Quand ils furent arrivés à Capernaüm,
ceux qui recevaient les didrachmes s'adressèrent à Pierre et lui
dirent :
- Votre maître ne paie-t-il pas les didrachmes ? Il
dit : - Oui.
Et quand il fut entré dans la maison, Jésus le prévint et lui
dit :
- Que t'en semble, Simon ? Les rois de la terre de qui
tirent-ils des tributs ou des impôts ? Est-ce de leurs
enfants ou des étrangers ?
Pierre dit :
- C'est des étrangers. Jésus lui répondit :
- Les enfants en sont donc exempts. Mais afin que nous ne les
scandalisions pas, va-t'en à la mer. jette l'hameçon et tire le
premier poisson qui se prendra, et quand tu lui auras ouvert la
bouche, tu trouveras un statère ;
prends-le et le leur donne pour moi et pour toi.
L'Écriture contient des enseignements directs, mais elle en renferme
aussi d'indirects qu'il faut chercher dans des paroles qui semblent
jetées comme au hasard, car la Bible n'est ni un catéchisme ni un
cours de dogmatique. Il faut savoir trouver la vérité dans la vie,
plutôt que de la voir dans des paragraphes alignés ; on pourrait
croire sans cela qu'elle n'est bonne que pour les occasions
solennelles et non pour les détails ordinaires de la vie.
Étudiez la vie de Jésus-Christ ; elle abonde en enseignements qui
sont tirés des faits et que le Sauveur ne formule point en paroles
expresses. De même qu'on fait jaillir des étincelles d'un caillou,
Jésus-Christ fait ressortir les vérités les plus pratiques des plus
petites circonstances. C'est ce que nous voyons ici.
Des collecteurs juifs s'adressent à Pierre pour lui demander si son
maître ne paie pas le didrachme, c'est-à-dire le
tribut annuel pour l'entretien du temple. Pierre répond
affirmativement, mais sa pensée ne va pas au delà du fait présent,
c'est qu'il est d'usage de payer. Jésus-Christ, lui, profite de cet
appel des collecteurs pour en faire un d'une autre nature à Pierre
lui-même : Que t'en semble, Simon ? Les rois de la terre
de qui tirent-ils des tributs ou des impôts ? Est-ce de leurs
enfants ou des étrangers ? Pierre dit : C'est des
étrangers ; et Jésus lui répond : Les enfants en
sont donc exempts.
Pierre pouvait facilement tirer la conclusion, et l'enseignement
de Jésus eût pu se borner là. Mais le Seigneur avait autre chose à
apprendre à son disciple. Après l'avoir convaincu qu'il était en droit
de ne pas payer, il refuse d'user de son droit ; il le sacrifie
aux collecteurs, afin, dit-il, de ne pas les scandaliser.
Voilà le point central de ce récit. Le miracle du poisson qui va se
prendre à l'hameçon et qui apportera dans sa bouche
le statère dont manquait le Fils de l'homme, est moins étonnant que le
désir de Jésus-Christ de ne scandaliser personne. Lui qui pouvait
multiplier les pains au désert, connaissait aussi les trésors enfouis
dans la terre et dans l'abîme des eaux ; l'argent et l'or
sont à lui et il les donne à qui il veut. Mais se mettre ainsi
sous la loi, pour ne point heurter les faibles, voilà pour nous tous
un côté du coeur de Jésus-Christ qu'il vaut la peine d'étudier.
Il y a dans l'âme humaine du Sauveur tout un monde de délicatesse, et
c'est de cette vertu si douce et si nécessaire que nous voudrions dire
ici quelques mots.
En quoi consiste-t-elle, et quels sont les ressorts qui la font
agir ? Toute vertu a un côté actif et un côté passif ; elle
produit des oeuvres que nous voyons et elle est produite elle-même par
des causes que nous ne voyons pas toujours. C'est sous ce double point
de vue que nous voudrions vous parler de la délicatesse
chrétienne.
Autant la délicatesse nous attire et obtient facilement nos éloges,
autant, en revanche, nous sommes prompts à nous indigner contre
l'indélicatesse des procédés de nos semblables. Un enfant qui se
montre indélicat envers ses parents, un ami qui, sous ce rapport,
blesse son ami, ou un supérieur qui use de sa supériorité pour
froisser son inférieur, nous inspirent involontairement de
l'aversion ; ce sont des hommes qu'on voudrait exclure de la
société, car la délicatesse fait le charme de la vie. Sans elle
l'affection perd sa nuance la plus belle, et la place reste à la
rudesse, à l'égoïsme, à la cruauté même.
À quoi reconnaît-on la délicatesse ? La réponse se trouve
dans l'histoire même que nous avons sous les yeux. Un homme délicat
est prêt à céder de bonne grâce ce qu'il aurait le droit d'exiger ou
de retenir ; c'est donc le contraire de ces caractères raides
auxquels on entend souvent dire : « On me doit cela, cela me
revient, je n'exige que ce qui m'appartient. »
II y a des hommes si rigoureusement attachés à leurs droits qu'ils
exproprieraient leur prochain et les dépouilleraient de sa couverture
même, uniquement parce qu'ils ont le code civil pour eux et qu'au
besoin ils pourraient faire agir la police. Ce sont de bons exacteurs,
mais ce ne sont pas des chrétiens.
Jésus-Christ aurait pu dire aussi : « Je ne paierai pas le
didrachme ; je suis ici-bas chez moi, je suis l'héritier de mon
Père ; quel est l'insolent qui ose me demander de l'argent ?
« Mais au lieu de cela il paie, et paie de bonne grâce, comme
nous le voyons.
Certainement il n'eût point cédé s'il se fût agi d'un point de
doctrine, car c'eût été sacrifier la vérité ; mais il ne s'agit
que de ses intérêts personnels, et le Seigneur cède sur-le-champ. Ne
pas être jaloux de ses droits, s'effacer volontiers quand cela se
peut, céder le pas à un autre et oublier ses propres intérêts, voilà
un premier trait de la délicatesse. Une telle abnégation est
rare. Il y a des hommes, en grand nombre, qui batailleraient pendant
des heures et vous intenteraient dix procès plutôt que de rien
retrancher de leurs prétentions. Si l'indélicatesse est déjà si mal
placée dans les rapports avec le monde, à combien plus forte raison
l'est-elle dans les relations qui existent entre les chrétiens ?
Cependant on la trouve parmi eux, et souvent très ouvertement.
Deux chrétiens, membres de la même Église, confessant le même Sauveur,
se divisent tout à coup ; quand il s'agit de payer le didrachme,
chacun veut recevoir, aucun ne veut donner : tant il est vrai
qu'il y a des christianismes qui ne valent pas un statère.
Un homme délicat est en second lieu un homme qui laisse ignorer à sa
main gauche ce que fait sa droite. Jésus-Christ ne fait aucune
observation aux percepteurs ; il attend d'être à l'écart pour
faire à Pierre les observations que lui suggère leur demande. C'est
que la délicatesse chrétienne est de toutes les
vertus celle qui se traduit le moins en paroles, et le plus en actes.
Il en est de même de certains péchés, de l'envie par exemple ;
mais ici il est question d'une vertu. La délicatesse garde le silence
sur les motifs qui la font agir. Elle est le contraire de
l'ostentation et de cette humilité orgueilleuse qui aime à se laisser
deviner et qui s'arrange de manière à ne pas rester inaperçue. Un
homme délicat souffrirait doublement, s'il surprenait en lui
l'intention de vouloir paraître délicat. La délicatesse ne met pas son
bonheur dans le chatouillement de la justice propre, ni dans le
plaisir de se laisser entrevoir, mais dans le plaisir de faire des
heureux. Il faut souvent si peu de chose pour faire du bien
indirectement ! Il y a de ces petites attentions, de ces aimables
surprises, de ces soins prévenants, qui sont comme une rosée sur
l'herbe, sans être pour nous des sacrifices. La délicatesse n'attend
pas même que les occasions se présentent ;
elle les crée, elle va à leur rencontre, elle a un talent divinatoire
qui s'exerce en silence. Moins elle a l'air de faire, plus elle fait,
mais incognito. Elle évite d'obliger quelqu'un de manière à lui
laisser le sentiment d'une obligation. Elle conserve vis-à-vis de ceux
sur qui elle s'étend, la position d'un homme qui trouve tout naturel
qu'on fasse ce qu'il a fait, et qui ne concevrait pas qu'on pût faire
autrement. Elle évite ainsi à ceux qui n'ont rien à rendre, l'embarras
de l'avouer ; elle conserve à la charité sa saveur divine, eu lui
laissant toute l'apparence du désintéressement.
L'exercice le plus difficile de la délicatesse est dans le cas où il
faut reprendre. La délicatesse n'est ni de la timidité ni de la
bonhomie. Il est des occasions où un homme délicat fait humblement la
concession de ses droits, mais il en est d'autres où il sent qu'il
doit résister. Et il n'est donné qu'à la délicatesse
de résister de la bonne manière. La souplesse cache souvent un esprit
de fraude. Défiez-vous d'un homme qui se met trop facilement à vos
pieds ; défiez-vous aussi de celui qui, dans des circonstances
pénibles et où il devrait parler, se tait et laisse faire. On ne doit
pas éviter les cas où il faut relever une erreur, signaler un défaut,
avertir une conscience. Le silence qui laisse croire que l'amer est
doux et que les ténèbres sont lumière, est de l'infidélité.
Le propre de la délicatesse quand elle est obligée de reprendre le
prochain pour son bien, c'est de savoir se mettre sur le terrain de
chacun, de ne pas traiter le faible comme le fort, ni un caractère
passionné comme un tempérament calme. Saint Paul savait être avec
les faibles, comme s'il eût été faible lui-même, afin de gagner les
faibles ; il se faisait tout à tous, afin d'en sauver
au moins quelques-uns. Cette flexibilité est une condescendance
de coeur ; elle unit la vérité avec la charité,
sans les sacrifier l'une à l'autre. Ici encore Jésus-Christ est
notre souverain modèle. Voyez comment il reprend ce Pharisien qui
l'avait invité à dîner et qui avait traité d'une manière si inhumaine
la femme qui était venue se jeter aux pieds du Seigneur ! Il
raconte à cet homme une histoire, celle d'un créancier qui avait deux
débiteurs, dont l'un lui devait cinq cents deniers et l'autre
cinquante ; or, les deux n'ayant point de quoi payer, il leur
quitta à tous deux leur dette. Vient ensuite l'application que
Jésus-Christ renferme dans cette demande : Dis-moi lequel des
deux l'aimera le plus ? Puis, présentant au Pharisien la
femme que ce dernier avait repoussée, il l'établit juge de sa propre
conduite, en passant d'une réprimande indirecte à une censure ouverte,
mais si délicatement exercée qu'il n'y a guère de braises plus
ardentes qu'un si généreux ménagement.
Voilà le côté actif de la délicatesse dans trois de ses
manifestations ; voyons maintenant le côté
intérieur de la même vertu ou les ressorts qui la font agir.
Remarquons bien qu'il n'est point ici question de la bonté naturelle,
ni d'une de ces qualités ordinaires qui peuvent faire fortune dans le
monde, mais qui ne sortent point du principe chrétien. Douceur de
tempérament, serviabilité, indulgence, plaisir à faire le bien, aucune
de ces qualités n'est proprement celle dont nous parlons.
Il faut, pour être délicat au point de vue chrétien, une conscience
profondément réveillée. C'est le premier point, c'est celui qui manque
à l'homme du monde, à l'homme qui est simplement aimable, mais qui ne
l'est qu'instinctivement. Pour être délicat, il faut connaître nos
propres aspérités et l'entraînement de notre propre nature ; pour
agir sur les autres, il faut avant tout une action sérieuse sur
nous-mêmes. Le chrétien délicat a une sensibilité plus exquise que
celle qui vient de la chair et du sang.
Il y a des attouchements dont tout le corps se ressent ; il y a
aussi des avertissements qui vont jusqu'aux jointures et aux
moelles ; ce sont ceux-là qu'il faut écouter habituellement. Il y
a un son doux et subtil qui vient de l'Esprit de Dieu et
qu'une âme vivante reconnaît facilement ; ce sont ces gardiens
que Dieu a mis sur nos murailles et qui ne se donnent de repos ni de
jour ni de nuit. Ces voix sont aussi des percepteurs, comme
ceux qui étaient venus s'adresser à Pierre ; donnez-leur votre
offrande, de peur que vous ne les scandalisiez et que vous
n'attristiez le Saint-Esprit qui est l'esprit de vérité. Plus la
conscience devient délicate, plus aussi le coeur devient flexible.
L'homme qui se connaît le mieux lui-même est aussi celui qui peut le
mieux agir sur les autres. Nos rapports avec Dieu nous donnent une
juste mesure pour saisir nos rapports avec le prochain.
La règle qui dirige en secret la délicatesse, c'est de faire aux
autres tout ce que nous voudrions que les autres
nous fissent. Elle estime le prochain à sa juste valeur ; une âme
pour laquelle Jésus est mort est grande à ses yeux, quelle que soit
son enveloppe actuelle. Les prétentions l'humilient, les exigences la
feront rougir en silence. Rien de si petit que notre propre grandeur,
quand l'Esprit de Dieu la châtie, et rien de si vaste que la grandeur
du prochain, quand le Saint-Esprit nous la rappelle. Le moindre fond
de délicatesse nous fait reconnaître ce qu'il y a d'injuste dans la
prétention de façonner les autres sur nous-mêmes, de nous poser devant
eux comme un modèle, de leur imposer le joug de nos goûts, de nos
habitudes, de ne rien souffrir de leur part, de ne nous plier à aucune
autre individualité. Le prochain rentre dans ses droits, quand nous
nous mettons nous-mêmes à la place que Dieu nous a assignée.
On pourra sacrifier quelque chose, quand on aura reconnu que ces
sacrifices sont aussi doux qu'ils sont justes. On
préférera le plaisir de la condescendance aux déceptions de l'égoïsme,
les douceurs du support aux triomphes de la volonté propre, l'avis des
petits et des simples aux insinuations de la sagesse qui vient de
l'orgueil. On sentira que l'homme le plus heureux est celui qui se met
le plus naturellement à la dernière place. Pour être délicat, il faut
nécessairement être humble. Plus on s'efface, plus on a d'empire sur
les autres.
Ces dispositions seront entretenues par une autre disposition qui est
aussi un des mobiles de la délicatesse. Le Seigneur nous mesure de la
même manière que nous mesurons le prochain. La plus grande épreuve que
puisse avoir une âme réveillée, c'est de sentir que Dieu s'est retiré
d'elle. C'est pourtant à quoi l'on s'expose quand on se retire des
devoirs que prescrit la délicatesse. La vie intérieure en souffre,
elle prend un caractère de langueur. La face du Seigneur est comme
voilée, et les prières sont stérilisées.
Dans notre propre intérêt, soyons donc délicats. Ce que nous faisons
perdre au prochain, nous le perdrons doublement pour nous-mêmes. Et
quelle vie, quand il faut vivre sans le Seigneur, sans sa paix, et
comme banni de sa présence ! Est-ce un gain que de gagner une
heure pour soi, un avantage pour soi, au risque de faire tarir en soi
la source de la vie ?
Les vertus s'alimentent d'elles-mêmes, mais quand elles déclinent,
toute la vie décline. Une seule infidélité a souvent d'incalculables
conséquences. Bien qu'il y ait une foule de choses que le monde nous
permette ou dont il nous dispense, l'Esprit de Dieu ne nous les permet
pas, ou il les réclame de nous à grands cris.
La police du monde est large, l'épée de l'Esprit pénètre jusqu'aux
pensées et aux intentions du coeur. Rendons grâces qu'il en soit
ainsi ; c'est afin que notre justice soit plus
grande que celle des Scribes et des Pharisiens.
L'oeuvre de Dieu est d'une nature
envahissante ; quand elle ne gagne pas en profondeur, elle ne
peut gagner en étendue. C'est ce que sent toute âme que la grâce de
Dieu a entreprise. L'éducation de l'Esprit est tout ce qu'il y a de
délicat, et c'est ce bénéfice divin que le vrai chrétien ne veut point
perdre. Il a soin pour cela de marcher dans la lumière, d'entretenir
sa lampe, en l'approvisionnant d'huile ; c'est sa paix, son
développement intime qui l'exigent, et la sollicitude de l'Esprit
envers lui est aussi le stimulant de sa propre fidélité. Il veut
grandir dans la grâce.
Tous ces filets d'eau vive tendent à devenir un fleuve comme celui qui
sort du trône de Dieu et de l'Agneau. La délicatesse est l'amour des
détails, et ce sont les détails qui font le chrétien. Être délicat,
n'est pas être inquiet ; ce n'est qu'avoir le sentiment profond
de ce que nous devons à Dieu et aux autres. Quand ce sentiment domine,
il y a liberté de vie, développement général, bonheur
véritable ; Dieu donne à ceux qui ont, mais quant à ceux
qui n'ont pas, il leur sera ôté même ce qu'ils avaient.
Vous voyez comme on gagne et comme on perd, et ce qui entretient
la délicatesse, comme ce qui la fait déchoir. Les percepteurs juifs
qui recueillaient les didrachmes sont aussi les percepteurs de
Dieu ; il nous entoure de gens qui exigent, qui reviennent et qui
frappent à nos coeurs et à nos portes. On pourrait en renvoyer
plusieurs, mais donnez plutôt, de peur que vous ne les
scandalisiez. Donnez pour l'amour du Seigneur, et dans son
service vous retrouverez toujours vos didrachmes.
Pierre va à la mer et trouve dans le premier poisson le statère qu'il
n'avait point lui-même. Allez où Jésus-Christ vous envoie, et vous
saurez qu'il est tout-puissant pour vous combler de toutes sortes
de grâces, afin qu'ayant toujours tout ce qui vous est nécessaire,
vous ayez abondamment de quoi faire toutes sortes de bonnes oeuvres.
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