. Pauvre créature !
Elle nous crie qu'elle n'a pas
pris d'opium. Elle n'en a absolument point
touché et elle ne veut pas nos
médecines. C'est désolant de
l'entendre et nous sommes bien embarrassées.
Mais ses fils et ses voisins déclarent
qu'elle nous trompe, et qu'elle a pris de l'opium
en telle quantité qu'il est étonnant
qu'elle n'en soit pas morte avant la nuit. A.
prépare donc le contre-poison.
Pendant ce temps, je jette un
regard
sur l'appartement. La chambre où nous sommes
est grande, irrégulière ; elle
ressemble un peu à un magasin, elle est
encombrée de tant de choses, et de choses si
variées qu'elle défie toute
description. À la clarté douteuse des
chandelles posées sur table, près de
la porte, je puis voir la figure de ces pauvres
gens se détacher sur les murs noircis par la
fumée. Plus de vingt personnes se pressent
autour de la malade, criant et discutant avec elle.
Celle-ci se lève enfin et vient s'asseoir
près de la table : elle consent
à prendre la médecine. Nous lui en
faisons prendre autant qu'elle en peut supporter,
et pendant plus d'une demi-heure, nous restons
debout surveillant ses effets avec
anxiété. Si la pauvre femme a
vraiment pris la quantité d'opium dont on
parle, il ne nous reste que peu d'espoir de la
sauver, mais nous voulons espérer contre
toute espérance.
Pendant que nous prions pour sa
guérison, les hommes fument, les femmes
causent ; quelques-unes fument aussi. Quelle
insouciance devant la mort terrible qui menace la
malheureuse créature ! San-sa notre
petit domestique et A. parlent du Sauveur à
ceux qui nous entourent et je prie que Dieu donne
efficace à leurs paroles.
Enfin nous nous préparons au
départ. Aucun changement n'est survenu dans
l'état de la vieille femme. Elle-même
insiste pour qu'on allume nos lanternes et qu'on
nous reconduise.
Il est tard, et nous, n'avons
plus
rien à faire. Nous munissons nos hôtes
d'une seconde dose d'émétique et nous
partons.
Notre guide de tout à l'heure
vient avec nous pour nous chercher des brouettes ou
des chaises à porteurs. Nous reprenons notre
marche, par une nuit magnifique et solennelle,
remettant à Dieu le soin de faire fructifier
la semence répandue dans les pauvres
âmes avec lesquelles Il nous a mis en
contact.
Nous passons de nouveau sous les
portes de la ville et arrivons à un point
où quatre rues se croisent. Là, notre
guide nous laisse en compagnie de San-sa pendant
qu'il va chercher des chaises et des
porteurs.
Nous restons immobiles et
attendons.
Il est environ une heure du matin. Tout est calme.
Combien il nous parait étonnant de nous
trouver presque seules, dehors, à cette
heure, au centre d'une grande cité chinoise
où vivent près d'un demi-million
d'âmes plongées dans les plus
profondes ténèbres !
Mais nous ne sommes pas
longtemps
seuls. Quelques passants attardés, nous
ayant découverts, se rassemblent autour de
nous. Il y en a près d'une douzaine. En
voici d'autres encore. - Les porteurs tardent
à arriver ; nous ne pouvons qu'attendre
patiemment, heureuses que San-sa soit là, et
qu'en somme ces hommes aient l'air bienveillant.
Étant inconnues dans cette partie de la
ville, et nous trouvant dans une situation
étrange, nous ne nous étonnons
nullement d'exciter la curiosité.
Ces hommes sont maintenant de
vingt
à trente. Les uns sont munis de lanternes
qu'ils approchent de nos figures pour mieux voir,
je suppose, comment sont faits les
« démons
étrangers. » Les autres, sans
lanternes, couverts de lambeaux et de haillons
impossibles à décrire, se
traînant et rampant dans tous les coins, ne
nous jettent que de loin leurs regards timides et
furtifs.
Voici une des chaises ;
mais il
nous faut attendre la seconde. Oh ! combien je
soupire après le moment où je pourrai
parler à ces âmes et leur dire tout ce
que mon coeur ressent pour elles ! Mais il ne
serait pas prudent à une femme de s'adresser
à des hommes dans les circonstances
où nous sommes. San-sa, lui, le peut sans
inconvénient. Aussi, le voyons-nous, sa
lanterne à la main parlant avec puissance au
milieu de ce groupe d'inconnus, et on
l'écoute avec grande attention. Sa voix
claire et forte s'entend à distance ;
elle réveille un dormeur couché
à quelques pas de là. Ce dormeur
s'assied et comme les autres se met à
écouter. Un homme à qui San-sa
s'adresse particulièrement lui pose quelques
questions, et ajoute qu'il est
intéressé par cette doctrine de
Jésus dont on lui parle pour la
première fois.
Enfin, une autre chaise arrive.
Nous
souhaitons le bonsoir au groupe qui nous entoure et
reprenons le chemin de la maison. Il est deux
heures quandnous atteignons la
Pi-shi-Kai. M. Mac Carthy a veillé
jusqu'à notre retour ; il aurait
aimé nous accompagner, ou aller seul
à notre place, mais, impossible ! il
faut des missionnaires femmes auprès des
Chinoises ou les laisser mourir sans
secours.
Après quelques heures de
sommeil, nous nous réveillons par une
radieuse matinée de printemps. Nous en
sommes presque à nous demander si les
événements de la nuit n'ont pas
été de mauvais rêves. La
journée est si belle, le soleil brillant, la
lumière si pure !
C'est avec des coeurs joyeux que
nous nous rassemblons pour la réunion de
prières de 7 h. 30, et nous nous rendons
immédiatement après dans la salle
à côté pour déjeuner. Ce
moment du déjeuner, si agréable par
ses causeries délicieuses et par ses beaux
projets de travail pour la journée, est
toujours pour nous une heure d'encouragement ;
aujourd'hui, il en est tout particulièrement
ainsi. À la fin du repas, nous avons
l'habitude de réciter des versets de la
Bible à tour de rôle, puis nous
chantons un cantique avant de nous séparer.
Or ce matin, pendant que nous récitions nos
textes, un pas précipité se fait
entendre dans l'escalier....
C'est encore une demande de
secours
pour un cas d'empoisonnement !
« Venez vite, dit le
messager, la distance est longue, et la jeune femme
a pris une grande quantité
d'opium. »
A... et M... partent, et nous
restons réunies comme tout à
l'heure ; mais notre joie est recouverte d'un
voile de tristesse ; nous ne pouvons chanter
le cantique ; nous ne pouvons que prier et
nous retirer dans nos chambres. Je regarde par ma
fenêtre ouverte et contemple cette immense
cité enveloppée des vapeurs
fraîches et pures du matin. Oppressée,
je pense à la longue procession d'âmes
qui s'avancent au devant d'une
éternité inconnue et effrayante.
« Un million de Chinois sans Dieu, s'y
précipitent chaque
mois ! »
Nous nous rendons à
l'étude du matin ; mais A... et M... ne
reviennent pas. Nous nous réunissons pour le
dîner ; elles rentrent enfin tristes et
fatiguées. Aucune parole ne peut rendre les
scènes dont elles ont été
témoins du reste, le temps
et l'espace dont je dispose ne me, permettent pas
de l'essayer. Je ne vous en dirai que quelques
mots.
La personne qui a bu l'opium est
une
douce jeune femme de bonne famille. C'est la
troisième fois qu'elle essaie de mettre fin
par l'opium à sa misérable existence.
Elle a perdu son mari, son père et ses
frères à des intervalles
rapprochés et ne peut supporter la vie sans
eux. Elle a eu soin de ne prendre aucune nourriture
hier, afin que le poison eût une action plus
rapide, mais à peine l'eut-elle
absorbé, que saisie de terreur, elle nous
envoya chercher. L'émétique produisit
son effet ; elle rejeta une grande partie de
l'opium qu'elle avait pris. A... espère
qu'elle pourra se relever malgré son
extrême faiblesse. Nos amies ont eu la preuve
que l'opium règne on souverain dans cette
maison. Plusieurs hommes étaient là
fumant tranquillement Cette abominable drogue alors
que tout près d'eux la pauvre
créature soutenait une lutte terrible contre
la mort due à ce poison.
Une tranquille après-midi,
passée à étudier vint
ensuite ; mais à quatre heures,
à peine étions-nous réunies
chez Mlle Mac Farlane, pour notre leçon de
chinois, que nous voyons entrer la chère
femme qui nous sert. Elle nous annonce d'un air
triste qu'on demande un prompt secours pour une
autre femme qui s'est empoisonnée.
« Un autre cas ! est-ce
possible ? » Qui ira ? - A...
doit être bien fatiguée, du reste elle
prend une leçon.
Sai-nai-nai est prête et
viendra avec Lottie et moi. Un homme d'âge
mur, décemment vêtu nous attend pour
nous indiquer le chemin. Nous partons avec lui.
Lottie souffre encore d'une foulure à la
cheville ; aussi, pour aller plus vite, se
fait-elle traîner dans une brouette chinoise,
et nous arrivons bientôt à la maison
qu'habite la malade, et qui se trouve dans un des
bons quartiers de la ville. La porte principale en
est ouverte, nous pénétrons dans une
petite cour, puis dans une chambre pleine de femmes
qui discutent entre elles d'un ton criard, mais la
patiente n'y est pas. Notre attention est
bientôt attirée vers un appartement
intérieur d'où s'échappent des
gémissements, des cris et tout le bruit
d'une lutte violente. Nous nous hâtons d'y
entrer. Comme c'est sombre ! Cependant nous
distinguons bientôt ce qui s'y passe.
Une pauvre petite
fille de quatorze ans se
débat comme une possédée
contre l'étreinte de trois ou quatre femmes
en colère. Celles-ci la secouent, la
battent, la traînent par terre, et la pauvre
enfant semble hors d'elle de rage et de terreur.
Avant que nous puissions intervenir, ces femmes ont
traîné la malade dans la chambre
voisine. Là, nous nous approchons d'elle et
nous essayons de la calmer ; mais c'est en
vain. Le bruit et le tumulte continuent, et nous ne
pouvons que préparer la médecine
quoiqu'on ne puisse songer à l'administrer
à l'enfant dans l'état d'excitation
où elle se trouve. Du reste elle est
fermement décidée à n'y pas
toucher. Quelques gouttes mises de force dans sa
bouche, sont rejetées immédiatement
sans produire aucun effet. Pendant ce temps, le
poison, dont l'enfant a pris une grande
quantité, continue son action
meurtrière.
Parmi les dix-huit ou vingt
personnes réunies dans la chambre, beaucoup
restent indifférentes devant le drame qui se
déroule, c'est un amusement pour
elles ; quant aux enfants, ils jouent
bruyamment sur le seuil de la porte. Nous
désespérons de pouvoir être
utiles au milieu de ce désordre et de ces
cris. D'autre part, nous n'osons emporter la petite
malade, dans une autre pièce et laisser tout
ce monde dehors ; même ici à
Yang-chau où des missionnaires
résident depuis de longues années,
des soupçons malveillants pèsent
encore sur eux et entravent leur liberté
d'action. Aussi essayons-nous d'obtenir le silence
en disant que la seule chance de salut pour
l'enfant est dans le repos. Plus calme, elle
consentira à prendre
l'émétique. Mais nos paroles sont
vaines le bruit et la confusion
redoublent.
Par des mots incohérents et
des exclamations passionnées, la pauvre
enfant nous fait comprendre qu'elle veut mourir.
Elle ne veut plus vivre, dit-elle, il lui tarde de
mourir. Si on l'oblige à boire la
médecine et qu'elle guérisse elle se
jettera dans le puits. Elle n'est utile à
personne et n'est jamais sage. Quoi qu'elle fasse,
on n'est jamais content ; et cependant elle
fait aussi bien qu'elle peut. Sa belle-mère
la maltraite, la bat cruellement, et lui reproche
de commettre toutes sortes de mauvaises
actions ; mais elle ne peut faire autrement,
on les lui fait commettre ; chacun abuse
d'elle. Il lui tarde de mourir ! Nous nous
penchons affectueusement sur elle, et la
caressons ; elle nous, dit alors qu'elle est
fâchée de nous donner de la
peine ; mais elle ne veut pas
que nous la touchions, parce
qu'elle est sale, si sale ! « Ils
disent tous que je suis sale ! »
ajoute-t-elle. Pauvre, pauvre
enfant !
Sa belle-mère n'est pas
là. Au fond, il lui importe peu que la
fillette se rétablisse ou non. Mais si elle
meurt, il faudra en acheter une autre pour en faire
la femme de son fils. En outre, elle craint que
l'âme de l'enfant, « partie pour on
ne sait où, » ne vienne la
tourmenter ; c'est pour cela qu'elle a fait
chercher les médecines des
étrangers.
Enfin, ne voyant aucune autre
chance
de salut pour la malade, nous insistons pour qu'on
la transporte dans une autre pièce ; et
tenant tout le monde à l'écart sauf
deux des femmes, nous nous efforçons de
consoler et de secourir la malheureuse petite qui,
se voyant seule avec nous, se calme bientôt
et consent à prendre
l'émétique dont l'effet ne tarde pas
à se produire. Elle rejette une grande
partie de l'opium qu'elle a absorbé. Nous
avons soin de tenir la porte soigneusement
fermée, car dès que quelqu'un
l'ouvre, le tremblement nerveux et les convulsions
hystériques reparaissent avec violence. Nous
parlons doucement à la malade, nous la
consolons, et nous l'amenons peu à peu
à reprendre de l'émétique.
Pendant ce temps, elle nous raconte par lambeaux sa
triste histoire.
À six ans, on l'a vendue
à la famille chez laquelle nous sommes, pour
qu'elle fût la femme de l'un des fils. La
cérémonie du mariage n'a pourtant
jamais eu lieu. Pauvre, pauvre enfant ! Avec
quelle peur, quelle horreur elle cache sa figure,
tremblant de tous ses membres dès qu'un
homme se montre à la porte ou à la
fenêtre ! Hélas ! sans
secours, sans protecteur, sans
espérance ! L'attitude
désespérée de la pauvre petite
en dit plus qu'aucune parole ne pourrait le faire.
Le fait est qu'ils ont des airs terribles, ces
hommes. Je ferme la porte et j'essaye de fermer la
fenêtre ; mais cela ne sert pas à
grand chose : le papier qui tient lien de
vitre est aussitôt
déchiré ; ces hommes l'arrachent
morceau par morceau, car ils veulent voir ce qui se
passe dans l'appartement. Leur physionomie me fait
frissonner !
Au bout d'une heure ou deux,
l'enfant est mieux, mais elle est
épuisée. Nous la laissons doucement
endormie sur les genoux d'une femme
âgée, une voisine qui a
été tout le temps très bonne
pour elle ; et nous entrons
dans la chambre principale
où sont encore rassemblées
quantité de personnes. Parmi elles se trouve
la belle-mère dont les expressions de
reconnaissance sont révoltantes de
fausseté et d'hypocrisie. Lottie leur parle
à tous du grand Dieu des cieux, et ils
écoutent très attentivement
jusqu'à ce qu'enfin les hommes commencent
à entrer et à sortir, désirant
évidemment que nous partions. Nous prions
avec eux, et après leur avoir dit que nous
reviendrions plus tard dans la journée, nous
nous en allons tristement.
Harassées de fatigue, nous
revenons à la maison Lottie et moi sur la
brouette. D'après ce que me dit ma compagne,
ce que nous avons vu et appris dans cette maison
n'est ni rare, ni extraordinaire. Aujourd'hui
même, à YANG-CHAU seulement, dans plus
de mille maisons, vous trouverez les mêmes
choses. Hélas, il en est de même dans
tous les pays païens. Des millions de femmes
et de fillettes y vivent dans la souffrance et le
désespoir, ne soupirant qu'après la
mort.
Arrivée à la maison,
je gagnai ma paisible chambre et là,
à genoux, je fis monter vers Dieu le cri de
mon coeur déchiré, accablée
à la pensée des péchés
et des souffrances de ce peuple.
Notre vie si courte, si faible, surtout notre
humble vie de femme, que peut-elle faire pour
soulager les souffrances d'un monde agonisant et
hâter la venue du Sauveur ? Oh !
Dieu soit loué ! joie glorieuse et
triomphante ! Elle peut être
vécue tout entière en sympathie avec
Lui, sympathie la plus profonde ! unité
de coeur et d'âme ! ses desseins, son
oeuvre, son but deviennent LES NÔTRES !
Nous travaillons « avec Lui »
à la place exacte où Il nous veut et
où Il a besoin de nous, dans la communion la
plus intime « avec le Père et avec
son Fils Jésus-Christ, » nous
travaillons « ensemble »
à bannir à jamais toutes
ténèbres et à faire luire la
lumière éternelle. Toutes nos forces,
toutes nos pensées, tout notre temps, tous
nos biens doivent être consacrés
à ce but, dévoués à
Lui. C'est Lui qui usera de nous, où et
comme Il voudra.
Par sa grâce nous sommes ici,
dans les plus noires ténèbres du
paganisme, quel privilège et quel
honneur ! Je n'aurais jamais pensé que
la bénédiction qui nous attendait ici
fût la moitié, aussi grande ;
pour tout un monde je ne voudrais pas être
ailleurs qu'ici.
Les occasions d'annoncer
Jésus-Christ, les portes qui s'ouvrent de
tous côtés pour les femmes
chrétiennes en Chine, c'est quelque chose de
merveilleux ; cela dépasse de beaucoup
les plus brillantes espérances que j'aie
jamais pu concevoir. Toute la contrée nous
est ouverte, et ce qui est bien meilleur le coeur
des femmes.
Des milliers d'ouvriers de Dieu
trouveraient ici une sphère d'action
illimitée. Il en faudrait de toutes sortes,
non seulement des instruits et des lettrés -
bien qu'ils soient des plus nécessaires -
mais des petits et des humbles. On a besoin de tous
ceux dont le coeur est plein d'amour - amour pour
Dieu et pour les âmes qui périssent -
et qui CONNAISSENT Dieu par cette foi et cette
communion intime et profonde qui seules permettent
de résister aux assauts de l'ennemi des
âmes qui règne ici en maître
souverain.
Il est tard ; je dois
m'arrêter, bien que mon coeur
déborde.
Que Celui qui seul peut le
faire,
parle à beaucoup de coeurs et envoie
« dans la puissance de
l'Esprit, » non pas des dizaines, mais
des centaines d'ouvriers dévoués et
remplis de son amour ! car le temps est
court !
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