Il est écrit: TA PAROLE EST LA VERITE(Jean 17.17)... cela me suffit !

IX

La délicatesse chrétienne.

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Matth., XVII, 24-27.

 Quand ils furent arrivés à Capernaüm, ceux qui recevaient les didrachmes s'adressèrent à Pierre et lui dirent :
- Votre maître ne paie-t-il pas les didrachmes ? Il dit : - Oui.
Et quand il fut entré dans la maison, Jésus le prévint et lui dit :
- Que t'en semble, Simon ? Les rois de la terre de qui tirent-ils des tributs ou des impôts ? Est-ce de leurs enfants ou des étrangers ?
Pierre dit :
- C'est des étrangers. Jésus lui répondit :
- Les enfants en sont donc exempts. Mais afin que nous ne les scandalisions pas, va-t'en à la mer. jette l'hameçon et tire le premier poisson qui se prendra, et quand tu lui auras ouvert la bouche, tu trouveras un statère ; prends-le et le leur donne pour moi et pour toi.



L'Écriture contient des enseignements directs, mais elle en renferme aussi d'indirects qu'il faut chercher dans des paroles qui semblent jetées comme au hasard, car la Bible n'est ni un catéchisme ni un cours de dogmatique. Il faut savoir trouver la vérité dans la vie, plutôt que de la voir dans des paragraphes alignés ; on pourrait croire sans cela qu'elle n'est bonne que pour les occasions solennelles et non pour les détails ordinaires de la vie.
Étudiez la vie de Jésus-Christ ; elle abonde en enseignements qui sont tirés des faits et que le Sauveur ne formule point en paroles expresses. De même qu'on fait jaillir des étincelles d'un caillou, Jésus-Christ fait ressortir les vérités les plus pratiques des plus petites circonstances. C'est ce que nous voyons ici.

Des collecteurs juifs s'adressent à Pierre pour lui demander si son maître ne paie pas le didrachme, c'est-à-dire le tribut annuel pour l'entretien du temple. Pierre répond affirmativement, mais sa pensée ne va pas au delà du fait présent, c'est qu'il est d'usage de payer. Jésus-Christ, lui, profite de cet appel des collecteurs pour en faire un d'une autre nature à Pierre lui-même : Que t'en semble, Simon ? Les rois de la terre de qui tirent-ils des tributs ou des impôts ? Est-ce de leurs enfants ou des étrangers ? Pierre dit : C'est des étrangers ; et Jésus lui répond : Les enfants en sont donc exempts.
Pierre pouvait facilement tirer la conclusion, et l'enseignement de Jésus eût pu se borner là. Mais le Seigneur avait autre chose à apprendre à son disciple. Après l'avoir convaincu qu'il était en droit de ne pas payer, il refuse d'user de son droit ; il le sacrifie aux collecteurs, afin, dit-il, de ne pas les scandaliser.

Voilà le point central de ce récit. Le miracle du poisson qui va se prendre à l'hameçon et qui apportera dans sa bouche le statère dont manquait le Fils de l'homme, est moins étonnant que le désir de Jésus-Christ de ne scandaliser personne. Lui qui pouvait multiplier les pains au désert, connaissait aussi les trésors enfouis dans la terre et dans l'abîme des eaux ; l'argent et l'or sont à lui et il les donne à qui il veut. Mais se mettre ainsi sous la loi, pour ne point heurter les faibles, voilà pour nous tous un côté du coeur de Jésus-Christ qu'il vaut la peine d'étudier.
Il y a dans l'âme humaine du Sauveur tout un monde de délicatesse, et c'est de cette vertu si douce et si nécessaire que nous voudrions dire ici quelques mots.

En quoi consiste-t-elle, et quels sont les ressorts qui la font agir ? Toute vertu a un côté actif et un côté passif ; elle produit des oeuvres que nous voyons et elle est produite elle-même par des causes que nous ne voyons pas toujours. C'est sous ce double point de vue que nous voudrions vous parler de la délicatesse chrétienne.

Autant la délicatesse nous attire et obtient facilement nos éloges, autant, en revanche, nous sommes prompts à nous indigner contre l'indélicatesse des procédés de nos semblables. Un enfant qui se montre indélicat envers ses parents, un ami qui, sous ce rapport, blesse son ami, ou un supérieur qui use de sa supériorité pour froisser son inférieur, nous inspirent involontairement de l'aversion ; ce sont des hommes qu'on voudrait exclure de la société, car la délicatesse fait le charme de la vie. Sans elle l'affection perd sa nuance la plus belle, et la place reste à la rudesse, à l'égoïsme, à la cruauté même.

À quoi reconnaît-on la délicatesse ? La réponse se trouve dans l'histoire même que nous avons sous les yeux. Un homme délicat est prêt à céder de bonne grâce ce qu'il aurait le droit d'exiger ou de retenir ; c'est donc le contraire de ces caractères raides auxquels on entend souvent dire : « On me doit cela, cela me revient, je n'exige que ce qui m'appartient. »

II y a des hommes si rigoureusement attachés à leurs droits qu'ils exproprieraient leur prochain et les dépouilleraient de sa couverture même, uniquement parce qu'ils ont le code civil pour eux et qu'au besoin ils pourraient faire agir la police. Ce sont de bons exacteurs, mais ce ne sont pas des chrétiens.
Jésus-Christ aurait pu dire aussi : « Je ne paierai pas le didrachme ; je suis ici-bas chez moi, je suis l'héritier de mon Père ; quel est l'insolent qui ose me demander de l'argent ? « Mais au lieu de cela il paie, et paie de bonne grâce, comme nous le voyons.
Certainement il n'eût point cédé s'il se fût agi d'un point de doctrine, car c'eût été sacrifier la vérité ; mais il ne s'agit que de ses intérêts personnels, et le Seigneur cède sur-le-champ. Ne pas être jaloux de ses droits, s'effacer volontiers quand cela se peut, céder le pas à un autre et oublier ses propres intérêts, voilà un premier trait de la délicatesse. Une telle abnégation est rare. Il y a des hommes, en grand nombre, qui batailleraient pendant des heures et vous intenteraient dix procès plutôt que de rien retrancher de leurs prétentions. Si l'indélicatesse est déjà si mal placée dans les rapports avec le monde, à combien plus forte raison l'est-elle dans les relations qui existent entre les chrétiens ? Cependant on la trouve parmi eux, et souvent très ouvertement.
Deux chrétiens, membres de la même Église, confessant le même Sauveur, se divisent tout à coup ; quand il s'agit de payer le didrachme, chacun veut recevoir, aucun ne veut donner : tant il est vrai qu'il y a des christianismes qui ne valent pas un statère.

Un homme délicat est en second lieu un homme qui laisse ignorer à sa main gauche ce que fait sa droite. Jésus-Christ ne fait aucune observation aux percepteurs ; il attend d'être à l'écart pour faire à Pierre les observations que lui suggère leur demande. C'est que la délicatesse chrétienne est de toutes les vertus celle qui se traduit le moins en paroles, et le plus en actes. Il en est de même de certains péchés, de l'envie par exemple ; mais ici il est question d'une vertu. La délicatesse garde le silence sur les motifs qui la font agir. Elle est le contraire de l'ostentation et de cette humilité orgueilleuse qui aime à se laisser deviner et qui s'arrange de manière à ne pas rester inaperçue. Un homme délicat souffrirait doublement, s'il surprenait en lui l'intention de vouloir paraître délicat. La délicatesse ne met pas son bonheur dans le chatouillement de la justice propre, ni dans le plaisir de se laisser entrevoir, mais dans le plaisir de faire des heureux. Il faut souvent si peu de chose pour faire du bien indirectement ! Il y a de ces petites attentions, de ces aimables surprises, de ces soins prévenants, qui sont comme une rosée sur l'herbe, sans être pour nous des sacrifices. La délicatesse n'attend pas même que les occasions se présentent ; elle les crée, elle va à leur rencontre, elle a un talent divinatoire qui s'exerce en silence. Moins elle a l'air de faire, plus elle fait, mais incognito. Elle évite d'obliger quelqu'un de manière à lui laisser le sentiment d'une obligation. Elle conserve vis-à-vis de ceux sur qui elle s'étend, la position d'un homme qui trouve tout naturel qu'on fasse ce qu'il a fait, et qui ne concevrait pas qu'on pût faire autrement. Elle évite ainsi à ceux qui n'ont rien à rendre, l'embarras de l'avouer ; elle conserve à la charité sa saveur divine, eu lui laissant toute l'apparence du désintéressement.

L'exercice le plus difficile de la délicatesse est dans le cas où il faut reprendre. La délicatesse n'est ni de la timidité ni de la bonhomie. Il est des occasions où un homme délicat fait humblement la concession de ses droits, mais il en est d'autres où il sent qu'il doit résister. Et il n'est donné qu'à la délicatesse de résister de la bonne manière. La souplesse cache souvent un esprit de fraude. Défiez-vous d'un homme qui se met trop facilement à vos pieds ; défiez-vous aussi de celui qui, dans des circonstances pénibles et où il devrait parler, se tait et laisse faire. On ne doit pas éviter les cas où il faut relever une erreur, signaler un défaut, avertir une conscience. Le silence qui laisse croire que l'amer est doux et que les ténèbres sont lumière, est de l'infidélité.
Le propre de la délicatesse quand elle est obligée de reprendre le prochain pour son bien, c'est de savoir se mettre sur le terrain de chacun, de ne pas traiter le faible comme le fort, ni un caractère passionné comme un tempérament calme. Saint Paul savait être avec les faibles, comme s'il eût été faible lui-même, afin de gagner les faibles ; il se faisait tout à tous, afin d'en sauver au moins quelques-uns. Cette flexibilité est une condescendance de coeur ; elle unit la vérité avec la charité, sans les sacrifier l'une à l'autre. Ici encore Jésus-Christ est notre souverain modèle. Voyez comment il reprend ce Pharisien qui l'avait invité à dîner et qui avait traité d'une manière si inhumaine la femme qui était venue se jeter aux pieds du Seigneur ! Il raconte à cet homme une histoire, celle d'un créancier qui avait deux débiteurs, dont l'un lui devait cinq cents deniers et l'autre cinquante ; or, les deux n'ayant point de quoi payer, il leur quitta à tous deux leur dette. Vient ensuite l'application que Jésus-Christ renferme dans cette demande : Dis-moi lequel des deux l'aimera le plus ? Puis, présentant au Pharisien la femme que ce dernier avait repoussée, il l'établit juge de sa propre conduite, en passant d'une réprimande indirecte à une censure ouverte, mais si délicatement exercée qu'il n'y a guère de braises plus ardentes qu'un si généreux ménagement.

Voilà le côté actif de la délicatesse dans trois de ses manifestations ; voyons maintenant le côté intérieur de la même vertu ou les ressorts qui la font agir.

Remarquons bien qu'il n'est point ici question de la bonté naturelle, ni d'une de ces qualités ordinaires qui peuvent faire fortune dans le monde, mais qui ne sortent point du principe chrétien. Douceur de tempérament, serviabilité, indulgence, plaisir à faire le bien, aucune de ces qualités n'est proprement celle dont nous parlons.

Il faut, pour être délicat au point de vue chrétien, une conscience profondément réveillée. C'est le premier point, c'est celui qui manque à l'homme du monde, à l'homme qui est simplement aimable, mais qui ne l'est qu'instinctivement. Pour être délicat, il faut connaître nos propres aspérités et l'entraînement de notre propre nature ; pour agir sur les autres, il faut avant tout une action sérieuse sur nous-mêmes. Le chrétien délicat a une sensibilité plus exquise que celle qui vient de la chair et du sang.

Il y a des attouchements dont tout le corps se ressent ; il y a aussi des avertissements qui vont jusqu'aux jointures et aux moelles ; ce sont ceux-là qu'il faut écouter habituellement. Il y a un son doux et subtil qui vient de l'Esprit de Dieu et qu'une âme vivante reconnaît facilement ; ce sont ces gardiens que Dieu a mis sur nos murailles et qui ne se donnent de repos ni de jour ni de nuit. Ces voix sont aussi des percepteurs, comme ceux qui étaient venus s'adresser à Pierre ; donnez-leur votre offrande, de peur que vous ne les scandalisiez et que vous n'attristiez le Saint-Esprit qui est l'esprit de vérité. Plus la conscience devient délicate, plus aussi le coeur devient flexible. L'homme qui se connaît le mieux lui-même est aussi celui qui peut le mieux agir sur les autres. Nos rapports avec Dieu nous donnent une juste mesure pour saisir nos rapports avec le prochain.
La règle qui dirige en secret la délicatesse, c'est de faire aux autres tout ce que nous voudrions que les autres nous fissent. Elle estime le prochain à sa juste valeur ; une âme pour laquelle Jésus est mort est grande à ses yeux, quelle que soit son enveloppe actuelle. Les prétentions l'humilient, les exigences la feront rougir en silence. Rien de si petit que notre propre grandeur, quand l'Esprit de Dieu la châtie, et rien de si vaste que la grandeur du prochain, quand le Saint-Esprit nous la rappelle. Le moindre fond de délicatesse nous fait reconnaître ce qu'il y a d'injuste dans la prétention de façonner les autres sur nous-mêmes, de nous poser devant eux comme un modèle, de leur imposer le joug de nos goûts, de nos habitudes, de ne rien souffrir de leur part, de ne nous plier à aucune autre individualité. Le prochain rentre dans ses droits, quand nous nous mettons nous-mêmes à la place que Dieu nous a assignée.

On pourra sacrifier quelque chose, quand on aura reconnu que ces sacrifices sont aussi doux qu'ils sont justes. On préférera le plaisir de la condescendance aux déceptions de l'égoïsme, les douceurs du support aux triomphes de la volonté propre, l'avis des petits et des simples aux insinuations de la sagesse qui vient de l'orgueil. On sentira que l'homme le plus heureux est celui qui se met le plus naturellement à la dernière place. Pour être délicat, il faut nécessairement être humble. Plus on s'efface, plus on a d'empire sur les autres.

Ces dispositions seront entretenues par une autre disposition qui est aussi un des mobiles de la délicatesse. Le Seigneur nous mesure de la même manière que nous mesurons le prochain. La plus grande épreuve que puisse avoir une âme réveillée, c'est de sentir que Dieu s'est retiré d'elle. C'est pourtant à quoi l'on s'expose quand on se retire des devoirs que prescrit la délicatesse. La vie intérieure en souffre, elle prend un caractère de langueur. La face du Seigneur est comme voilée, et les prières sont stérilisées.

Dans notre propre intérêt, soyons donc délicats. Ce que nous faisons perdre au prochain, nous le perdrons doublement pour nous-mêmes. Et quelle vie, quand il faut vivre sans le Seigneur, sans sa paix, et comme banni de sa présence ! Est-ce un gain que de gagner une heure pour soi, un avantage pour soi, au risque de faire tarir en soi la source de la vie ?

Les vertus s'alimentent d'elles-mêmes, mais quand elles déclinent, toute la vie décline. Une seule infidélité a souvent d'incalculables conséquences. Bien qu'il y ait une foule de choses que le monde nous permette ou dont il nous dispense, l'Esprit de Dieu ne nous les permet pas, ou il les réclame de nous à grands cris.
La police du monde est large, l'épée de l'Esprit pénètre jusqu'aux pensées et aux intentions du coeur. Rendons grâces qu'il en soit ainsi ; c'est afin que notre justice soit plus grande que celle des Scribes et des Pharisiens.
L'oeuvre de Dieu est d'une nature envahissante ; quand elle ne gagne pas en profondeur, elle ne peut gagner en étendue. C'est ce que sent toute âme que la grâce de Dieu a entreprise. L'éducation de l'Esprit est tout ce qu'il y a de délicat, et c'est ce bénéfice divin que le vrai chrétien ne veut point perdre. Il a soin pour cela de marcher dans la lumière, d'entretenir sa lampe, en l'approvisionnant d'huile ; c'est sa paix, son développement intime qui l'exigent, et la sollicitude de l'Esprit envers lui est aussi le stimulant de sa propre fidélité. Il veut grandir dans la grâce.

Tous ces filets d'eau vive tendent à devenir un fleuve comme celui qui sort du trône de Dieu et de l'Agneau. La délicatesse est l'amour des détails, et ce sont les détails qui font le chrétien. Être délicat, n'est pas être inquiet ; ce n'est qu'avoir le sentiment profond de ce que nous devons à Dieu et aux autres. Quand ce sentiment domine, il y a liberté de vie, développement général, bonheur véritable ; Dieu donne à ceux qui ont, mais quant à ceux qui n'ont pas, il leur sera ôté même ce qu'ils avaient.
Vous voyez comme on gagne et comme on perd, et ce qui entretient la délicatesse, comme ce qui la fait déchoir. Les percepteurs juifs qui recueillaient les didrachmes sont aussi les percepteurs de Dieu ; il nous entoure de gens qui exigent, qui reviennent et qui frappent à nos coeurs et à nos portes. On pourrait en renvoyer plusieurs, mais donnez plutôt, de peur que vous ne les scandalisiez. Donnez pour l'amour du Seigneur, et dans son service vous retrouverez toujours vos didrachmes.
Pierre va à la mer et trouve dans le premier poisson le statère qu'il n'avait point lui-même. Allez où Jésus-Christ vous envoie, et vous saurez qu'il est tout-puissant pour vous combler de toutes sortes de grâces, afin qu'ayant toujours tout ce qui vous est nécessaire, vous ayez abondamment de quoi faire toutes sortes de bonnes oeuvres.


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